BIBLIOBUS Littérature française

La Cour d'assises - Timon.

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

 

I. Il me plaît aujourd'hui de bourdonner aux oreilles de la magistrature: j'ai assez piqué les orateurs et les rois.

Comment! nous aurons fait passer par les armes les qui et les que et les autres constructions baroques des discours de la couronne! comment! nous épiloguerons les sublimes oraisons des députés! comment! nous appréhenderons au discours le président électif du premier corps de l'état! comment! les prédicateurs pourront, du haut de la chaire évangélique, tonner contre les grands de la terre et souffler sur la poussière dorée de leurs vices, et la magistrature seule trônerait dans un sanctuaire inaccessible au fouet du pamphlétaire!

Non, cela n'est pas juste, cela n'est pas bon pour la magistrature elle-même.

Si un autre Corneille faisait représenter Agésilas, on lui crierait: Solve senescentem!

Si l'harmonieux Rossini venait à déchirer notre tympan par de faux accords, on lui repartirait par un accompagnement de clefs forées.

Si la sylphide de l'Opéra, si la divine Taglioni, au lieu de voltiger dans l'air, ne descendait sur le plancher du théâtre que pour y boiter et y faire des faux pas, on aurait l'impertinence de lui jeter des pommes cuites.

Si les marquis et les vicomtes de l'inimitable Poquelin s'avisaient de cracher dans un puits pour y faire des ronds, le parterre rirait, d'un fou rire, des vicomtes et des marquis.

On persifle les rois, on siffle le génie, la gloire, l'éloquence, les compositeurs, les vicomtes et les danseuses, et je ne vois pas pourquoi l'on ne sifflerait pas les magistrats sifflables.

Ne parlons pas des mercuriales de rentrée, ces boursouflures de rhétorique qu'il faudrait supprimer pour l'honneur du goût.

Je l'ai dit et n'en démords: hors des barrières de la grand'ville, on ne sait point tenir une plume. Il y a des orateurs en province, il n'y a pas d'écrivains. Il n'y en a pas un seul aujourd'hui, un seul sur trente-deux millions d'hommes. S'il y en a, où est ce météore? où est-il? Qu'il apparaisse sur l'horizon et qu'on le voie!

Art de l'écrivain, art sublime, il te faut notre soleil intellectuel, notre soleil de Paris, pour éclore et pour fleurir!

Il n'importe, au surplus, j'en conviens, que la magistrature soit peu lettrée, pourvu qu'elle soit respectable par sa science, ses vertus, son intégrité et son désintéressement, et la magistrature française est la plus respectable de toutes les magistratures de l'Europe.

Mais y a-t-il de lumière sans ombre et de règle sans exception? A la règle une louange, à l'exception une mercuriale, pour qu'elle ne devienne pas règle.

Il est deux sortes de magistratures; l'amovible et l'inamovible; celle qui est assise et celle qui est debout, celle qui pérore et celle qui juge, celle qui requiert et celle qui condamne.

II. Quel beau rôle que celui du Ministère public dans le drame des assises! Organe de la société, que n'est-il toujours impassible comme elle? La société ne se venge pas, elle se défend; elle ne poursuit pas le coupable, elle le cherche, et après l'avoir trouvé, elle le désigne aux exécuteurs de la loi. Elle présume innocent le prévenu, et elle plaint le criminel en le condamnant. Elle n'aime d'autre éloquence que l'éloquence de la vérité; elle ne veut d'autre force que la force de la justice. Quand un homme est pris, traîné par deux soldats, attaché sur un banc vis-à-vis douze citoyens qui vont le juger, d'un tribunal qui l'interroge, d'un accusateur qui l'incrimine, et d'un public curieux qui le regarde, cet homme, eût-il porté la pourpre et le sceptre, n'est plus maintenant qu'un objet digne de pitié. Sa fortune, sa liberté, sa vie, son honneur plus cher que sa vie, sont entre vos mains. Gens du parquet, ne vous sentez-vous pas émus?

