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BIBLIOBUS Littérature française

L' Institutrice - Louise Colet (1810 – 1876)

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 2- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

Dans l’institutrice nous ne comprendrons pas la maîtresse de pension, type fort distinct de celui que nous allons analyser. La maîtresse de pension a presque toujours de quarante à soixante ans : elle est plutôt l’administrateur que le professeur de l’établissement qu’elle dirige. Elle en soigne les revenus mieux que les études ; et il est plus utile et plus productif pour elle d’être une bonne ménagère qu’une femme instruite. Pour la surveillance des leçons, elle s’en repose sur les sous-maîtresses à ses gages ; pour les leçons, sur les maîtres du dehors. L’instruction, les talents d’agrément, seraient donc pour la maîtresse de pension des superfluités véritables, souvent même elle se dispense de mettre l’orthographe. Comme il est parfaitement inutile qu’un directeur de théâtre soit un auteur dramatique, il n’est pas nécessaire qu’une maîtresse de pension soit une femme savante ou une femme d’esprit. Les exemples en font foi. Mais passons à l’institutrice spécialement consacrée à faire l’éducation des jeunes filles qui ne quittent pas leur famille.
Pour nous garder d’être systématique, soit dans nos critiques soit dans nos éloges, nous diviserons en trois fractions ce type d’institutrice, qui, examiné d’une manière absolue, nous porterait à de fausses appréciations. Il y a, selon nous, l’institutrice de vocation, l’institutrice ambitieuse, et l’institutrice par dévouement. Toutes les institutrices du monde ont de vingt-cinq à trente-cinq ans : jamais moins, rarement plus.
Jusqu’à vingt-cinq ans, l’institutrice de vocation est sous-maîtresse dans la pension où elle a été élevée. Presque toujours c’est la fille de ces petits marchands ou de ces minces bourgeois parisiens qui disent à leurs enfants, lorsqu’ils ont atteint l’âge de raison : « Travaillez comme nous avons travaillé nous-mêmes. » Alors l’institutrice de vocation se consacre à l’enseignement, comme elle se ferait lingère, modiste, ou demoiselle de comptoir.
Elle est dans la nécessité de se choisir un état, et son instinct la pousse à devenir institutrice. Elle sait juste assez de grammaire, de géographie, d’histoire, de piano, de dessin, de mots estropiés d’anglais et d’italien pour se présenter avec assurance aux mères insouciantes qui confient aveuglément à une étrangère la direction de l’esprit et du coeur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles de toutes choses, l’institutrice de vocation se dit en état de faire une éducation complète. Convaincue naïvement de ce qu’elle vaut, sans orgueil comme sans modestie, elle étale hardiment son savoir universel ; on y croit, on en essaie, bientôt on en doute : l’élève n’apprend rien, mais l’institutrice de vocation se retranche sur le peu d‘aptitude ou d’application de son écolière ; elle propose des maîtres étrangers pour stimuler l’élève indolente ou étourdie. D’abord deux leçons par semaine, et seulement pour les arts d’agrément, suffiront, dit-elle. Mais bientôt la mère, enchantée des progrès inattendus de sa fille, accorde des maîtres tous les jours, non-seulement pour les arts d’agrément, mais encore pour les langues, pour l’histoire, pour tout ce que l’institutrice proteste toujours connaître à fond. Dès lors elle n’est plus qu’une surveillante en réalité fort inutile, mais dont on ne pourrait se passer, car l’institutrice de vocation se prête à tout ; elle excelle dans les ouvrages à l’aiguille, fait des bourses et des bonnets grecs pour monsieur, des collerettes et des chiffons pour madame, ajuste les robes de bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin, brode à la veillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait la lecture, écrit les billets d’invitation, règle les comptes, surveille les domestiques, se multiplie, devient une espèce de factotum, et n’a plus que le titre d’institutrice.
