Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

L’écolier - Henri Rolland

 

 

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 2- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

L’écolier n’est pas seulement un type, c’est un principe. L’école, c’est le creuset où s’élabore l’avenir d’une génération, où fermentent toutes les imaginations que la science éclaire de sa flamme vive, et dont elle fait ou un métal commun qu’on rejette, ou un joyau précieux qui éblouit. Par le mot ÉCOLIER nous entendons tout ce qui reçoit un enseignement, depuis le bambin déguenillé qui épèle l’alphabet sous le doigt d’un frère ignorantin, jusqu’au dandy de philosophie, qui, sur les gradins d’un cours public, écoute avec une complaisance nonchalante les dissertations filandreuses du professeur sur Locke, Hobbes ou Spinoza.
Il nous suffit d’avoir indiqué seulement les disciples des frères et de l’enseignement mutuel ; leur carrière scolastique n’est pas assez étendue pour trouver une longue place ici. Après quelques éléments plus ou moins incomplets de lecture, d’écriture et d’arithmétique, ils revêtent, pour la plupart, le tablier de cuir ou de serge, attribut des apprentis. Nous nous occuperons spécialement de cette jeunesse d’élite qui consacre ses plus belles années aux études sérieuses, et qui fournit des écrivains, des médecins, des légistes à la société, des orateurs à la tribune, des hommes de talent et de savoir à la nation.
Le collège autrefois était un bâtiment triste et sombre, avec des murs épais et des fenêtres hérissées de barreaux. Au-dedans, un silence de cloître, de vastes solitudes, des grilles au lieu de portes, des guichets derrière lesquels un oeil sournois observait, des corridors ténébreux où l’on voyait des ombres noires aux visages renfrognés se glisser le long des murailles. Puis, c’étaient des châtiments terribles, une concurrence de sévérité qui fait hésiter les vieillards entre les Oratoriens et les Bénédictins mais dont les Joséphistes emportent le prix. Maintenant la physionomie du collège est moins austère ; c’est une maison blanche et riante que les rayons du soleil inondent à pleines croisées ; ce sont des salles aérées, un jardin dont les arbres touffus tendent au-delà des murs leurs rameaux, comme des bras, au père de famille. Le correcteur, bourreau grotesque, acteur nécessaire du système pénitentiaire vieilli, a disparu. Ce n’est plus le régent en habit noir, aux sourcils froncés, à la physionomie d’inquisiteur ; c’est un directeur aimable, empressé, quasi-galant, mielleux comme un prospectus, qui promet bien-être, soins paternels, nourriture saine et abondante. Certes, il y a progrès du passé au présent, mais trop souvent cet extérieur séduisant n’est qu’un appât de plus : à l’intérieur, la spéculation siège ; la parcimonie ou l’incurie arrêtent la réalisation de réformes utiles.
Dans les collèges comme dans les institutions particulières, il y a deux sortes d’écoliers : le pensionnaire et l’externe. L’externe, c’est l’être envié, l’être heureux qui a un pied dans ce monde du dehors que le pensionnaire ne fait qu’entrevoir. A celui-là la liberté d’action, les dissipations, la vie extérieure, les plaisirs de la ville, l’intimité de la famille, les soins affectueux ; à l’autre, la dépendance complète, l’uniformité monotone des devoirs journaliers, la limite d’horizon, l’isolement. Aussi le pensionnaire livré à lui-même, malpropre, chagrin par la répercussion de son malaise physique sur son malaise moral, ressemble aussi peu à l’externe, enfant gai, allègre, coquettement vêtu, que ces chiens mal soignés, de mauvaise humeur, assis tristement près du foyer, à la levrette fringante, folâtre, qui bondit sur ses souples jarrets. L’externe devient un lien qui rattache le pensionnaire au monde dont on l’isole : c’est lui qui importe les balles, les toupies, les jouets de toutes sortes, et surtout les provisions qui changent en régal le sobre ordinaire des collèges à deux repas du jour. C’est lui aussi qui introduit ces délicieuses brochures que l’on dévore à l’ombre d’un dictionnaire, tandis qu’un livre est hypocritement ouvert au sommet d’un pupitre, et que la main semble tracer des caractères sur le papier.