Ils ne comprennent pas leur mission, ils ne la savent pas, ceux qui de magistrats se font hommes, hommes de parti, hommes de théâtre.

Alors ils ne requièrent plus, ils plaident, ils s'emportent, ils se contournent, ils se tordent en cent façons.

Tantôt le feu de la colère leur sort par les yeux et l'écume par la bouche.

Tantôt ils se drapent dans les plis de leur tartan noir pour accuser avec élégance, comme les gladiateurs romains se drapaient pour tomber sous le fer et mourir avec grâce.

Tantôt ils imitent gauchement la pose, la voix, les gestes des tyrans de mélodrame, et ils s'imaginent qu'ils font de l'effet, tandis qu'ils ne font que du tapage.

Debout sur leur parquet, la face haute et enluminée, ils dominent le jury assis à leurs pieds et ils l'enveloppent de leurs contorsions et des éclats de leur voix. J'ai vu des jurés fermer l'œil et se boucher les oreilles à l'approche de ces tempêtes de rhéteurs. Pitié, pitié pour messieurs les jurés, si ce n'est pour l'accusé!

Les jurés ne sont pas venus en cour d'assises pour assister aux péripéties d'un drame fictif. Quand ils vont au théâtre, oh! c'est différent, c'est pour y prendre le plaisir des émotions scéniques. Ils veulent qu'on leur fasse bien peur, ou qu'on les attendrisse; ils n'apportent leur mouchoir que pour le remporter trempé de larmes. Ils savent que les criminels et les traîtres tyrans de mélodrame qui débitent leurs réquisitoires en prose tourmentée sont, au demeurant, de fort bonnes gens, et que les innocents qu'on tue dans la coulisse se portent le mieux du monde et vont continuer avec leurs assassins, au café d'en bas, leur partie de domino interrompue par le spectacle. Et puis, quand l'acteur s'en tire mal, ils ont la ressource de le siffler, sans préjudice de l'auteur.

Mais lorsque la réalité remplace la fiction, lorsque ces mêmes spectateurs, devenus jurés, siègent au Palais-de-Justice, lorsque leur verdict va tuer ou absoudre, ils se recueillent en eux-mêmes. Ils chassent de leur présence, avec une sorte d'effroi, l'imagination, cette folle du logis. Ils n'écoutent que la froide raison; ils n'examinent que le fait; ils scrutent les pensées de l'accusé; ils interrogent son visage; ils étudient avec anxiété ses réponses, ses contractions, ses exclamations, ses émotions et ses joies, sa pâleur et ses frissons; ils sont là en face de Dieu, en face des hommes, en face de la sainte vérité qu'ils pressent des mains, qu'ils cherchent du regard, qu'ils appellent, qu'ils implorent. Ah! ne les détournez point de cette méditation religieuse! Toute l'éloquence de rhéteurs ne vaut pas la conscience d'un homme de bien.

Non, ils ne comprennent pas leur métier, les gens du parquet qui se battent les flancs et qui distendent les attaches de leurs deux mâchoires, pour échafauder un grand crime sur les épaules d'un petit délit.

Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui rhabillent de clinquant et de poésie les lieux communs de leur morale, et qui menacent la société si sa vengeance ne s'appesantit pas sur une bagatelle.

Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui apostrophent les accusés, invectivent les avocats et rudoient les témoins.

Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui, convaincus par les débats de l'innocence des accusés, n'abandonnent pas franchement l'accusation, mais qui la laissent subsister, sauf les circonstances atténuantes.

Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui passionnent la cause, qui, par des figures saisissantes, des appels d'énergumène aux excitations politiques, des roulements d'yeux et des menaces de gestes, remuent et soulèvent le jury, le tribunal et l'auditoire, afin de se donner la malheureuse satisfaction qu'on dise d'eux: Qu'il a été beau! qu'il a été éloquent!

