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BIBLIOBUS Littérature française

La bague du roi du saumon - José Moselli (1882-1941)

 

Des aventures de John Strobbins, le détective cambrioleur; 1911

 

 

 

John Strobbins, revêtu d’un complet à la dernière mode, promenait son ennui dans les rues de San Francisco. À travers les arbres, un doux soleil venait caresser son échine, et le cigare que le cambrioleur avait entre ses dents était de qualité supérieure… Aussi John Strobbins pensait que la vie était belle…

Il flânait ainsi, lorsqu’il arriva devant la boutique, si l’on peut appeler ainsi une somptueuse devanture faite de bronze ciselé enchâssant d’énormes glaces biseautées, du joaillier hambourgeois Josuah May. À la vérité, si la boutique de cet estimable commerçant étalait le plus grand luxe, de mauvais bruits couraient sur son compte. En moins de quinze ans, Josuah May, petit ouvrier lapidaire, arrivé gueux comme Job de Hambourg, était devenu le plus riche joaillier de l’ouest.

Par deux fois, sa boutique avait été cambriolée de fond en comble. Le feu l’avait détruite à trois reprises sans que l’on n’eût jamais pu découvrir les auteurs de ces sinistres. Et bien des gens affirmaient que Josuah May n’y était pas étranger. Quoi qu’il en soit, sa culpabilité n’avait jamais pu être démontrée, et les compagnies d’assurances auxquelles Josuah avait pris soin de s’assurer pour de fortes sommes avaient dû s’exécuter. Au reste, Josuah May se moquait bien des bruits épars sur son compte : il possédait le plus bel assortiment de bijoux de Frisco, et avait la clientèle de tous les milliardaires de l’ouest. Cela lui suffisait.

John Strobbins aimait les bijoux ; il s’arrêta donc et contempla les perles et les diamants étincelant au soleil, hochant la tête devant les beaux spécimens, plissant ses lèvres, devant les bijoux vulgaires… Tout à coup, il pâlit : il venait d’apercevoir au milieu d’une des vitrines – à la place d’honneur – une énorme bague composée d’un diamant gravé que maintenaient deux chimères d’or aux ailes à demi éployées… Le bijou, qui reposait sur un coussin de velours vert bronze, apparaissait d’une valeur inestimable, autant par la grosseur du diamant, que par la finesse de sa taille et la blancheur de ses éclats…

John Strobbins regarda autour de lui. Sans doute fut-il satisfait. Sa main esquissa un geste vague et un sourire distendit ses traits.

Puis, redevenu impassible, il entra résolument chez le bijoutier.

Le magasin de Josuah May était aussi somptueux à l’intérieur qu’à l’extérieur : comptoirs de marbre noir et murs recouverts de glaces ainsi disposées qu’elles permettaient au bijoutier, même lorsqu’il était occupé devant une vitrine, de ne rien perdre de tout ce qui se passait dans la boutique.

Donc, John Strobbins entra. Négligemment, il se fit montrer quelques bijoux : une chaîne d’or, un anneau de même métal. Il les examina en connaisseur et, satisfait, il paya sans murmure le prix que le commerçant en demanda – non sans féliciter Josuah May de la beauté des bijoux sortant de chez lui et du goût si sûr avec lequel ils étaient travaillés.

Josuah May sourit. Vraiment, quel client riche et aimable !

— Monsieur, dit-il à John Strobbins, je vois que vous êtes un connaisseur ! Aussi, je veux vous montrer un joyau unique !

« Il appartient à M. Mac Boony, roi du Saumon !

Et, ce disant Josuah May alla prendre la précieuse bague, objet de l’admiration de Strobbins ; d’une main respectueuse, il la tendit à son client.

— N’est-ce pas que voilà un bijou merveilleux ? Les rois d’Europe n’en ont point de pareils ! Le diamant a coûté à lui seul plus de trois millions de dollars. Il égale le Régent, de l’avis de tous les connaisseurs ! C’est un grand honneur pour moi d’avoir été choisi pour le monter !

John Strobbins avait pris l’anneau et l’examinait, l’air admiratif. Il l’exposa à la lumière, se plut à faire jouer sur ses multiples facettes les rayons d’or du soleil, et ne manqua pas de louer la finesse de l’artistique monture l’enchâssant. L’ayant enfin suffisamment regardé, il le posa sur le comptoir devant Josuah May.

