Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

La Femme de chambre - Auguste de Lacroix (1805-1891)

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

Si, par métier, ou par goût, vous recherchez avant tout les histoires d'amour; si vous affectionnez le roman intime, le drame du coin du feu, les scènes de la vie privée; si vous allez, feuilletoniste ou romancier (pardon de la supposition), flairant l'anecdote et dénichant l'intrigue; ou si, conteur par nature et bavard désintéressé, vous cultivez le scandale par vocation et recueillez généreusement pour le seul plaisir de donner ensuite;—si vous avez de l'ambition et que vous désiriez monter par l'échelle des femmes; si vous êtes amoureux, adroit et bien tourné,—croyez-moi, avant d'entrer au salon, donnez un coup d'œil à l'antichambre;—l'antichambre mène au salon, et le salon au boudoir; avant de saluer madame, souriez à la femme de chambre.

La femme de chambre!...... Il y a dans ce mot je ne sais quoi d'intime, de mystérieux, qui saisit d'abord l'esprit le plus obtus et ranime la curiosité la mieux endormie. A ce nom seul se révèle tout à coup un monde de faits inédits, de pensées et de sentiments enfouis au fond de l'âme, d'histoires toutes parfumées d'amour, imprégnées de sang, touchantes et bouffonnes.—Othello, Géronte, Scapin, Desdémone et Célimène s'y donnent la main.—Mais de toutes ces physionomies, la plus jeune, la plus gaie et la plus ravissante, de tous ces types, le plus vrai encore aujourd'hui et le plus gracieux, c'est Dorine, la piquante soubrette que vous savez; Dorine avec sa taille cambrée, son pied aventureux, sa main si leste et son œil si malin; Dorine, qui porte et reçoit les bouquets emblématiques et les poulets odorants, qui protége, bonne fille, les amours de Marianne, tend la main aux galants et sa joue à Frontin. C'est bien elle encore, la jolie perruche du logis, qui s'en va sautillant de l'office à l'antichambre, de l'antichambre à l'escalier, perchant et caquetant tour à tour au premier, au second, au troisième étage, le matin dans la loge du portier, et le soir dans la cage aérienne où elle grimpe pour dormir et rêver. C'est toujours elle; seulement elle a changé de nom, de langage et de costume.

Elle ne s'appelle plus Dorine, elle répond au nom d'Angélique, Rose, Adèle ou Célestine; elle ne dit plus Frontin, Mascarille ou Crispin, elle dit Martin, François ou Germain. Conservons lui cependant pour un instant, et pour mieux la faire connaître, son joli nom d'autrefois, son nom patronymique.

