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La Chanoinesse - Élias Regnault (1801-1868)

Le faubourg Saint-Germain, type incarné du dix-huitième siècle, est attaché à ses souvenirs comme une coquette surannée, opiniâtre dans ses idées comme un vieillard, hyperbolique dans ses illusions comme un adolescent. Le lendemain d'une défaite, il parle de ses prochains triomphes; et jamais les mécomptes n'ont lassé son espoir. Fier et railleur, il méprise la puissance des faits: pour lui Napoléon a toujours été Bonaparte, et Louis-Philippe le duc d'Orléans. Ennemi irréconciliable de la Chaussée-d'Antin qui représente le dix-neuvième siècle, il lui fait une guerre de cruelles moqueries, la poursuit de ses sarcasmes, et désole par ses dédains les bourgeois opulents, qui ont la manie de le singer après l'avoir vaincu. Confiant dans l'avenir, malgré les déceptions du présent, il a toute l'assurance d'une beauté qui fut longtemps sans rivale, toute la malice d'une vieille dévote qui vit de foi et d'espérance, mais fort peu de charité.

Toutefois dans son opposition le faubourg Saint-Germain montre toujours une habile logique. Il ne va pas, ainsi que les héros parlementaires, se placer sur le terrain de ses ennemis, et lutter avec eux sur des questions qu'ils ont eux-mêmes posées. Discuter une opinion, c'est la reconnaître. Le faubourg Saint-Germain se garde bien de cette maladresse: son opposition est toute négative. Sous l'empire, on proclamait la gloire des batailles; le faubourg Saint-Germain vantait les douceurs de la paix. Sous la restauration, la Chaussée-d'Antin était libérale, le faubourg Saint-Germain absolutiste. Aujourd'hui, la Chaussée-d'Antin est sceptique et presque impie, le faubourg Saint-Germain s'est fait dévot, en cela seul infidèle au dix-huitième siècle. Aussi est-il religieux, non pas parce qu'il croit, mais parce que ses adversaires ne croient pas. Pour lui, la vertu consiste à se placer à l'antipode des régions ennemies.

Une fois ce rôle accepté, le faubourg Saint-Germain ne recule devant aucune des conséquences. Il augmente le personnel de ses couvents, stimule le zèle de ses missionnaires, et voit bientôt accourir la milice des moines de tout sexe et de toute couleur, pénitents blancs, noirs, gris, frères de Saint-Joseph, sœurs de la Miséricorde, franciscains, dominicains et bernardins. Le faubourg est devenu un microcosme du catholicisme. La métropole est à Saint-Thomas-d'Aquin, le siège des conciles à l'Abbaye-aux-Bois, la retraite des néophytes au Sacré-Cœur, et celle des vétérans hors de combat à Sainte-Valère.

Cette résolution de prendre le contre-pied de son siècle a bien quelque chose d'énergique; mais elle a dû produire d'étranges anomalies. Une des plus curieuses, sans contredit, est cette variété de l'espèce monacale, qu'on appelle chanoinesse.

La chanoinesse est une demoiselle d'un âge mûr, qui est religieuse sans être cloîtrée, dame sans être mariée, comtesse sans être noble.

Pour acquérir ces précieux droits, il suffit de s'adresser à quelqu'un des petits princes catholiques de l'Allemagne, et moyennant trois ou quatre mille francs expédiés, soit en Saxe, soit en Bavière, soit dans une des provinces Rhénanes, on fait partie d'un chapitre tudesque, dont l'existence est toute nominale, et n'a de réalité que comme annexe de l'un des soixante budgets qui alimentent l'une des soixante constitutions de la bienheureuse Allemagne. C'est là tout ce qui reste des empiétements de la féodalité sur les domaines de l'église; c'est le dernier débris de la puissance spirituelle de l'empire après la longue et sanglante querelle des investitures.

Il y a dans le genre chanoinesse plusieurs espèces. L'une se compose des demoiselles nobles et pauvres, qui sacrifient une faible dot pour obtenir, sans se mésallier, l'heureux droit de s'appeler madame. Celles-là mènent une vie pâle et décolorée, et remplacent les douceurs de la famille par la joie des œuvres pieuses.

L'autre est aussi de haut rang, et comprend les demoiselles déjà émancipées de fait, qui veulent l'être de droit. C'est une race hautaine et tant soit peu philosophique, qui se rit des préjugés de castes et surtout des préjugés de femmes. Sans avoir de fortune, elles savent, par leurs séduisantes allures, se créer un rôle brillant. Elles exploitent surtout avec un rare bonheur la vanité des étrangers opulents, tout fiers d'être reçus, à leur débarquement, par une descendante en ligne directe d'Anne de Bretagne ou du roi René.