En général, l’institutrice de vocation se place dans les familles à fortune aisée, mais peu brillante ; elle coopère aux calmes distractions de ces intérieurs placides rarement troublés par les passions, où règne l’ordre, la propreté, la parcimonie, où l’on reçoit régulièrement à dîner les vieux parents et les vieux amis une fois par semaine, aréopage appelé à juger hebdomadairement les succès de l’élève, que l’institutrice fait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans ces réunions intimes, l’institutrice est un personnage important : elle accompagne la romance, joue par monts et par vaux la contredanse, organise les charades, sert le thé et coupe la brioche.
Dans ses heures de solitude, l’institutrice de vocation relit scrupuleusement quelque traité d’éducation ; elle s’en acquitte par routine comme un prêtre lit son bréviaire ; elle se tient ainsi en haleine dans l’exercice de ses devoirs, et remplit son esprit de sentences de pédagogues, semences fort stériles qui ne font germer que l’ennui dans les jeunes têtes où elle les jette à tout propos.
En somme, c’est une assez bonne créature que l’institutrice de vocation. Elle est sans esprit, sans imagination, mais possède une certaine rectitude de jugement, qui la fait assez adroitement naviguer dans les flots de familles diverses, parmi lesquelles elle passe d’année en année. Elle suit son petit bon homme de sillon sans broncher aux écueils. Elle a une sorte de droiture de coeur qui n’est pas exempte de finesse, mais où la probité domine ; un peu par calcul peut-être, car l’institutrice de vocation, ayant embrassé l’enseignement comme un état, se conduit avec régularité pour ne pas manquer de place.
L’institutrice de vocation a des moeurs ; elle ne se compromet jamais avec les fils de la maison, les frères ou les cousins de son élève ; mais elle accepte de préférence les bonnes grâces des vieux oncles célibataires. Alors elle rêve modestement un mariage raisonnable ; mais elle le rêve honnêtement, sans intrigues préalablement coupables.
L’institutrice de vocation est en général petite, d’un demi-embonpoint, d’une figure sans distinction, fraîche et avenante. Elle a dans sa mise plus de propreté que d’élégance ; elle affectionne la couleur marron pour l’hiver, le rose pour l’été ; elle n’achète jamais plus de deux robes et de deux chapeaux par an ; elle a un esprit parfait d’économie, même un peu d’avarice, passion innée qui grandit à mesure qu’elle vieillit. Elle place à la caisse d’épargne tous ses émoluments, et ne donne à ses parents que les rognures des cadeaux qu’elle reçoit pour sa fête et au premier de l’an.
Après trente-cinq ans, l’institutrice de vocation qui a fait son petit pécule se marie avec quelque employé des postes ou d’un ministère. Elle devient alors une docte ménagère, une mère pédante et rigide, si elle a des enfants. Ou quand elle a pris son parti de rester vieille fille, elle achète un fonds de pensionnat, comme on achète une étude de notaire avec une clientèle toute faite, et s’y prélasse le reste de ses jours. Alors son plaisir est de faire bonne chère, d’avoir un caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer ses sous-maîtresses, s’exerçant à infliger à son tour ces milliers d’infimes persécutions dont elle a été longtemps victime.
Avez-vous vu dans quelque élégante pension à la mode, ou dans une des royales maisons de la Légion d’Honneur, à Saint-Denis, par exemple ; avez-vous vu une des ces pâles demoiselles, rêveuses, ennuyées, dégoûtées de la vie à vingt ans, se promenant seule dans une sombre allée de ces jardins où près d’elle d’autres allées sont si bruyantes et si animées par les jeux de ses heureuses compagnes ? Cette grande demoiselle pâle et triste, triste de dépit et non de douleur, c’est le type naissant de l’institutrice ambitieuse.
Fille de quelque général, ou de quelque fournisseur de l’empire ruiné par la restauration ; parfois enfant mystérieux d’un haut personnage et d’une grande dame, elle n’a pu donner à son père que le titre d’oncle, à sa mère que celui de tante. Elle a vu son enfance entourée d’un luxe imprudent. Pour elle, toutes les prodigalités du grand monde ont été introduites dans l’enceinte d’une pension. En naissant elle a eu des parures et des bijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous ses caprices les plus tyranniques. Enfant elle a été nourrie de bonbons et de confitures, selon son vouloir ; on altérait ainsi sa santé avant qu’elle fût fortifiée. Plus tard, même régime pour son esprit : au lieu des livres de saine poésie, de pure morale, les romans à passions factices sont venus fausser son coeur avant qu’il ne se fût éveillé.
