BIBLIOBUS Littérature française

La Dévote - Jules Janin (1804-1874)

1841

 

Grâce à Dieu, il n’est pas de révolution en ce monde qui, à le bien prendre, n’ait en soi quelque chose de bon. La révolution de juillet, par exemple, nous a délivrés à tout jamais d’un abominable fléau qui menaçait de reparaître dans nos moeurs, je veux dire l’hypocrisie religieuse, la pire espèce de toutes les hypocrisies. Quand tous les honnêtes gens qui croient encore en Dieu, et qui n’ont pas relégué l’Évangile avec les livres des philosophes, ont pu aller à l’église tête levée sans être soupçonnés d’ambition ou de flatterie, l’église s’est remplie, à toutes les heures du jour, d’une noble foule. Les honnêtes gens ne se sont plus cachés pour y venir. La religion catholique, n’étant plus protégée par personne, rentrait dans le droit commun, ou, pour mieux dire, dans le droit divin. A nous aussi, puisque maintenant il est bien reconnu que la loi est athée, puisqu’il n’y a pas de roi dévot, de cour dévote, plus de congrégations religieuses qui nous espionnent et qui comptent sur nos signes de croix, il nous est bien permis de célébrer le type féminin le plus charmant qui se puisse présenter à l’étude et à l’observation des moralistes contemporains. Nous voulons parler de la dévote, oui, de la dévote elle-même, celle-là qui prie tout haut, qui fait le signe de la croix en plein jour, qui assiste loyalement à toutes les grandes scènes du culte catholique. Du temps de La Bruyère, quand on disait la dévote, La Bruyère lui-même était obligé d’expliquer tout au bas de la page, qu’il parlait des faux dévots. Nous sommes plus heureux que La Bruyère, nous autres, nous ne connaissons plus les faux dévots. Aujourd’hui, on est dévot ou on ne l’est pas. A quoi bon affecter une vertu qui est inutile pour faire son chemin en ce monde et qui est tout au plus supportée ? Tartufe lui-même, de nos jours, se présenterait dans une honnête maison, Tartufe serait chassé à coups de pied dans le ventre, au bout de vingt-quatre heures, comme le plus sale et le plus abominable des coquins.

 

La dévote dont je parle est venue au monde dans quelques-unes de ces correctes maisons du faubourg Saint-Germain, toutes remplies encore de l’honnête et calme parfum des temps passés. L’enfant a été élevé sur le giron de sa vieille grand’mère, une femme qui a vu tout l’éclat de la royauté, qui a subi toutes les fureurs de la révolution ; femme forte, éprouvée par l’exil, éprouvée par la mort de tous les siens, et qui est revenue en France pour y montrer ce que peuvent le courage et la résignation. La vieille dame a appris de bonne heure, à sa petite fille,à ne pas trop se fier sur le grand nom qu’elle porte, à ne pas compter plus qu’il ne faut sur l’avenir, qui n’appartient à personne, à ne pas dépenser sa jeunesse dans ces mille futilités, dans ces passions vides de sens qui font plus tard de la jeunesse un regret éternel ; surtout la brave mère a parlé à son enfant du roi et de Dieu qu’elle n’a jamais séparés dans son amour et dans ses respects. Elle lui a raconté, non pas sans frémir, qu’il y avait des temps affreux où le roi pouvait être renversé de son trône, où le Dieu pouvait être exilé de son temple, mais qu’au milieu de ces sanglantes tempêtes, c’était un devoir de gentilhomme et de chrétien de reste fidèle au roi, fidèle au Dieu, et, qu’après tout, ils finissaient toujours par revenir l’un et l’autre. Quel moyen que l’enfant ne fût pas attentif, en entendant raconter à ses oreilles ces histoires étranges, toutes remplies de bouleversements, de blasphèmes et de miracles de tout genre ? Aussi, de bonne heure, la jeune fille est devenue sérieuse ; elle n’a rencontré sous ses pas enfantins ni le mensonge ni la flatterie : autour d’elle chacun était grave, et même son oncle, le commandeur de Malte, un des anciens amis de M. le comte d’Artois, dans leurs beaux jours de folie, d’élégance et de plaisir.

 

Ainsi a grandi ce bel enfant ; les premières émotions de l’Évangile lui sont arrivées naturellement, sans même qu’on les lui ait enseignées. Mais elle voyait autour d’elle tant de fervents apôtres ; elle était si souvent encouragée par la bénédiction de tant de saints évêques ; elle entendait à l’improviste, et tant et si souvent, la voix catholique du dix-septième siècle tout entier ; elle avait appris à lire de si bonne heure, et à s’y plaire, les grandes pages de Bossuet, les touchants enseignements de Fénelon, les lettres charmantes de saint François de Sales, le Petit Carême de Massillon ; elle avait si souvent vu luire, à ses yeux, l’éclair tout-puissant de Pascal, que cette première conversion, qui se fait à quinze ans dans les jeunes âmes et qui décide de toute la vie, l’avait trouvée ferme et convaincue : c’était déjà une chrétienne à quinze ans.

