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BIBLIOBUS Littérature française

La Femme de ménage - Charles Rouget (1828-1899)

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

Toute créature du sexe féminin qui consacre humblement la moitié de sa vie à élever proprement ses enfants, qui mesure elle-même, avant de le mettre en des mains étrangères, le calicot destiné au remplacement futur des vieilles chemises de son seigneur et maître, qui possède à fond la théorie de la gelée de groseille et de la marmelade d'abricot, qui se reprocherait comme une énormité très-condamnable de faire imprimer une seule ligne, prose ou vers, signée de son nom, dans un journal quel qu'il soit, et qui regardera l'auteur du présent article comme un sacrilège ou tout au moins comme un être fort dangereux; toute femme, dis-je, qui réunit en elle les qualités trop rares, hélas! que nous venons d'énumérer ici, peut à bon droit, le dictionnaire aidant, se glorifier du titre pompeusement vulgaire de femme de ménage.

Mais ce n'est point de celle-ci qu'il s'agit.

Sept heures ont successivement sonné à toutes les horloges environnantes, Paris se réveille. Le mouvement et le bruit, circonscrits jusqu'alors dans les quartiers lointains, vont éclater bientôt. Quelques rares piétons, semblables aux rats du bon La Fontaine, se hasardent seuls sur le pavé désert. Des ouvriers se rendant à leurs travaux, s'arrêtent aux angles des rues pour allumer leur pipe ou éteindre, si faire se peut, cette soif ardente qui saisit dès l'aurore les ouvriers de Paris. Le quartier s'anime, la rue se peuple et s'émeut, les maisons silencieuses et endormies s'éveillent insensiblement, la porte cochère fait entendre un bâillement prolongé, les fenêtres entrouvrent leurs volets comme des paupières alourdies. Dans un instant la vie circulera dans ce corps de pierre. La laitière matinale a déjà repris ses vases de cuivre et ses cafetières de fer-blanc; le commissionnaire sourit de l'œil à ses préparatifs de départ, et le garçon épicier, debout sur sa porte, le nez et le tablier retroussés, regardant tout d'un air goguenard et bon enfant, complète par sa présence la physionomie de Paris à sept heures du matin.

Mais voici venir une femme: au milieu de cette blême population en cornette et en casaquin, en jupons courts et en mouchoirs chiffonnés, déshabillé de femmes de chambre et de bonnes d'enfants, débraillé matinal de la domesticité, cette femme est une anomalie, elle fait tache. Sa figure calme et reposée, son œil clair, sa démarche dégagée, tout annonce qu'elle est déjà levée depuis longtemps. Sa toilette est irréprochable; l'observateur le plus rigide, le moraliste le plus scrupuleux ne trouverait rien à reprendre à son ajustement, au point de vue de la décence et de la sévérité. Jamais bonnet de mousseline fanée ne fut plus symétriquement posé sur cheveux plus problématiques. Jamais fichu ne fut mieux joint, jamais guimpe ne fut plus inflexible. Rien dans la tournure, dans le visage ou dans les vêtements de cette femme, ne laisse transpirer le plus petit indice de passion ou de vie accidentée.

S'il est vrai que le visage conserve quelque empreinte des affections de l'âme, des tendances de l'esprit; si les blessures intérieures ouvrent une plaie visible, si la vie déteint au dehors, si le cœur de l'homme, semblable à ces vases d'airain dans lesquels les négociants de Smyrne ou de Constantinople renferment les essences d'Orient laisse toujours arriver à nos sens quelque émanation fugitive du parfum le mieux concentré; en un mot, si chacun porte en soi le cachet indélébile de sa profession, de ses habitudes, de ses vertus ou de ses vices, nous ne saurons trop quel rang assigner à cette femme, quels souvenirs évoquer à sa vue, quels fantômes faire surgir autour d'elle.

