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L' Etudiant en droit - Emile De La Bédollierre (1812-1883)

Un jeune homme sort du collège. Il a passé son examen de bachelier ès lettres, après avoir fait ce qu'on appelle ses études; c'est-à-dire que dix ans de travaux l'ont rendu capable d'expliquer, à l'aide de bons dictionnaires, Virgile et les fables d'Ésope. Son père et sa mère, assis au coin du feu, délibèrent sur la destinée ultérieure de leur fils unique. «Il faut qu'il fasse son droit, dit le père d'un ton grave et doctoral; c'est le complément indispensable de l'éducation: le titre d'avocat mène à tout.»

O bourgeois candide et patriarcal! le titre d'avocat ne mène à rien! Où vont ces milliers d'élèves qui s'asseyent chaque année sur les bancs de l'École de droit? sont-ils tous pourvus d'emplois honorables et lucratifs? les voit-on primer au barreau ou dans la magistrature? Hélas! non; la majorité ne met jamais le pied au palais. Quelques-uns deviennent notaires, avoués ou huissiers; le reste se répartit dans diverses professions. Cet agent d'affaires qui négocie des ventes et des achats de fonds de commerce sans clientèle, il a fait son droit. Ce jeune premier qui colporte en province sa misère et ses oripeaux, il a fait son droit. Cet écrivain public qui rédige en prose et en vers des compliments à l'usage des cuisinières, il a fait son droit. Ce dramaturge qui compose des pièces à grand spectacle pour le théâtre de madame Saqui a prêté le serment d'avocat. Les administrations publiques et particulières, l'armée, les boutiques, les échoppes, fourmillent d'ex-étudiants qui végètent et regrettent les trois années qu'ils ont perdues sous le vain prétexte d'apprendre les lois, dont ils ne savent pas un mot.

Quoi qu'il en soit, tous les ans, au mois de novembre, une foule de jeunes gens affluent de toutes les parties de la France, et viennent s'entasser dans les hôtels du quartier Latin, vaste camp dont les avant-postes s'étendent d'un côté jusqu'au Pont-Neuf, et de l'autre, jusqu'à la barrière d'Enfer.

Le nouveau débarqué est installé; il a pris sa première inscription; il a choisi ses professeurs; il a fait sa première apparition au cours, où il aura soin de se montrer le moins possible. Que lui faut-il encore? Une femme, une compagne qui partage avec lui les peines de la vie, et qui lui cire ses bottes! Il se met en quête, et un de ses compatriotes, élève de deuxième année, dont les belles manières et la conversation solide ont ébloui la haute société de son endroit pendant les vacances, a été chargé par les excellents parents de notre novice de guider sa jeune expérience à travers les écueils de la Babylone maudite où le jeune héritier n'a été abandonné qu'en tremblant. Pénétré de sa mission, le Mentor introduit dès le lendemain de son arrivée son jeune Télémaque au bal Montesquieu, autant pour le rompre sans retard aux bonnes habitudes que pour retrouver ses anciennes connaissances personnelles. Une contredanse et deux galops ont suffi pour lier intimement notre jeune homme à une élégante danseuse qui répond au nom d'Irma, Amanda, ou autre nom de la même famille. Elle est sage à n'en pas douter, car elle a refusé de donner son adresse; mais notre étudiant l'a bientôt retrouvée. Il l'épie et l'arrête au passage sur le trottoir de la rue Dauphine, enveloppée d'un long tartan, la tête encadrée dans un bonnet de velours noir, le bras passé dans un large cabas d'osier, garde-meuble inséparable de la majorité féminine de notre excellente capitale, et les pieds protégés par une chaussure équivoque. Sous ces dehors peu favorables, l'étudiant en droit a reconnu la taille élégante et les jolis yeux de sa danseuse: il faut ajouter qu'il a deviné un cœur tendre et des qualités physiques et morales qui lui suffisent. Son choix est fait, le pacte d'alliance est signé sur une table de la Grande-Chaumière du Mont-Parnasse. Là vous ne reconnaissez plus la pauvre fille dont les souliers épargnent de la besogne aux balayeurs. Elle est pimpante, élégante, éblouissante, frisée, pommadée, attifée, charmante à voir; elle porte une capote de batiste, une robe de mousseline, des bas blancs, et une écharpe de crêpe bleu.