La troisième espèce et la plus digne d'étude est celle des riches roturières qui veulent effacer leur origine sous le titre de comtesse, et voiler les malheurs de jeunesse sous un nom matrimonial. Voilà celle que nous nous proposons de peindre.

Une fois en possession de son diplôme, la chanoinesse s'établit au faubourg Saint-Germain; c'est là seulement qu'elle peut être prise au sérieux. Dès lors commence pour elle une nouvelle existence; elle forme une classe à part dans la société: elle n'est ni fille, ni femme, ni veuve. Il y a des sophistes qui prétendent qu'elle est tout cela à la fois.

Elle n'est pas noble, car elle n'a pas d'aïeux; elle n'est pas roturière, car elle est comtesse.

Elle n'appartient pas au monde temporel, car elle est devenue l'épouse de Jésus-Christ; 195 elle n'appartient pas au monde spirituel, car elle conserve toute sa liberté, tous ses plaisirs, toutes ses joies.

Elle a pris le voile, et ne le met pas; elle a un oratoire, et ne prie pas; elle a un confesseur, et ne se repent pas; elle a un amant, et n'y renonce pas.

Tout chez elle est fiction, et son titre, et son célibat, et son couvent: c'est une existence sans harmonie et sans liens. Et comme, après tout, même un défaut d'harmonie doit avoir sa logique, tout chez elle se ressent de cette révolte sociale: ses manières sont équivoques, son allure empruntée, et sa vie remplie de gênes... Elle n'est pas admise chez les femmes qui se piquent d'être vertueuses, parce que ses mœurs sont trop libres; elle est repoussée par les femmes faciles, parce qu'elle est trop prude. Chez les dévots on la compare à un prêtre défroqué; chez les incrédules on lui reproche de s'être affublée du froc. Les uns ne veulent pas d'elle, quoique religieuse, les autres parce que religieuse. Partout elle souffre des péchés de sa double nature.

C'est en voyant les tribulations de la chanoinesse que j'ai appris combien l'androgyne, s'il existait, serait un être malheureux. Dédaigné par les hommes, parce qu'il est homme; haï par les femmes, parce qu'il est femme, il n'aurait les bénéfices ni de la figure mâle de l'un, ni des formes délicates de l'autre. Il ne demanderait que la moitié du bonheur qu'il peut donner ou recevoir, et il ne lui serait même pas permis de se partager. Amant et amante à la fois, il ne trouverait pas qui aimer, ni par qui être aimé. Avec ces doubles facultés qui ne peuvent ni être satisfaites, ni se satisfaire elles-mêmes, il s'épuiserait en vains désirs, se débattrait impuissant sous sa trop grande puissance, et maudirait le ciel qui, en faisant pour lui plus que pour tout autre, lui interdit en même temps d'user de ses trésors.

La chanoinesse a perdu sa mère de bonne heure; c'est ce qui explique sa position excentrique et son célibat, et bien d'autres choses qui ont précédé et peut-être motivé son entrée dans les ordres. Son père, homme simple et débonnaire, dont toute une vie de labeurs a été consacrée à gagner les richesses qu'elle gouverne, fuit le monde qu'elle recherche, et se retranche dans la solitude contre les réceptions brillantes qu'elle affectionne. Sur sa figure septuagénaire se lisent quelquefois des reproches; mais jamais sa bouche ne les fait entendre, soit qu'il les dédaigne, soit qu'il les ait épuisés. Ainsi privée de sa mère par la mort, séparée de son père par sa vie, la chanoinesse n'a pas de famille. Toutefois, pour compléter les illusions de son titre matrimonial, elle se dévoue habituellement à l'éducation de quelque produit collatéral, choyé, fêté, gâté au delà du possible, qui l'appelle ma tante; cet enfant est pour elle si adorable, et pour tout ce qui l'environne si insupportable, qu'on s'égare à expliquer l'aveugle tendresse qu'elle lui prodigue. Jamais, au surplus, on ne parle de la mère; il n'en reste dans la maison aucun souvenir. Quant au père, on est moins discret; mais l'indiscrétion n'est alors que de la diplomatie. Dans un de ces moments de feinte indifférence où les femmes semblent laisser tomber des paroles au hasard, la chanoinesse vous dira que cet enfant est fils de quelque prince exotique; elle se garde bien de donner à cet aveu l'air d'une confidence; non, elle s'y arrête d'autant moins qu'elle y attache une importance plus grande. Elle se soucie peu, en effet, que dans votre esprit vous lui attribuiez les honneurs de la maternité, pourvu que cette maternité vienne 196 de haut. Avec un prince, il n'y a pas de chute, il n'y a que des conquêtes. N'ayant d'autres principes de vertu que des principes de vanité, elle craindrait peu de jouer avec Jupiter le rôle d'Europe, d'Alcmène, ou de Danaé; mais elle n'accepterait pas d'être Vénus, s'il lui fallait épouser le serrurier Vulcain.