Cette distinction des élèves en pensionnaires et externes est une distinction de fait, de laquelle résultent deux nuances bien tranchées. Les professeurs établissent encore deux catégories, celle des élèves forts dans leurs classes, des travailleurs, et celle des faibles, qu’on flétrit du nom  de paresseux (en style technique, les piocheurs et les cancres) ; car la faiblesse est toujours considérée comme provenant de la paresse et non de l’incapacité, vu que le directeur déclare indistinctement à chaque parent que l’enfant a des moyens. Mais l’écolier n’admet pas cette classification : la paresse est un fruit savoureux dont il se gorge avec trop de délices pour en faire une cause de dégradation. Il établit la supériorité de la force brutale, de la force matérielle, de la loi du coup de poing, sur la force intellectuelle qu’il méprise, le plus souvent par impuissance. Cette aristocratie est encore assez bien entendue, en ce que le partage de la force appartient ordinairement aux plus avancés en âge, et partant en études, de sorte que la considération croît en proportion de l’élévation des classes. Au reste, si l’insolence envers la roture peut être admise comme preuve de noblesse, cette aristocratie en est possédée au plus haut degré, et l’égalité tant vantée du collége n’existe pas réellement. Ces patriciens superbes comprennent toute la plèbe qui les entoure sous la dénomination injurieuse de moutards ou de mômes, et se livrent à leur égard à des extorsions  et à des abus de pouvoir qui caractérisent un despotisme effréné.
Sous le rapport physique, généraliser la physionomie de l’écolier est difficile ; néanmoins, suivant le point de vue ordinaire, nous lui accorderons une expression espiègle, des yeux hardis, un sourire perpétuel sur les lèvres, un nez retroussé à la Roxelane, indice de la malice et de l’effronterie ; des joues roses, des cheveux autrefois en vergette, mais qu’on a soin maintenant de laisser croître, depuis qu’une ordonnance ministérielle a précisément ordonné le contraire. Les vêtements sont une partie trop intégrante de l’écolier pour que nous n’en fassions pas mention. On comprend que nous allons parler de l’interne de pensionnat, et non de l’interne du lycée, où la coupe de l’habit est invariable.
L’écolier a d’abord la tête ombragée d’une casquette, laquelle est ornée d’une visière démesurée que le possesseur taille en dentelle à sa fantaisie avec un eustache, pendant ses heures de loisir. La visière n’est perceptible que pendant les premiers jours de la possession de la casquette, un prompt divorce fait justice de cet accessoire incommode. Un col de chemise chiffonné s’échappe inégalement de la cravate noire qui est jetée négligemment autour du col, et dont les bouts, après un noeud préalable, retombent sur la poitrine. La blouse est l’habillement le plus ordinaire de l’écolier pendant les premières années des classes, mais ce costume enfantin est bientôt remplacé par un de ces habits ambigus qui participent à la fois de la veste et de l’habit. Les manches en sont courtes, étriquées ; l’étoffe, usée jusqu’à la trame, se contracte entre les coutures : elle est mouchetée de taches monstrueuses ; le collet est fripé, les parements sont graisseux (quelques-uns enserrent précieusement leurs avant-bras dans des manches de percaline, mais on les flétrit du nom d’épiciers). A la boutonnière pend une ficelle élégante qui soutient la clef du pupitre ou de la baraque. Vient ensuite le gilet, trop court, demi-attaché, faute de boutons, qui semble se séparer avec horreur du pantalon, tant est grande la distance qui laisse entrevoir des bretelles de lisière, et donne à la chemise un interstice favorable pour se produire : le gilet est un vêtement de passage ; il disparaît avec les premières chaleurs de l’été. Le pantalon témoigne de la croissance de son maître ; il laisse à découvert des bas-indigo qui se perdent dans des souliers informes, au cuir inflexible, aux semelles épaisses, aux clous acérés. Des livres maculés, déchirés, sont artistement ficelés et pendent sur l’épaule. Quelquefois on leur substitue un vaste carton vert bourré de livres, maintenu par une corde en bandoulière sur la poitrine. Il est inutile d’ajouter que les gants sont proscrits. Un écolier qui s’aviserait d’en mettre serait appelé fat pour ce raffinement de coquetterie.