Les amours de l'étudiant et de la grisette ne sont point de ces passions échevelées qui pleurent dans les drames modernes, et bientôt il ne la traite guère mieux qu'une servante, la charge de ses commissions, lui envoie chercher du tabac, de l'eau-de-vie et du jambon. Lorsqu'il régale ses amis, c'est elle qui, avant de présider au festin, fait cuire les côtelettes et met le couvert. Il faut le dire à sa louange, la grisette se prête merveilleusement à toutes ces fonctions de ménage, qui la rendent indispensable et lui donnent un air de femme mariée. Heureuse si les vacances seules interrompent le cours de cette liaison trop passagère, si elle peut dire adieu en pleurant à son époux temporaire, qui lui promettra de lui écrire! Mais souvent, las du ménage, l'ingrat songe à reconquérir sa liberté. Il cherche querelle à sa femme, l'accuse d'infidélité, et, à force de brouilles préparatoires, arrive à une rupture définitive. C'est un de ses amis qui lui succède, et la malheureuse fille passe de main en main comme un billet à ordre, comme une reconnaissance du mont-de-piété, jusqu'à ce que, vieille et fanée, elle tombe insensiblement au dernier degré de la dépravation.

S'il n'a point de femme pour lui préparer ses repas à domicile, l'étudiant en droit peut choisir entre une multitude de restaurants dont les fastueuses affiches lui garantissent, moyennant dix-huit sous, une alimentation saine et abondante. Poupon, Viot, Rousseau! restaurants trop calomniés! comme Figaro, vous valez mieux que votre réputation! La malice seule a pu accuser vos innocents cuisiniers de transformer une tête de cheval en tête de veau, et de présenter un angora sous la fallacieuse apparence d'un civet. Vos biftecks sont peut-être duriuscules, vos bouillons trop aquatiques, vos hachis légèrement suspects; mais vous n'en méritez pas moins l'estime et la pratique de quiconque possède une âme sensible, un estomac complaisant, et dix-huit sous dans sa poche. Laissez crier les diffamateurs, respectables sanctuaires de la gastronomie au rabais; tant qu'il y aura une École de droit à Paris, vous continuerez d'offrir à une foule toujours croissante vos demi-potages à dix centimes, et vos canards aux navets à six sous la portion.

Si l'on nous demande à quels signes extérieurs on peut reconnaître l'étudiant en droit, nous répondrons qu'il ne s'habille pas à la dernière mode, mais qu'il crée une mode tout exprès pour lui. Il laisse volontiers croître ses cheveux et sa barbe, quand il en a, afin, dit-il, de ne pas ressembler à un épicier; mais avant de se présenter devant les examinateurs, il a soin de faire disparaître ces attributs anarchiques. Il ressemble par la coiffure à un membre du club des Jacobins, et par la royale à un seigneur de la cour de Louis XIII. On l'a vu jadis se glorifier d'un chapeau gris et d'un gilet rouge à la Robespierre. Aujourd'hui, qu'il soit ou non du Béarn, il adopte le béret et la ceinture rouge, parce qu'il trouve à ce costume une couleur locale. Une pipe colossale est l'accessoire obligé de l'étudiant: fumeur intrépide, il parfume les passants des bouffées nauséabondes du tabac de la régie. La tête de sa pipe, plus ou moins culottée, offre l'image d'un Turc, de Henri IV, de Robert Macaire, de François Ier, de Saint-Just, etc. Son cœur bondit de joie lorsqu'il parvient à se procurer une chibouque algérienne ou un houka indien, et qu'étendu sur son canapé garni en velours d'Utrecht rouge, il se donne une tournure orientale. Roi du quartier Latin, il domine au théâtre, il domine à la taverne, il domine dans la rue. L'hôtelier le respecte, le restaurateur le désire, le cafetier le regarde avec amour; son crédit est solidement posé, car ses parents sont bien; à lui le haut du pavé, à lui les gracieux sourires des jeunes filles. Sultan sans rivaux, il dispense ses faveurs à son gré, et rappelle les beaux temps de la galanterie française en faisant offrir des brevets de beauté et de grâce sous la forme de bouquets aux dames qui fréquentent les loges des théâtres du Panthéon et du Luxembourg.

Entre tous surgit un caractère plus tranché, que les étudiants appellent bambocheur. Ses confrères se permettent l'estaminet et la guinguette à titre de distraction: le bambocheur y passe ses jours. Il entre à la taverne à dix heures du matin, déjeune amplement, consomme une infinité de petits verres et de chopes, fume un nombre considérable de pipes, joue au piquet et au billard, et le soir, à une heure avancée, se mêle à des chœurs qui chantent à gorge déployée:

Mus 20

Le carnaval est l'élément du bambocheur: c'est alors qu'il se montre dans tout son éclat. Craignant qu'on ne lui vole sa montre à la faveur de la confusion des bals masqués, il s'empresse de la déposer entre les mains d'un commissionnaire au mont-de-piété, et le même administrateur intègre se charge d'un manteau, complètement inutile à son propriétaire pour se déguiser en postillon. Dès lors, plus de soucis, plus de soins de l'avenir! Le bambocheur n'a jamais pris d'inscription; il n'aura jamais d'examens à passer; il n'a point de carrière à parcourir, point de famille à satisfaire; toutes ses facultés sont concentrées dans le moment présent, dans le vin qu'il boit, dans le débardeur à cheveux poudrés qu'il fait valser, dans le tumulte et l'enivrement du bal.