Ainsi a grandi l’enfant loin de toute famille, gâtée, empoisonnée par le luxe, qui corrompt tout, même l’âme virginale d’une jeune fille ; par le luxe qui lui a donné inconsidérément de l’or pour enchaîner à ses fantaisies des subalternes complaisants. Et, lorsqu’à dix-huit ans, la pauvre fille déjà blasée sur ces jouissances de toilettes, de fêtes, de distractions mondaines, que ses compagnes ne voient qu’en rêve ; lorsqu’à dix-huit ans elle croit toucher enfin à cet empire d’élégance et de domination frivole que tout lui a fait présager, visites mystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaque mois la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires sur les grands événements qui la concernent ; eh bien ! lorsqu’elle attend que ce monde où son esprit romanesque lui assigne une si haute place s’ouvre pour elle, un jour la pauvre fille est sèchement appelée par la maîtresse de pension, qui jusqu’alors l’avait traitée avec des égards obséquieux : on lui annonce tout à coup, durement, sans préparation, que ceux qui payaient sa pension sont morts ou ruinés, et qu’elle doit songer à se pourvoir d’un état dans le monde ; on ajoute, en forme de consolation, que ses talents lui seront une ressource qu’elle ne doit pas négliger.
A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeune fille pâle, pâlit plus encore ; mais elle se souvient de situations semblables à la sienne dans les romans qu’elle a lus ; elle se pose en héroïne, elle se roidit contre le malheur et s’éloigne d’un oeil sec, sans donner un regret à cet asile de l’insouciance et de la jeunesse, où elle n’a pas vécu en paix, elle qui n’a pas eu d’enfance, pas de rêves de jeunes filles, pas de fraîches espérances ; mais des vanités, des ambitions dévorantes qui se voient tout à coup si misérablement avortées.
Le monde s’ouvre à elle, elle l’embrasse avidement ; elle est seule, sans fortune, sans protection : mais elle est libre, elle a un esprit aventureux que rien n’effraie, elle a des grâces affectées qui séduisent toujours dans un monde de suprême affectation, elle a cette beauté maladive qui va à sa destinée, qui doit l’aider à en triompher, pense-t-elle, en lui attirant cet intérêt qu’inspirent les airs de langueur indéfinissables.
Dans cette société brillante et pervertie, où hier encore elle se disait : « Je serai reine ! » elle connaît les plus riches et les plus puissants : longtemps elle a été leur égale, elle n’ira pas aujourd’hui mendier leur aumône ; mais elle se présentera à eux comme une soeur dépouillée qu’ils ne doivent pas laisser voir dans son dénuement à ceux qui ne sont pas des leurs. Elle est accueillie, recherchée, on s’arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse ; c’est bientôt un être exceptionnel : elle est fière, elle n’accepte rien comme don, mais comme échange. Elle devient demoiselle de compagnie dans quelque grande maison, mais sur un pied d’égalité. C’est un être pétri d’élégance, d’idées creuses, de dehors gracieux, de câlineries de chatte, un mélange de hauteur et de souplesse, une petite créature qui fait parfois fureur, qui devient par aventure une femme à la mode, une chose dont, comme un meuble nouveau, une maîtresse de maison pare son salon avec vanité. Elle chante brillamment avec des airs de tête passionnés, un peu en actrice ; elle en a tous les instincts vaniteux, désordonnés ; mais elle les musèle hypocritement, elle doit tenir son rang dans le monde, et voilà ce qui l’empêche de se livrer au théâtre, vocation bien décidée de cette nature maniérée. Elle parle à tous une poésie mystique admirablement fastidieuse ; elle cite Byron en anglais, Kloopstok en allemand ; elle se pose devant tous comme vivant d’idéalités ; tandis que son esprit ulcéré par les mécomptes, recherche avec ardeur le positif du luxe, le réel des jouissances mondaines.