Voyez-la: elle est seule; elle marche dans la rue, d'un pas tranquille, mais réglé. Rien n'annonce qu'elle s'empresse. Ce n'est point l'ouvrière qui se rend au travail journalier; elle n'a rien de l'effronterie mutine de la femme de chambre: elle passe sans répondre au sourire amical dont chaque apparition nouvelle est saluée; elle n'est pas du quartier, car elle semble ne connaître personne. Elle seule est vêtue parmi ces quelques femmes couvertes à peine du vêtement de la nuit; son regard est calme et sans voile, tandis que chacun autour d'elle semble en guerre ouverte avec le sommeil. Quelle est-elle donc? Son visage, empreinte usée, n'offre à l'analyse aucun signe saillant; son costume ressemble, à bien peu de chose près, au costume habituel de la femme du peuple. Elle a pourtant dans son arrangement plus d'uniformité que la bonne, moins d'opulence que la bouquetière, plus de sévérité que la grisette. Elle est propre, mais d'une propreté froide et triste à voir. Eh bien! cette femme, qui n'est ni bourgeoise, ni commerçante, ni cuisinière, ni grisette; cette femme, qui a moins de cinquante ans et plus de trente; cette femme, qui ne sourit pas au commérage matinal des gazetiers en jupons; cette femme, que le concierge vigilant d'une maison de simple apparence salue à son entrée d'un bonjour affable et d'un geste amical, c'est la femme de ménage.

La femme de ménage est une création toute parisienne. S'il en existe ailleurs qu'à Paris, c'est que rien au monde ne saurait empêcher l'exportation. La femme de ménage est en province ce que sont nos livres en Belgique: des éditions contrefaites.

C'est à Paris, à Paris seulement, pays de ressources et de subterfuges s'il en fut, que la femme de ménage a vu poindre son aurore. La femme de ménage est la domestique de ceux qui ne sont pas assez riches pour en avoir d'autres et pas assez pauvres pour s'en passer. Servitude au rabais, domesticité bâtarde, qui lui vend sa vie en détail, qui lui donne parfois toutes les douleurs de l'esclavage sans qu'elle en ait les profits, qui lui fait changer de maître, et d'humeur, et de travaux, à chaque instant de la journée. Pauvre femme, que l'on fait travailler à la tâche ou que l'on prend à l'heure, si l'on veut, tout comme on prendrait un fiacre.

D'un caractère triste, mais facile, la femme de ménage, surtout dans ses instants de repos, offre une douce image de la résignation pieuse et du pardon des offenses. Quoique mariée le plus souvent, sa vie s'écoule solitaire au milieu du monde, et ses jours pleins d'amertume s'en vont côtoyant les existences heureuses ou gaies pour le service desquelles Dieu l'a fait naître. Quand la femme de ménage n'est pas mariée, c'est qu'elle ne l'est plus; elle est veuve; n'allez pas croire pour cela qu'elle ait changé de condition: cette perte de l'objet de ses affections, comme on dit aujourd'hui, n'influe en rien sur sa vie, le mariage n'étant pour elle qu'un veuvage anticipé. Mariée fort jeune, comme on se marie dans le peuple, elle n'a fait que changer d'esclavage; elle a quitté le toit paternel où elle était préposée à la garde des enfants et aux soins de la maison, pour prendre, sous l'empire d'un époux brutal et grossier, le collier de force de la domesticité: les premiers jours de son union n'ont point eu de miel pour ses lèvres; les fleurs dont on avait paré son sein se sont flétries avant la fin du jour sous l'haleine avinée de son époux. Et alors a commencé pour elle cette existence toute de misère, de déboires et de privations, qu'elle traîne comme une lourde chaîne jusqu'au jour où il plaira à Dieu de la délivrer de ce fardeau. Combien y en a-t-il, hélas! de ces douleurs secrètes cachées sous le regard audacieux de la femme du peuple! Combien de pauvres femmes souffrantes et désolées vous avez coudoyées dans la rue, et qui vous ont apostrophé d'une voix hargneuse, tant la douleur et le chagrin peuvent aigrir les naturels les plus doux! Si vous saviez quels drames poignants et sombres le vice, la misère et la honte jouent parfois entre les quatre murs d'une mansarde; si vous aviez sondé du regard toute la profondeur de ces abîmes où la vertu se débat et lutte contre les suggestions de la misère et de la faim; si vous aviez vu à quel degré d'abrutissement l'ivresse ou le malheur peut précipiter un homme, car la misère a son ivresse aussi, alors vous comprendriez tout ce qu'il y a de grandeur et d'héroïsme sous cette enveloppe vulgaire, vous liriez dans ces rides prématurées toute une histoire de larmes et de courageuse résignation, et vous seriez saisi d'une respectueuse pitié pour cette créature fragile qui, surmontant les faiblesses de son sexe, domptant son corps comme elle a dompté son âme, se crée une profession ingrate, se plie à un dur labeur, et passe silencieusement sa vie entre un mari brutal, ivrogne et fainéant, qui la vole et la bat, et un maître grondeur, d'autant plus exigeant qu'elle est plus résignée.