Je ne suis pas garde des sceaux et n'ai certes guère envie de l'être, mais si je l'étais, je destituerais tel avocat général, pour avoir été, au rebours, éloquent, et j'imiterais ces généraux romains qui cassaient leurs officiers pour avoir tué hors ligne un ennemi, en combat singulier. Il faut que chaque chose paraisse en sa place, l'éloquence de même que le courage, de même que la vertu.

Il y a, en matière ordinaire, tel avocat général qui fera absoudre un coupable pour avoir exagéré sa culpabilité.

Il y a, en matière politique, tel avocat général qui, par l'imprudence enthousiaste ou servile de son zèle, fait plus de mal à la cause du pouvoir que les emportements les plus violents de l'article incriminé.

En règle, et sauf de rares exceptions, on ne devrait pas être membre du parquet avant trente-six ans; car, si les membres du parquet sont les organes de la société, on ne saurait s'exprimer au nom de la société avec trop de mesure, de dignité, de maturité, de science et de bon goût. Comme personne ne peut, parole courante, interrompre, critiquer et retenir en audience un avocat général, il faut qu'il sache se guider lui-même. S'il y a pénurie de magistrats, pour en avoir de bons, ne lésinez pas et doublez les appointements; ne lésinez pas, et songez qu'il s'agit ici de plus que d'une question d'argent, qu'il s'agit de la liberté, de l'honneur, de la vie des citoyens!

III. La magistrature assise a, comme la magistrature debout, des devoirs à remplir.

Je ne connais pas de fonctions plus solennelles, plus augustes et plus saintes que celles d'un président d'assises. Il représente dans l'ensemble de ses fonctions la force, la religion et la justice. Il réunit la triple autorité du roi, du prêtre et du juge?

Quelle idée un magistrat placé dans un poste si éminent, le premier de la société peut-être, ne doit-il pas avoir de lui-même, c'est-à-dire de ses devoirs, pour les remplir dignement?

Avec quelle sagacité ne doit-il pas renouer le fil des débats cent fois rompu dans les détours tortueux de la défense? Faire surgir la vérité de la contradiction des témoins; opposer les oppositions orales aux dépositions écrites; expliquer les ambiguités, grouper les analogies; trancher les doutes; presser les questions; relever une circonstance, un fait, une lettre, un aveu, un cri, un mot, un geste, un regard, un accent pour en faire jaillir la lumière; interroger l'accusé avec une douce fermeté; ouvrir par des exhortations son âme à la confession et au repentir; rehausser ses esprits abattus; l'avertir quand il se fourvoie, le diriger quand il se remet en route; retenir dans les bornes de la décence la défense et l'accusation, sans gêner leur liberté.

Tels sont les devoirs du président. Heureux celui qui sait les comprendre et les pratiquer!

Mais où trop de magistrats s'égarent, c'est dans le résumé des débats.

Qu'est-ce donc que résumer un débat? c'est exposer le fait avec clarté, rappeler sommairement les témoignages à charge et à décharge, analyser ce qui a été dit à l'appui de l'accusation et à l'appui de la défense, et rien que ce qui a été dit, et poser, dans un ordre simple et logique, les questions à résoudre par le jury. Tout résumé doit être net, ferme, plein, impartial et court.

Mais il y a des présidents qui se carrent dans leur fauteuil, comme pour y prendre du bon temps; il y en a qui dessinent à la plume les caricatures du prétoire; il y en a qui passent négligemment les doigts dans les boucles de leur chevelure; il y en a qui promènent leur lorgnette sur les jolies femmes de l'audience; il y en a qui intimident l'accusé par la brièveté impérieuse et dure de leurs interrogations, qui brusquent et déroutent les témoins, morigènent les avocats et indisposent le jury. Les uns sont ridicules, les autres sont impertinents.