Habile par intuition, elle dirige ses plans d’attaque contre les natures malléables, les héritiers présomptifs d’un grand nom et d’une grand fortune, écoliers encore imberbes, que la demoiselle pâle enlace de ses séductions de couleuvre ; ou bien elle s’attaque à ses connaisseurs émérites en beauté qui ont traversé l’empire en aimant par convention deux ou trois femmes alors citées, ces admirateurs consacrés du beau sexe, qui font des folies de sang-froid, avec préméditation, pour faire croire à un reste de jeunesse. Mais lorsqu’elle échoue dans ce noviciat d’intrigues, comprenant à vingt-cinq ans qu’elle a perdu la magie de son prisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque et brillante, elle se transforme en institutrice ambitieuse.
Il lui faut alors une grande maison, d’où l’esprit de famille soit exclu, où le monde ait fait invasion complète, où les enfants soient gardés près de leurs parents, non pour qu’on y développe avec plus de sollicitude leur esprit et leur coeur, mais pour qu’on les dresse en naissant à ces airs stéréotypés, à ces manières conventionnelles que la nature n’indique pas et dont on fait le suprême bon ton.
L’institutrice ambitieuse cherche de préférence une élève qui n’ait plus sa mère, et qu’elle puisse former sans autre contrôle que la surveillance paternelle, qu’elle métamorphose en attentions qui lui sont personnelles. Chez un père veuf, l’institutrice ambitieuse trône en souveraine, devient maîtresse de maison, en usurpe l’autorité, en dépasse les tyrannies, et finit parfois par en acquérir la consécration.
L’institutrice ambitieuse est trop occupée d’elle-même pour s’occuper sérieusement de son élève : tout ce qu’elle exige d’elle, ce sont des dehors séduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un salon. Si l’écolière est docile, l’institutrice récompense ces grâces naissantes qui découlent d’elle par des complaisances qui annulent l’autorité paternelle et qui plus tard annuleront l’autorité conjugale. Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans sa mise, et veut être citée comme un modèle de goût, comme un résumé d’élégance. Elle est prodigue ; car son ambition lui fait voir toujours une fortune assurée en perspective. A quoi lui serviraient ses épargnes ? l’intrigue y suppléera.
Mais lorsque passé trente-cinq ans elle n’a pu s’enrichir par quelque riche mariage habilement et forcément amené, en désespoir de cause elle se décide à se faire chanoinesse ; chaperonnée du titre de madame, elle devient une de ces intrigantes problématiques que le beau monde accueille, qu’il protège, et dont il se sert comme auxiliaire dans l’exploitation de tous les vices occultes et musqués, dont l’expérience lui donne si bien l’entendement ; c’est alors que l’institutrice ambitieuse devient joueuse forcenée.
L’examen de la nature humaine nous offre toujours un côté ridicule ou odieux, mais aussi un côté touchant dont la consolante analyse adoucit l’amertume du moraliste et fait succéder à des peintures railleuses ou mordantes, le tableau réel de nobles et pures vérités. Ainsi nous arrivons avec bonheur à l’institutrice par dévouement, jeune martyre, vertu sublime et cachée, que les ridicules de l’institutrice de vocation et l’esprit d’intrigue de l’institutrice ambitieuse, font trop souvent méconnaître.
L’institutrice par dévouement est souvent une jeune fille insouciante et heureuse au sein de sa famille, ignorante de ses talents et de son esprit, et qui ne pense pas qu’ils pourront lui aider un jour à combattre la mauvaise fortune. Ame pure et tendre, toute prête à se dévouer au premier appel, et à sauver par son sacrifice ceux qu’elle aime de la misère et du malheur ; elle, si bien faite pour goûter les joies de la famille, pour les faire naître par sa présence, elle quitte courageusement le toit paternel où elle a été si naturellement heureuse, si doucement aimée ; elle pressent tout ce qu’elle souffrira dans une maison étrangère ; elle répète tout bas ces vers du Dante :
                Tu proverai siccome sa di sale
                Lo pane altrui, e com’ è duro calle
                Lo scendere e ‘l salir per l’altrui scale (1).