 

En général, on ne sait plus guère, parmi nous, ce que peut être une famille ainsi réglée, du haut en bas, par l’austère devoir catholique. Dans une famille ainsi faite chacun apporte, comme dans un centre commun, les dons les plus rares de son esprit, les qualités les plus précieuses de son coeur. Si l’origine n’est pas la même pour les uns et pour les autres, leur but est le même à tous. Ceux-ci viennent en droite ligne, et par une généalogie non interrompue, de Port-Royal-des-Champs. Austères enfants de la vallée de Chevreuse, ils ont gardé précieusement la sainte parole du grand Arnauld et de Pascal. Dans l’étude des sciences et des lettres, ils sont restés des disciples fidèles de Nicole. Ils ont traversé avec un rare courage, et sans s’étonner, toute la période révolutionnaire ; car, depuis Louis XIV, ils étaient habitués à la persécution. Ceux-là, les moins austères, sont les disciples de ces savants jésuites qui voyaient, qui jugeaient, qui surtout savaient toutes choses : ils ont considéré la croyance et la science sous leur côté le plus aimable et le plus facile. Quand donc élevé parmi les docteurs de l’une et l’autre discipline, l’enfant est grondé par le janséniste, c’est le jésuite qui le console, c’est le jésuite qui aide l’enfant à remplir sa tâche de chaque jour. Sa méthode est plus expéditive et non moins sûre. Le janséniste parle à l’enfant du Dieu qui est terrible ; le jésuite parle à l’enfant du Dieu qui est bon, et, en fin de compte, c’est toujours parler de Dieu ; et parler de Dieu, c’est le faire aimer.

 

Dans ces maisons si bien posées sous le ciel, où chaque heure de la vie a son emploi, où tout le monde, depuis le maître jusqu’au dernier domestique, est à son devoir, où le temps est regardé comme le plus rare des capitaux, car il appartient au travail ou à la prière, il arrive d’ordinaire que toutes les choses humaines réussissent. Rien n’est plus simple ; on n’est pas troublé par les bruits du dehors, on n’est pas arrêté en son chemin par les passions mauvaises. Chaque jour apporte avec soi un progrès, dont la maison profite ; il arrive donc que la fortune, et les dignités, et le respect, et la considération viennent frapper à cette porte, fermée à l’oisiveté, à la révolte, aux vains plaisirs, aux dissipations mensongères, aux fêtes de tout le monde. A dix-huit ans la jeune fille est un riche parti ; en conséquence, on la recherche malgré sa piété. Les plus beaux jeunes gens se disent, en folâtrant autour de cette chaste et blanche vertu, qu’ils en viendront à bout sans peine ; ils se promettent d’apprendre à la jeune fille les belles manières et de la façonner, comme ils disent. Paraît-elle dans un salon, les femmes à la mode, disent qu’elle se tient mal, que son oeil est grand, mais sans expression ; qu’elle est gênée, qu’elle est contrainte, qu’elle est silencieuse ; et d’ailleurs elle ne sait pas danser, elle joue à peine du piano, elle ne distingue pas la musique de Rossini de la musique de Meyerbeer. Pour rien au monde elle ne consentirait à chanter quelques-unes de ces jolies petites romances qui commencent invariablement par ces mots, je t’adore, et qui finissent par ce beau vers, je n’aimerai jamais que toi. L’aimable et noble fille, il faudrait la plaindre, si en effet son père n’était pas riche, si sa famille n’était pas si bien posée dans le monde ; si, par ses alliances autant que par sa fortune, cette maison n’était pas de celles qu’on estime et qu’on respecte. « Je le crois bien qu’il faut que nous fassions notre fortune, disait un jour un des vieux chrétiens de l’église Saint-Méry ; moi, par exemple, j’ai six filles à marier, et qui donc aujourd’hui voudrait de la fille d’un pauvre catholique romain, s’il n’avait pas une dot à lui donner ? » Donc la belle enfant se marie quand elle a dix-huit ans.

 

Elle épouse ordinairement un homme grave, ne s’informant guère de ce qu’il a été autrefois, mais sachant fort bien ce qu’il est à présent. Les fautes passées, elle les pardonne, car elle est indulgente, ou bien elle les ignore, car le mal n’arrive pas jusqu’à elle. Elle se marie loyalement, mais sans trop d’amour. C’est un devoir qu’elle accomplit, mais non pas une fête qu’elle se donne. En la voyant marcher à l’autel d’un pas si ferme et si tranquille, les petites-maîtresses s’étonnent et s’écrient : elle n’a fait que cela toute sa vie. Maintenant fasse le ciel qu’elle appartienne à un honnête homme qui ne rougisse pas des vertus de sa femme et qui l’entoure de tous les respects qui lui sont dus !

 

La voilà donc mariée et entrant dans le monde, sans reproche, sans plaisir et sans peur. Elle a fermé les yeux de sa vieille grand’mère qui lui a répété, en mourant, les deux paroles de toute sa vie : Dieu et le roi ! Elle a composé sa maison des serviteurs qui ont élevé son enfance, elle est devenue mère à son tour, elle est une mère tendre et sérieuse. Ce que fait son mari, ce qu’il devient, ce n’est pas là notre sujet. Nous ne voulons pas montrer la martyre, nous voulons montrer la chrétienne. Au-dedans et au dehors de sa maison, son autorité augmente chaque jour. D’abord on en avait eu peur, on commence déjà à l’aimer. On a découvert sous cette austérité, sous cette réserve, une âme aimante, un coeur tendre et compatissant, une grande simplicité, une gaieté doucement épanouie. Cette jeunesse, si froide quand il s’agit de bagatelles, est tout de feu pour une bonne oeuvre. On lui parle d’une mode nouvelle, d’un chapeau nouvellement découvert, elle écoute à peine ; dites-lui le nom d’un malheureux qui souffre, aussitôt elle se lève et elle dit : « Allons. » Son joug est léger à tous ceux qui l’entourent ; elle conseille, elle reprend doucement ; sa remontrance même a tout le charme d’une louange ; elle sait dans ses moindres détails toute la maison qui lui est confiée. S’il est encore quelques femmes dans le monde qui disent en parlant d’elle : « C’est une bégueule ; » ses domestiques et les pauvres disent : « C’est un ange ; » et il y a plus que compensation.