Le costume de la chanoinesse est en harmonie avec toute sa manière d'être, c'est-à-dire qu'il est sans harmonie avec le milieu social qu'elle recherche. Dans l'ensemble de sa toilette, elle est toujours en arrière sur la mode; dans les détails, elle vise à ce qu'il y a de plus nouveau. Ses bonnets seront de la veille, son fichu, sa collerette, sa guimpe seront du dernier genre, et sa robe aura une coupe surannée. Elle a résisté avec entêtement aux manches à gigot, et elle a été des premières à porter une fiorella; elle a combattu avec ardeur le retour des manches plates, et elle s'est coiffée avec enthousiasme du bonnet à la paysanne: aujourd'hui, elle ne porte pas encore de volants, et déjà elle a épuisé le bonnet à barbes. Au reste, comme, à part ce qu'elle appelle les chiffons, elle affecte une grande sévérité de mise, elle a adopté, comme type de cette sévérité, la robe de satin noir: c'est la seule chose qui n'ait pas lassé sa fidélité. Même depuis que la robe de satin est descendue dans la rue, la chanoinesse ne l'a pas abandonnée. Le reste de sa personne la garantit contre les méprises.

Entrez maintenant dans le boudoir de la chanoinesse: vous trouverez comme partout les mêmes contrastes. Sur la cheminée, l'agneau sans tache sculpté en albâtre blanc est couché entre deux vases étrusques ornés de faunes et de satyres. Un prie-Dieu gothique fait pendant à une chiffonnière en palissandre; des statuettes de Pradier figurent à côté de chérubins du moyen âge. Dans le fond d'une alcôve à demi close par les plis ondoyants d'une draperie soyeuse, s'élève un vaste crucifix: à l'un des angles est suspendu un bénitier de la renaissance, à l'autre se voit une statue de la Vierge immaculée, et au pied de ces saintes images, un voluptueux divan semble inviter à des pensées qui n'ont rien de virginal. De chaque côté de la cheminée sont placées deux élégantes petites bibliothèques en citronnier, fermées par des panneaux dont les glaces sont doublées en taffetas bleu de ciel. L'une reste toujours entr'ouverte, et laisse apercevoir des livres de piété, dont les riches dorures et les reliures éclatantes sont encore dans toute leur fraîcheur; l'autre, soigneusement fermée, semble avare de ses mystérieux trésors. Les initiés prétendent qu'elle renferme les œuvres complètes de George Sand et de Balzac. De méchantes gens parlent de Crébillon fils.

Depuis qu'elle a été affranchie par son entrée dans les ordres, la chanoinesse reçoit beaucoup, reçoit avec faste, et n'ignore pas qu'un puissant moyen d'attraction est un bon cuisinier. Aussi ne manque-t-il rien à la partie matérielle des repas; mais ce que l'on peut appeler la partie intellectuelle, c'est-à-dire le vin, y est détestable. Pour la constitution d'une bonne cave, il faut un maître de maison. Or, le père de la chanoinesse a depuis longtemps abdiqué; il ne figure à table que comme un comparse obligé. Au surplus, les repas y sont gais, les hommes assez aimables, et les femmes assorties pour satisfaire les goûts modestes; car la maîtresse de la maison redoute avant tout les supériorités féminines.

Aussi le personnel des femmes se renouvelle-t-il souvent: en effet, même la plus médiocre n'accepte pas longtemps un rôle secondaire, et celle qui par nature a besoin 197 d'être dominée, préfère devenir l'esclave d'un homme, parce que l'esclavage a ses profits. Si par hasard une coquette de quelque mérite se montre chez la chanoinesse, elle disparaît promptement, même sans avoir besoin d'être éconduite. Deux coquettes se devinent si bien, qu'il n'y a pas entre elles de liaison possible: l'une ne saurait duper l'autre; et pour une coquette, il faut qu'une amie soit une dupe.