La femme de chambre, comme le chef de cuisine, est, par le fait même de sa position, en dehors, sinon au-dessus de la domesticité. Ce sont deux puissances, dont l'une ne règne que deux heures sur douze, et l'autre toute la journée. Chacun, dans la maison, sait cela et le reconnaît sans conteste. Et qui oserait nier la supériorité de la femme de chambre? Qui pourrait lutter avec elle d'autorité et de pouvoir? Serait-ce le valet de chambre lui-même? Fût-il Scapin en personne, Dorine le mettrait dans le sac, le pauvre garçon, plus vite qu'il n'y met son maître. N'a-t-elle pas pour elle, avec la même position, l'avantage incontestable de la finesse naturelle à son sexe? Le valet de chambre peut être changé sans que l'économie d'une maison en soit troublée. Ses rapports avec monsieur n'ont ni la même importance, ni la même intimité (l'expression convenable m'échappe); les hommes sont moins expansifs; le maître a généralement moins besoin de raconter, et le valet d'intérêt à recueillir. Son ministère a quelque chose de plus général, et ses attributions, même dans les meilleures maisons, ne sont pas toujours définies d'une manière assez rigoureuse; le cercle s'étend ou se resserre autour de lui, selon les circonstances et les besoins du moment; débordé quelquefois, il empiète souvent sur le domaine des autres, sans en devenir plus riche ou plus heureux. Il appartient dans l'occasion à madame, qui peut réclamer ses jambes ou ses bras pour un service quelconque. On a vu des valets de chambre métamorphosés momentanément en grooms, en cochers, en laquais; il n'y a pas d'exemple d'une femme de chambre changée tout à coup en nourrice ou en bonne d'enfant! L'incompatibilité est évidente: la femme de chambre appartient exclusivement à la maîtresse de la maison; c'est sa propriété particulière, on ne peut y toucher sans sa permission; son bien-être, sa vie intérieure, son bonheur (et plus que cela peut-être), en dépendent. Cette fille, en effet, sait les secrets de son cœur comme ceux de sa toilette; elle a surpris les uns et elle confectionne les autres. Sa maîtresse, à son tour, lui appartient corps et âme. Voyez donc!... elle sait de qui est la lettre reçue ce matin, pourquoi madame sort seule et à pied aujourd'hui, et pourquoi elle a eu sa migraine avant-hier, au moment où monsieur voulut la conduire au bal. Elle sait, au juste, le compte de la tailleuse et de la modiste. Elle sait la quantité d'ouate qui entre dans la doublure du corsage d'une jolie femme, et la quantité de larmes que peut contenir l'œil d'une femme sensible. Elle sait (que ne sait-elle pas?) qu'il n'y a pas plus de femme irréprochable pour sa femme de chambre, que de grand homme pour son valet.

Aussi voyez comme tout, dans la maison, s'incline devant elle, Frontin le premier! C'est à peine s'il ose lui prendre la taille à deux mains, et il ne l'embrasse pour ainsi dire qu'en tremblant, tant cette petite majesté lui impose. C'est qu'elle est reine, en vérité, Dorine, reine dans le boudoir comme dans l'office, reine de sa maîtresse, dont elle possède les secrets, et reine de ses égaux, dont elle tient le sort entre ses mains. Dorine a la confiance de madame, et madame est toute-puissante auprès de monsieur; que Dorine dise un mot à madame, et madame à monsieur, c'en est fait du rival maladroit ou du camarade insolent! Dorine est le commencement et la fin, le bras qui frappe dans l'ombre, l'esprit qui inspire et dirige.

Que Dorine soit blonde ou brune, grande ou petite, laide même (si vous le voulez), qu'importe? elle n'en sera pas moins fêtée, recherchée et adorée, comme toutes les femmes qui ont vingt-cinq ans, beaucoup d'esprit, la désinvolture facile et le regard mutin. S'il n'y a pas autour d'elle quelque beau chasseur bien droit et bien doré, ou quelque petit valet mince et futé, qui la courtise, et l'appelle mademoiselle Dorine, elle jette presque toujours alors les yeux sur un séduisant commis de magasin, ou sixième clerc d'avoué, qu'elle a rencontré, un jour de sortie, à la Chaumière ou à l'Ermitage. M. Oscar, Alfred ou Ernest, est un jeune homme très-comme il faut, qui porte de petites moustaches, des gants jaunes, le dimanche, et ne cultive que les danses autorisées par M. le préfet. Il est fort poli, ôte son chapeau en invitant sa dame, ne se livre que médiocrement à l'enivrement du galop et à la pantomime expressive du balancé. Pendant la contredanse, le galant cavalier a relevé trois fois le mouchoir de sa divinité, et trois fois elle lui a souri, et ils se sont pressé la main. C'en est fait; Dorine est vaincue, Oscar triomphe, et tous deux s'en vont, sous des bosquets très-peu mystérieux, se jurer un amour éternel, qui durera autant que la saison des bals champêtres.