 

Voulez-vous savoir sa vie ? Rien n’est plus simple ; mais pour la savoir telle qu’elle est, il la faut comparer à l’existence des autres femmes, aux existences les plus brillantes et les plus enviées, sinon la vie de notre dévote ressemblerait à la vie de tout le monde, tant cela est simple et facile à comprendre. Pendant que la femme à la mode, celle dont l’esprit, le goût et la grâce remplissent tous les salons de Paris, est encore plongée dans le sommeil du matin, dont elle a si grand besoin pour réparer l’esprit et la beauté qu’elle a dépensés cette nuit même, notre jeune femme est déjà à l’oeuvre ! Elle s’est réveillée de bonne heure, et son jeune visage, que les veilles n’ont pas altéré, n’a pas eu besoin de grands apprêts. La voilà donc déjà vêtue, et l’on peut dire que si les femmes ordinaires ont devant elles dix ans de jeunesse, celle-là, grâce à sa vie simple et réglée, en a trente pour le moins. Son habit est de bon goût, d’une éclatante propreté, d’une grâce un peu méthodique, mais charmante. Toute dévote qu’elle est, l’aimable femme est restée ce que Dieu l’a faite, une jeune et belle personne ; si elle ne permet pas qu’on lui dise à chaque instant : Vous êtes belle, elle a en elle-même le secret, ou, pour mieux dire, l’instinct de sa beauté, et elle en prend soin comme il faut prendre soin toujours des dons les plus précieux du Créateur.

 

Pendant que la femme du monde est encore à sa première ou même à sa seconde toilette, se répétant tout bas les sots et faciles triomphes de la veille, la nôtre a déjà embrassé ses enfants, elle a encouragé son mari dont elle est le conseil. Elle a examiné sous toutes ses faces une affaire importante, elle a le coup d’oeil juste, l’esprit droit, et tout cela parce qu’elle a le coeur honnête. Point d’oisiveté dans cette maison, la journée est employée tout entière : ce serait un crime d’en perdre une heure. Cependant la femme à la mode est habillée, c’est-à-dire qu’elle a passé la première robe de la journée ; pour la promenade elle en mettra une seconde, pour le dîner une troisième, une quatrième pour le soir. Dans l’intervalle des grandes affaires, la femme du monde demande ses lettres et ses journaux ; alors sa soubrette, car elle a une soubrette, lui apporte sur un plat d’argent toutes sortes de petits papiers ambrés, ornés de dessins et d’images, parfums indiscrets et nauséabonds qui montent à la tête sans passer par le coeur. La dame lit tous ces billets d’un regard dédaigneux, elle y est faite. Pour elle, les plus douces paroles n’ont pas de sens, elle en sait toute la vanité. Quand elle a épuisé ces mensonges dorés, elle ouvre en bâillant, d’une façon agréable, ses journaux grands et petits. Là elle apprend toutes sortes de nouvelles qui n’intéressent qu’elle seule. - M. Duprez est malade. - On croit que madame Dorus est enceinte ; - Vernet a la goutte ; - Bouffé est absent ; - la loge Bleue, la loge des Lions s’est déclarée pour mademoiselle Louise contre mademoiselle Joséphine, et autres fariboles qui composent le fond actuel de la conversation parisienne. La partie la plus intéressante de ces journaux est celle-ci : « Hier, au bal de l’ambassadeur d’Angleterre, madame la marquise de C*** portait un turban de telle façon ; madame la comtesse de V*** avait une robe ainsi faite…. ; le chapeau de madame d’O*** était doublé de telle couleur… ; madame la marquise de F*** avait acheté un mouchoir en tel endroit, ses gants en tel autre. Le prince de S*** a fait faire sa voiture chez tel carrossier. On se lave les mains à cette heure avec un savon ainsi composé… La crême pour le teint, du célèbre parfumeur Benoît, a le plus grand succès dans un certain monde. « Vaines et méprisables futilités ! Et quand on songe que toute la vie d’une créature raisonnable, d’une femme baptisée, se passe à des emplois pareils ! Chez notre dévote, au contraire, vous pouvez entrer. Point de mystères, point de billets cachés, point de ces papiers adultères, point de ces odeurs infectes qui déshonorent une maison, point de soubrettes surtout. La soubrette de notre dévote est une vieille servante qui gronde sa maîtresse de temps à autre, qui l’aime comme sa fille, qui l’a portée dans ses bras, et qu’elle appelle tendrement sa mère, quand la vieille est triste et de mauvaise humeur. Notre dévote reçoit peu de lettres, elle n’a rien à entendre du dehors ; ou bien, quand elle en reçoit, ce sont des lettres sur du gros papier, d’un caractère presque illisible, des lettres de quelque misère souffrante et cachée. Cependant la femme du monde est visible, c’est l’heure où madame laisse venir jusqu’à elle ses amis et ses simples connaissances. Dans ce petit salon coquettement rempli des petites recherches de ce petit luxe incommode qui remplit toutes les maisons modernes, bronzes d’un demi-pied, chefs-d’oeuvre impérissables en porcelaine de Sèvres, pastels éternels sortis de la main des grands génies modernes et qu’enlève un rayon de soleil, petits chiens qui hurlent, oiseaux qui chantent, fleurs sans parfum, meubles dorés qui s’écaillent sous la main qui les touche, voilà dans quel sanctuaire notre belle dame reçoit son beau monde. Arrivent là, s’appuyant sur leurs joncs fluets comme leurs jambes, tous ces méchants dandys que la ville renferme, gentilshommes sans noblesse, riches sans argent, écuyers sans chevaux, jeunes gens de quarante ans, amoureux sans maîtresse et sans amour, têtes sans cervelle surtout, braves gens dont tout le mérite est de se bien connaître en gilets et en cravates ; arrivent en même temps toutes ces femmes qu’on voit partout, dont tout le monde sait les noms et les aventures ; papillons qui on brûlé leurs ailes à toutes sortes de torches mal allumées, vieillesses précoces et fardées avant le temps, pâles squelettes qui se dissimulent dans la gaze et dans la soie, des fronts pelés, des jambes flottantes, des mains blafardes, des dents ratissées, des sourcils noircis, incertaines apparences d’une jeunesse qui n’est plus, d’une beauté qui a toujours été un problème.