Un des mérites les plus saillants de l’écolier c’est l’effronterie : au moyen de cette précieuse qualité il dément sans rougir une accusation, lors même qu’il est collé en flagrant délit : « vous causez, monsieur. » Il interrompt la phrase commencée avec un voisin, et répond avec énergie un Non où l’expression d’un étonnement hypocrite se mêle à l’accent de l’innocence injustement soupçonnée. Pour s’excuser d’une infraction à la règle disciplinaire, il sait aussi construire avec promptitude une gausse dont un expert chercherait en vain le côté faible. Il est donc essentiellement menteur, et à tel point que la franchise est considérée comme une preuve d’idiotisme, et le mensonge comme un accessoire nécessaire dont le succès a le double avantage de détourner une punition et de duper un pion.
Car l’écolier se fait gloire de combattre le maître d’études. On respecte celui-ci dans les colléges, où c’est presque un fonctionnaire public, où il s’étaie du formidable proviseur qui n’hésiterait pas à renvoyer un élève indocile ; mais dans les pensions, l’exil du coupable diminuerait d’autant le revenu du directeur ; aussi l’écolier, fort de cette considération, entretient soigneusement une lutte avec le pouvoir, lutte aussi haineuse, aussi acharnée que celle des Guelfes et des Gibelins, lutte qui se poursuit de génération en génération, et fait couler des flots d’encre. L’élève y met son indocilité, ses dispositions hargneuses, ses moqueries tracassières, son opposition d’inertie ; le maître y pèse de toute l’autorité qui lui est dévolue, et de sa prodigalité dans la répartition aveugle des pensums, des retenues et des mauvais points. Ce dernier est d’ordinaire un fils d’artisan, qui sort du collège avec des connaissances à peine ébauchées, et un profond dédain pour les travaux manuels de son père. Avec cet immense orgueil qui est le privilège de l’ignorance, il s’assied au faîte par la pensée ; mais vient le jour où son incapacité se révèle, jour de déchéance où, simple soldat, il revêt les épaulettes de laine dans la milice de l’instruction publique : il devient pion.
Sa position varie suivant son caractère. S’il est ce qu’on appelle un pion bon-enfant, il est traité comme le soliveau de Phèdre, ce roi inerte que les grenouilles ses sujettes couvrent de boue et de fange : on le raille, on le berne, on le trompe, on le hue, on l’insulte ; il n’est aucun excès qu’on ne se croie permis dès qu’il y a indulgence plénière et impunité. La classe alors est un foyer de désordre ; des causeries actives, des dérangements continuels, des querelles commencées avec la langue, terminées avec le poing, viennent jeter le trouble. Les avertissements bienveillants du maître sont accueillis par des huées. L’écolier ne sait pas user il ne sait qu’abuser : aussi il arrive ordinairement que le pion aigri fait succéder une rigueur inusitée à son humeur débonnaire : il devient chien.
Se montrer impertinent et raisonneur envers le maître, lui jeter au visage des épithètes injurieuses, avoir avec lui une affaire, c’est un titre d’honneur pour un écolier. Celui qui ose affronter la tyrannie est généralement estimé de ses condisciples, il est toutes les parties, de tous les jeux, il a de nombreux copains. Être copain, c’est se joindre par une union fraternelle avec un camarade, et mettre en commun jouets, semaines, confidences, tribulations ; c’est une amitié naïve et vraie, sans arrière-pensée d’égoïsme ou d’intérêt, qu’on ne trouve guère qu’au collège.
Les autres défauts capitaux de l’écolier sont la paresse et une intempérance fabuleuse de langue ; il n’est pas de lazzaroni qui se livre avec plus de délices aux charmes du dolce far niente ; il n’est pas de nonne ou de perroquet disert, instruit par une vieille femme, qui aient un pareil épanchement de paroles ; ce sont deux hydres aux cent têtes que les pensums et les retenues terrassent vainement. Ce n’est pas seulement la paresse qui trouve l’oubli des devoirs dans des distractions frivoles ; c’est la paresse inerte, brutale, la paresse qui fait de la machine humaine une horloge arrêtée, la paresse du sauvage qui tient dans une léthargie absolue les ressorts de la pensée et de l’action. Cet amour du babil que nous signalons, est un trop-plein qui déborde, ou plutôt une inondation immense devant laquelle il faut se résigner et croiser les bras ; c’est comme les économies d’un muet qui a recouvré la parole.