Sous ce rapport la chanoinesse a fort heureusement rencontré: elle a une amie. Cette amie est jeune; elle pourrait même être belle, si ses traits réguliers étaient animés par la pensée. Mais jamais cet œil terne n'a brillé d'amour ou de haine; jamais ce front lisse n'a été contracté par la passion; jamais ces lèvres vermeilles ne se sont ouvertes que pour laisser échapper d'insignifiantes paroles, ou un sourire sans expression. Amélie est une de ces grandes adolescentes qui servent d'auxiliaires aux coquettes, sans jamais devenir des rivales. Aussi la chanoinesse s'en sert-elle à merveille. C'est avec Amélie qu'elle fait ses courses aventureuses; c'est avec Amélie qu'elle va au bal masqué; c'est avec Amélie qu'elle va à la messe. Si elle fait circuler une médisance, c'est par la bouche d'Amélie; si elle veut risquer un propos glissant, c'est Amélie qui le débite avec toute l'innocence de Vert-Vert; si elle médite une conquête, c'est Amélie qui commence l'attaque. Ce que la chanoinesse pense, Amélie le dit; ce qu'Amélie dit, la chanoinesse le fait. Il y a chez Amélie une si forte dose d'enfantillage, qu'elle folâtre toujours avec les positions les plus équivoques: elle écarte en riant les soupirants malheureux; elle pousse avec naïveté le préféré dans le boudoir. Enfin, c'est Amélie qui est le grand ressort de toutes les intrigues, et, comme un ressort machinal, elle suit sans conscience l'impulsion donnée.

A côté de l'amie figure, comme habitué constant et inamovible, un petit homme bruyant, empressé, affairé, qui, à chaque interpellation de la dame du logis, ne manque jamais de lui donner avec emphase le titre qu'elle a acheté. «Plaît-il, madame la comtesse? Oui, madame la comtesse; non, madame la comtesse; oh! madame la comtesse.» Infatigable porte-voix de sa dignité, il semble avoir pour mission de rappeler sans cesse les hommages que l'on doit à la divinité du lieu. En le voyant bourdonner autour d'elle, affecter de lui parler à l'oreille, gronder les domestiques et faire avec tapage les honneurs du salon, vous demandez quel est ce personnage, et vous apprenez que c'est le porteur complaisant des lettres intimes, l'intermédiaire officieux des négociations mystérieuses, le secrétaire d'ambassade de la diplomatie canonicale.

En dépit des airs de grandeur que se donnent les parvenus, toujours quelque maladresse trahit le péché originel. Un marchand a beau acheter un château, un titre, des amis complaisants, des prôneurs empressés, au moment même où il se drape en prince, un faux mouvement met à nu ses infirmités natives. Le roi bourgeois est toujours plus bourgeois que roi. L'étude constante de la chanoinesse est de combattre ses souvenirs, de triompher de son passé. Pour tout ce qui est de surface, elle y réussit assez bien; mais il reste dans les replis du cœur quelques impressions qu'elle ne peut effacer; il y a toujours sous son front quelque lobe cérébral qu'elle tient de son père. Le vice bourgeois de la chanoinesse, c'est de jouer à la bourse. Tous les jours son agent de change vient secrètement s'enfermer avec elle, et, dans de longs tête-à-tête, étudier les mouvements de la hausse et de la baisse. On a longtemps cru que ses conférences voilaient autre chose que des reports et des jeux de bourse. La coquette laissait dire, parce qu'elle trouvait son compte à ces médisances: un amant de plus est un hommage de plus; et la passion de cœur qu'on lui prêtait dissimulait d'autant mieux la passion d'argent qui la dévorait. Néanmoins des gens qui se disent bien instruits affirment que toutes ses relations avec l'agent de change n'étaient autre chose que des relations financières.

Aux premiers jours de sa dignité, la chanoinesse avait voulu se montrer difficile, et n'admettre chez elle que des noms emblasonnés; mais les nobles du faubourg s'étaient montrés aussi difficiles qu'elle, en repoussant ses invitations. Son parti fut bientôt pris; car les coquettes ont toujours une certaine fierté qui les protège contre l'insulte; et il lui fut aisé de remplacer les nobles dédaigneux par des artistes, des littérateurs et d'aimables oisifs, qui reconnaissaient sa généreuse hospitalité par leurs complaisances et leurs hommages. Environnée de ce cercle joyeux de convives indépendants, la chanoinesse trône avec assez de grâce pour les maintenir, avec assez d'abandon pour donner toute liberté à leur esprit. C'est à table qu'elle déploie le luxe de sa coquetterie: elle stimule les appétits gourmands, fait du sentiment avec les poètes, parle de progrès aux humanitaires, trouve un mot aimable pour chacun de ses adorateurs, et ne néglige pas quelque homélie religieuse, qui va à l'adresse de son aumônier, et passe inaperçue pour les sceptiques, occupés au culte de la matière représentée par les œuvres culinaires d'un habile Vatel.