 

Vraiment c’est un affreux monde à voir ! Rien ne ressemble au monde réel comme ces fantômes des deux sexes, fantômes stériles qui n’ont rien produit dans leur vie, pas un trait de courage, pas un enfant, pas une bonne oeuvre, pas seulement un bon mot. Comment ces espèces-là sont parvenues à compter pour quelque chose dans notre monde ; voilà la honte et la plaie de notre société moderne, voilà ce qui fait le déshonneur de Paris, que Paris se soit occupé de ces lions, de ces lionnes, de ces rats, de ces êtres incomplets qui sont comme autant de vermisseaux sortis tout grouillants du cadavre de l’Anglais Lovelace ; et cependant vous pouvez croire quelle conversation s’établit entre ces beaux messieurs et ces belles dames ; dans quel patois, dans quel jargon ces gens-là causent entre eux, et vous ne pourriez vous imaginer ce qui se dit là de sottises, d’inepties, de calomnies, d’injures ; comment on y traite la gloire et la vertu, les poëtes et les grands hommes, et surtout, oh ! mon Dieu, ceux qui croient en Dieu ; et ce qu’on y dit d’horribles et insipides calomnies des honnêtes femmes qui vivent chez elles, qu’on ne rencontre ni au bois de Boulogne, ni à l’Opéra, qui vont à la messe le dimanche, et qui poussent le charlatanisme jusqu’à visiter les malades dans leur lit, les pauvres dans leur grenier, les prisonniers dans leur prison.

 

Cependant on introduit chez notre dévote le fermier de sa ferme, le maçon qui a réparé sa maison, le professeur de son enfant, et dans ces entretiens utiles elle protége le présent, elle défend l’avenir. Quand elle est seule, si l’envie lui prend de lire un livre, ne pensez pas qu’elle envoie chercher au cabinet de lecture le plus voisin quelques-uns de ces abominables chiffons de papier tout souillés d’ordures, tout remplis de choses immondes dans la page et sur les bords. Il n’y a guère que les dames du grand monde qui fassent usage de ces sortes de divertissements affreux, qu’elles partagent sans façon avec les laquais, les grisettes et les femmes de chambre de leur quartier. La femme sensée qui sait le prix du temps et la valeur de la vie laisse aux femmes à la mode ces tristes lectures dans ces dégoûtants volumes, elle leur abandonne bien volontiers tous ces romans modernes écrits en si vile prose, tout ce vagabondage de l’esprit, tout ce délire des sens ; elle a quelque chose de mieux à lire et à penser : elle a dans le plus bel endroit de sa maison d’honnêtes livres, de beaux livres bien imprimés sur du papier sec et sonore, bien reliés par quelque relieur des temps passés. Dans ces livres qui sont des chefs-d’oeuvre en dedans et en dehors, au lieu des sales commentaires des loustics de cabinets de lecture, à la place de ces noms qui sentent l’atelier et la boutique, l’estaminet et le corps de garde, vous lisez les noms vénérés des magistrats, des prélats ou des savants d’autrefois. Vous découvrez sur la marge, transcrites d’une main sûre, les plus savantes ou les plus aimables réflexions. Quand vous tenez en vos mains un pareil livre, il vous semble que derrière votre épaule l’ancien propriétaire est là debout, les yeux fixés sur la page, et qu’il la lit en même temps que vous ; alors vous vous efforcez de comprendre les chefs-d’oeuvre comme il les a compris, de les aimer comme il les a aimés. La femme dévote, renfermée en elle-même, se plaît surtout dans ce luxe des beaux livres ; elle aime cette richesse cachée et honorable qui ne fait envie à personne ; de cette heureuse passion elle ne fait confidence qu’à ses amis les plus intimes ; elle consent volontiers à être modestement parée, pourvu que son La Bruyère ou son Bossuet soient revêtus d’ornements magnifiques. Elle aura une robe de moins cet été ; oui, mais son Corneille sera splendide. Tout son luxe est ainsi fait, simple, sévère, austère, comme elle est elle-même. Elle n’est pas de ces femmes qui portent avec elles beaucoup plus que toute la fortune de leurs maris. Ce qui brille ne lui va pas : elle trouve que les diamants la blessent, que les perles la rendent moins blanche ; elle fait grand cas pour sa parure, d’une fleur naturelle placée sans art dans ses beaux cheveux. En revanche, elle a grand soin de son linge, qui est le plus beau et le plus fin du monde. Elle aime ces dentelles dont elle a hérité de sa mère et même de son aïeule. Comme rien n’est improvisé dans sa fortune, non plus que dans sa beauté, elle a dans ses grandes armoires en ébène toutes sortes d’innocentes magnificences qui ne lui ont rien coûté ; et, voyez-vous, telle est la force de ces beautés naïves et naturelles que, toutes cachées qu’elles sont, elles finissent par dominer la mode même, la mode qui ne sait pas leur nom, qui n’a jamais vu leur personne. Elles imposent sans le savoir, à la foule subjuguée, leurs caprices les plus intimes. Ainsi donc qui a remis en honneur les vieux bois de chêne sculptés ? Qui a rendu leur éclat aux anciens meubles de Boule ou de Riessener ? Qui nous a fait rechercher avec tant d’empressement les bois dorés et contournés du roi Louis XV, les falbalas de la cour de Louis XVI, toutes les reliques sérieuses ou galantes des temps qui ne sont plus ? Qui donc a battu en brèche le sec acajou et les formes disgracieuses inventées par le peintre David ? Qui nous a débarrassés des chaises curules et des lits à baldaquin ? Qui nous a rendu les belles guipures et les plus fines dentelles de Malines dont personne ne voulait plus ? Qui donc enfin a remis un peu d’art, d’esprit, d’élégance et de goût, dans ces tristes intérieurs du Paris moderne ? Rien n’est plus facile à croire : ce sont quelques honnêtes femmes, pleines de sens et de tact, qui ont méprisé tout d’abord ce que la foule recherche et ce qu’elle aime, qui se sont isolées dans leur intérieur, qui ont caché leurs meubles comme elles cachaient leur vie, et qui ont été bien étonnées le jour où on leur a prouvé qu’elles avaient fait une révolution à ce point que, même les portraits de Le Brun et de Mignard, autrefois égarés sur les quais, étaient recherchés pour servir d’ancêtres aux parvenus de la veille. En effet, ces braves parvenus, voyant tant d’honnêtes femmes avoir des ancêtres et les entourer de leur culte, ont voulu en avoir à leur tour, et ils en ont acheté de tout faits.