Les dispositions querelleuses que l’écolier témoigne envers ses supérieurs, se retrouvent dans leurs relations mutuelles. On sait qu’il n’est pas de plus grand plaisir que celui de houspiller un nouveau, pauvre provincial engourdi que chacun s’empresse de tourmenter. La taquinerie est l’arme du faible qui, par ses provocations, blesse des susceptibilités, indè iræ, de là des combats grotesques. Dès que deux combattants se prennent au collet, on accourt, un cercle se forme, cercle animé d’où partent  des interpellations. – Tape dessus, va – soigne-le ; – des huées ou des applaudissements, suivant qu’un pochon bien appliqué vient nuancer un oeil ou foudroyer un nez. Le pion joue ici le rôle des dieux d’Homère, il intervient, et envoie vainqueur et vaincu expier en pénitence victoire ou défaite.
La gourmandise a aussi une place d’honneur dans le coeur de l’écolier ; mais comme c’est un vice réclamé par les moutards, la honte de paraître gueulard, comme eux, en arrête la manifestation parmi l’aristocratie. Elle consiste chez les petits à faire entre eux un échange de provisions, à chipper quelques friandises, et à faire une consommation fanatique de croquets et de sucre d’orge, dits suçons. Ces derniers sont d’un puissant secours contre la longueur des soirées d’études. Plus tard les instincts gastronomiques se modifient et viennent comparaître devant Félix, le dimanche, jour de sortie.
A tout ce que nous venons de dire, qu’on ajoute un grand amour pour le jeu, l’étourderie ordinaire de la jeunesse, un fonds de malice nationale, et l’on aura le caractère de l’écolier, chez qui, comme l’on voit, les défauts l’emportent singulièrement sur les qualités ; mais du moins il n’excluent pas la bonté du cœur, l’amour du bien au fond de l’âme, et, combattus incessamment par les soins de la famille, ils disparaissent avec l’âge et les progrès du discernement.
Il est une manie que je n’oublierai pas de mentionner en parlant de l’écolier, c’est celle d’élever des animaux. Quand la règle n’est pas trop sévère, on tient en cage quelques pierrots, quelques pies ; dans le cas contraire, on cloître des vers à soie dans sa baraque, et ce n’est pas une tâche facile que de leur procurer des feuilles de mûrier, et de les empêcher d’être confisqués par les pions, mais si le bienheureux écolier s’épanouit sous la domination bénigne d’un pion bon enfant, une paire de souris blanches trouve un asile hospitalier dans son pupître. Il faut voir alors avec quel soin, avec quel amour il choie ses jeunes élèves ; quelle jolie petite calèche il sait façonner avec les couvertures de ses grammaires, pour y atteler son couple chéri, comme les bandelettes de cuir de sa casquette se transforment en harnais élégants, et avec quels yeux d’envie ses camarades dévorent son triomphe ! Si ces béatitudes lui sont interdites, l’écolier se console avec les hannetons, les biches, les cerfs-volants et autres lamellicornes. C’est alors qu’il déploie avec un rare bonheur ses heureuses dispositions pour le dessin et l’histoire naturelle ; soit qu’il transforme ces malheureux coléoptères en prédicateurs dans leur chaire, ou bien encore en combattants bariolés de diverses couleurs et armés d’allumettes, soit qu’il leur applique sur le dos un morceau de carton figurant quelque larve satanique : quelle est sa joie, quand le pion stupéfait recule devant ce promeneur qui prélasse son travestissement au beau milieu de l’étude, et procure d’ordinaire à toute la classe la faveur d’une retenue générale.