Il y en a qui font pis encore, qui s'abandonnent sans frein à l'aveugle impétuosité de leurs passions d'homme ou de parti. Ils se jettent à corps perdu dans la bataille politique; s'arment d'un fusil et font le coup de feu. Ils découvrent aux yeux du jury toutes les batteries de l'accusation et mettent dans l'ombre la défense. Ils ressassent lourdement les faits au lieu de les nettoyer. Ils se perdent dans des divagations de lieux, de temps, de personnes, de caractères, d'opinions, tout à fait étrangères à la cause. Ils veulent plaire au pouvoir, à une coterie, à une personne. Ils insinuent que ce qui pour le jury est encore à l'état de prévention est déjà complètement passé pour eux à l'état de crime. Ils en font complaisamment ressortir l'évidence, l'imminence et le péril. Ils dissertent de droit, ils s'étourdissent de rhétorique. Ils suppléent, par de nouveaux moyens qu'ils inventent, aux moyens que l'avocat général a omis, et ils croient s'excuser en s'écriant: Voilà ce que dit l'accusation! qui n'en a pourtant rien dit, et ils ajoutent ainsi le mensonge au scandale.

Figurez-vous maintenant la position de l'accusé rafraîchi, relevé par la parole courageuse et persuasive de son défenseur, et qui se penche de nouveau et s'affaisse sous la terreur de ce résumé! peignez-vous ses transes, sa rougeur, et les frissonnements  convulsifs de son corps et de son âme! Et le jury! il a pu se mettre en garde contre la véhémence de l'accusateur qui remplit son métier, et du défenseur qui plaide pour son client, parce qu'il sait qu'il y a à prendre et à laisser dans leurs paroles. Mais comment se défier du président qui tient dans ses mains la balance impartiale de la justice? du président qui n'est que le rapporteur de la cause? du président qui ne doit jamais laisser transpirer son opinion, jamais laisser paraître l'homme sous la toge du magistrat?

Les jurés n'ont pas une mémoire vaste et exercée qui puisse retenir à la fois tous les arguments d'une cause lancés dans des sens contraires, et qui sache les disposer, les comparer et les juger. Ils cèdent, comme tous les hommes simples, dans le trouble de leurs émotions et dans la fatigue de l'audience, aux dernières impressions que leur cerveau reçoit. Si ces impressions sont celles d'une accusation redoublée, quel poids sur la conscience du jury! quel péril pour l'accusé!

On frémit en songeant que, dans la province surtout, avec un jury campagnard, un jury simple, illettré, effrayable, le résumé artificieux et passionné d'un président d'assises peut déterminer seul, tout seul, un verdict de la mort!

La loi a voulu que la parole demeurât toujours la dernière à l'accusé dont, par une humaine fiction, elle présume l'innocence. Or, n'est-ce pas le renversement de l'humanité et du droit, si, au lieu de faire un résumé, le président fulmine un réquisitoire? l'accusé aura-t-il devant lui, contre lui, deux adversaires au lieu d'un, l'avocat général et le président? S'il lève ses regards suppliants sur le tribunal, s'il s'y réfugie comme dans un asile sacré, rencontrera-t-il un glaive tourné contre sa poitrine, au lieu d'un bouclier pour le protéger! S'il hasarde timidement une observation, il indispose, en cas de verdict affirmatif, le redoutable applicateur de la peine. Si le défenseur s'exclame, on lui ferme la bouche; si les journaux révèlent les faits et gestes du président, on leur intente un procès, sans jury, sous prétexte d'infidélité de compte rendu.

Comment sortir de là? Se pourvoir en cassation! mais est-ce là un moyen de cassation, un moyen légal, j'entends? Par où constater qu'il y a eu réquisitoire et non résumé? où retrouver les témoins? et l'on n'admet pas de preuve orale, où serait la preuve écrite? La cour d'assises donnerait-elle acte de la protestation contre la partialité de son président et par son organe!