 

Cette femme a donc, elle aussi, son luxe, ses modes, ses plaisirs ; son luxe, elle l’impose ; ses modes, elle les invente pour elle toute seule ; elle sait très-bien que toutes les comtesses, marquises, duchesses, princesses du journal des modes n’ont guère d’autre métier que d’essuyer les plâtres de la rue du Mont-Blanc ou de la rue du Helder, et elle n’est pas si malavisée que de se servir des robes et des chapeaux de ces dames. Quant à ses plaisirs, ils sont nombreux et ils sont à elle, elle les partage avec tous les honnêtes gens de sa famille. Sa maison est la mieux tenue, sa table est la plus abondante, elle ne manque jamais de glace en été, de feu en hiver. Elle a des chevaux peu fringants, mais forts et bien nourris. Sa voiture n’est peut-être pas du bon faiseur, mais elle ne se brise jamais. Ses gens sont simplement vêtus ; ils n’ont pas d’aiguillettes, pas de livrée. On ne dit pas, en les voyant passer : ce sont des domestiques ; mais ils sont nés dans la maison, ils y mourront ; ils sont bien payés, bien nourris, ils sont estimés et heureux. Il est vrai qu’ils n’ont pas l’estime de la grosse livrée, et qu’ils sont montrés au doigt quand ils passent devant le cabaret où s’abreuvent les antichambres. L’honnête femme a tous les plaisirs que donnent le calme et la paix, la vie libre assurée et exempte de dettes. Sa marchande de modes l’aborde avec respect, sa tailleuse ose à peine lui parler, tant elle comprend que cette femme est naturellement vêtue et n’a pas besoin de son secours. Autour d’elle l’émotion est générale. Paraît-elle quelque part, timide comme elle est, aussitôt tous les regards se portent sur cette aimable personne qui vient d’entrer ; la frivole conversation s’arrête pour savoir ce que cette femme va dire. Les plus grandes coquettes les plus effrénées, les petits maîtres les plus avancés prennent leur part de la déférence commune. Elle parle, on écoute ; et comme sa bienveillance est grande, comme elle est indulgente pour toutes les faiblesses qu’elle ignore la plupart du temps, on reste étonné, charmé de s’être plu si fort à une conversation simple et facile, qui se passe de la calomnie, et même de la médisance. Jeune femme, notre dévote rend aux vieilles femmes ce qui leur est dû de déférence et d’attention ; vieille femme, elle devient le centre jaseur et souriant où se réunissent les jeunes gens dont elle est le conseil et l’appui. De même qu’elle a honoré la vieillesse des autres, ainsi sa vieillesse est honorée. Mais une pareille femme ne vieillit guère : les douces occupations de sa vie, l’absence de toute passion furieuse, le bien-être de l’âme et du coeur, le sang-froid, le succès, l’estime générale, la vie active, l’influence de la campagne, la probité du mari, les progrès de l’enfant, toutes ces causes réunies ont laissé à ce beau corps toute sa vigueur, à ce beau visage toute sa dignité ; et comme d’ailleurs elle a bien vite pris son parti de la vieillesse, comme elle n’a pas livré au temps qui s’avance, les rudes assauts que lui livrent les autres femmes, en lui montrant, sans pitié pour elles et pour les autres, leurs épaules nues, leur gorge nue, leurs bras nus, toutes ces nudités ruinées, éventées, ridées ; mais comme au contraire elle s’est tout de suite enveloppée dans la dignité de sa cinquantième année, cette femme reste intacte comme elle est restée pure ; elle garde dans l’âge mûr la gaieté de sa jeunesse, autour d’elle s’exhale jusqu’à la fin le même parfum de grâce, de jeunesse et de vertu.