Jamais, au reste, coquette ne chercha à dissimuler avec plus d'habileté les grossiers besoins de la nature humaine. Une crème, une gelée d'orange, un biscuit à la cuiller forment la carte de son repas, et encore ces mets passent en fragments si imperceptibles et à des moments si bien choisis, que, pour la plupart des convives, elle ne mange rien. Aussi ses adorateurs lui trouvent quelque chose d'aérien; son aumônier assure qu'elle vit de la parole de Dieu, et les indifférents lui savent gré des privations qu'elle s'impose pour leur donner quelques illusions. Il est vrai que le soir, retirée dans sa chambre, la chanoinesse compense par un souper substantiel les abstinences de sa coquetterie; mais ceux qui se plaisent à environner une femme de poésie, trouvent que cette dissimulation est plutôt un hommage pour eux, qu'un ridicule pour elle.

Parmi les hommes qui l'entourent, la chanoinesse, comme on le pense bien, doit avoir des préférences intimes. Elle est trop bonne chrétienne pour oublier ce précepte: «Il sera beaucoup pardonné à ceux qui auront beaucoup aimé;» elle est trop instruite des prérogatives féminines, pour ne pas avoir, au moins en apparence, plusieurs adorateurs. D'habitude pourtant ils se réduisent à trois: l'un, qu'elle a par goût; c'est un homme médiocre, qu'elle aime et qui la rudoie: l'autre, qu'elle a par vanité; c'est un poète, qui l'adore et qu'elle tyrannise: le troisième, qu'elle a par mode; c'est un homme de bon ton, qu'elle cajole et qui s'en amuse. Avec le premier, elle est tendre; avec le second, prude; avec le troisième, coquette. Mais ce n'est pas pour elle plusieurs cultes à la fois; c'est un seul amour en trois personnes.

Cependant ce n'est guère qu'aux premières années de son noviciat, que la chanoinesse 199 conserve cette franchise d'allure et cette verdeur d'indépendance. Plus tard, elle prend le rôle de sa robe, et se transforme en dévote; mais ce n'est pas tout à coup et sans transition que s'opère cette métamorphose. Un mécompte qu'elle subit lui fait d'abord lever les yeux au ciel; les dédains d'un amant la jettent dans la prière; l'affaiblissement de ses charmes lui rappelle son salut. Chaque jour elle consulte son miroir, pour savoir s'il faut se conserver au monde ou s'abandonner à Dieu. Une ride imperceptible au front la fait gémir sur ses péchés; une ligne équivoque sur la joue ranime sa ferveur; un cheveu blanc la ferait prosterner la face contre terre. La grâce commence à opérer.

Il se fait alors des modifications dans le personnel des habitués et dans la physionomie générale de la maison. Les jeunes fous s'aperçoivent que leur verve bruyante n'est plus de saison, et s'éclipsent l'un après l'autre. Amélie dit et fait moins de naïvetés; le maître d'hôtel prend un air grave; la femme de chambre, un air réservé.

Souvent le matin, lorsque la chanoinesse, enfermée dans son boudoir, fait des frais de dévotion et de toilette, on voit furtivement se glisser à travers les salons une sœur quêteuse, qui vient, au nom de son couvent, profiter des heureuses dispositions de cette sœur convertie; car, dans le monde dévot, les nouvelles circulent vite.

Cependant le démon triomphe encore: avec ses douces joies et ses aimables séductions, il est toujours maître du cœur; l'extérieur seul appartient au ciel. Il y a partage, il y a balance de pouvoirs.

Cette espèce de compromis entre Dieu et le monde ajoute encore à l'équivoque de sa position. Un matin (c'était le lundi gras), la chanoinesse, nonchalamment étendue sur son lit, discutait avec Amélie les préparatifs d'un bal masqué, où les deux amies devaient furtivement se rendre le soir même. «Eh, mon Dieu! ma chère, s'écrie la chanoinesse, voilà onze heures qui sonnent, et madame Leroy qui m'avait promis de m'apporter ma robe avant dix heures! Prenez vite la plume, il n'y a pas de temps à perdre.» Amélie s'installe dans la ruelle pour écrire l'importante dépêche d'où dépendent les plaisirs de la soirée. Au même instant la porte s'ouvre, et une voix nasillarde fait entendre ces mots: «Que Dieu conserve madame la comtesse!»