J'ai entendu quelque part, dans une bouche provençale, ce dicton populaire auquel l'expression pittoresque du patois ajoutait encore une originalité nouvelle:

«Si une merluche devenait veuve, elle engraisserait.»

C'est surtout à la femme de ménage que ce proverbe est applicable. En effet, selon la règle à peu près invariable des ménages populaires dans lesquels la femme joue un rôle actif, son mari ne fait rien; je me trompe, il fait deux parts de sa vie: l'une se passe au cabaret, c'est-à-dire chez le marchand de vin, attendu qu'il n'y a plus de cabaret aujourd'hui; l'autre, chez lui, à cuver son ivresse ou à battre sa femme. Toutes les femmes de ménage sont battues par leur mari: il n'y a qu'une exception à cette règle, elle est en faveur des veuves.

Après tout, il ne faut pas croire que la femme de ménage en soit plus triste pour cela; oh! mon Dieu, non: il n'y a guère qu'elle seule qui soit dans le secret de ses misères; sa vie est aussi claustralement fermée que son fichu, et peut-être n'aurais-je jamais pu vous apprendre un mot de tout ceci, si le hasard qui m'a favorisé ne m'avait fait rencontrer un jour sur mon passage celle dont je vous entretiendrai tout à l'heure.

Courageuse par état, patiente par tempérament, économe par nécessité, et sobre par inclination, la femme de ménage est sans contredit le plus précieux de tous les serviteurs. L'habitude de voir chaque jour de nouveaux visages a donné à sa physionomie une excessive souplesse; si le plus souvent elle conserve à ses traits cette teinte de tristesse qui les immobilise, c'est que l'indifférence la plus complète règne autour d'elle. Mais qu'elle veuille pour un instant ranimer le sourire éteint sur vos lèvres, vous rendre communicatif et confiant; qu'elle essaie de dissiper le nuage amassé sur votre front, de disjoindre vos sourcils contractés, alors elle inventera des ruses prodigieuses pour vous arracher à vos préoccupations et vous distraire de vos ennuis; elle se fera insinuante et persuasive pour vous attirer sur le terrain solide de son gros bon sens populaire. Ayant beaucoup vécu, elle a beaucoup vu, et, partant, beaucoup retenu. Son expérience, augmentée de l'expérience des autres, lui a fait une sorte de philosophie pratique propre à toutes les exigences de la vie, et qu'elle a malheureusement la bonhomie de vouloir appliquer à tout. En un mot, la femme de ménage, abstraction faite de ses griefs individuels et de ses antipathies particulières, dont le nombre est, au reste, fort restreint, la femme de ménage est ce que l'on peut appeler une bonne femme.

Levée avec le soleil, elle consacre ses premiers soins à sa toilette; ne faut-il pas qu'elle traverse tout un quartier, quelquefois plusieurs, pour se rendre à son ménage du matin? D'ailleurs, pour elle, la propreté est plus qu'un luxe, plus qu'un besoin, c'est un devoir. Comment lui confierez-vous sans cela le soin de votre appartement, de vos habits et de vos meubles? Elle le sait, et elle en profite. Sa toilette achevée, après avoir donné un coup de poing préalable au mince matelas de sa couchette, elle se prépare à sortir, non toutefois sans adresser de fréquentes et vives recommandations au seul être qui partage les misères de sa vie et les joies de sa solitude, au seul compagnon qui lui soit resté fidèle.

C'est une erreur profonde et malheureusement trop propagée qui a fait jusqu'à ce jour considérer le chat comme un animal malfaisant. Si le chien est l'ami de l'homme, le chat est l'ami de la femme, de la femme de ménage surtout. Quand le veuvage a étendu ses voiles sur sa tête, la femme de ménage reporte sur son chat toute l'affection  vouée autrefois à l'époux défunt; car, malgré tous les maux qu'il lui fait souffrir, la femme du peuple aime assez généralement l'homme que le sort lui a donné. Son chat, en héritant de cette nouvelle dose de tendresse, comprend sans aucun doute quelles obligations lui sont imposées en retour; aussi voit-on bientôt s'établir entre ces deux créatures isolées un touchant et mutuel échange de procédés délicats et de bienveillantes attentions.