 

Quant à ses plaisirs, ah ! c’est là que vous m’attendez sans doute ! Eh bien ! moi aussi, c’est là que je vous attends. Les plaisirs d’une belle dévote sont au moins aussi nombreux que les vôtres, illustres et grandes coquettes qui me lisez. A coup sûr celle-là n’a rien de viril, elle ne se vante pas d’avoir un poignet de fer, de fumer, sans en être étourdie, un long cigare, de tenir dignement sa place dans la salle d’armes, de casser la poupée au tir de Lepage. Elle ignore l’émotion des paris dans les courses de Chantilly ; elle n’a jamais tenu une carte dans ses mains, sinon pour élever quelque grand château à son jeune fils ; on ne la voit guère dans les promenades publiques étendue mollement dans sa voiture, comme si elle était couchée sur son lit de parade. Elle serait bien fâchée d’avoir une loge au théâtre italien et une loge à l’Opéra ; car, dit-elle, on n’a pas plutôt acheté ces sortes de plaisirs, qu’il faut s’en servir. Elle va fort rarement au bal, où elle ne s’amuse guère ; dans les grands dîners, où elle s’ennuie ; on ne la voit guère, non plus, dans les immenses réceptions des Tuileries. La cohue lui fait peur : elle n’aime pas les réunions mêlées. Quant aux plaisirs exceptionnels, aux danses féroces du mardi-gras, alors que le peuple est masqué et couvert d’oripeaux et de haillons, quant aux sanglantes exécutions du mélodrame et du drame moderne, personne ne serait assez osé pour en parler à la sainte femme. Elle ne condamne pas tous ces vains bruits, tous ces faux plaisirs, toutes ces fêtes énormes ; elle fait mieux que les condamner, elle les méprise. Elle n’en veut pas, elle y croit à peine ; elle plaint du fond de l’âme les malheureuses femmes qui n’ont pas d’autre souci dans la vie que d’aller perdre à ce métier leur bonheur, leur beauté, leur santé, leur fortune, le repos de leurs familles et l’honneur de leurs maris : ses plaisirs et ses fêtes sont d’un autre ordre. Elle a dans l’année les plus belles fêtes du monde, dont elle est, sans se douter, la souveraine. Elle célèbre dans toute leur gravité les vieilles fêtes de Noël. Elle se souvient des noms de ses vieux parents ; de l’anniversaire de ses jeunes enfants ; elle vous dit naïvement chaque année : J’ai un an de plus, félicitez-moi et m’envoyez vos fleurs. Elle a pour elle toutes les joies réunies du calendrier. Elle croit au jour de Pâques comme elle croit à Noël, quand l’église est toute parée, quand les chants solennels se font entendre, lorsqu’à l’austérité et à la tristesse du carême succède l’alleluia universel. Elle a pour elle la fête de Dieu mêlée de fruits et de fleurs, et de beaux enfants tout blancs comme des anges. Elle a toutes les douces émotions de l’église, cette fête continuelle que le vulgaire ne sait pas : l’encens, les chants de l’orgue, la parole du vieillard du haut de la chaire catholique, les cantiques que disent les jeunes filles dans la chapelle de la Vierge, l’histoire tout entière du Sauveur et de Marie, les magnificences épiques de l’Ancien Testament, les consolations de l’Évangile, en un mot la fête éternelle, la fête de tous, la fête de la terre et du ciel.

 