À ce moment, un des employés du bijoutier vint demander à son patron le prix d’un porte-allumettes en or pour un client qui venait d’entrer. Josuah May, s’étant retourné vers l’intrus, lui donna, d’un ton bref, le renseignement demandé et continua sa conversation avec Strobbins.

— Beau diamant ! dit-il… c’est plutôt, d’ailleurs, une pièce de vitrine qu’un bijou : il est trop lourd pour mettre au doigt !

Et, ce disant, le bijoutier étendit la main pour prendre l’anneau du comptoir où Strobbins venait de le déposer cinq secondes auparavant.

Il n’y était plus !

— La bague, monsieur, la bague… Où est-elle ? demanda Josuah May, ahuri.

— Mais, je viens de vous la donner, il me semble ! répondit John Strobbins d’un ton légèrement étonné.

Déjà, sur un signe de Josuah, des employés s’étaient rapprochés et entouraient Strobbins.

— Vous comprenez bien, monsieur, dit le bijoutier, que je n’ai pu laisser échapper le bijou, puisque je ne l’ai pas pris ; il faut que cette bague se retrouve ! Vous ne me l’avez pas rendue !

— Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ! répondit froidement Strobbins. Peut-être est-elle par terre ? Cherchez. Quant à moi, vous pouvez me faire fouiller, je suis à votre disposition !

Sans répondre, le bijoutier, que l’apoplexie guettait sûrement, avait fait un signe à un de ses employés. Ce dernier sortit à la recherche de deux agents.

Pendant ce temps, Josuah May s’écriait :

— Ach ! C’est une bonne farce, hein ! A good hambug ! Non. Vrai, vous avez la bague, n’est-ce pas ? Rendez-la-moi : l’affaire n’ira pas plus loin, je vous le jure !

— Trêve de sornettes, monsieur ! Je suis Charles Bordney, ingénieur à Los Angeles, et n’ai pas le temps d’écouter vos billevesées. Vous avez sans doute envoyé quérir des agents : je suis à votre disposition.

« Je regrette seulement d’être venu perdre mon temps ici… Je me réserve, d’ailleurs, de vous attaquer en justice !

Prières, menaces, furent inutiles. Josuah May ne put rien tirer d’autre du pseudo Charles Bordney.

Précédés de l’employé, deux policemen entrèrent à ce moment. En quelques mots entrecoupés, Josuah May leur expliqua l’affaire et demanda que M. Charles Bordney fût conduit au Police Court et fouillé avec soin. La bague serait certainement retrouvée sur lui, car elle était trop grosse – et de beaucoup – pour qu’il eût pu l’avaler.

Cependant, avant de laisser partir les policemen, Josuah May, par un dernier acquit de conscience, fit fouiller encore une fois – et minutieusement – le magasin : la bague demeura introuvable. Charles Bordney était donc bien le voleur !

Il fut conduit au Police Court, sous la surveillance des deux policemen et du bijoutier. Et ce dernier ne quitta pas des yeux, pendant tout le trajet, son malencontreux client, de peur qu’il n’essayât de se débarrasser du produit de son vol. Mais Charles Bordney demeura impassible et sans mouvement.

Le chef du Police Court connaissait Josuah May depuis de longues années et s’honorait de son amitié. Dès qu’il eut su ce dont il s’agissait, il fit comparaître aussitôt Charles Bordney devant lui. Mais, malgré menaces ou intimidations, il lui fut impossible de rien tirer du prisonnier…

Le magistrat résolut donc de procéder lui-même à la fouille. Il y mit un zèle et une minutie extraordinaires. Pendant deux heures, le policier explora les plus petits replis des vêtements de Charles Bordney, cependant qu’un médecin requis s’assurait que le prisonnier n’avait pu cacher l’objet en litige dans aucune partie de son individu.

Le résultat de tout ceci fut nul, Charles Bordney ne détenait pas le précieux bijou !

Penaud et confus, le magistrat dut lui faire ses excuses que le pseudo Charles Bordney accepta de bonne grâce.