Si, dans ces nuits de délire, un paisible observateur se place au cintre du théâtre du Panthéon et regarde en bas, il n'apercevra d'abord qu'un mélange de couleurs diverses, recouvertes d'un uniforme glacis de poussière, enveloppées d'un brouillard de vapeurs délétères; puis, au milieu de ce chaos, il distinguera confusément des têtes, des bras, des jambes, mais sans pouvoir déterminer quels sont les propriétaires respectifs de ces membres, tant est vertigineuse la rapidité avec laquelle cette masse compacte se meut, se tourne, se déroule, se heurte et tourbillonne. Du fond du parterre monte un bourdonnement étrange composé de l'union discordante de tous les sons de voix, depuis le baryton le plus éclatant jusqu'au fausset le plus criard. C'est une mêlée pareille à celle d'un champ de bataille, un inexprimable tohubohu, un labyrinthe de formes humaines, un pandémonium de danseurs: c'est un bal masqué.

Si l'extérieur de l'étudiant annonce nettement ses habitudes physiques, il n'est pas sans intérêt de scruter sa vie intellectuelle. Beaux-arts, littérature, philosophie, politique, il étudie tout, excepté son droit. Il dévore les romans nouveaux, et juge en maître des pièces en vogue. Le portrait de madame George Sand, attaché par une épingle au chevet de son lit, témoigne de son enthousiasme pour l'illustre hermaphrodite. Il suit M. de Balzac dans sa course à travers mœurs, et admire Victor Hugo, le chef de l'école poétique des temps modernes. Loin de se passionner pour ces tragédies guindées et compassées qui se font, comme une règle d'arithmétique, par l'addition d'un certain nombre de princes, de princesses et de confidents, il porte avec enthousiasme le tribut de son admiration partout où le drame saisissant se meut et palpite. Donne-t-on un drame inédit du grand homme, l'étudiant se passe de dîner, se met à la queue dès deux heures, arrive le premier au bureau, et emporte d'assaut l'unique billet de parterre que l'on y distribue. Un coup de sifflet part d'une loge. «A la porte! à la porte! s'exclame l'étudiant; c'est un membre de l'Institut!» Nouveau coup de sifflet. «A la porte! répète l'étudiant; à la lanterne les classiques!» Vient une tirade de poésie harmonieuse et sublime, toute la salle enivrée applaudit et trépigne; l'étudiant bat des mains avec fureur, et lance un regard de mépris à l'individu véhémentement soupçonné d'être membre de l'Institut.

Il est rare que l'étudiant en droit ne soit pas musicien. Il a un maître de flageolet, de flûte ou de cornet à piston, et joue Au clair de la lune sur l'accordéon. Nonobstant les règlements de police, son cor de chasse retentit au milieu du silence de la nuit; il l'embouche à une heure du matin, au retour du spectacle, pour se consoler d'avoir vu la nouveauté juste-milieu. Le propriétaire tempête, les voisins s'insurgent; mais qu'importe? l'intrépide virtuose poursuit son harmonieux tintamarre, de complicité avec les chats des environs. La vigueur de ses poumons est-elle épuisée, il sacrifie aux muses, car une monomanie l'obsède: il faut qu'il écrive. Il jette des feuilletons dans la boîte des journaux, qui ne les insèrent jamais, expédie des drames et des vaudevilles aux directeurs des théâtres des boulevards, et s'indigne de ne pouvoir obtenir lecture. Il porte le manuscrit d'un roman intime en deux volumes in-8o à Lachapelle ou à H. Souverain, scrupuleux et discrets dépositaires de ces chefs-d'œuvre. Les nouvelles qu'il élabore débutent presque toujours ainsi: «Par une belle matinée de printemps, deux hommes, enveloppés de larges manteaux, descendaient silencieusement la colline...» Parfois aussi il entame son sujet in medias res, conformément à la recette suivante: «Par la messe! dit le jeune inconnu en vidant d'un seul trait son hanap rempli de vin de Hongrie, nous vivons en des temps bien étranges, messeigneurs...» Sa poésie est de ce genre phthisique, maladif et rachitique, désespérant et désespéré, dont Joseph Delorme est le patron. Le moi et les exclamations y dominent. On y remarque des vers tels que ceux-ci:

Oh! parmi les humains je marche solitaire,
Comme le juif errant, et courbe vers la terre
Mon front pâle et rêveur!!
Tout nourrit le poison de ma mélancolie!
Oh! mon cœur est brisé! j'ai bu jusqu'à la lie
La coupe du malheur!!!

