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L' Horticulteur - Alphonse Karr (1808 - 1890)

C'est surtout quand on voit certains goûts qui remplissent et rendent heureuse la vie d'un homme, que l'on comprend bien que chacun a besoin d'avoir sa madone de plâtre ou de bois qu'il puisse parer à sa fantaisie.

C'est ce qui explique comment des hommes souvent très-supérieurs consacrent toute leur vie à quelques fleurs, à quelques insectes, quelquefois à un seul insecte, à une seule fleur, tant un instinct admirable, ou quelquefois peut-être une sage philosophie leur enseigne à présenter le moins de surface possible à la fortune, à vivre tout bas, et à se contenter d'un bonheur facile à cacher aux yeux du monde.

Il ne faut pas croire que l'intensité et la violence d'une passion puissent se mesurer à la petitesse de son objet. Les horticulteurs, qui vivent dans les fleurs comme les abeilles, ont comme elles un aiguillon dangereux. Les passions douces s'entourent de férocité comme on entoure une plante précieuse de ronces et d'épines pour la préserver de la dent des troupeaux.

Cela me rappelle comment me fut un jour dévoilé l'atroce caractère des moutons, que j'avais toujours regardés comme l'emblème de la mansuétude et de la bienveillance.—Monsieur, me disait un berger avec lequel je venais de voyager sur la route d'Épernay, il n'y a rien de si méchant que les moutons; ils n'aiment pas plus l'herbe de ce champ qui est ensemencé, que celle de celui d'à côté qui ne l'est pas; eh bien! ils sont tous dans le champ ensemencé.... Brrrr.... brrrr. Mords là, Médor, brrr.... C'est donc pour me faire prendre par le garde et me faire mettre à l'amende. Tenez, en voilà un là-bas.... un noir.... qui agace mon chien. Ici, Médor...  Il l'irrite à plaisir... Médor veux-tu venir ici? allez derrière... Il espère se faire étrangler, parce qu'il sait bien que quand un chien étrangle un mouton, c'est le pauvre berger qui le paye.

Celui qui écrit ces lignes a failli perdre la vie pour s'être permis de dire un jour, à propos d'une giroflée annoncée comme bleue, et qui avait produit des fleurs du plus beau jaune:—A quoi sert-il d'avoir une giroflée bleue si elle fleurit toujours jaune? Mais voici une histoire dont nous avons été témoin.

On se rappelle la fureur avec laquelle on a, il y a une trentaine d'années, cultivé les tulipes dans toute l'Europe, et surtout en France, et plus encore en Hollande.

Un oignon, semper augustus, fut vendu 12,000 francs.

Une couronne jaune, 1,123 francs, et une calèche attelée de deux chevaux bais.

Une tulipe médiocre, le vice-roi, fut vendue pour les objets suivants:

Quatre tonneaux de froment, huit de seigle, quatre bœufs, huit cochons, douze moutons, deux tonneaux de vin, quatre de bière, deux de beurre, mille livres de fromage, un lit complet, un paquet d'habits et un gobelet d'argent.

A cette époque, on voyait dans les gazettes, aux Nouvelles étrangères:

Amsterdam.—L'amiral Liefhens a parfaitement fleuri chez M. Berghem.

Mais passons à notre histoire.

Un jour on avisa que les tulipes à fond jaune n'étaient plus belles, que c'était à tort qu'on les admirait depuis si longtemps; que les seules tulipes que l'on dût avoir et cultiver étaient les tulipes à fond blanc; que toute tulipe jaune serait mise à la porte des plates-bandes qui se respectaient, et que leur graine serait maudite et jetée au vent. Les amateurs se divisèrent; on écrivit des lettres, des brochures, des chansons, des pamphlets, des gros livres.

Les amateurs des tulipes jaunes furent traités d'obstinés, de gens enveloppés des langes des préjugés, d'illibéraux, de rétrogrades, de ganaches, d'ennemis des lumières, et de jésuites.

Les partisans des tulipes blanches furent déclarés audacieux, novateurs, révolutionnaires, démocrates, tapageurs, sans-culottes, jeunes gens.

Des amis se brouillèrent, des ménages furent désunis, des familles divisées.

Un soir que M. Muller jouait aux dominos avec un de ses camarades d'enfance, horticulteur comme lui, on parla des tulipes,—des tulipes jaunes et blanches. M. Muller tenait aux jaunes; son ami était pour les idées nouvelles. Méhul, du reste amateur très-distingué, venait alors de passer aux blanches.