Supprimer l'usage des résumés en matière simple, en matière peu chargée, en matière politique et de presse, je n'y verrais obstacle. C'est là même, il faut le dire, où le résumé prend le plus facilement, dans la bouche d'un magistrat prévenu, la forme hardie et décisive d'un réquisitoire.

Mais s'il y a plusieurs accusés, de nombreux complices et des crimes de différents degrés, si la matière du délit est abstraite et confuse; si les témoignages sont contradictoires; s'il y a variété et complication dans la position des questions; si la cause a duré quelques jours et que l'attention des jurés soit fatiguée ou perdue, comment se passer de résumé? Sans résumé, dans ce cas, il est impossible de voir clair en l'affaire. Autant presque vaudrait jouer aux dés la vie et l'honneur des accusés.

Mais par quel moyen contraindre les présidents résumeurs à l'impartialité, si les prescriptions de la loi, si la voix plus impérieuse encore du devoir ne suffisent pas.

Ce moyen le voici: les débats sont publics, et le résumé est une partie essentielle des débats. La sténographie est l'instrument de publicité le plus ample et le plus fidèle. Il faut que le sténographe reproduise mot à mot les paroles du président, et le public les jugera.

Il faut aussi que le garde des sceaux dépêche instructions sur instructions pour réprimer un abus qui éclate de toutes parts et dont les ravages auraient dû déjà être arrêtés.

Le président n'a pas seulement la direction des débats, il a la police souveraine de l'audience, et ici je ne crois pas sortir de mon sujet, en traçant l'esquisse des assistants habituels de nos cours d'assises.

IV. La cour d'assises a sa sorte de public qui ne ressemble à aucun autre. Quelques ouvriers sans ouvrage, des femmes de mauvaise vie, des piliers de cabarets, des souteneurs de filles, des voleurs émérites ou apprentis, des échappés du bagne, des vauriens, des désœuvrés, des habitués, se pressent aux rampes de l'escalier qui mène à la salle des assises. A peine ouverte, ils l'inondent, se tiennent debout, se serrent, se pressent, se coudoient, se lèvent sur la pointe du pied, s'agitent dans tous les sens, et présentent de loin comme une masse noire et mouvante d'où s'échappent des gestes brusques, des plaintes étouffées, des contractions énergiques et des bruits confus de pudeur, de jurements, de langue et d'argot. Tel filou ou tel assassin vient y apprendre comment on doit dérouter un témoin, éluder une question, inventer un alibi, masquer un fait, interpréter une pénalité. Tel n'y va que par curiosité, qui en sort avec la tentation d'un crime, avec un germe formé et tout près d'éclore. La manie de l'imitation fait plus de criminels que l'appareil du jugement et la crainte des supplices n'en épouvante. La cour d'assises est une détestable école d'immoralité.

Voilà le premier plan, le plan du fond, l'auditoire. Le peuple (ne profanons pas ce beau nom), la populace est debout au parterre. Les dames occupent les banquettes réservées ou l'orchestre. Parées, attifées, coiffées de plumes et de fleurs, elles viennent se poser pour voir ou pour être vues.

