BIBLIOBUS Littérature française

L' Infirmier - P. Bernard.

Ubi non est mulier, ingemiscit æger.

C'est le cœur de la femme qui approche de plus près le mortel aux prises avec la douleur; c'est sa main qui le touche avec plus de douceur. - Percy et Laurent.

Voyez-vous là-bas, au fond d'une salle étroite, longue, bordée de lits de fer aux rideaux peu étoffés, mais blancs, et que surmonte une croix de bois; voyez-vous ce petit homme qui glisse bien plus qu'il ne marche, avec ses savates, sur le carreau ciré, luisant comme le parquet d'un salon? Il paraît et disparaît: le voilà! ne le voilà plus! C'est qu'il va de ruelle en ruelle demandant des nouvelles et donnant le bonjour... savez-vous à quoi? A des numéros; car l'homme dont il s'agit n'a pas de semblables dans le lieu où nous le trouvons: il y a lui, et puis un, deux, trois, quatre, cinq, six, etc.

Où sommes-nous donc? Nous sommes où vont les artisans infirmes, les commerçants honnêtes, les rentiers confiants, les serviteurs fidèles d'une dynastie déchue, les dévouements désintéressés, les vertus intègres et les talents modestes; nous sommes où n'arrivent jamais les philanthropes brevetés... à l'hôpital!

Et maintenant parlez-nous de cet homme que nous avons aperçu tout à l'heure. Est-ce par goût, par vocation, par pénitence, qu'il s'est consacré à vivre au sein des maladies et de l'infection? Aurions-nous devant les yeux quelque disciple généreux de la sensible mère Agnès, ou de Gérard de Provence; quelque chevalier hospitalier de Saint-Jean, du Sépulcre, du Mont-Carmel ou de Saint-Lazare? Non; car il n'est pas équipé à la fois pour secourir et pour combattre, pour assister les malades dans les hospices et pour protéger le transport des blessés sur les champs de bataille. Si adoucies que soient de nos jours les mœurs et les coutumes militaires, l'aspect et l'attitude de ce personnage ne peuvent rien simuler d'héroïque à nos yeux; et puis enfin, à l'époque où nous sommes, on ne connaît presque plus, en fait de chevaliers, que ceux d'industrie.

Serait-ce plutôt un de ces frères de Jean-de-Dieu, originaires d'Italie, et que Catherine de Médicis a tenté de naturaliser en France? Pas davantage. En effet, écoutez-le répondre à ce pauvre malade qui, mettant tout ce qui lui reste de force à s'impatienter, l'appelle avec trop d'instance... il jure.

Examinez-le de près: où pourrait-on rencontrer un air plus triomphant sous un bonnet de coton jauni, si ce n'est chez un restaurateur prix fixe, ou dans une cuisine d'hôtel garni?—Il porte sous son bras une serviette quasi blanche, et jamais ministre n'a porté son portefeuille avec autant de dignité et de conviction.—Au-dessous de sa veste de bure, sa taille est prise par les cordons d'un tablier relevé aux coins, orné de taches marbrées et veinées de sang: avons-nous donc affaire à un boucher? Mais comment prendre pour un coutelas l'instrument si peu tranchant qu'il manie avec une dextérité remarquable, instrument doucereux qui n'a jamais blessé la partie adverse en face; instrument vieilli du reste, et que remplace déjà, dans la confiance de beaucoup de gens et ailleurs, un objet dont le nom rime avec entonnoir? J'y suis, je le tiens... Quoi? l'instrument!... Eh! non, notre homme; vous ne devinez pas? puisqu'il n'y a plus d'apothicaires, c'est nécessairement un infirmier.

L'infirmier s'appelle toujours Jean, c'est bientôt dit: Jean! C'est à la portée même du phtisique à qui il reste encore quelques parcelles du poumon droit ou gauche, et des moyens pécuniaires pour demander qu'on vide son crachoir ou pour faire remplir son pot de tisane. Jean!—Quatre lettres comme dans les exclamations Holà! Houp! Oheh! mais avec cette circonstance favorable de plus qu'il y a un h de moins, c'est-à-dire une consonne très-pénible à aspirer et très-fatigante à faire sentir. Jean! véritable nom de prédestiné qu'un gouvernement tant soit peu humain devrait imposer à tous les nouveau-nés que leurs pères et mères destinent à l'état de commissionnaire, de concierge, etc. Nous ne parlons pas des grooms: leurs maîtres ont toujours la ressource de les nommer Tom.