La chanoinesse.—Ah! c'est vous, sœur Thérèse; comment vont nos bonnes ursulines, et notre digne abbesse? (Bas à Amélie.) Écrivez, ma chère, écrivez.

La sœur.—Madame la comtesse nous fait trop d'honneur; toutes nos chères brebis vont à merveille. Il n'y a qu'une chose qui nous chagrine...

La chanoinesse.—Oui, je comprends; le monde est aujourd'hui si corrompu, que la charité, cette première des vertus chrétiennes, s'éteint dans tous les cœurs. (Bas à Amélie.) Recommandez-lui bien le point de Bruxelles qui doit garnir la gorgerette.—Ma sœur, le nombre toujours décroissant des âmes charitables rend bien difficile la tâche des vrais fidèles.

La sœur.—Ah! madame la comtesse! l'on semble oublier partout les saints préceptes de l'Évangile: nous avons beau frapper, l'on ne nous ouvre pas, nous cherchons et nous ne trouvons pas.

La chanoinesse.—Ma sœur, nous vivons dans un temps de cruelles épreuves. (Bas à Amélie.) C'est un costume de châtelaine.—Courbons la tête devant les décrets de la Providence!—Corsage de drap d'or en pointe.—Des jours meilleurs luiront, la vérité l'emportera.—C'est une robe à queue.—Et notre mère, la sainte Église, se relèvera triomphante.—Dites-lui surtout qu'elle soit bien décolletée.

La sœur.—Que le Seigneur accomplisse vos vœux!

La chanoinesse.—(Bas à Amélie.) Il faut que Gustave soit de la partie.—Je ne veux pas, ma sœur, me borner à de stériles vœux.—Vous vous chargerez, ma chère, de nous l'amener.—Il faut pourtant que je consulte mes forces.—Cela fera bien enrager la marquise.—Je ne puis donner que peu.—Surtout, que cela n'ait pas l'air d'un rendez-vous.—Mais je le donne de tout cœur.

La chanoinesse se lève, chausse de fines pantoufles et donne une bourse modestement garnie à sœur Thérèse qui se retire après force révérences, et les deux amies achèvent leur épître.

Quelques mois se sont écoulés depuis cette scène, et voilà que, pour la première fois de sa vie, la chanoinesse se prend d'une passion sérieuse, et voilà qu'une rivale plus belle, plus jeune et plus riche lui ravit insolemment sa proie. Oh! alors le dépit se traduit en dévotion outrée. Elle prend un aumônier plus jeune, et ne le quitte plus. Elle le consulte à toute heure, apprend de lui les douceurs du repentir, et verse dans son cœur les soupirs de la pénitence. Enfermés ensemble pendant de longues journées, ils se livrent à d'ascétiques contemplations, confondent leurs prières et leurs vœux, et la chanoinesse convertie ne reconnaît plus qu'un seul culte, une seule foi, un seul Dieu.

Dès lors, plus de réunions, plus de festins. L'agent de change ne se montre plus; Amélie même est congédiée; l'aumônier seul reste, maître désormais des affaires spirituelles et temporelles.

C'est un dieu jaloux qui écarte les profanes, c'est un pasteur plein d'amour qui enferme la brebis au bercail, afin qu'elle ne puisse plus s'égarer. Oh! qui pourrait dire les saintes douleurs de ce cœur attristé? Qui pourrait dépeindre les pieuses extases, les larmes brûlantes, les cruelles macérations de cette Samaritaine? Qui pourrait pénétrer les mystères de cet oratoire où deux âmes se confondent, l'une offrant, l'autre acceptant de ravissantes consolations?

Mais les tentations sont encore à craindre pour la pécheresse repentie: les éclats de ce monde qu'elle a tant aimé peuvent arriver jusqu'à elle. L'aumônier lui commande une retraite plus austère: elle parcourt les couvents, édifie les sœurs par les élans de sa contrition, et baigne de pleurs la couche solitaire des cellules. Sans doute elle ira renfermer sa vie agitée dans un de ces ports de salut; à moins que par hasard elle ne rencontre quelque malheureux prince allemand, quelque Cobourg égaré, qui lui offre un nom illustre en échange de sa fortune. Alors elle finira par où elle aurait voulu commencer.

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016