L’écolier est un sujet d’études curieuses : ses sentiments, ses passions n’ont pas encore appris à se cacher sous un masque, elles se dissimulent mal sur ce visage inhabile. Vous voyez à nu toutes ces dispositions de jalousie, d’envie, de sot amour-propre que l’homme du monde ne laisse pas transpirer au dehors. L’émulation tant vantée de l’instruction commune sert admirablement à développer ces instincts honteux. Dans une lutte d’intelligences rivales, le vainqueur a en partage un orgueil misérable, le vaincu une basse envie qui cherche à rabaisser le talent de l’adversaire, ou à attaquer comme entaché de partialité l’arrêt du juge. Ce sont ces considérations qui font du piocheur un être peu aimé. On rit de ses angoisses dans l’incertitude d’une lutte, de son dépit après la défaite, de sa méfiance comique qui guette les regards plagiaires des voisins ; on est enchanté qu’il soit vexé et qu’il bisque. On trouve odieux son égoïsme ; et pour ne pas avouer une infériorité humiliante, on convient entre soi : « que les succès de collège sont loin d’être décisifs pour évaluer la portée intellectuelle ; que tel ou tel est très-fort en thème et n’est qu’un sot ; et qu’en définitive, ces météores éclatants qui ont brillé dans l’enceinte du lycée vont s’éteindre dans quelque petite ville de province, ou déposent leur auréole lumineuse pour prendre en main l’aune héréditaire. »
Je ne terminerai pas ce portrait général de l’écolier sans signaler la position précaire des boursiers pauvres diables, auxquels le pion se croit en droit de demander un travail plus soutenu, une conduite plus régulière que celle des autres, pour mériter la faveur dont ils sont gratifiés. En pension, les boursiers n’existent pas, mais, par une manoeuvre intéressée, les directeurs donnent une éducation gratuite à des enfants sans fortune, bien entendu que ces actes de bienfaisance sont étalés avec ostentation et répétés cruellement aux oreilles de ceux qui en sont l’objet, s’ils ne la récompensent pas par des succès aux cours publics.
L’écolier se lève à cinq heures en été, à cinq heures un quart en hiver ; la cloche l’arrache au sommeil, aux songes où il rêvait de la famille, aussi la cloche est peu populaire. Après la révolution de juillet une réaction militaire s’opéra dans les collèges, la proscription de la cloche fut obtenue, et le tambour l’a remplacée, mais non dans les pensions, ni dans les pensionnats de demoiselles. L’écolier reste couché, en la maudissant, jusqu’à ce que les vibrations en soient éteintes ; alors il se lève les paupières gonflées, bâillant et se tirant les bras, il s’habille à la hâte, et pour gagner les quartiers traverse demi-vêtu des corridors où un vent glacial circule. Après la prière on procède à des mesures hygiéniques de propreté, dont l’écolier use avec modération surtout en hiver où l’eau des ablutions est glacée. Après le laps de temps accordé, chacun prend place devant son pupitre, et en exhume les livres nécessaires ; le pion s’assoit magistralement dans sa chaire, qui domine les tables, et d’où il peut surveiller les élèves. Le matin est ordinairement consacré aux leçons ; chacun tour à tour, après un travail de mémoire plus ou moins long, vient les réciter au maître sur un ton monotone et chantant, avec des hésitations, des répétitions, des ânonnements entremêlés d’un euh ! euh ! fort divertissant pour le patient qui suit sur le livre. Qu’on juge de la position d’un homme contraint d’écouter pendant plusieurs heures des lambeaux de latin ou de grec, épiant chaque élève pour ne pas se laisser tromper par les ruses usitées en pareil cas, telles que, lire sur son voisin, coller la page sur la chaise ou dans une casquette, se faire aider d’un souffleur, écrire la leçon sur ses ongles et ses doigts ; et qui, la tête alourdie, ne quitte cette tâche que pour retomber dans une récréation bruyante où il doit jouer le rôle de surveillant. A cette récréation le déjeuner vient faire une agréable diversion. Chacun est mis en possession d’un énorme morceau de pain (heureux celui que le hasard gratifie du croûton, morceau par excellence, pétitionné par tous les gourmets) ! Les élèves dont la baraque est approvisionnée, creusent dans leur portion un sépulcre énorme où s’ensevelissent les confitures ou le beurre salé ; puis tous se divertissent en hâte comme des gens pressés de jouir. De nouvelles heures de travail succèdent à court moment de plaisir, et se prolongent jusqu’au dîner qui a lieu au milieu de la journée. Nous ne parlerons pas de la parcimonie, de la négligence qui président ordinairement à la partie culinaire dans une pension, chacun peut consulter ses souvenirs et se rappeler l’abondance, eau rougie dans sa plus simple expression et dont le nom est la critique amère, les potages lymphatiques, les haricots nageant dans une sauce limpide :
Apparent rari nantes in gurgite vasto ;
et toutes les plaisanteries sur les divers plats au répertoire ; mais nous dirons en passant combien nous semblent odieuses ces spéculations qui attaquent le bien le plus précieux, la santé ; et combien seraient nécessaires des mesures qui garantiraient aux internes une nourriture simple, mais saine. On nous dira que l’Université envoie un inspecteur dans les établissements pour juger du personnel, de l’ordre intérieur, du bien-être matériel, de même qu’elle envoie un examinateur pour s’assurer du progrès intellectuel, et des avantages du mode adopté d’enseignement ; mais à cela nous répondrons que l’on donne au dernier des machines dressées par demandes et par réponses ; qu’au premier on fait goûter le bouillon de madame, et boire le vin des demi-bouteilles accordées journalièrement aux maîtres, que devant tous deux on joue une comédie.