Jean tient sa vocation de sa misère, de son ignorance ou de sa gourmandise. Ne vous étonnez pas trop vite à ce dernier mot, si peu fait pour s'accorder avec hôpital, selon les idées communes. Les passions s'exercent où elles peuvent, comme elles peuvent. Diète et hospice ne sont d'ailleurs pas inévitablement synonymes. Demandez à l'infirmier si la portion, la demi-portion, le quart, les œufs frais matin et soir, ne sont une réalité que sur le cahier de service, et si même cette réalité accumulée ne pèse pas quelquefois très-lourdement sur son estomac, à la décharge de celui des malades qui lui sont confiés; et puis, on n'administre pas seulement de la rhubarbe et de l'huile de ricin à l'hôpital; les sirops n'y sont pas liqueurs absolument fantastiques, ni l'alcool un pur esprit: l'alcool existe si bien, que les vieux règlements des hôpitaux prescrivaient d'altérer le goût, la couleur de l'eau-de-vie destinée aux blessés, et d'y mêler de l'émétique, afin d'empêcher les infirmiers, sinon 155 d'en voler, au moins d'en boire. Calomnie! s'écrieront les honorables de la profession. Calomnie soit; mais on est convenu qu'il en reste toujours quelque chose, et ce quelque chose pourrait bien approcher de la vérité. Après cela, comme disent les hommes incorrigibles et certains grands criminels, on n'est pas parfait!

Jean a quelquefois aussi conquis son grade à l'amphithéâtre, sous le scalpel du chirurgien. L'infirmier est alors un échantillon d'opération difficile et réussie, de dissection bien faite sur le vivant, et que, dans l'intérêt et pour l'honneur de la science, on ne veut pas perdre de vue. On garde l'infirmier, on le conserve à l'hospice par le même motif qui fait mettre les veaux à deux têtes en bocal, et les tænia dans l'esprit-de-vin. Hélas! ce même alcool est précisément ce qui détruit l'infirmier; car tous les rôles sont intervertis, et c'est Jean qui se fait bocal.

L'infirmier parle volontiers, mais longtemps. Appuyé sur son balai, l'un des attributs classiques de la profession, il vous racontera, si vous n'y tenez pas le moins du monde, tout ce qu'il sait; or de tout, il n'en ignore rien. Il cause monarchie d'après les récits d'un ex-serviteur de S. M. Louis XVI, qui est venu mourir dans le lit numéroté précisément 95;—république, selon les souvenirs du portier d'un girondin;—empire, conformément à la tradition que lui ont transmise plusieurs légionnaires qui ont passé par l'hôpital pour arriver au champ du repos (couleur locale),... et peut-être aussi d'après les feuilletons du journal le Siècle;—poésie, à la suite de jeunes fous morts entre dix-huit et vingt-cinq ans, en récitant à leurs voisins, affectés de surdité chronique, des pensées qu'aucun ami n'a voulu entendre et des vers incompris du public;—littérature, d'après des éditeurs ruinés;—médecine, suivant tous les médecins qui se sont succédé ou exclus depuis son entrée à l'hôpital;—philosophie, enfin, d'après tous les pauvres.

Chacun subit les défauts de ses propres qualités. Jean est bavard: il doit encore être politique. En effet, Jean peut se donner aujourd'hui comme l'homme le plus fort de France sur les faits Paris d'hier. Jean lit en cachette tous les journaux de la veille: or je fais appel à vos souvenirs de collège, les lectures ainsi faites ne profitent-elles pas infiniment mieux que les autres?—Jean est donc abonné gratis au Journal des Débats de l'administration, au Temps du médecin, à la Quotidienne de la supérieure, et au National de l'élève interne. La foi de Jean aux feuilles les plus diverses, mais imprimées, a été une foi modèle jusqu'au jour où il a dû constater une grave altération de la vérité, commise par l'une d'elles et fidèlement copiée par toutes les autres. Voici le fait: un homme ayant reçu trois coups de couteau de la main chérie de sa maîtresse, la victime fut transportée à l'hôpital. Jean vit sonder et panser ses blessures; elles n'étaient pas mortelles, mais elles entraînaient une opération qui l'était à leur place, ce qui est bien différent. L'homme fut opéré, et mourut. On imprima le lendemain qu'il avait succombé aux coups de l'assassin: Jean maintint que la victime était morte de l'opération; et depuis ce jour-là il se défie un peu du mal et du bien qui se publient touchant les ministères.