Mais elle se résigne. Être utile, voilà sa destinée, destinée sévère, où l’imagination doit s’éteindre, où le coeur doit être étouffé ; mais où la conscience puise de saintes consolations dans la certitude d’avoir bien fait.
On choisit toujours pour l’institutrice par dévouement, ou elle cherche elle-même avec soin, une famille honorablement placée dans le monde et rigoureusement honnête, imposant par ses bonnes moeurs, par la considération de la fortune et du rang, par tous les dehors qui donnent ou attirent l’estime ; mais la position ne change point les individus, et souvent dans ces familles si bien famées, il se rencontre des natures difficiles, des âmes froides ou irritables, dont le contact est une souffrance de chaque jour pour l’institutrice par dévouement. En général les grandes et nobles familles où elle est admise ont l’esprit de régularité et d’orgueil de leur caste, elles offrent une hospitalité polie, mais glaciale, à cette pauvre enfant qui aurait besoin de retrouver une seconde famille dans cette famille étrangère, et d’être consolée par une bienveillante affection de la perte de toutes ces tendresses qui entourèrent son enfance. Dans le nouvel état que le malheur lui a fait, elle est traitée avec considération, elle s’attire le respect par le soin scrupuleux qu’elle met à remplir tous ses devoirs ; on lui adresse régulièrement des éloges, on lui donne, à des époques fixes de l’année, des cadeaux élégants, preuves d’une satisfaction réelle, mais est-ce tout pour cette âme, si noble, si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l’ait vieillie prématurément ? Est-ce tout qu’une position honorablement acquise par son travail et qui lui permet de secourir sa famille indigente ? A ces avantages positifs ne devrait-il pas se joindre pour ce coeur si tristement éprouvé, quelque consolante amitié qui l’empêchât de se souvenir qu’elle n’est qu’une étrangère dans cette riche famille à laquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents, souvent même son coeur, et qui ne lui donne en échange de tous ces jeunes trésors, qu’une existence confortable, mais décolorée, que de l’or et pas une heure de douce intimité.
L’institutrice par dévouement accepte son sort tel que la Providence le lui a fait ; elle a la résignation des âmes sensibles et fières qui pouvaient espérer beaucoup de la vie et qui n’y trouvant que des déceptions, se résignent sans se plaindre. Son coeur ne se dessèche pas, son imagination ne s’éteint point ; mais elle refoule en elle-même tous ses désirs sans espoir, toutes ses illusions qui tombent et meurent une à une dans la sphère où elle vit. Elle est belle, aimante, enthousiaste, pleine de coeur et d’intelligence, elle aurait aimé, elle se serait attiré l’amour au sein de sa famille ; mais dans cette famille étrangère où le malheur l’a jetée, qui l’aimera, qui se dévouera à l’aimer d’amour. Est-ce le frère de son élève ? ce jeune homme ardent, passionné, qui commence la vie et qui éprouve, comme à son insu, pour la jeune et belle institutrice un intérêt tout-puissant. Mon Dieu ! elle a bien compris à son regard, à sa parole, à ses douces et involontaires attentions pour elle, que lui du moins ne la traitait pas comme un être inférieur, comme une étrangère qu’on emploie et qu’on paie. Mais la pauvre enfant n’ose se livrer à cette pensée, à cet espoir, elle a trop d’orgueil pour vouloir d’un amour qui ne serait qu’un mystère, qu’une intrigue cachée ; elle sent qu’elle est digne d’être aimée avec bonheur et courageusement, et cet amour tremblant de jeune homme qu’un regard de sa mère fait pâlir, qui s’épouvante d’une réprimande, qui cède à de vaniteuses réflexions de rang et de fortune, souvent faites avec cruauté devant elle, et dont elle saisit tristement le sens ; cet amour qui d’abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suave espérance, devient une sorte d’humiliation dont son âme est froissée.