Cette strophe est éclose dans un nuage de fumée de tabac et sous l'inspiration d'une bouteille d'eau-de-vie. Voyant que les éditeurs et la gloire lui tournent le dos, l'étudiant passe à l'état de génie méconnu, et, en traversant le pont des Arts, il mesure d'un œil farouche la distance qui le sépare de l'abîme. Mais il puisera des consolations dans la philosophie, car elle est aussi de son ressort: sitôt qu'une théorie apparaît, elle trouve parmi les étudiants des adeptes, des sectateurs, des enthousiastes. Voltairiens sous la restauration, ils ont suivi le mouvement du siècle, et tendent à prendre une couleur morale et religieuse. Les uns applaudissent aux théories économiques de Saint-Simon ou aux rêveries de Fourier; d'autres s'accordent à dire, avec le père Enfantin, qu'il est urgent de réhabiliter la chair, tâche dont ils s'acquittent à la grande satisfaction des habitués du bal du Prado.

Les opinions politiques de l'étudiant en droit sont de celles qui font dire aux cacochymes et aux asthmatiques: «On voit bien que vous êtes jeune. Bah! ces idées-là vous passeront.» Ou bien: «C'est un beau rêve qui ne se réalisera jamais; on reconnaît bien là l'effervescence de la jeunesse.» Il y a des êtres persuadés que, passé la trentaine, il faut nécessairement prendre du ventre et se rapprocher du mollusque. L'étudiant est d'un patriotisme exalté. Sa chambre est décorée des portraits des chefs de la Montagne. La révolution de juillet est à ses yeux une révolution à l'eau de rose, en gants jaunes et en bas de soie. Il eût voulu qu'en 1830 on déclarât la guerre à toute l'Europe, et que le drapeau tricolore fît le tour du monde. Il a gémi sur le sort de la Pologne, et maudit l'autocrate. Du temps où florissaient les souscriptions nationales, on voyait figurer sur les listes son nom, accompagné de notes plus ou moins démagogiques, semblables à celle-ci: A... B..., ami de la liberté et de la patrie, ennemi des tyrans et de l'oppression, 25 centimes.» Feu la Société des droits de l'homme comptait dans son sein beaucoup d'étudiants en droit. Ils péroraient dans les sections, annonçaient officiellement que les faubourgs Antoine et Martin étaient prêts à descendre, couchaient en bonnet rouge, et au besoin s'armaient pour l'émeute. Hélas! plusieurs victimes d'un enthousiasme aveugle sont tombées sur les dalles de Saint-Merry.

Une haine vivace bouillonne entre l'étudiant en droit et le sergent de ville. Ce sont deux ennemis plus irréconciliables que Montaigu et Capulet, et ce n'est point sans raison. Qui, dans les bals publics, surprend les étudiants en flagrant délit de cachucha nationale? qui les mène au violon? qui modère l'élasticité hasardée de leurs mouvements? C'est le sergent de ville. Mais les principaux motifs de l'aversion de l'étudiant en droit sont plus sérieux: il déteste dans le sergent de ville l'agent, le satellite armé de l'ordre public, et, du plus loin qu'il l'aperçoit, il donne à sa physionomie l'expression la plus dédaigneuse possible, relève fièrement la tête, et murmure dans sa barbe l'injurieuse épithète de mouchard.

Au reste, l'exagération politique de l'étudiant en droit est plutôt extérieure que réelle; elle cache les sympathies d'une âme honnête et généreuse, et ne croyez pas qu'arrivé à l'âge mûr l'étudiant en droit renie les croyances de sa jeunesse. Électeur, il vote avec l'opposition; père de famille, il transmet ses principes à ses enfants; sentinelle avancée du progrès, sa voix s'élève toujours en faveur des réformes utiles.

Il se trouve pourtant parmi les étudiants bon nombre de ces jeunes gens tenaces au travail, que rien ne rebute, et qui mêlent à leurs études de droit des travaux sérieux d'histoire, de littérature: celui qui prend cette voie aride, mais dont la récompense est certaine, se nomme piocheur.