Après le dîner, un intervalle d’étude sépare du repas de quatre heures, fidèle reproduction de celui du matin : du pain, de l’eau ; et la cloche rappelle de la récréation au travail, jusqu’à la fin de la journée. L’approche de la nuit fait allumer des quinquets, dont je ne saurais peindre la malpropreté, la piètre et fumeuse lueur. C’est le moment où les poètes de collège trouvent leurs inspirations, car le soir, ce silence du dehors et du dedans, la fatigue du jour qui concentre la pensée, ont le singulier privilège de donner une certaine exaltation aux idées. Vient enfin l’heure du sommeil, heure favorite où, après un souper indigeste, l’écolier reprend la possession de lui-même. Tapi sous les draps, on trouve une chaleur bienfaisante, que l’on ne peut se procurer dans la journée avec un poêle de fonte aux flancs vastes comme ceux du cheval de Troie, où quelques bûchettes noircissent sans se brûler à la flamme. On peut penser, s’absorber dans ses rêves et ses souvenirs, sans qu’un pion crie à l’inaction, et le sommeil vient continuer en songe ces douces pensées.
Les jours se suivent ainsi avec une régularité désespérante, mais le dimanche ouvre miséricordieusement les portes aux captifs que des pensums ou des retenues n’ont pas atteints. Le coeur tressaille lorsque l’exeat contresigné dit : Sesame, ouvre-toi ; et que debout sur le seuil, on met le pied dans cette rue animée où tout un monde bourdonne, où l’on va se mêler à la foule pendant quelques heures de liberté. Aussi la retenue est une grande puissance du maître : c’est un frein à l’indocilité, un aiguillon à la paresse ; aussi pour conquérir cette précieuse sortie on subit toutes les exigences, et pourtant elle entraîne une triste mais naturelle conséquence : la rentrée.
Le jeudi est au dimanche ce que le reflet est à la lumière, car la pâle liberté qu’il donne est illusoire. Elle consiste à circuler dans les promenades publiques, en rang, deux à deux, captifs au milieu de ces gens libres. Des marchands de gâteaux, de massepains, de fruits, les escortent avec les prières les plus pressantes, les insinuations les plus adroites, mais la règle défend d’acheter, et le pion fixe sur tous son oeil d’Argus comme un douanier vigilant : personnification humaine du châtiment qui attend la chute.
Outre ces jours réservés, et les fêtes religieuses, les écoliers ont encore leurs fêtes particulières. La Saint-Charlemagne qui convie à un banquet annuel l’élite des lycées : la distribution des prix, épilogue de l’année scolaire, préface des vacances, et à ce double titre accueillie avec transport. On a trop souvent tourné en ridicule le pédantisme des maîtres, la partialité qui s’y déploie, l’improvisation méditée à l’avance, la solennité de la cérémonie, l’inévitable comédie de Ducerceau, l’orgueil des parents et des lauréats, le désespoir et la morne attitude des vaincus pour que nous voulions nous y appesantir ; nous dirons seulement qu’on avait voulu en faire moyen d’émulation, et que les directeurs en ont fait une réclame pour leurs établissements.