La femme du monde n'est pas méchante; mais elle est la plus curieuse de toutes les créatures de la création; elle vit à chaque pas d'émotions: elle se meurt d'émotions à chaque minute. Elle a un amant à cause de ses vapeurs; elle a des vapeurs à cause de son amant. Il faut qu'elle souffre pour mieux jouir, il faut qu'elle jouisse pour mieux souffrir. Elle ne redoute rien tant que les heures réglées, que la somnolence de la vie, que les molles tiédeurs du boudoir et de l'édredon. Elle est perpétuellement en quête, à midi et à minuit, au spectacle, à la chambre, au sermon, au bois, au bal, de tout ce qui peut troubler, divertir, ébranler, ravager, désordonner sa pauvre âme et son pauvre corps. Elle se multiplie dans chaque objet qu'elle touche. Elle se porte avec toute sa vie, avec tout son être, dans chaque sensation nerveuse qu'elle éprouve, et l'on dirait qu'elle n'existe plus pour le reste. Rien ne lui est obstacle. Dès qu'elle a résolu de voir quelqu'un ou quelque chose, elle le verra. Elle écrira dix petits billets ambrés au président des assises, pour obtenir la faveur d'une entrée, un fauteuil, une chaise, un bout d'escabeau. Elle s'échappe dès la pointe du jour de son lit chaud et reposé, et va faire queue à la porte du Palais. Elle y restera le front au vent de bise et les pieds dans la boue, s'il le faut. Elle s'enveloppe de sa mantille. Elle grelotte et frémit dans ses membres délicats. La porte s'ouvre, et la voilà qui se faufile, se presse, se foule, se pousse, se baisse, entre et pénètre à travers les gendarmes, les huissiers, et les robes noires des stagiaires. Elle se pend et s'accroche aux basques du sergent de ville, lui parle à l'oreille, le supplie d'une voix douce, et ne le lâche pas qu'elle ne soit casée, assise, les coudées franches, le binocle à l'œil, et à bonne portée de l'accusé et des juges.

Voyez comme elle suit pas à pas le drame vivant qui se déroule, et comme elle marche, la poitrine haletante, d'émotion en émotion! Si le criminel a la barbe hérissée et les yeux hagards, elle éprouve en le regardant un plaisir de peur. Émotion. S'il a les joues rosées et les cheveux artistement bouclés, le beau garçon, se dit-elle tout bas, et quel dommage! Émotion. Si les témoins arrivent les bras pendants, ou débitent des phrases prétentieuses et entortillées, elle rit sous son mouchoir. Émotion. Si l'accusé sanglote, elle pleure chaudement par sympathie. Émotion. Si quelque jeune fille s'évanouit, elle court, vole, délace son corset et lui fait respirer des sels. Autre genre d'émotion. Mais à moins que la salle d'audience ne craque sous ses lourds piliers, cette intrépide audiencière ne quittera pas la place. Les heures coulent, la nuit s'avance, les jurés délibèrent, elle attend. Il faut que ses yeux se collent avidement sur les yeux du criminel, qu'elle se suspende à ses lèvres tremblantes, et qu'elle repaisse son âme des terreurs indéfinissables d'une autre âme. Il faut qu'elle recueille les convulsions de cette conscience bourrelée. Il faut qu'elle entende et le coup de sonnette du dernier jugement, et la sentence de mort, et le râle de cet homme dont la face se décompose, et dont la vie intérieure se brise et se déchire en lambeaux. Comme elle se penche vers lui! comme elle prête l'oreille à ses cris inarticulés, à ses soupirs qu'il étouffe! Comme elle le suit d'un long regard jusqu'à ce que les portes du cachot se referment avec l'espérance! Alors elle retombe sur sa chaise, anéantie, absorbée dans la contemplation de son drame; l'huissier de service est obligé de l'avertir que la salle se vide et de la pousser par les épaules. Elle sort enfin, et se traîne le long des sombres corridors du Palais, rentre au logis épuisée, rompue de fatigue, les nerfs crispés et l'âme en pleurs, et se jette sur son lit, sans songer que son vieux père n'a pas dîné, et que depuis le matin sa jeune fille s'inquiète et l'appelle. Cependant elle pâlit, elle rougit, elle frissonne, et son imagination fait asseoir à son chevet le condamné qui lui apporte sa tête. Elle voit la prison, les chaînes de fer, les juges, l'accusateur, le bourreau et ses aides, et le panier gorgé de chairs et de sang, et elle pousse un cri d'horreur. Digne femme!

Que font ces agrafes d'or, ces bandeaux de perles, ces fleurs, ces gazes, ces plumes légères, parmi le lugubre appareil des cours d'assises? Est-ce en spectacle que l'accusé vient se donner, et le prétoire n'est-il donc qu'un théâtre? Qui me dira qu'à l'aspect de ce raout curieux et brillant l'accusé, revêtu de l'habit grossier des prisons, ne se troublera pas, que quelque témoin ne perdra point la mémoire, et que quelque juré ne sera pas plus occupé de l'émotion rougissante d'une jolie femme que des angoisses du prévenu?