Jean flâne avec volupté dans les salles, comme tant d'autres flânent sur les quais et au soleil; il va d'une pleurésie à une gastrite, colportant les nouvelles; il flâne d'un typhus à un rhumatisme, d'un vésicatoire à un ulcère, ainsi que le papillon voltige du thym à la rose, de la rose à l'œillet. Son butin a lui, c'est une compresse qui traînait et qu'il serre, un emplâtre tombé qu'il ramasse, des pois à cautère dont il fait collection.

L'édifice, ordinairement peu gigantesque, de maître Jean se termine, nous l'avons déjà dit, par un bonnet de coton. Jean a le bon goût de ne pas s'en coiffer sur l'oreille, mais d'aplomb et sur les yeux. Sans être peureux, Jean n'est pas crâne, et, en homme de tact, il fuit les airs tambour, au milieu des malades. Il y a du gâte-sauce et du pâtissier dans sa façon de porter le bonnet classique; au fait, Jean n'est pas totalement étranger à l'art de restaurer les autres: Jean restaure quelquefois les malades que le médecin a mis à la diète, et moyennant certaine rétribution qui s'élève en proportion de la sévérité du régime auquel le client devrait être soumis. Le numéro qui est à la demie et qui veut acheter les deux tiers est taxé à un prix raisonnable, c'est-à-dire qu'il paye comme de chrétien à juif, et de fils de famille à usurier; mais le prix s'élève tout à coup et dans une proportion incommensurable pour le numéro qui veut, de la diète absolue, passer simplement au quart; pour celui-là, l'os de poulet qui n'a été qu'effleuré déjà par des lèvres mourantes ou par des dents ébranlées se paye comme s'il était acheté tout neuf chez le marchand. Mais la sagesse plutôt que l'avarice a présidé à la rédaction de ces tarifs: il est tout naturel que celui qui veut compromettre ses jours paye son imprudence un peu cher.

Arrière! Place encore! découvrez-vous donc! voici le héros, le modèle des infirmiers qui s'avance. Ses égaux lui obéissent, ses supérieurs l'estiment: c'est l'infirmier type, l'infirmier hors de prix. Vous avez peut-être été voir quelquefois l'homme qui se jette à l'eau sans se mouiller, l'homme qui traverse les flammes sans se brûler, l'imperméable et l'incombustible; l'homme que nous vous présentons en ce moment fait encore plus fort que tout cela... il traverse toutes les maladies connues sans en attraper aucune; il faut le voir. Or savez-vous comment il s'y est pris pour arriver à ce grand résultat? le moyen est à la portée de tout le monde: pour s'en préserver il a commencé par en jouir; il a eu la fièvre d'hôpital, c'est-à-dire celle qui contient tout, la fièvre des fièvres, la reine-mère des fièvres, celle qui guérit de toutes les autres en vous tuant du premier coup infailliblement, ou bien en vous donnant l'impunité. La fièvre d'hôpital est le Waterloo des infirmiers, leur tour du monde. On n'en revient guère, mais on n'y retourne plus.—Aussi cette espèce de Jean-là est-elle la plus rare, la plus recherchée. Elle meurt, mais ne se rend pas... aux fléaux; typhus et choléra ne sont pour elle que zéphyrs légers qui passent sans même lui affecter le visage; elle meurt, mais uniquement parce qu'il faut bien, un beau jour, se faire une raison et une fin.

La sœur et l'infirmier sont les deux puissances de l'hôpital; ils se partagent l'empire, mais comme ces choses-là se partagent, c'est-à-dire fort inégalement. La sœur est reine, l'infirmier n'est qu'un seigneur de sa cour, et qui tire sa plus grande autorité de la faveur dont il jouit auprès de la souveraine. Aussi l'infirmier dévot peut le plus... après l'infirmier hypocrite, bien entendu.