Nous avons décrit la physionomie ordinaire de l’écolier, nous avons fait l’historique de sa journée, mais l’on doit comprendre que son caractère et ses habitudes, à une époque de progrès et de développements, doivent se modifier et s’altérer à mesure que son accession au monde devient plus immédiate. Ce sera donc compléter le tableau, que de suivre année par année ces modifications, ces changements dont nous avons été obligés de confondre les nuances dans un portrait général.
En neuvième et huitième, c’est le bambin en blouse qui le matin traverse la rue avec un panier d’osier, dans lequel reposent deux tartines tendrement accolées, et dont le couvercle béant donne passage au goulot d’une bouteille d’eau, ou d’eau rougie. Je signale le panier d’osier au premier chef parce qu’il joue au grand rôle dans ces premières années. Il est l’agent nécessaire des dînettes, le thermomètre des amitiés de cet âge. Dans ces classes, le maître est despote avec impunité, il impose par le regard, par la voix, il fait trembler toutes ces petites créatures ; la férule (que quelques vieillards regrettent à tort) se retrouve pour meurtrir ces mains délicates. Mais, quand vient le soir, pénitences et bonnets d’âne, Chapsal et Lhomond, Epitome et Selectæ tout est oublié, les élèves sortent en essaims bourdonnants, font en passant la nique à l’épicier, lui volent ses pruneaux et crachent dans ses barils de sardines. Ils rapportent à leurs familles le billet de contentement et quelquefois (ô decus !) la médaille.
La septième est la porte par où l’on entre au collège ; les septièmes sont les plébéiens du lycée ; ce sont eux que l’on voit à la tête des phalanges, salis, déchirés, crottés, noircis d’encre, pliant sous le faix de livres innombrables. Le septième est le bouc émissaire d’Israël ; les élèves le traitent avec une dédaigneuse pitié, les pions le rudoient, les professeurs le criblent de pensums et de devoirs, car, par la manoeuvre la plus inintelligente, les devoirs s’éclaircissent en proportion des progrès et de l’avancement. Les connaissances littéraires du septième se bornent à Berquin et à Robinson Crusoé, et il reçoit en prix Numa Pompilius ou les Aventures de Télémaque.
S’il est quelqu’un de plus orgueilleux que le premier c’est certes l’avant-dernier. Le sixième en est la preuve. Nous parlions tout à l’heure du dédain des grands envers les septièmes, de sa part il y a mépris, il y a l’arrogance ridicule d’un subalterne envers le nombre restreint de ses inférieurs. Pourtant le sixième diffère à peine du septième, comme lui il manipule des boulettes, il édifie des cocottes, et couvre ses cahiers de bonshommes ; comme lui il accueille avec transport les livres neufs, proscrit la blouse, mais reste fidèle à la collerette, partage les amours de Némorin pour la gracieuse Estelle, et les terreurs de Robinson dans son île.
La première communion est ordinairement du domaine de la cinquième et répand sur cette année un parfum de béatitude. On s’isole des conversations profanes, on se montre au doigt comme un phénomène étrange l’écolier de philosophie que le bruit public accuse d’une maîtresse ; on rougit, on balbutie quand sous le doigt en expliquant Quinte-Curce, se rencontre un mot tel que pellex ou scortum. Le Mois de Marie, le Pensez-y bien, les Histoires édifiantes ajournent les romans et les pièces de théâtre.
En quatrième, le voile officieux que la religion avait jeté sur les yeux, est soulevé peu à peu ; l’oreille s’habitue aux propos obscènes, la pensée s’enhardit au désir. Ceux qui ne suivent pas ce progrès sont qualifiés d’innocents, et il n’est pas de mauvaise plaisanterie qu’on épargne à leur naïve simplicité. C’est l’âge des amours pour de jolies cousines, ou pour les femmes de trente ans ; amours bucoliques, s’il en fût, semés de soupirs et d’extases. La poésie vient prêter ses ailes à ces inspirations platoniques. Les satires contre les pions écrites avec les secours de toutes les divinités mythologiques font place à des strophes mystiques, à des stances élégiaques :        Oh ! c’est toi, toi, sylphe, ange avec un nom de femme,
        (Que sur mon chemin comme un joyau j’ai trouvé),
        Étoile dans ma nuit ! que reflète mon âme......