Si j'avais l'honneur d'être président de la cour, je n'admettrais dans son enceinte que les parentes de l'accusé, et je dirais aux autres: «Mesdames, tant assises que debout, écoutez ce que je vais vous dire: Vous, allez tricoter les chausses de messieurs vos fils, ou mettre au bleu les collerettes de mesdemoiselles vos filles; vous, ayez soin que le rôt ne brûle point; vous, que vos parquets soient cirés proprement; vous, que l'huile ne manque pas dans vos lampes, ni le sel dans votre soupe; vous, nuancez de fleurs vives les paysages de vos tapis à la main; vous, déployez sur le théâtre l'éventail des grandes coquettes; vous, faites des gammes, et vous, des entrechats. Allez, mesdames, allez, la jugerie n'a rien à voir avec les Grâces, et la cour d'assises n'est point la place de la plus belle moitié du genre humain.

«Huissier, exécutez les ordres de la cour!»

Voilà en effet les ordres que je donnerais, et je serais, je crois, approuvé de tous les honnêtes gens.

V. Le président, a en outre, quelques autres devoirs secondaires à remplir.

Laisser aux témoins étonnés, troublés du spectacle solennel et nouveau d'une assise, de leur isolement au milieu des juges et du jury, du témoignage qu'ils vont rendre et des conséquences de leur serment, le temps de reprendre leurs esprits, de se recueillir en eux-mêmes et d'assurer leur mémoire et leur voix. Il doit parler aux témoins avec accentuation, égard et bonté, poser nettement les questions qu'il leur adresse, et, s'il le faut, les répéter.

Disposer les bancs de manière que l'accusé puisse voir les jurés, aussi bien qu'il doit en être vu; car les jurés sont les juges. Un froncement de sourcil, un mouvement de lèvres, un regard, peuvent avertir l'accusé qu'il va trop loin, qu'il s'égare, qu'il se nuit à lui-même.

Faire ouvrir de temps en temps les fenêtres de l'audience: ces précautions hygiéniques sont trop négligées. Qu'on se figure l'accusé sortant de l'humidité d'un cachot, exténué de veilles, amaigri, faible, souffrant et ayant peine à retrouver ses esprits plongés dans l'air épais et méphitique de l'audience! L'accusateur et le défenseur qui, au demeurant, font tous deux beaucoup trop de contorsions de bras et de corps, et qui lancent leur voix comme une cloche à tour de branle, sont en nage sous leur toge; les têtes des juges, des jurés et des spectateurs s'affaissent, et la sueur ruisselle de leurs fronts: toute l'audience est enrouée. Il faut avoir pitié de l'accusé, mais il faut avoir aussi pitié du public, et c'est à quoi l'on songe le moins.

Je m'arrête: on ne peut pas tout dire.

Législation pénale, instruction criminelle, jurisprudence, procédure, police de l'audience, composition du jury, droits et devoirs des avocats généraux et des présidents, hygiène des assises, tout cela reste un peu en arrière du progrès qui pousse en avant toutes choses.

La publicité, cette reine des pays libres, veille sur la France avec ses cent yeux sans cesse ouverts, pendant le repos des nuits et la fatigue du jour: elle fait, non moins au moral qu'au matériel, plus de la moitié de la police du royaume. Rien ne lui échappe, ni ministres, ni rois, ni députés, ces autres façons de rois. Elle se pose à leurs côtés, et de quelque part qu'ils se tournent, elle les tient en haleine, son aiguillon à la main. Il n'est pas bon non plus pour eux ni pour nous que les magistrats dorment sur leur siège.

Je suis mouche, je bourdonne et j'importune, mais je réveille. - FIN

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021