M. Muller et son ami, tous deux hommes de bon goût et de savoir-vivre, mettaient la plus grande modération dans leurs paroles, et évitaient avec un soin extrême d'en venir jusqu'à la discussion.

—Certes, disait M. Muller, la nature n'a rien fait de trop; il n'est pas une pierrerie de son riche écrin qui ne charme la vue; il est triste de voir des personnes procéder par exclusion. Il est certainement quelques tulipes à fond blanc que j'admettrais volontiers dans ma collection, si mon jardin était plus grand.

—De même, reprit l'ami, désirant de ne pas rester en arrière en fait de politesse et de concessions, j'avouerai que érymanthe(1), toute jaune qu'elle est, est une fleur fort présentable.

—Je ne méprise pas l'unique de Delphes(2), malgré son fond blanc, reprit M. Muller.

—Elle n'est pas très-blanche, reprit l'ami; ce n'est qu'au bout de trois ou quatre jours qu'elle se débarrasse d'une teinte jaune qu'elle a en ouvrant ses pétales; aussi n'en faisons-nous pas grand cas.

—C'est cependant de votre collection celle que je préférerais.

Les deux amis étaient dans ces excellents termes quand madame Muller sortit pour faire le thé.

Il est difficile de bien dire par quelles imperceptibles transitions ils en vinrent à l'aigreur, à l'injure, à l'insulte; mais toujours est-il que lorsque madame Muller rentra, cinq minutes après, elle les trouva sous la table, se tenant aux cheveux, et se gourmant de tout cœur. M. Muller avait jeté les dominos au visage de son ami, et la lutte s'était engagée.

On comprend de quelle honte furent saisis les deux antagonistes après que la première effervescence fut passée.

Aussi, dès le lendemain, M. Muller écrivait à son ami:

«Je suis une bête féroce et un homme mal élevé; recevez mes excuses. Notre ancienne amitié effacera ce moment d'égarement. Ma femme vous prie de dîner avec nous aujourd'hui. Il y aura de ces petits choux de Bruxelles que vous aimez.

«Votre ami,

«Muller.»

«P. S. Vous m'obligerez, mon cher ami, de me mettre de côté quelques-unes de vos belles tulipes blanches, auxquelles j'ai réservé pour l'année prochaine  une de mes meilleures plates-bandes. Je tiens surtout à palamède(3) et à l'agate royale(4)

Il reçut immédiatement la réponse suivante:

«Je serai chez vous à cinq heures moins un quart. Vous me permettrez, mon excellent ami, de vous présenter un horticulteur qui désire admirer vos magnifiques tulipes.

«Il désire surtout voir votre ténébreuse(5), votre julvécourt(6) et votre délicieuse lisa(7)

Par une délicatesse que tous deux comprirent, M. Muller faisait porter son admiration sur les plus blanches d'entre les tulipes blanches, et son ami n'était pas moins poli à l'égard des fonds jaunes.

Cependant le mouvement de générosité de M. Muller ne pouvait se maintenir toujours à la même hauteur; M. Walter, lui, n'avait fait qu'une concession aussi durable que le sentiment et l'impulsion qui l'avaient causée: celle de M. Muller devait survivre à l'élan.

La terre dans laquelle on mit les tulipes blanches ne fut ni soignée, ni amendée, ni tamisée comme celle destinée aux fonds jaunes.

La seconde année, M. Muller s'aperçut qu'elles encombraient le jardin; la troisième année, elles furent placées sous une gouttière: elles fleurirent mal; et M. Muller, après avoir montré ses tulipes jaunes dans tout leur éclat, disait aux visiteurs: Voici ce qu'il y a de mieux en tulipes blanches: elles m'ont été données par mon ami Walter, et j'y tiens infiniment. Et quand, dix minutes après, il disait: «Je ne comprends pas qu'on puisse cultiver des tulipes blanches,» on se trouvait naturellement de son avis.

On ne connaissait que quatre roses sous le règne de Louis XIV; aujourd'hui, les horticulteurs modestes, ceux qui ne donnent pas quatre ou cinq noms différents à la même rose, ceux qui ne se laissent pas aveugler par l'amour du nouveau et l'orgueil des découvertes, comptent quarante espèces et plus de dix-huit cents variétés.