Ce sont, nous l'avons dit, deux grandes puissances. Cette expression prend un nouveau degré de justesse quand on connaît leurs rapports et les petits présents diplomatiques dont s'entretient leur harmonieuse et parfaite intelligence.

Les grandes négociations qu'elles poursuivent entre elles sont ordinairement relatives à des objets de consommation, tels que les œufs, le lait, le vin, toutes matières fort délicates, comme vous voyez, très-susceptibles d'altération, et qui demandent des ménagements. Le problème que les deux puissances ont souvent à résoudre en commun est celui-ci: «Sans rien changer à la qualité, à la quantité prescrites, faire la part de tous les ayants droit et de quelques autres encore.» Quant au vin, on peut sans fanatisme admettre que Jésus a transmis une petite partie du secret des noces de Cana à ses chastes épouses: cette supposition n'est point, en tout cas, la moins chrétienne. Enfin croyez-en ce qu'il vous plaira, et honni soit qui mal y pense, mais le problème se trouve résolu tous les jours, à la satisfaction générale.

La sœur représente la religion; l'infirmier, la philosophie; elle, la résignation, lui, l'insouciance. Qu'est-ce qu'une plaie aux yeux de l'infirmier? Un quart, une demi-livre de chair avariée.—Le sang qui coule est moins précieux que le vin qui fuit.—Un cadavre, c'est ce qui fait place dans le lit à un nouveau malade, ce qui rend un numéro vacant, ce qu'on couvre d'un drap, et ce qu'on descend à l'amphithéâtre.—Voilà.

Les poètes s'écrient fastueusement et sans vérité

Que j'en ai vu mourir!...

Jean, lorsqu'il se trouve en sensibilité, se contente d'ajouter, mais sans aucune prétention littéraire: Eh bien, et moi donc?—Jean et la mort sont en effet de très-vieilles connaissances, à l'égoïsme près, car elles ne passent jamais un seul jour sans faire quelque chose l'une pour l'autre. Jean, par une stupide complaisance, ou par inattention, laisse envoler une âme qu'il était possible de retenir un moment encore ici-bas; la mort ajoute par un arrêt capital quelque défroque, une tabatière en écorce de bouleau, par exemple, une pipe culottée, à la garde-robe de l'infirmier. Touchant échange! Effroyable réciprocité!

Il y a des jours où les fonctions de Jean prennent un imposant caractère de solennité: c'est lorsqu'il est chargé de conduire à l'amphithéâtre le pauvre blessé qu'attend le fer du chirurgien. Tous les malades, assis sur leur séant, ou debout avec leurs capotes grisâtres, représentent la foule et forment la haie; Jean va et vient du lit du patient à l'amphithéâtre, préparant l'un et l'autre, et l'un pour l'autre.—Les voilà qui passent; l'infirmier soutient la victime pâle et tremblante. Jean lui démontre, en souriant, comme quoi on ne souffre pas, et va même, dans son humanité, jusqu'à lui en donner sa parole d'honneur, à preuve. Ceux d'entre les spectateurs qui ont déjà suivi le même chemin et qui en sont revenus heureusement, rari nantes, jettent aussi leurs exhortations au passant.—Numéro tant, s'écrie celui-ci, n'aie pas peur, on m'a bien coupé la jambe.—Numéro tant, dit l'autre, du courage; on m'a amputé le bras, à moi.—Chacun offre ce qu'il a perdu au malheureux qui doit laisser où on le mène une partie de lui-même. Jean assiste à l'opération; il prend note des cris, des gémissements poussés, et classe ensuite, suivant leur nombre, l'opéré sur sa liste et dans son estime. Jean remarque, s'étonne et s'indigne que les femmes supportent généralement les opérations les plus terribles sans laisser échapper un seul mot.—Elles qui parlent si volontiers à propos de rien! ajoute-t-il. Jean ne veut voir là qu'un esprit de contrariété de leur part. En cette circonstance, Jean ne se montre ni juste ni galant.