La femme de chambre, comme toutes les personnes douées d'un sens très-fin, observe beaucoup: c'est à la fois un plaisir de son esprit et une nécessité de sa position. On sait que, sous ce rapport, la gent domestique a cent yeux, cent oreilles, et souvent deux cents langues. Ces trois éminentes facultés, multipliées et perfectionnées par l'habitude, le domestique semble s'en être réservé tacitement la jouissance pour son utilité personnelle, et, en somme, il ne les exerce guère qu'au détriment de ses maîtres. Il les espionne et les trahit à toute heure; il les étudie pour les contrefaire. Il vous regarde dans le cœur avec une loupe, y cherche minutieusement vos joies, vos chagrins les plus intimes, exploite vos plus secrets penchants, s'empare traîtreusement de tout votre être, et coule en bronze, dans une frappante caricature, vos plus innocentes faiblesses et vos plus imperceptibles travers. Les Mascarilles et les Frontins sont certainement les inventeurs de la caricature parlante, le crayon et le modelage ne sont venus qu'après; les meilleures charges se font à l'office.—J'excepte la femme de chambre. Elle est généralement plus indulgente: elle imite et ne parodie pas; c'est une doublure, si vous voulez, qui copie servilement, mais avec conscience, les jeunes premières et les grandes coquettes. Elle grasseye, il est vrai, comme le chef d'emploi, marche de même, affectionne les mêmes gestes, les mêmes expressions, les mêmes airs de tête. Comme madame, elle a ses jours d'abattement, et dit aussi, en adressant à la glace un regard caressant et un languissant sourire: «Je suis affreusement laide aujourd'hui.» Quand elle est seule, elle s'étudie à saluer et à rire comme madame; elle feuillette quelquefois, à la dérobée, les livres laissés sur le somno, et lit le soir, dans sa mansarde, ceux que l'amour lui fait passer en contrebande. Elle confond, dans ses citations littéraires, MM. de Lamartine et Paul de Kock, MM. de Balzac et Pigault-Lebrun; elle sait les noms des plus grands artistes, accompagne quelquefois sa maîtresse à Saint-Roch ou à l'exposition, parle musique et peinture, et estropie d'un petit air pédant, devant l'office ébahi, les phrases à la mode et les expressions techniques. Elle pousse quelquefois la manie de l'imitation jusqu'à s'ajuster, rien que pour voir, les parures de sa maîtresse. Celle-ci, rentrant à l'improviste dans sa chambre à coucher, surprend sa femme de chambre minaudant devant la glace, à la grande satisfaction du beau chasseur, qui, de son côté, marche, se penche sur elle d'un air galant, et reproduit assez heureusement la pose, les gestes et la démarche de son maître. Grand est le scandale, et peu s'en faut que la dame de contrefaçon ne s'en aille coqueter tout à son aise, hors de la maison, avec l'Antinoüs de la livrée. Mais enfin Dorine pleure; Dorine est si dévouée, si discrète! et Antinoüs, qui n'a pas moins de cinq pieds huit pouces, est un de ces hommes qu'on ne remplace pas.