Que de luttes dans cette pauvre âme sans appui, qui s’effraie de ses rêves, qui les combat et qui ne parvient à les vaincre qu’à force de souffrance et de dévouement ! Que de fois sa tâche lui paraissant trop rude, elle fut tentée de fuir cette maison où elle est utile, où ses talents sont appréciés ; mais où l’on ne donnerait pas une larme à son absence ! Que de fois se souvenant des baisers de sa mère, de la tendresse de son père, elle a pensé à revenir vers eux, en s’écriant : « Vivons, aimons et souffrons en famille, l’isolement de la jeunesse est impossible à mon coeur ! » Mais la même voix qui lui dicta son sacrifice a étouffé ce cri de l’âme, elle s’est souvenue de l’indigence qu’elle avait adoucie, du bien-être qu’elle répandait chaque jour sur les siens, en travaillant, en s’immolant sans relâche, et, fortifiée par la lutte, elle la continue malgré ses blessures.
- Est-il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle de cette jeune femme ! Elle perd sa beauté dans les veilles laborieuses de l’étude, dans des douleurs muettes et souvent raillées par ceux qui les causent. Elle plie son esprit, vif, élevé, profond, aux étroites règles d’un enseignement formulé ; elle fait descendre son imagination poétique et hardie, à l’intelligence naissante d’un enfant ; sa passion pour les arts n’est plus qu’une science utile dont elle doit enseigner les éléments, mais oublier les inspirations ; enfin cette âme passionnée et tendre qui rêva tous les sentiments, qui les eût tous ressentis si elle avait pu s’ouvrir au monde, heureuse et confiante ; cette âme fermée à toute jouissance par une main de fer, par celle de la nécessité, s’isole, s’assombrit et finit par perdre sa foi dans le bonheur dont elle était digne et qu’elle n’a pas trouvé.
Lorsque l’institutrice par dévouement ne meurt pas à la peine après dix ans de labeurs, de souffrance et de résignation ; après les dix plus belles années de sa vie si tristement dépouillées de joies de famille, des illusions du coeur, de l’amour, de l’enthousiasme, de toutes ces brûlantes visions si hâtivement dissipées pour elle ; après ces dix années de jeunesse fanée dans l’isolement de l’âme le plus cruel de tous, si l’institutrice par dévouement a encore quelques débris de sa famille, elle revient auprès d’un vieux père dont elle est l’honneur, ou d’une mère infirme qu’elle console par sa tendresse, qu’elle distrait par son esprit, ou bien encore auprès d’une jeune soeur mariée dont elle soigne et élève les enfants avec amour. Goûtant ainsi en se dévouant encore un simulacre de ces joies maternelles dont la réalité lui fut refusée, elle ne rougit point d’être vieille fille, car elle a su aimer, et sans son dévouement, la plus céleste des vertus humaines, elle serait épouse et mère : le ridicule n’atteint pas les vies qui sont sublimes par leurs actes.
Aussi, loin de chercher à se marier à quarante ans, sachant ce qu’elle a valu, ce qu’elle aurait mérité, elle ne songe pas à arranger sa vie selon le monde, elle la laisse couler au gré de la Providence, et souvent la Providence lui envoie des joies compensatrices pour les joies de sa jeunesse perdue.
Nous avons dessiné les portraits des divers caractères d’institutrice ; en terminant cet article nous éloignons notre pensée de l’institutrice peu digne de ces nobles fonctions. Mais nous voulons rappeler à l’estime et à l’admiration publiques, ce modèle de l’institutrice parfaite, cette femme rare et par l’esprit et par le coeur, qui vient de retracer dans un livre échappé ce semble à l’âme et à la plume de Fénelon, tous les devoirs, toutes les qualités dont elle-même avait été le touchant  exemple. Mademoiselle Sauvan est l’auteur de ce livre que l’Académie française a couronné et qui a une sorte de fraternité de grâce et de sagesse éclairée avec l’Éducation des Filles ; - une femme seule pouvait deviner toutes ces qualités exquises qui sont nécessaires dans l’institutrice, pour agir sur les jeunes âmes confiées à ses soins. Il y a dans notre article assez de critiques, assez de traits qui paraîtront frondeurs, pour qu’on nous pardonne de le terminer par un éloge. – FIN

 

NOTE :

(1) Tu sauras combien le pain d’autrui a d’amertume, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier étranger.^^

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021