Vous qui vous occupez sans fin et sans cesse de misérables intrigues de coulisses, dont les héroïnes sont la plupart du temps les plus ignobles filles qui se puissent voir ; vous qui trouvez fort bon de vous intéresser corps et âme à ces rivalités de rôles à débiter, de musique à chanter, de plaisanteries et de danses, vous ne comprenez pas, j’en suis sûr, que la vie tout entière puisse se passer à savoir tous les mystères de ce grand culte qui compte déjà dix-huit siècles d’existence ; vous ne comprenez pas les chastes émotions que donnent la foi, la charité, l’espérance, et quels drames intimes se passent sous les sombres voûtes des cathédrales, et que de douces larmes se répandent sous les parvis des temples, et qu’on s’intéresse à ces beaux petits enfants qui viennent étudier la parole chrétienne. Vous ne manquez pas de pleurer à chaudes larmes, lorsqu’à la fin d’un mauvais drame de M. Victor Hugo, tout rempli de crimes, d’assassinats, d’infanticides, d’empoisonnements, d’incestes et de barbarismes, l’amant expire loin de sa bien aimée ; lorsqu’à la fin d’une méchante comédie de M. Scribe, deux jeunes gens se marient après avoir surmonté toutes les contrariétés de leurs amours ; et cependant, âmes sensibles que vous êtes, vous ne comprenez pas qu’une créature raisonnable assiste, au pied de l’autel de Dieu, à un mariage véritable ; vous ne comprenez pas qu’elle partage les chastes et inquiètes joies de la mariée, le délire contenu du jeune homme, le bonheur des grands parents qui assistent à cette alliance de la jeunesse avec la jeunesse. Vous avez pleuré la veille à chaudes larmes en voyant M. Saint-Auguste ou M. Saint-Ernest contrefaire, sur des planches mal jointes, le râle des morts ; et si vous voyez passer dans son cercueil quelque beau jeune homme qu’un trépas inattendu enlève à sa mère, à peine levez-vous votre chapeau quand il passe. Mais pour l’accompagner jusqu’à l’église, pour prendre votre part des lugubres terreurs du De profundis, vous n’avez pas le temps, vous êtes pressé, vous allez retenir une stalle ce soir, pour entendre tout à l’aise de nouvel opéra qui se chante. Eh bien, ce drame solennel de l’église, ce drame toujours nouveau de la vie et de la mort, il est fait tout exprès pour la femme qui croit en Dieu et qui va à l’église ; elle a sa grande part dans ces larmes, dans ces douleurs, et aussi dans ces fêtes et dans ces chastes joies. Son théâtre à elle, le voilà ; sa loge à l’Opéra, la voilà : c’est la pierre où elle s’agenouille ; c’est l’autel où elle prie. Ses acteurs qui passent, les voici : c’est le jeune époux qui emmène la nouvelle épouse ; c’est le mort que l’on porte au cercueil ; c’est l’enfant nouveau-né qui se plonge dans les eaux du baptême ; c’est la foule innocente des beaux enfants qui viennent s’asseoir en habits de fête à la table de Jésus-Christ ; c’est le vieux prêtre en cheveux blancs, tout courbé, qui dit la messe dans ce désert, et qui bénit de ses mains vénérables la jeune femme prosternée devant sa prière ; c’est le pieux évêque qui arrive de bien loin, racontant les conversions qu’il a faites ; c’est l’archevêque qui se meurt dans son église en deuil ; ce sont, le jeudi saint, les douze vieux apôtres dont le pontife lave les pieds ; c’est la promenade dans les champs, quand il faut bénir la moisson. Certes, ce sont là de grands drames, d’imposants spectacles, de naïfs héros ; et savez-vous au monde, vous dont tous les théâtres brûlent tous les dix ans, théâtres de toile peinte et de bois pourri, savez-vous un plus beau théâtre que celui-là : l’église de Notre-Dame de Paris !

 

Non, non, il ne faut pas médire du bonheur que donne la croyance ; il ne faut pas prendre en pitié ceux qui savent se servir, comme il convient, des chefs-d’oeuvre, des grands monuments, des pontifes illustres, des excellents génies, des bienfaits, des souvenirs, surtout des espérances d’une religion qui a dix-huit siècles ; il ne faut pas prendre en pitié ceux qui lisent Bossuet et Racine, saint Jean Chrysostôme et Pascal, Fénelon et Corneille, Châteaubriand et Lamartine ; ceux-là qui voient avec d’autres yeux que les yeux du corps, le Campo santo de Pise et les fresques de Raphael au Vatican ; ceux-là qui jugent les chefs-d’oeuvre en chrétiens et en artistes, qui ne séparent pas l’idée de la forme, mais qui, au contraire, réunissent toutes ces nobles choses : la lettre et l’esprit, l’artiste et son oeuvre, l’âme et le corps.

 

Vous parlez de vos plaisirs, de vos fêtes, des splendeurs de votre existence, de vos élégances sans fin, de vos intrigues banales, qui se dénouent à la police correctionnelle ou dans quelque allée écartée du Champ-de-Mars ; tristes histoires dont voici le résumé : une robe froissée et un habit percé d’une balle ; vous parlez de vos ambitions mesquines, qui aboutissent à quoi, je vous prie ? à un peu de bruit que vous faites, à une place que vous emportez dans le conseil d’état ou à l’armée ; vous parlez de l’éclat dont vous entourez vos femmes et vos filles, et en un mot vous étalez complaisamment toutes les prospérités fragiles de votre vie ; que sont, je vous prie, tous ces biens comparés aux bonheurs dont il est ici question ? Dans la famille dont nous faisons l’histoire, la prospérité s’entend d’une autre sorte. Les enfants sont grands et beaux, honnêtes et naïfs. Le père, influencé par sa femme d’une si douce et si honnête volonté, va tout droit son chemin comme elle, et il arrive sans être obligé de faire un détour, car il a toujours marché. Elle, cependant, elle a ses joies qu’elle ne dira à personne. Vous payez très-cher, vous autres, pour aller voir des tragédies débitées par des comédiens qui déclament des vers ; l’argent que vous dépensez sans plaisir à ce que vous appelez vos plaisirs, elle va le porter tout là haut près du ciel, sous les toits, où l’on brûle en été, où l’on grelotte en hiver, et là elle en voit des drames cruels, et là elle en essuie des larmes véritables, et là elle se sent bénie et louée : les larmes qu’elle répand sont douces, et elle revient chez elle heureuse et fière, et elle s’endort d’un paisible sommeil. Et, la nuit venue, au lieu de voir en ses rêves des tyrans de mélodrames armés de poignards et de coupes pleines de poison, elle rêve des malheureux qu’elle a secourus, elle revoit la mère de famille dont elle a sauvé l’enfant, elle entend la bénédiction du vieillard : voilà des rêves, voilà des drames ! C’est en vain que vos poëtes ont dépensé tout le génie qu’ils n’ont pas à scalper le cadavre humain, à vous représenter les plus abominables tortures du corps : elle en a vu plus que vos poëtes, plus que vos dramaturges n’en ont pu deviner : elle s’est penchée sur les lits de l’HÔTEL-DIEU, de la PITIÉ !