La femme de chambre est éminemment sensible et aimante. Cette disposition tient encore aux circonstances et aux objets dont elle est habituellement entourée. Placée continuellement entre les licences de la livrée et les délicatesses du langage des maîtres, respirant tour à tour l'enivrement du boudoir et les miasmes de l'office, son imagination s'exalte, ses sens stimulés se révoltent, et souvent la sagesse lui fait défaut.—Et le moyen, s'il vous plaît, qu'il en soit autrement, quand on a vingt ans, beaucoup d'intelligence, l'oreille fine et l'œil bien fendu? On a trop calomnié la femme de chambre; beaucoup en ont médit; très-peu lui ont rendu justice. Méchanceté et ingratitude!... oui, ingratitude. Reportez-vous seulement pour un instant aux plus beaux jours de votre enfance; choisissez entre vos plus délicieux souvenirs, et dites, ingrat, si, parmi toute cette poésie du passé, au milieu de tout ce luxe de tendresses, de gâteries et de baisers accumulés sur votre blonde tête et vos joues rosées, vous avez pu oublier cette gracieuse fille dont les caresses étaient plus douces que celle de votre bonne, qui savait mieux vous aimer, vous endormir dans ses bras, et baisait plus tendrement vos petites mains blanches et vos grands yeux bleus? Et plus tard... oui, plus tard... Pourquoi rougir? enfant que vous êtes! l'amour ennoblit tout. Et dites-moi, je vous prie, si vous avez jamais rencontré depuis un amour aussi vrai, aussi délicat et aussi désintéressé? Qui se montra plus dévouée à vos caprices? Qui vous servait constamment sans en être priée? Qui plaidait votre cause en votre absence, et prenait courageusement la responsabilité des fautes que vous n'aviez pu cacher? Qui entrait dans votre chambre à toute heure, sous le moindre prétexte, vous demandant pardon d'avance des services qu'elle venait vous rendre, vous souriant à tout propos, vous regardant à la dérobée, passant et repassant près de vous, effleurant votre main de sa main, et votre visage de ses longues tresses, arrangeant et dérangeant tout autour de vous, plaçant ceci, déplaçant cela, inquiète, troublée et heureuse, pourtant, oh! bien heureuse d'un de ces regards qu'elle aurait demandé à genoux, d'une simple marque de reconnaissance dont vous étiez si avare!—Naïfs artifices d'une langue dont vous apprîtes un jour le premier mot sur les lèvres de Dorine! Ah! ce fut un moment unique dans votre vie à tous deux, tout rempli par vous de célestes révélations, et, pour elle, d'inexprimables angoisses!—Et vous avez vécu ainsi dans cette chambre, dont l'amour vous avait fait un nid si douillet et si chaud, vous, pauvre petit, qui n'aviez pas encore vos ailes, heureux, choyé et béqueté à petit bruit, et elle, presque toujours absente, et posant à peine au bord de votre cachette ses deux pieds mignons et mal assurés!—Il ne vous appartient pas, croyez-moi, de répudier un pareil souvenir. Bien peu (et ce ne sont pas les plus heureux), parmi les jeunes hommes élevés sous le toit paternel, ont reçu d'autre part cette première et douce initiation. Oui, n'en déplaise à nos grandes dames et à nos maîtresses musquées, dans l'histoire de nos amours, le premier chapitre, le plus intéressant, le plus coloré et le plus riche de jeunes et enivrantes émotions, appartient toujours à la femme de chambre.—Les Dorines ont le pas sur les Cidalises.

Excellente nature et touchante destinée! La femme de chambre est tout amour. Après avoir aidé, avec un infatigable dévouement, au bonheur de madame, et suffi, seule, aussi longtemps que possible, à celui de son jeune maître, elle voit cet amour, qui est son ouvrage, lui échapper insensiblement, et s'envoler tout doucement vers de plus hautes régions. Elle le voit, elle en gémit; mais elle ne pleure pas, ne pousse pas un sanglot; la plainte lui est interdite.—Tel est le sort de la femme de chambre; au dedans comme au dehors d'elle-même, tout est mystère; son cœur est plein des secrets des autres et des siens.—Qui a osé dire que la femme de chambre était indiscrète? Quel est l'amoureux éconduit, ou l'artiste malintentionné qui s'est permis de traduire en action cette injurieuse pensée? La femme de chambre indiscrète! Mais l'indiscret est celui qui désire savoir. Or, la femme de chambre sait tout. Cette lettre que vous lui faites entr'ouvrir, c'est elle qui l'a reçue, elle qui portera la réponse, et il faudra bien, pour le moins, acheter sa discrétion et son habileté par une demi-confidence.

Non content d'attaquer sa moralité et les qualités qu'elle déploie au service de sa maîtresse, on a été jusqu'à en souiller le principe. Des écrivains qui se croient des penseurs, des auteurs dramatiques et des comédiens, tous gens d'esprit sceptique, se sont avisés de douter de son désintéressement, et ont trouvé plaisant de la représenter donnant d'une main une lettre, et recevant de l'autre... une bourse pleine! Fi donc! passe pour Figaro et Scapin, valets et fripons effrontés, gens de sac et de corde! Sachez, messieurs, que Dorine ne vend pas plus son talent précieux que sa jolie figure: elle donne l'un à sa maîtresse, et prête l'autre aux jolis garçons. Un sourire de reconnaissance, une caresse sous le menton, un baiser peut-être, un seul baiser au charmant porteur de ce billet, moins frais à voir, et moins doux à toucher que la main qui le donne, voilà tout ce qu'elle ambitionne et vous demande en son âme.