Combien de fois Jean a-t-il servi de notaire à l'amant qui n'avait qu'une bague en crins et une mèche de cheveux à léguer, en mourant, à la femme pour laquelle, dans le délire de sa jeunesse, de son amour et de sa fièvre, le malheureux avait rêvé des fleurs, des diamants, et la fortune!—Que de douces confidences il a reçues! que de terribles secrets il a dû surprendre! Confidences d'une âme d'élite exilée dans un corps et dans une condition misérables pour expier peut-être les profanations et les raffinements d'une vie antérieure, et qui, entrevoyant sa délivrance, racontait son espoir... et son espoir était réputé folie! A l'hôpital, ne faut-il pas que tout rentre dans la nomenclature des maladies ou des infirmités humaines?—Secrets de la misère et du génie, discrets jusque-là, mais qui au dernier moment ne pouvaient se refuser un peu de luxe, et versaient quelques aveux et quelques larmes;—secrets du pauvre qui a laissé quelques liards dans le coin de la paillasse de son grabat, et qui connaît trop bien le prix de l'argent pour ne pas vouloir qu'ils profitent à quelqu'un;—secrets du brave ouvrier qui s'éteint et regrette amèrement la femme rachitique et les six enfants qui sont restés à la maison sans feu et sans pain!—quels trésors de tendresse et de mélancolie lui ont été confiés!—Dévouements célestes, crimes exécrables, pleurs de religieuse espérance, grincements de dents.

Mon Dieu! combien l'homme qui nous occupe sait-il plus de l'homme que tous les philosophes ensemble! combien a-t-il plus vu, de ses propres yeux vu, d'horreurs, de drames et d'élégies que l'imagination de tous les poëtes réunis n'en a jamais rêvé! O sublime de la science, Jean sait tout cela sans pédantisme.

Jean regarde les malades se succéder comme les courtisans assistent aux révolutions politiques; c'est la même sécheresse supérieure et incurable; c'est la même insouciance profonde.—Ses fonctions se perpétuent auprès de tous, quels qu'ils soient; voilà la seule idée qu'il ait de la constance et qu'il se fasse de l'éternité. Quand vous avez été (quand vous n'êtes plus implique une idée d'existence négative et de présent), Jean se dérange encore à votre intention et fait quelque chose pour vous; il vous descend à la salle des morts, vous couche sur la dalle, allume une veilleuse funéraire, et vous attache au bras gauche le cordon d'une sonnette, pour le cas prévu, et non impossible, de léthargie et de réveil. Jean ne demande pas mieux que de vous croire vivant; mais prenez la peine de l'en avertir et sonnez fort, s'il vous plaît. Sans cette précaution, Jean vous remettra demain à son camarade, le garçon d'amphithéâtre, lequel viendra, le fouet en main et la pipe à la bouche, réclamer ses sujets; car, le lendemain, vous ne serez déjà plus un mort, vous serez un sujet: c'est ainsi qu'on appelle ceux des hommes qui, utiles encore après leur vie, servent aux recherches anatomiques.—Ses sujets!

Quelle royauté!

Royauté difficile et tourmentée plus qu'on ne pense.—Les jambes, les bras, les têtes sont quelquefois d'une grande turbulence, et sans que le galvanisme s'en mêle, l'anatomiste ne les retrouve pas toujours le lendemain à la place où il les a laissés la veille. Ce phénomène s'explique très-naturellement, c'est que les travailleurs se pillent les sujets, dans les pavillons, absolument comme le font les auteurs dramatiques au théâtre.

L'infirmier, pour y revenir, n'est jamais marié.—Il n'a pas, en général, une assez haute idée de l'espèce humaine, pour s'occuper de la perpétuer.—Jean ne fait pas vœu de célibat; il ne s'engage à rien, et il y tient.—Cependant, comme il y a partout des anomalies, Jean se trouve quelquefois pourvu d'une famille; voici alors de quelle manière elle est distribuée:

Sa mère est aux Incurables-Femmes.

Son épouse fait ses couches à la Maternité.

Son premier est à l'Enfant-Jésus.

Il a enfin un oncle concierge, dans un hôpital de province. Cet oncle fait l'orgueil et l'espoir de toute la famille.

L'infirmier n'est pas, comme on pourrait le croire au premier abord, le mâle de la garde-malade. Ils appartiennent l'un et l'autre à une race très-différente. Celle-ci affiche des prétentions; elle est toujours une veuve qu'a zété dans l'aisance, sous son premier, pauvre défunt, qu'était un fort bel homme, bien induqué; elle a z'héu des malheurs.