Pour rien au monde la femme de ménage ne consentirait à se séparer de son chat; la mort seule peut les désunir, mais l'absence ne les séparera jamais: ils sont liés l'un à l'autre comme la plante est attachée au sol, comme la femme de ménage tient au pavé de Paris. A ce propos, il est bon que vous sachiez que, pour elle, Paris ne s'étend pas au dehors de son arrondissement, les extrêmes limites du territoire français n'ont jamais dépassé la barrière; sa patrie, c'est la rue dans laquelle elle vit, la maison où elle est née; et, sans nul doute, si elle avait elle-même présidé à sa naissance, on lirait aujourd'hui sur les registres de l'état civil: «Catherine Bourdon, née le 3 fructidor an VIII, faubourg Martin, no 11, au cinquième, département de la Seine.»

En politique, la femme de ménage est toujours pour la dynastie déchue, quelle que soit au reste la dynastie régnante. Peu lui importe le bouleversement des empires, la crise ministérielle et la question d'Orient. Elle n'a de sympathie que pour le malheur. Le nom seul de la république la fait frémir, et ses yeux ne sont pas encore tellement taris, qu'elle n'y pût trouver au besoin quelques pieuses larmes à verser en holocauste au souvenir de Louis XVI.

Son éducation littéraire n'est guère plus avancée. Victor ou l'Enfant de la forêt, la Gazette des Tribunaux, et les drames noirs du théâtre de l'Ambigu, sont les colonnes d'Hercule que son intelligence ne lui a jamais permis de franchir.

Si l'espace ne me manquait je pourrais vous donner ici son opinion en matière d'art, et ses observations non moins curieuses sur l'interprétation des songes appliquée à la loterie.—Encore une puissance déchue, encore un aliment à ses éternels regrets.

Enfin, huit heures vont sonner: la femme de ménage entre en fonctions, après avoir pris en passant votre journal, dont elle ne s'est jamais permis de soulever la bande; elle tourne le bouton de votre porte, et s'introduit d'elle-même. Son premier soin est d'ouvrir largement vos rideaux, d'écarter bruyamment vos persiennes, et de laisser arriver brusquement jusqu'à vous un vif et gai rayon de soleil, un rayon printanier qui entre tout d'un trait, escorté du bruit de la rue et du glapissement guttural des cris de Paris.

«Bonjour, madame Charlemagne, quelle heure est-il?

—La demie de neuf heures vient de sonner.»

Son premier mot est un mensonge, mais un mensonge officieux, un mensonge d'ami. Vous êtes tant soit peu enclin à la paresse; qui ne l'est pas? Employé d'une administration quelconque, l'exactitude doit être votre première vertu: aussi madame Charlemagne (c'est le nom que nous lui donnerons) a imaginé ce stratagème pour vous arracher plus sûrement aux douceurs du far niente. En veillant à vos intérêts, la femme de ménage n'oublie jamais les siens: sa ruse a le double avantage de stimuler votre activité  et d'avancer ses affaires; son zèle est louable, et, bien que cette supercherie soit recouverte d'un fil d'une entière blancheur, elle obtient en tout temps un succès infaillible. A peine levé, madame Charlemagne vous persécute de nouveau; transporté sur les hauteurs du premier Paris, ou égaré dans les riantes contrées du feuilleton, vous vous abandonnez au plaisir de savourer à votre aise le journal, si obligeamment déposé près de vous, et soudain vous êtes interrompu par un «Monsieur, voici vos bottes,» qui vous précipite des régions éthérées où vous avait emporté votre imagination dans la plus triviale réalité. Mais votre patience n'est pas à bout. Tout en allant et venant, en faisant le lit, en frottant le parquet, la femme de ménage a trouvé le moyen d'activer votre toilette, de gourmander votre lenteur, et bientôt le grand mot, le mot fatal est prononcé: «Le déjeuner de monsieur est servi.» Dans sa bouche, cette formule sacramentelle pourrait se traduire ainsi: «Il est neuf heures, vous ne serez jamais rendu à dix heures à votre bureau; dépêchez-vous: je n'ai pas que votre ménage à faire; il faut que je m'en aille. Si vous ne vous dépêchez pas, je m'en vais, et vous vous servirez tout seul.»

Nota. Ce déjeuner se compose invariablement de la tasse de lait de rigueur ou de la côtelette de fondation.