Après cela, commandez, disposez d'elle à votre gré; ne craignez rien, elle est à vous, elle veillera pour vous à toute heure, marchera devant vous, aplanira les difficultés, écartera les dangers, vous ouvrira toutes les voies, toutes les portes... la sienne même, s'il le faut.—Aimable fille! puissent tous les valets présents et futurs, puissent les plus beaux chasseurs, les commis les plus merveilleux et les clercs les plus fringants, te payer en amour, en bonheur, en dîners sur l'herbe, en loges des funambules, en foulards à vingt-cinq sous, en bagues de cheveux, en tabliers de soie,  en montres d'argent, en chaînes de chrysocale, en cidre, en marrons, en chansons, tout le bien que tu fais et les services que tu rends!—Va, mon beau messager d'amour, laisse dire les méchantes langues qui te dénigrent quand tu passes, et les honnêtes femmes qui te blâment tout haut et t'approuvent tout bas. Va, pars, accomplis ta douce mission, porte ici la joie et l'espérance; cours, glisse, mais prends garde en marchant à tes souliers si bien cirés, à tes bas si blancs et si bien tendus; retrousse-toi bien, ma fille, et montre ta jambe fine et ronde, pour ne pas gâter l'ourlet de ta robe de jaconas. Baisse les yeux pour mieux voir et pour être mieux vue. Les jeunes gens s'arrêtent ou te suivent pour t'examiner à leur aise, et parmi les belles dames qui te regardent passer, il y en a plus d'une qui donnerait volontiers sa robe de velours pour ta tournure leste et gracieuse, et sa mantille bordée de maline pour les trésors que laisse deviner le simple fichu bleu qui recouvre ton sein et tes épaules. Il n'y a pas jusqu'à ton tablier si joyeux et si bien posé qui ne soit appétissant, coquet et fripon, comme toi, ma charmante soubrette.

D'où vient la femme de chambre, et où va-t-elle? Quelle est son origine, sa destinée et sa fin? Est-elle un mythe, une personnification de la première et la plus touchante vertu chrétienne, de celle qui fit dire cette belle parole: Il lui sera beaucoup pardonné... Et cette autre: Si vous donnez seulement un verre d'eau...?—La femme de chambre en a donné plus de mille, elle en donne au moins un tous les soirs. Que n'a-t-elle pas donné? Elle a donné (ou à peu près) ses plus belles années, ses soins, son industrie, son bon goût, son adresse et son zèle à sa maîtresse, ses loisirs, ses pensées, ses rêves, ses blanches épaules et ses lèvres vermeilles au plaisir, à l'amour... à des ingrats!—Encore une fois, d'où vient-elle? ou du couchant ou de l'aurore? de la Lorraine, ou du pays Cauchois? Est-elle née sous le chaume, dans la sous-pente d'un portier, dans la rue Quincampois ou la Chaussée-d'Antin!—Grave question, que j'ai vainement sondée et retournée longtemps en moi-même, et qui peut se résoudre indistinctement en faveur de chacun des quatre-vingt-six départements de la France et des quatorze arrondissements de la Seine.—Quels sont ses projets et ses vœux? Où va-t-elle ainsi dans sa vie si remplie et si vide, si préoccupée des autres, et si oublieuse d'elle-même? Hélas! elle va

... où va toute chose,
Où va la feuille de rose,
Et la feuille de laurier.

où vont les deux plus belles fleurs de la vie, l'amour et la jeunesse, où vont les grandes dames et les soubrettes!