Mais il n’agit point de même manière envers Josuah May :

— Vos procédés, monsieur, sont inqualifiables et odieux… Pour moi, il m’apparaît que tout ceci est machiné : vous voulez sans doute vous réserver le diamant de Mac Boony, c’est pour cela que vous essayez de faire croire qu’il vous a été volé… La justice, que je vais saisir, éclaircira cela. Sans compter que vous aurez à me verser de forts dommages et intérêts ; cela vous apprendra à ne pas accuser les gens à la légère. Bonjour, messieurs !

Et John Strobbins, ayant assuré son chapeau d’un geste sec, prit la porte et sortit, laissant le magistrat indécis et le bijoutier anéanti.

Or, Josuah May, après avoir écouté d’un air dolent et désespéré les consolations du chef de police, s’en était retourné à son magasin. Il s’y livra vainement à de nouvelles recherches. Hélas ! La bague de M. Mac Boony était bien partie ! C’était la ruine. Tout l’avoir de Josuah suffirait à peine à désintéresser le roi du Saumon.

Deux jours se passèrent. Josuah May maigrit de huit livres, mais ne retrouva pas la bague.

Il était ainsi prostré derrière son comptoir lorsqu’un vieillard, vêtu d’un ample ulster à carreaux verdâtres, entra dans la boutique :

— Monsieur Josuah May ? dit-il.

— Oui, monsieur, c’est moi !

— Bien. Écoutez-moi avec attention. Je suis policier amateur. Chut ! J’ai appris le malheur qui vous frappe : la bague de M… Vous me comprenez… je me charge de retrouver votre voleur, moi !

— Ah ! Monsieur, vous me sauveriez ! Pensez donc, si je ne la retrouve pas, je suis ruiné !

— Je la retrouverai, je vous le répète. Je suis M. Frédéric Armstrong. Vous ne me connaissez pas, naturellement. J’opère moi-même, sans aide et sans bruit. De cette façon, je ne serai jamais brûlé ! Là ! Voulez-vous me raconter comment a disparu la fameuse bague ?

— Ah ! Monsieur… C’est simple. Voilà.

Et, à voix basse, Josuah May fit le récit de son malheur. Frédéric Armstrong l’écoutait avec attention, sans l’interrompre ni d’un mot ni d’un geste. Enfin, le bijoutier termina.

Armstrong réfléchissait. Après quelques minutes de méditation, il parla :

— L’homme n’avait pas de canne ? De parapluie ?

— Non, monsieur !

— Ah !… N’a-t-il pu avaler la bague ?

— Oh ! Non ! Elle était bien trop grosse : rien que le diamant avait la taille d’une noisette !

— Ah !… En tout cas, votre homme est bien le voleur ! N’avez-vous reçu depuis aucune assignation de sa part ?

— Non !

— J’en étais sûr ! Ainsi il n’avait aucun objet en main : canne, parapluie, et la bague était trop grosse pour être avalée…

« Ne fumait-il pas ?

— Non… c’est-à-dire que… si ! Je me souviens, il fumait un gros cigare !

— Naturellement. Et, sans doute, la porte était-elle restée ouverte ?

— Je ne me le rappelle pas… Attendez… Andrew ?

Un employé s’avança :

— La porte était-elle ouverte, lorsque vous êtes sorti pour aller chercher les agents ? demanda Josuah May.

— La porte ? Oui, elle était ouverte, monsieur, je m’en souviens fort bien ! Elle était entr’ouverte, sur l’arrêt du timbre ; j’en ai fait la remarque en pensant que si le voleur avait voulu s’enfuir, cela lui eût été facilité, puisqu’il n’aurait pas eu de temps à perdre pour ouvrir !

— C’est bien, monsieur ! dit Frédéric Armstrong, je vous remercie : vous pouvez disposer… Maintenant, monsieur Josuah May, je vais vous dire comment a disparu votre bague : votre client fumait un cigare qu’il avait posé sur le comptoir pour mieux examiner le bijou. Profitant du moment où vous avez été dérangé, il a enfilé le joyau autour de son havane et, très naturellement, a jeté le tout par la porte entr’ouverte. Un complice, averti à l’avance, passait dans la rue, et ramassa le cigare cerclé d’or comme tout authentique havane. Voilà !

— J’aurais dû m’en douter ! Mais comment retrouver le joyau maintenant ? On a fait une enquête à l’hôtel où loge M. Charles Gordney : c’est un ingénieur de réputation parfaitement honorable, et je ne vois pas comment… Ah ! Je suis un homme perdu ! Que n’êtes-vous venu plus tôt, monsieur !