Une fois à table, vous obtenez quelques instants de répit: c'est l'heure de la causerie familière et confidentielle. Pour peu que vous le désiriez, appuyée sur un manche à balai, ce qui ajoute encore un charme nouveau au pittoresque de son récit, elle vous narrera pour la centième fois au moins les faits et gestes de sa chatte favorite ou les cures miraculeuses opérées dans sa maison par un cordonnier empirique qui possède un secret pour guérir la migraine. Car la femme de ménage a toujours été la providence des charlatans et des marchands de vulnéraire; elle possède une multitude de recettes pour faire cuire des œufs avec une seule feuille de papier, et pour couper la fièvre avec une pièce de cuivre rougie au feu. De plus, elle sait détacher les habits et fabriquer toutes sortes de boissons apocryphes, sous le titre inoffensif de tisane. C'est la panacée universelle que cette femme-là: à chaque infirmité elle connaît un remède; et si quelque chose surpasse sa science, c'est son désir de se rendre utile.

Voici un trait dont j'ai, pour ainsi dire, été témoin. Je ne puis résister au plaisir de le raconter; il peint d'une manière simple mais touchante jusqu'à quel point l'abnégation et le dévouement peuvent se rapprocher de l'héroïsme.

Un vieux garçon, caissier retraité d'une ancienne maison de banque, avait à son service depuis fort longtemps une pauvre femme dont la santé débile ne résistait qu'imparfaitement à des travaux au-dessus de ses forces. Ces deux créatures, perdues au milieu de Paris, n'avaient jamais pu vivre en parfaite intelligence, malgré leur isolement presque complet. L'homme était irascible et bilieux; quant à la femme, toute sa bonté naïve, toute son angélique douceur, ne pouvaient l'empêcher de se brouiller définitivement trois ou quatre fois par semaine avec ce vieillard emporté, rachitique et goutteux. Heureusement que, semblables à des pluies d'orage, ces querelles étaient presque aussitôt dissipées, et tous deux recommençaient la guerre sur de nouveaux frais, après s'être juré une paix et une amitié éternelles.

 «Madame, disait le vieux garçon en frappant obstinément sur le bras du fauteuil dans lequel il était cloué par la goutte, vous me ferez mourir, cela est sûr.

—Mais...

—Taisez-vous, taisez-vous, vous dis-je; vous voulez m'assassiner avec ces portes battantes qui me brisent le crâne. Voulez-vous bien vite fermer cette porte? Allez-vous-en.»

Et la pauvre femme se retirait, le cœur mortifié et les larmes aux yeux, mais pour revenir le lendemain. Le lendemain tout était oublié.

Un jour pourtant l'orage avait été plus violent que de coutume; la colère du vieillard était montée à un diapason si élevé qu'il fut tout à coup saisi d'un transport frénétique, et qu'il se renversa raide et glacé dans son fauteuil; la goutte était remontée au cerveau. Trois mois durant, cette pauvre femme garda jour et nuit le chevet du vieillard insensé. Elle ne l'abandonna pas d'une seconde; ses économies de vingt années se passèrent en remèdes de toutes sortes, les soins les plus assidus furent prodigués au malade, les plus habiles médecins le visitèrent, rien ne fut épargné pour le sauver. Il mourut.

Il fallait voir alors la sombre douleur de cette femme se reprochant cette mort comme un crime. Elle resta près du corps jusqu'à ce qu'on vînt l'enlever de son grabat; surmontant sa douleur, elle l'accompagna elle-même, seule, à sa dernière demeure; et quand la terre eut recouvert le cercueil, seulement alors elle se retira.

Huit jours après, elle s'éteignit sur un lit d'hôpital; elle fut enterrée dans la fosse commune, car il ne lui restait de toutes ses économies passées qu'une bonne action; et si la récompense en est au ciel, cela ne préserve sur cette terre ni de l'hôpital ni de l'oubli.

En général, la femme de ménage nourrit une grande prédilection pour les célibataires. Je n'oserai affirmer que ce soit en haine du dieu d'hyménée, dont autrefois elle eut tant à se plaindre; toujours est-il qu'un ménage de garçon est ce qui lui convient le mieux, soit que l'isolement rapproche ces deux natures incomplètes, soit qu'une certaine parité de goûts et d'opinion les ramène vers un but commun. Il arrive assez fréquemment que sur le déclin de sa carrière la femme de ménage, abjurant ses répugnances matrimoniales et ses préventions d'autrefois, s'unisse par des liens indissolubles à quelque vieux garçon dont l'honnête médiocrité est depuis longtemps l'objet de sa convoitise, après avoir été le résultat de son économie et de ses soins.