A vingt-cinq ans la femme de chambre est à son apogée; il doit durer cinq années, après lesquelles commencera la période du décroissement. La femme de chambre ne sera plus alors que l'ombre d'elle-même, jusqu'au moment où elle disparaîtra totalement éclipsée derrière la quarantaine. Cette dernière période de dix ans n'est qu'une longue nuit qui ne compte pas dans la vie de la véritable femme de chambre.

Quel changement à cette époque brillante de son existence! Ce n'est plus cette petite fille, gauche, timide, qu'un regard déconcertait, qu'un mot faisait pâlir, qui ne savait ni parler, ni se taire à propos, ni mentir et s'accuser pour sa maîtresse, qui l'habillait 231 mal, et la fatiguait de ses assiduités. Dorine n'est pas moins bonne qu'autrefois, l'habitude n'a fait que développer son attachement; mais son zèle est plus utile, parce qu'il est plus éclairé. A force d'observer et de réfléchir, l'esprit lui est venu, comme il vient à toutes les filles. Aussi, voyez combien elle a gagné! comme elle porte maintenant avec grâce son galant uniforme! Une fine chaussure a remplacé l'ignoble soulier large et grimaçant qui déshonorait son pied. Comme il est aujourd'hui fièrement posé, ce charmant petit pied de duchesse, et bien attaché à cette jambe de danseuse! Dorine ne fait plus, comme autrefois, gémir le parquet et crisper tout le système nerveux de sa maîtresse. Dorine ne marche plus, elle glisse!—Dernier perfectionnement de la femme de chambre! Ce mot contient tout un poëme: c'est l'oméga de la science; il résume toutes les autres facultés. Si vous voulez juger du mérite d'une femme de chambre, faites-la marcher devant vous: l'épreuve est infaillible; vous devinerez à son allure ce qu'elle est et d'où elle vient; vous reconnaîtrez le cachet de la femme comme il faut dans sa tournure élégante et facile; la bourgeoise reparaîtra dans la naïve prétention de sa démarche, et soyez persuadé que le vernis de la femme comme il en faut n'aura pas moins déteint sur la désinvolture que sur les manières et le langage de la soubrette. On écrirait un livre sur ce sujet.—Glisser n'est pas seulement une grâce dans la femme de chambre, c'est aussi un talent précieux, inestimable pour sa maîtresse et pour elle-même; c'est toujours une qualité; c'est souvent une vertu.

Dorine a maintenant un petit port de reine. A la voir traverser légèrement le salon, à son maintien gracieux et son air tout aimable quand elle est assise, vous la prendriez pour la maîtresse de la maison, n'était l'inévitable tablier et l'indispensable bonnet. Le tablier blanc est particulièrement l'abomination de la femme de chambre: c'est sa robe de Nisus; elle le regarde avec colère et ne le touche qu'avec horreur: c'est l'ennemi intime, implacable, qui l'accompagne partout, qui la signale, la trahit et la déshonore! Sans lui, hélas! combien de jeunes hommes charmants et de riches barbons l'auraient aimée, courtisée, adorée et honorée! Qui la délivrera de la fatale percaline? Oscar, Alfred, commis ingrats, vous acceptez son cœur et rejetez sa main! Prenez y garde! plutôt que de rester toute sa vie vouée au blanc, comme les vierges dont elle a la figure et non l'insensibilité, Dorine fera une fin tragique: elle épousera Frontin, qui promet de l'affranchir du tablier, ou le petit Figaro, qui lui remet chaque matin des billets doux sous la forme de papillottes; elle épouserait, au besoin, le plus épais des garçons de caisse ou le plus crotté des saute-ruisseaux. Le tablier est la ligne de démarcation, la seule barrière qui sépare la femme de chambre de la femme libre (je parle sans épigramme), barrière si mince, si légère, et pourtant infranchissable! La femme de chambre, forcée d'exister avec son tablier, s'en sépare sous le moindre prétexte: c'est la première chose dont elle se débarrasse en entrant dans sa chambre; elle le quitte à table; elle le quitte à l'office, à la cuisine, dans l'antichambre, en traversant le salon, dès que madame est absente ou ne la regarde pas. J'ai vu plus d'esprit, plus de ruse féminine dépensés pour cette petite cause, qu'il n'en faudrait pour dénouer l'intrigue la plus embrouillée, et dérouter le plus jaloux des maris.—Des maîtresses inflexibles ont pris pour devise: je maintiendrai, et elles ont maintenu le tablier. J'ai vu des résistances opiniâtres d'une 232 part, et de l'autre, de nobles sacrifices; j'ai vu de généreuses femmes de chambre, après des efforts désespérés, résigner noblement leurs fonctions, et se retirer vaincues, mais non humiliées!