— Patience, je me charge de lui faire restituer le bijou, moi. Laissez-moi faire ; mais, par grâce, ne mettez pas la police officielle au milieu : vous perdriez tout… D’ici huit jours, vous aurez votre bague ! Vous avez ma parole !

Josuah May devint pâle comme un cadavre, puis passa au rouge brique. Sa respiration se fit entendre, saccadée :

— Ah ! dit-il enfin, si vous pouviez dire vrai ! M. Mac Boony est actuellement à New York. Il revient seulement dans une quinzaine. Vous me sauveriez ! Et je ne serai pas un ingrat, allez !

Frédéric Armstrong eut un geste de la main comme pour écarter les mesquines questions d’intérêt.

— Nous causerons de cela plus tard ! dit-il. Pour le moment, je vous demanderai seulement une procuration m’autorisant à agir à ma guise en votre lieu et place, afin de pouvoir m’en servir vis-à-vis du voleur…

— Mais comment donc ! De suite ! Tenez, écrivez-la, je tremble trop !

— Non ! Non ! déclara M. Armstrong, je veux qu’elle soit de votre main ! Tenez, afin d’aller plus vite, je vais vous dicter.

Josuah May prit une plume et écrivit :

 

J’autorise M. Frédéric Armstrong à agir en tout en mon lieu et place et me solidarise avec lui sans aucune restriction.

San Francisco, le 25 juillet.

Joshua MAY

 

Frédéric Armstrong prit le papier, le lut attentivement, et le serra dans sa poche.

— Maintenant, dit-il, je vous demanderai deux mille dollars d’avance : j’en ai besoin pour agir utilement !

— Mais, comment donc ! acquiesça le bijoutier affolé par son malheur.

Et il alla à son coffre-fort, en tira une liasse de billets verts et compta deux mille dollars à Frédéric Armstrong.

Les ayant empochés, le policier-amateur se leva :

— Monsieur, dit-il, je vous quitte. Je veux agir sans retard. Vous aurez demain de mes nouvelles !

Et, après une énergique poignée de main, M. Frédéric Armstrong se dirigea vers la porte, la franchit et se perdit dans la foule.

Une heure plus tard, M. Josuah May était appelé au téléphone. Il colla le récepteur à son oreille :

— Allô ! M. Josuah May ?

— Oui, monsieur !

— Bien ! Enchanté ! C’est John Strobbins qui vous parle ! Muni de votre procuration, qui était en règle, j’ai touché vos fonds à la Californian Bank : entre nous, je vous aurais cru plus riche !

— Comment ? Quoi ?

— Oui ! C’est moi, John Strobbins, alias Frédéric Armstrong !… Vous claquez des dents ? Attendez, j’en ai pour deux minutes ; j’ai donc touché les fonds que vous aviez à la Californian Bank !

« On vous en collera des policiers-amateurs, ineffable Josuah ! De plus, je garde la bague de Mac Boony, elle est vraiment artistique. C’est ce que vous avez fait de mieux !

« Allô… allô !

Mais rien ne répondit à John Strobbins : Josuah May venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.

Ce fut le premier commis qui, pendant qu’on transportait le bijoutier sur un divan, saisit le récepteur et répondit :

— Allô !

— Ah ! Qu’a donc M. Josuah May ?

— Il vient de tomber foudroyé par une attaque d’apoplexie ! Mais que voulez-vous ?

— Moi ? Rien ! Dites à M. Josuah qu’il se cambriole une fois de plus !

La communication avait pris fin.

Cependant, le soir de ce jour, John Strobbins, confortablement installé dans le jardin de sa villa, fumait un cigare parfumé, et, mollement étendu dans un souple fauteuil de rotin, se délectait au souffle tiède de la brise, et au splendide spectacle du soleil se couchant dans les flots… Près de lui, deux nègres, accroupis sur une natte, le distrayaient au son de leurs banjos… Un domestique parut :

— Il est neuf heures, monsieur, dit-il.

John Strobbins se leva. Ce gentleman aimait se coucher de bonne heure. Au mouvement qu’il fit pour jeter son cigare, une gerbe de feux étincela à son doigt où était passée la magnifique bague de Sam Mac Bonny, le roi du Saumon. - FIN