Certains amateurs, entraînés par l'ambition de posséder seuls une variété quelconque, recherchent dans les roses les défauts avec autant d'empressement que d'autres y cherchent les qualités. Pourvu qu'une rose soit rare, elle est assez belle, et elle l'emporte à leurs yeux sur les plus riches de forme et de couleur, ainsi que sur les 94 plus odorantes. Ces amateurs cherchent depuis cinquante ans la rose verte, la rose bleue, la rose noire, et la rose capucine double.

Madame de Genlis, qui dit avoir inventé la rose mousseuse, donne, dans un de ses ouvrages, un procédé pour avoir la rose noire et la rose verte. Le procédé est très-simple; il ne s'agit que de greffer une rose sur un cassis ou sur un houx. Nous l'avons essayé, et le houx n'a donné que ses feuilles vertes et piquantes et ses baies de corail, et le cassis a produit d'excellent cassis.

Tous les ans, vers la fin de mai, un bruit se répand qu'on a trouvé la rose capucine double: nous avons fait de longs trajets pour la voir; jusqu'ici nous ne l'avons jamais vue ni double ni capucine. Quant à la rose bleue, c'est en vain jusqu'ici que plusieurs amateurs remplissent leurs jardins du très-petit nombre de fleurs bleues que produit la nature, dans l'espoir que les abeilles portant le pollen d'une de ces plantes sur un rosier, il le fécondera, et fera naître une rose bleue. Nous avons à ce sujet des idées qui nous appartiennent, et dont nous ferons l'essai quelqu'un de ces jours. Les roses décorées des noms les plus noirs, la nigritienne, ourika, etc., sont des roses violettes.

Les amateurs sont à l'affût des moindres différences. Ce rosier est remarquable par son bois, celui-ci par ses aiguillons, cet autre est précieux par l'absence de telle beauté, celui-ci tire tout son prix de ce qu'il n'a pas d'odeur; celui-là vaudrait bien moins s'il ne sentait pas légèrement la punaise.

Plus un sujet s'écarte de la rose ordinaire, de la rose que tout le monde peut avoir, plus il acquiert de valeur pour les amateurs passionnés.

Heureux celui qui posséderait un rosier qui serait une vigne, et qui boirait le vin de ses roses! Nous avons vu un rosier dont le possesseur explique que, depuis cinq ans qu'il l'a OBTENU de semence, il n'a jamais fleuri. Homme fortuné! plus fortuné encore si son rosier pouvait, l'année prochaine, n'avoir plus de feuilles!

Un horticulteur distingué était le curé de Palaiseau, petit village du département de Seine-et-Oise, là où mon ami Victor Bohain avait un rosier de haute futaie, grand comme un prunier, un rosier qui est mort dans l'hiver de 1838.

Le curé de Palaiseau a vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingt-deux ans, au commencement du printemps, au moment où il allait pour la soixantième fois voir fleurir une précieuse collection qu'il s'était occupé toute sa vie d'enrichir.

Il y a quelques années, ce respectable prêtre céda à un mouvement de curiosité, et alla voir une collection appartenant à un Anglais.

Cette collection était une vraie rose mystérieuse (rosa mystica), comme disent les Litanies. Le jardin de l'Anglais est un harem environné de hautes murailles, dans lequel personne n'était jamais admis, sous quelque prétexte que ce fût. Il était frénétiquement jaloux de ses roses. C'était pour lui seul que ses fleurs devaient étaler leurs riches couleurs, depuis le pourpre jusqu'au rose le plus pâle, depuis le violet sombre jusqu'au thé jaune, jusqu'au blanc; c'était pour lui seul qu'elles devaient exhaler et confondre leurs suaves odeurs. Un écrivain allemand a dit: «Les gens heureux sont d'un difficile accès.» Notre Anglais à ce compte était le plus heureux des hommes. Personne n'avait jamais vu ses roses. Il était jaloux d'un petit vent d'est qui, le soir, en emportait le parfum par-dessus les murailles, et, pour compléter les rigueurs du harem, il pensait souvent à faire garder ses roses, ses odalisques, par des eunuques d'un nouveau genre, par des gens sinon aveugles, du moins sans odorat.

Le bon curé néanmoins se mit en route une nuit; il fit cinq longues lieues dans une voiture non suspendue: il avait alors près de quatre-vingts ans. Il arriva avant le jour; il s'adressa à un jardinier, et, il faut le dire, on l'accusa d'avoir employé jusqu'à la corruption pour engager l'eunuque à l'introduire dans cet asile mystérieux des plaisirs de son maître.