Qui pourrait compter les mérites de la femme de chambre parvenue à son entier développement? Elle a mesuré l'étendue de ses devoirs et compris les difficultés de sa position. Elle appelle à son aide et met au service de sa maîtresse tout ce que la nature lui a donné, tout ce que l'expérience lui a appris. Elle connaît sa maîtresse jusque dans les plus petits recoins de son âme; elle l'a vue et observée dans toutes les circonstances; elle sait ce qui lui plaît, ce qu'elle désire, ce qui l'attriste, comment on la console et comment on la touche; elle sait son passé, son présent, presque son avenir; elle sait ce qu'elle a aimé, ce qu'elle aime, et (peut-être même) ce qu'elle aimera. Elle la sait par cœur, elle l'étudie depuis si longtemps! Comment voulez-vous qu'elle se trompe dans les demandes qu'elle lui adresse, dans les projets qu'elle forme, dans ce qu'elle espère comme dans ce qu'elle craint?—Je prévois ici une objection: «Votre femme de chambre, me dit-on, est une confidente; or, nous ne reconnaissons pas l'identité. Toutes les dames ont une femme de chambre assurément, mais toutes nos femmes, Dieu merci, n'ont pas besoin de confidente.—Pardon, messieurs, il y a entre nous un malentendu. J'honore infiniment les femmes, en général, et les vôtres en particulier. Mais je sais aussi que le chef-d'œuvre de la création est un être fragile autant que nous, et beaucoup plus délié et subtil. La ruse est sa force, le mystère son élément. J'admets les degrés et les nuances en toutes choses; mais vous m'accorderez en revanche que la femme même la plus irréprochable a ses petits secrets et ses innocentes cachotteries. Dès lors nous ne différons évidemment que du plus au moins. Adoucissez ou foncez les nuances à votre gré, le trait subsistera toujours, et le portrait n'en sera pas moins vrai.»

Et maintenant, Dorine, que tu as ainsi fourni ta carrière uniforme et si bien remplie, glanant furtivement pour toi quelques bonheurs fugitifs dans ce vaste champ où tu semas pour les autres tant de joies secrètes et de billets doux! maintenant que les beaux messieurs ne s'arrêtent plus pour te voir passer; maintenant que l'amour s'est enfui, et que le temps a, du bout de son aile, enlevé le noir brillant de tes yeux et le vermillon de ta bouche mignonne; maintenant que tu caches tes cheveux et que tu n'oses plus sourire; maintenant que tu as tout perdu, jusqu'à ton joli nom de Dorine, viens, ma bonne Marguerite; nous avons bien vieilli tous les deux depuis ce jour... Hélas! le temps a détruit notre nid et nous n'avons plus d'ailes. De ceux que tu aimas, plusieurs t'ont délaissée, beaucoup t'ont oubliée; moi, je me suis toujours souvenu... Viens, prends soin du vieillard comme tu pris soin de l'enfant, pauvre femme qui prodigues aujourd'hui tes derniers jours comme tu donnais autrefois tes jeunes années! Je ne te défends pas de m'aimer encore, Marguerite, mais si tu veux que je t'aime, délivre-moi de mon rhumatisme... Apporte mes pantoufles, ma bonne vieille gouvernante; bassine bien mon lit, et ferme avec soin la porte en t'en allant. Adieu, Dorine. Bonsoir, Marguerite. – FIN

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021