                Oh ! c’est toi que j’avais rêvé !!....
Vers que l’on cache aussi bien aux camarades qu’aux maîtres, car la littérature latine a seule droit de cité au collège.
En troisième ces passions douces tournent au brutal. Pigault-Lebrun et Paul de Kock sont feuilletés avec transport, les passages équivoques sont disséqués jusqu’à l’os, les réticences sont complétées avec une prodigieuse fécondité d’imagination. Quelques tentatives sont faites pour fumer des feuilles de tabac roulées dans le papier-chandelle distribué au collége, et je ne dirai pas où on les fume pour absorber l’odeur par un système homéopathique (similia similibus). Précaution inutile du reste ! car de funestes résultats décèlent infailliblement le coupable.
Le seconde est petit-maître, il se fait friser le dimanche quand il sort et met des gants. Faublas et Casanova courent sous son chevet ; ces lectures dangereuses troublent son imagination et brûlent ses sens, aussi il en est dont on peut dire comme de Jehan de Frollo : « ses débordements, horreur dans un enfant de seize ans ! allaient souventes fois jusqu’à la rue de Glatigny. » Une dame galante, quand les doguins ou les perruches ne sont pas à la mode, se charge quelquefois de son éducation, ou bien quelque grisette découplée à qui il promet sérieusement mariage pour sa majorité. C’est alors qu’on voit éclore des satires mordantes sur la fragilité des femmes. C’est aussi à cette époque qu’indigné de voir la France indigente de poème épique, l’écolier se met résolument à l’oeuvre pour en doter la nation.
La Rhétorique est divisée en deux sections : les vétérans et les nouveaux. Les vétérans sont sordides et négligés comme des savants ; ce sont des élèves consciencieux mais routiniers ; pauvres diables confinés dans les collèges, à qui le monde n’a pas envoyé ses rayonnements ; qui ont pour maîtresse Didon et Lavinie, lisent La Harpe et les Modèles de Littérature, écrivent sur leur bannière : Racine, et rompent des lances contre Victor Hugo. Entre eux et les nouveaux il y a schisme. Ceux-ci poursuivent de leurs huées le pédantisme de ces embryons de savants, et leur zèle courtisan. Le nouveau a des principes de moustache, des gants blancs, des éperons, un cigare qu’il jette sur le seuil du collège. Au lieu de lire Horace et Virgile et de s’occuper de discours latins, il se forme le style dans la lecture des romans, et apprend l’éloquence dans les journaux qui rapportent les séances de la chambre. Les moins hardis font des vaudevilles.
Le philosophe ne s’avoue membre du collège qu’en rougissant ; il s’y rend en amateur, et change les classes en promenades par un beau jour de printemps ou d’automne. Il a deux routes à suivre : ou bien, fils de famille, dandy, il siége aux stalles de l’Opéra et chevauche au bois de Boulogne ; ou bien il prélude à la vie d’étudiant en copiant ses allures négligées, sa pipe chargée de caporal, et ses assiduités à la Chaumière. Il est libre et flâneur émérite, mais l’examen jette de l’ombre sur ses joies : son admission au baccalauréat clôt son existence d’écolier et notre sujet, et nous ne le prolongerons pas jusqu’à la biographie de l’étudiant, car ce serait de la témérité après le portrait minutieux qu’une plume exercée a peint, comme chacun sait, avec un rare bonheur et une merveilleuse fidélité dans les pages de ce recueil.
Voilà quelles sont les différentes physionomies de l’enfant et du jeune homme dans nos écoles et nos lycées. Mélange de vices et de qualités, et comme la statue du Scythe Babouc, formé de pierres précieuses et d’argile. Nous l’avons dépeint d’après des souvenirs récents, et si la critique vient mettre en pièces le moule de notre pensée, en accuser les formes irrégulières et nous crier :

        Tu chantes faux à rendre envieuse une orfraie,


nous lui répondrons comme le Gracieux à Laffemas :        Maître, le chant est faux, mais la chanson est vraie. – FIN

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021