Le piocheur ne connaît ni les plaisirs ni les soucis attachés à la prodigalité. Être rare et presque fabuleux, c'est un jeune homme sans fortune qui veut faire son chemin, ose lire Duranton, et affronte sans pâlir les volumineuses collections d'arrêts de Dalloz et de Sirey; il se place chez un avoué, et au bout de deux ans de travaux assidus, il obtient enfin l'importante fonction de troisième clerc: il ira loin!

Il n'est guère d'étudiant qui ne devienne piocheur au moins une fois par an, car l'approche des examens cause dans le quartier Latin une perturbation complète, un branle-bas général: on se met à l'œuvre, on court aux codes longtemps négligés, on veille, on ne sort plus, on défend sa porte, on s'enterre tout vivant avec Rogron et Du Caurroy; on analyse, on dissèque le texte des lois, et au bout de six semaines de fatigues, on arrive souvent à être refusé: alors la victime crie à l'injustice, et traite les professeurs de scélérats.

Trois, quatre ou cinq ans suffisent à la majorité des étudiants pour sortir vainqueurs de leurs cinq épreuves, y compris la thèse. Il est facile de reconnaître dans la salle des Pas-Perdus celui qui vient d'avoir l'honneur de prêter le serment d'avocat. Il se pavane dans sa robe de louage, le gonflement de sa poitrine soulève son rabat jaunâtre, il porte sous le bras un énorme portefeuille bourré de papiers qui simulent les dossiers absents, invite ses connaissances à venir le voir au palais, les promène dans les couloirs, et, s'il aperçoit quelque notabilité judiciaire, soulève sa toque à un demi-pouce de son front, pour persuader aux profanes qu'il est en relation avec la susdite notabilité.

L'admission au stage a été pour le licencié en droit le sujet d'un inextricable embarras. Les règlements de l'ordre des avocats exigent que le candidat occupe une chambre convenable au premier ou au second étage, et qu'il possède une bibliothèque suffisamment garnie de livres de jurisprudence. Car le licencié demeurait place Sorbonne, au cinquième au-dessus de l'entresol, et n'avait, en fait d'ouvrages de droit, que les chansons de Béranger, les contes de Voltaire, le Contrat social, un volume dépareillé d'un roman de Paul de Kock, et quelques autres bouquins. Grâce au ciel, un de ses amis, homme d'affaires, lui a confié les clefs d'un magnifique appartement. Le licencié a donné son adresse au local de son ami, et le rapporteur chargé de décider si les conditions requises étaient remplies a été émerveillé qu'un débutant aussi jeune fût si splendidement logé, que la bibliothèque fût si nombreuse et si bien choisie, et le bureau si encombré de paperasses et d'actes de toute espèce.

Dans les conférences, où des étudiants et de jeunes avocats apprennent l'art de défendre la veuve et l'orphelin, l'avocat stagiaire plaide avec autant d'emphase que d'érudition. Il cite les coutumes et le Digeste, Pothier et Gaïus, et assaisonne sa harangue de mots latins.

«Oui, messieurs, dit-il, dans la question qui nous occupe, notre adversaire est penitùs extraneus. C'est l'amour du gain qui le pousse, certat de lucro captando; tandis que nous, messieurs, certamus de damno vitando!»

L'avocat stagiaire aime à prévoir les arguments de la partie adverse, et il est rare de ne pas rencontrer dans son discours deux ou trois phrases qui commencent en voix de fausset par: «Mais, nous dira-t-on!» Puis, après avoir énuméré les objections qu'on peut lui faire, il retrousse ses manches, lève les bras au ciel, et s'écrie: «Eh! messieurs, je vous le demande, est-il possible d'imaginer un raisonnement plus illogique, un raisonnement plus contraire aux principes, un raisonnement plus dénué de fondement, plus étrange, plus...? Je m'arrête, messieurs, car mon indignation, toujours croissante, m'entraînerait peut-être trop loin!»

Sunt verba et voces, prætereaque nihil.

Malgré cette enflure, les conférences façonnent l'avocat stagiaire à l'improvisation: il a l'agrément d'y être à tour de rôle juge, président, ministère public, demandeur ou défendeur; il apprend à plaider le pour et le contre de la première question venue, ce qui ne laisse pas que d'être d'une application journalière.

Maintenant que notre étudiant a pris son essor et qu'il a secoué complètement la poudre des écoles, nous lui souhaitons des succès judiciaires, une clientèle interminable, et puisse-t-il n'être pas obligé, après d'infructueuses tentatives, de se faire journaliste ou de s'engager dans les hussards!

 (Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

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Date de dernière mise à jour : 08/04/2016