Le jardinier se laissa séduire ou corrompre, et, aux premières lueurs du jour, il ouvrit doucement, avec une clef graissée, la porte, où l'attendait le bon curé, respirant à peine, haletant, oppressé. La porte s'est ouverte sans bruit, les deux complices marchent à pas lents et silencieux. Le jour est si faible, qu'on ne distingue rien encore, mais il semble que l'on respire un air embaumé. On va voir les roses... Tout à coup une voix sort d'une persienne:

«Williams! ohé Williams, conduisez monsieur hors du jardin.»

Il n'y avait rien à répliquer: il fallut sortir, remonter dans la carriole, et revenir, après dix lieues dans les plus mauvais chemins, sans avoir rempli le but du voyage. Pour consoler le curé, un voisin soutint le paradoxe que l'Anglais ne tenait son jardin si fermé que parce qu'il ne possédait pas une seule rose.

Qui sait?

En général, les amateurs n'admettent pas tout le monde dans leurs jardins; ils ont surtout horreur de certaines espèces qu'ils désignent sous le nom de fleurichons et de curiolets.

La corruption, l'escalade, la fausse clef, l'abus de confiance, n'ont rien qui effraye certains amateurs pour se procurer une greffe, un œil d'un rosier qu'ils ne possèdent pas.

En 1828, la duchesse de Berri obtint des semis de roses qu'elle faisait tous les ans à Rosni douze fleurs qui lui parurent d'une beauté remarquable; cependant, comme il ne s'agissait pas seulement d'avoir de belles roses, mais des roses nouvelles et inconnues, elle chargea madame de Larochejacquelein de les faire voir à un célèbre jardinier. Le jardinier, après avoir examiné les fleurs pendant dix minutes, en déclara trois NOUVELLES. L'une surtout lui parut mériter la préférence sur ses deux rivales, et elle fut appelée hybride de Rosni.

Deux ans après, au mois de mai ou de juin 1830 (c'était la dernière fois que la duchesse de Berri devait voir fleurir ses roses), elle avisa qu'il y avait deux ans qu'elle jouissait du plaisir de posséder seule l'hybride de Rosni, et qu'il était temps de renouveler ce plaisir en le partageant. Elle pensa que ce serait pour le célèbre jardinier un présent de quelque valeur, et elle chargea de nouveau madame de Larochejacquelein de le lui offrir de sa part.

Madame de Larochejacquelein trouva l'horticulteur lisant à l'ombre de deux hauts églantiers chargés de fleurs magnifiques. Il reçut l'offre avec les témoignages de reconnaissance que méritait cette honorable et délicate attention. Mais le bienfait arrivait tard: il avait eu soin, dans le peu de temps qu'il avait eu les roses dans les mains, deux ans auparavant, de couper à la dérobée deux yeux de la plus belle variété; il les avait greffés avec le plus grand succès, et il avait reçu la messagère de la duchesse à l'ombre des deux hybrides de Rosni, sujets plus beaux sans contredit qu'aucun de ceux que possédait Madame.

La plupart des gens qui s'occupent de fleurs le font plus par vanité que par amour, plus pour les montrer que pour les voir. Les horticulteurs, j'en excepte bien peu, n'aiment pas les fleurs. Quelques-uns plantent dans les cailloux un dalhia (l'incomparable, bordé de blanc), pour assurer ses panachures; d'autres ôtent toutes les feuilles à un camélia. M. P..., à la rentrée des Bourbons, guillotina les impériales de son jardin; les violettes, mêlées aussi à la politique, ont été exilées par Louis XVIII, et plus tard amnistiées. M. de Castres, commandant du château des Tuileries, a fait une consigne contre les œillets rouges. Pendant plusieurs années, après la révolution de juillet, les lis ont disparu des jardins royaux. Nous respectons par-dessus tout les passions et les bonheurs, mais la passion des horticulteurs n'est pas réelle. 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

NOTES :

1. Érymanthe, feuille morte, rouge et jaune.

2. Violet, pourpre et blanc.

3. Colombin, rouge et blanc.

4. Pourpre pâle, rouge et blanc.

5. Panachée, rouge et jaune.

6. Couleur de tuile, jaune et rouge.

7. Rouge, orangé et jaune, par menus panaches.

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016