Celui-là, et sauf les exceptions que nous avons indiquées tout à l'heure, descend sans honte comme sans vanité d'un père inconnu et d'une mère dont il a perdu la trace. Les souvenirs de son enfance ne lui rappellent communément que des jeux de bouchon, de pigoche, et des escalades de lanternes et de parapets, pour bien voir des guillotinés; il croit être né en Bourgogne; il s'est élevé... comme s'élèvent les champignons et les orties.—La garde-malade est ronde et grasse; elle roule plutôt qu'elle ne va-t-en en ville; l'infirmier est maigre et sec. Les malades doivent toujours être tentés de lui répondre: guéris-toi toi-même.—La voracité de la garde-malade se contient toujours dans les limites des choses succulentes et sucrées.—L'infirmier, quand il lui plaît de déployer sa puissance digestive, s'attaque à toutes les substances. Nous avons parlé plus haut de sa gourmandise; ce n'est là qu'un défaut du caractère; mais, hélas! les organes eux-mêmes de Jean se mêlent parfois de se dépraver, et alors cette gourmandise prend un développement surhumain. On a vu des infirmiers engloutir la portion d'une salle presque entière, et leur voracité dépasser les bornes de l'honnête et du possible: appétit bien digne des miasmes qui l'irritaient!

Nous nous apercevons à regret que jusqu'ici nous avons dit beaucoup de mal de l'infirmier; il ne faut pas qu'il nous en veuille: médire est aussi une maladie. Nous nous empressons de convenir que l'infirmier rend souvent des services signalés à l'humanité souffrante, et que, lorsqu'il lui prend fantaisie de se montrer sobre, intelligent et soigneux, il peut beaucoup pour l'adoucissement, voire même pour la guérison de certains malades.—En réfléchissant même, je serais presque tenté de rétracter une partie du mal que j'ai dit de mon héros.

A propos de héros, je dois vous avertir que l'infirmier militaire diffère du civil; d'abord le premier est revêtu d'un uniforme, et tout le monde sait les graves modifications que cette simple circonstance apporte d'elle-même à un individu. On pourrait recueillir aux Invalides les éléments de son histoire intéressante; on découvrirait peut-être un triste revers à la médaille d'Iéna, d'Austerlitz et de Friedland.

L'infirmier vous représente l'homme du monde le mieux fixé sur le genre de maladie dont il doit mourir; là-dessus, on ne saurait le tromper; c'est le résultat de son expérience et le couronnement de tous ses travaux. Une fois qu'il a bien reconnu son mal, ne croyez pas qu'il s'occupe de le guérir, pas si simple; il met son orgueil à le caresser, à lui donner toutes les facilités imaginables, et meurt ordinairement par où il a le plus vécu, par l'estomac et les entrailles.—En mourant, il lègue sa pipe au numéro qu'il affectionne le plus, et son corps à l'amphithéâtre; le cimetière lui paraît un abus;—les tombes, un obstacle à la circulation;—la sépulture, une recherche et une faiblesse de petit-maître; le Père-Lachaise,... il en trouve l'emplacement délicieux pour un Tivoli d'été.—Jean recommande seulement à l'interne qu'il croit le plus habile de se charger de son autopsie; il invite d'ailleurs tous les externes et tous les roupious  à manger un morceau: cela signifie, en style d'amphithéâtre, qu'il les invite à prendre, celui-ci un bras, celui-là une jambe, qui un pied, qui la main, qui la tête.—Quant à ses dents, s'il lui en reste, il ne peut pas en disposer plus que de ses cheveux:

C'est l'inévitable part des garçons.

Et son âme?

On ne peut penser à tout: l'infirmier a coutume de ne pas s'en préoccuper; les bonnes sœurs s'empressent de prier pour elle.—Mais nous croyons que la malheureuse a pris les devants, et qu'elle est déjà allée au diable,—où nous conjurons nos lecteurs de ne pas nous l'envoyer chercher ou rejoindre. Nous leur en témoignerons notre reconnaissance en leur souhaitant de n'avoir jamais que leur mère, leur sœur, leur femme ou leur maîtresse pour infirmier.

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016