 

Ainsi, par cette voie que vous croyez semée d’austérités et d’épines, cette femme est arrivée tout simplement à ce bonheur terrestre que vous cherchez tous, après lequel vous courez tous. Dans le devoir et dans la règle elle a trouvé ce qui va sans cesse s’enfuyant devant vos désordres ; pour avoir renoncé tout de suite aux plaisirs de la vanité, cette femme a été la maîtresse souveraine de toutes les petites vanités qui l’entourent ; sa modestie lui a servi tout autant que si elle eût réuni en elle-même tous ces orgueils amoncelés qui n’ont pas pu l’atteindre ; elle a joui de toutes les bonnes et saintes choses de la vie, sans excès, et par conséquent sans fatigue ; elle a eu sa part tout comme vous, et la plus belle part, dans les vers du poëte, dans les oeuvres de l’artiste, dans la louange et dans l’admiration des hommes ; elle a joui plus que vous du ciel bleu, des fleurs épanouies, du soleil qui se lève, du chant du rossignol dans les bois ; elle a vécu moins vite que toutes ces femmes éphémères d’une beauté si contestable et sans coeur, à coup sûr, qui paraissent et se fanent comme des plantes en serre chaude. Mettez-les en présence, celle-ci et celle-là, la femme mondaine à soixante ans, notre dévote à quatre-vingts ans, et demandez-leur où elles en sont l’une et l’autre ? La femme mondaine à soixante ans est un cadavre, un remords ; notre dévote à quatre-vingts ans aime encore, espère encore. Elle a gardé jusqu’à la fin ses trois compagnes, la Foi, l’Espérance et la Charité. La femme la plus spirituelle et la plus brillante du dix septième siècle, cette Ninon de l’Enclos qui avait été proclamée d’une voix unanime le plus honnête homme du royaume de Louis XIV, fêtée et adorée jusqu’à son dernier jour, et elle était bien vieille quand elle mourut, se voyant enfin sur son lit de mort, s’est écriée en poussant un profond soupir : « Si l’on m’eût proposé une pareille vie, je me serais pendue. »

 

Arrêtons ici ce sermon. Ce sermon est arrivé malgré nous, et par la force même du sujet. Nous avons voulu relever de la défaveur où il a été placé par les plus beaux esprits même du dix-septième siècle ce surnom de dévote ; nous avons voulu montrer quelque peu combien, même du côté des bonheurs de la terre, c’était là une heureuse profession. Nous n’irons pas plus loin, ce livre est fait pour écrire les moeurs au-dessous du ciel.

 

Nous aurions pu vous montrer aussi, chemin faisant, toute l’autorité d’une pareille femme, lorsqu’elle préside à toutes les grandes entreprises de la parole évangélique ; car, Dieu merci, cette puissance de la religion chrétienne n’a pas été si fort brisée, qu’elle ne produise encore ses orateurs et ses héros. Même aujourd’hui, dans ce temps de liberté confuse et mal définie, où toutes choses vont un peu à l’aventure, la vraie liberté de la parole, savez-vous où elle se retrouve ? Ce n’est pas dans le journal, où elle est soumise à toutes sortes d’exigences étrangères, ce n’est pas à la tribune, où la passion politique l’aveugle trop souvent, c’est dans la chaire évangélique. Chose étrange ! c’est là seulement que les hommes peuvent dire être tout ce qu’ils ont sur le coeur ;c’est là seulement que se débattent les grands principes qui tiennent à la liberté et à la conscience. Là se manifestent chaque jour de nouveaux orateurs, tout dévorés de l’ardeur du prosélytisme chrétien. On pourrait en nommer plusieurs, jeunes apôtres, convictions énergiques, ardents esprits, qui remuent des idées, ne pouvant pas agiter des hommes. On pourrait en citer un, le plus puissant de tous, qui doit verser le soir des larmes amères au pied du crucifix, en songeant que Luther lui a enlevé le seul rôle qui pût lui convenir dans l’église catholique. Or, à ces luttes de la parole chrétienne, à ces inquiétudes éloquentes de tant de bons esprits, à ces dangereuses révoltes puisées dans le sein même de l’Évangile, la femme dévote assiste chaque jour ; elle est à la première place dans ce champ-clos du dogme et de la croyance, et tous ces orateurs qui combattent pour la même cause, tous ces jeunes chrétiens disposés au martyre, toutes ces généreuses ardeurs qui se replient dans l’église, ne pouvant pas se faire jour dans la politique, c’est notre héroïne qui les juge du haut de son bon sens et de sa vertu.

 

Nous avons oublié, mais comment ne rien oublier dans ce vaste sujet ? la femme dévote qui n’a pour tout bien que sa dévotion, pour toute fortune que sa croyance ; celle-là aussi dans un néant et dans sa misère, elle règne, elle est heureuse. Pauvre femme sans abri, l’église l’abrite ; pauvre femme sans famille, sans enfants, tous les beaux enfants que réunit l’église sont à elle ; pauvre femme sans patrimoine, elle a pour patrimoine l’aumône des honnêtes gens qui prient avec elle ; pauvre femme que personne ne connaît, elle a des frères qui la pleurent quand elle est morte. Mais, pour prouver le bonheur de celle-là, il n’est pas besoin de tant comparer. Qu’est-ce donc en ce monde qu’une pauvre vieille femme seule, infirme, abandonnée à elle-même, et qui ne croit pas en Dieu ?

 Fran(Lesçais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842)

 

 

                              

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021