Il est une vérité qui se reproduit à l'état d'axiome dans toutes les sociétés anciennes et modernes, qui revêt toutes les formes, qui emploie tous les moyens, quels qu'ils soient, pour arriver au grand jour et se faire admettre. On la retrouve au théâtre et dans les livres, dans les journaux et dans les salons, à la campagne et à la ville, partout en un mot; cette vérité, la voici: de tout temps les domestiques ont volé les maîtres. Cela est incontestable: hâtons-nous toutefois d'ajouter que la femme de ménage n'est pas un domestique.

La femme de ménage est un exemple vivant jeté sur la terre pour démontrer à tous que l'immortalité de l'âme n'est pas une utopie, et que les peines de la vie présente ne sont qu'une expiation prématurée des joies de la vie future. Telle est du 332 moins son opinion. Quant à nous, nous persistons à considérer la femme de ménage comme un serviteur fidèle et dévoué; nous déclarons ici qu'à part quelques exceptions heureusement fort rares, elle n'a pas son pareil pour épousseter proprement un habit, brosser un pantalon ou faire à un vêtement quelconque une reprise imperceptible; c'est que la femme de ménage étend sa sollicitude et son affection jusqu'aux objets inanimés, c'est que dans la tendresse de son cœur elle enveloppe du même amour et du même culte l'homme qu'elle sert, et les choses de cet homme. C'est que pour la femme de ménage il y a peut-être quelque chose au-dessus du célibataire lui-même; c'est le ménage du célibataire.

Aussi voyez de quelles précautions elle entoure le moindre meuble, avec quelle sorte de respect elle y touche; elle seule possède parfaitement le secret de la conservation des antiques: une main moins légère et moins attentive aurait déjà vingt fois fait voler en poussière tout ce mobilier sexagénaire, qui semble rajeunir chaque jour sous ses doigts. Mais c'est surtout dans l'entretien du vêtement que la femme de ménage est admirable. Persuadée de cette vérité, que, si l'habit ne fait pas l'homme, il le pare, la femme de ménage réserve tous ses soins les plus assidus, toutes ses plus délicates attentions pour l'habit.

Elle le brosse et le choie, elle le flatte, elle le caresse, elle le fait beau, elle se complaît dans son ouvrage, elle aime à faire disparaître une déchirure anticipée; elle panse avec un soin extrême les nombreuses blessures que l'usage et le temps lui ont faites. Elle seule a le talent de rendre aux coutures blanchies leur première fraîcheur, car les habits de l'homme blanchissent, hélas! encore plus promptement que ses cheveux; puis, lorsqu'elle a achevé la toilette de l'habit comme celle des meubles, lorsqu'il ne reste plus une seule tache à faire disparaître, un seul coup de balai à donner, la femme de ménage replace tranquillement son fichu sur ses épaules, elle quitte le tablier de cuisine, rempart obligé derrière lequel se dérobe la propreté de sa mise, pour voler à de nouveaux travaux, à de nouveaux succès.

Quand la femme de ménage a achevé sa ronde quotidienne, elle rentre chez elle vers le soir, et après avoir consacré sa journée aux autres, elle se dilate à son aise dans toute sa liberté. Son quart d'heure de joie sonne à l'instant où elle met le pied dans sa mansarde; les folles expansions de Minette lui rappellent les jours heureux et lointains de son adolescence; et tout en vaquant aux soins de son ménage, du sien cette fois, elle aime à se bercer dans un monde fantastique d'illusions et de rêves. C'est sans doute pour la femme de ménage que ce proverbe «Comme on fait son lit on se couche» a été inventé; car la femme de ménage ne fait son lit que le soir; c'est là un des signes distinctifs de sa profession. Au bout d'un certain temps, la femme de ménage vieille et retirée des affaires sollicite une place de gardeuse de chaises à l'église paroissiale de son quartier, car la femme de ménage devient infailliblement dévote sur ses vieux jours; ou bien, si elle se refuse à cette consolation, elle meurt silencieusement dans une misère froide et voilée, car l'hospice lui fait peur, et cette femme qui a passé toute sa vie à faire le ménage des autres n'a pas eu le temps de songer au sien. – FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021