BIBLIOBUS Littérature française

L' Ecclésiastique - A. Delaforest

De toutes les existences sociales que notre première révolution a atteintes, c'est assurément l'état ecclésiastique qui a été frappé avec le plus de rigueur et de persévérance. La noblesse a repris ses titres, après avoir recouvré une grande partie de ses biens, dont l'indemnité a complété la restitution; la bourgeoisie, dans toutes ses professions, a fini par acquérir plus d'importance qu'elle n'en avait autrefois; mais le clergé, raillé et déchu dans le dix-huitième siècle, proscrit et décimé par la Convention, haï et persécuté par le Directoire et ses théophilanthropes, protégé politiquement par l'Empire, malheureusement favorisé par la Restauration, dédaigné, mais ménagé par le juste-milieu, le clergé, ou, pour mieux dire, sous le point de vue social, la position, la fortune, les dignités du prêtre, n'ont pu se relever des coups qui lui ont été portés par le protestantisme, la philosophie et l'indifférence, enfants trop bien connus aujourd'hui de toutes les passions mauvaises.

En vain l'Assemblée constituante avait décrété une dotation de quatre-vingts millions comme indemnité de la spoliation des biens du clergé; en vain, et plus tard, des temps meilleurs sont-ils venus pour l'Église! Plus de ces princes ecclésiastiques dont le patronage généreux et éclairé reflétait dans les moindres membres du clergé une partie de son influence sociale; plus de ces conciles diocésains et de ces assemblées générales, qui, en assurant le maintien de la discipline et de l'indépendance ecclésiastique, montraient aux peuples la valeur et la puissance de l'Église locale et nationale; plus de ces nombreuses hiérarchies cléricales, qui, dans tous leurs degrés, permettaient à chaque prêtre de trouver une place que le mérite, quoi qu'on en ait dit, obtenait   aussi souvent que la faveur; plus de ces domaines agricoles qui fournissaient aux besoins du pauvre, et donnaient à leurs propriétaires le droit naturel de siéger, comme les autres citoyens, dans les états généraux de la nation; plus, ou presque plus de ces modestes presbytères, habitations retirées, mais honorables, de l'humble curé et de sa servante canonique; enfin, plus même de ces asiles garantis à la vieillesse ou aux infirmités ecclésiastiques, puisque, à l'exception d'un seul établissement fondé pour douze pauvres prêtres, par le plus illustre écrivain de nos jours, sous les noms vénérés de la plus auguste des filles de Bourbon, il n'existe en France aucune maison où puisse se retirer et mourir l'ecclésiastique sans ressources, que les travaux de l'Église ont mis hors de combat.

L'individualité du prêtre doit nécessairement se ressentir de la situation que des lois athées ou indifférentes ont créée pour le clergé. L'état social, ou plutôt légal, de l'ecclésiastique, ne commence qu'à la dignité de vicaire, par le salaire officiel qu'il reçoit en vertu du budget annuel. A partir de ce grade, son traitement est voté, comme celui du souverain et du garçon de bureau, à titre de fonctionnaire public; et les vingt-huit millions environ que la loi de finances attribue aux trente mille lévites du royaume qu'elle daigne solder pour répondre aux besoins du culte, ne représentent pas 1000 francs de revenu pour chaque prêtre, et pas un prêtre pour chaque millier de chrétiens.

C'est donc en dehors du prêtre légalement rétribué, depuis le vicariat jusqu'à l'archevêché, que se trouve le plus grand nombre d'ecclésiastiques, dont l'existence dépend alors, ou des ressources qui leur sont personnelles, ou des produits de l'église qu'ils desservent, lesquels sont perçus et répartis par la fabrique ou congrégation de marguilliers, présidée par le curé de la paroisse.

Il résulte de cette condition générale et particulière du clergé de France, sous le rapport matériel, que le sacerdoce ne peut guère se recruter, sauf quelques exceptions, que dans les classes inférieures et dans des familles honorables, mais pauvres; là où les privations domestiques, nécessairement imposées dès l'enfance, rendront plus tard moins rudes et moins sensibles toutes les autres privations d'un âge plus avancé, auxquelles le prêtre est condamné par la situation sociale que lui ont faite les lois philosophiques, et les mœurs publiques qui en ont été la conséquence.

Il en résulte aussi que les vocations spontanées et libres qui se manifestent dans les sphères plus élevées de la société, maintenant dégagées de toute suspicion ambitieuse ou cupide, sont plus assurées, plus durables, plus imposantes, plus respectées.

L'Église actuelle, heureusement délivrée de ces abbés qui n'avaient d'ecclésiastique qu'un titre banal et un demi-costume, de ces abbés dont on voyait les statues coquettes dans les jardins de l'ancien régime, de ces abbés qui faisaient des tragédies, à moins qu'ils ne fissent des chansons ou des opéras-comiques, espèce de troupe déréglée, sans chef, sans solde, et qui, quoiqu'ils n'appartinssent pas plus au clergé militant que des corps francs à une armée régulière, n'en déshonoraient pas moins la milice sacrée dans l'esprit de l'ignorant et du vulgaire; l'Église actuelle, débarrassée de membres parasites ou honteux, dispose de bonne heure les jeunes lévites qu'elle élève à grand'peine dans son sein à la vie solitaire et semée de privations, que plus tard ils pourront retrouver au milieu des hommes de la société nouvelle. En effet, ceux-ci ne profèrent plus, comme jadis, le blasphème ou le sarcasme contre le prêtre: la mode en est passée, cela est de mauvais goût; mais, toutefois, conduits, ou par une antipathie naturelle, ou par la crainte des muets reproches de la robe ecclésiastique et de la circonspection qu'elle impose, ou par une indifférence systématique, ou par le genre de plaisirs et d'habitudes auxquels ils se livrent, ou, enfin, par un fâcheux respect humain, les hommes de la société nouvelle, disons-nous, fuient, n'admettent pas, ou admettent bien rarement à leurs foyers et à leurs distractions domestiques le prêtre, que tous cependant ils sont obligés de rechercher à chaque circonstance importante de leur vie, y compris celle de leur mort. Le prêtre de nos jours, à la vérité, est bien éloigné de désirer ces distractions et de s'y livrer, alors même qu'elles ne devraient choquer aucune bienséance; et même, si elles se présentent, il les évite, car il voit, il connaît, il pénètre, à travers quelques apparences favorables, les sourdes hostilités, les préventions ou les mauvais instincts qui règnent toujours contre lui, et il ne veut ni les braver ni les exciter. Mais ces tribulations, cet abandon, ces dédains, le prêtre a été appris à les supporter par l'éducation prévoyante et forte qu'il a reçue, et qui a été dirigée dans ce sens, que le prêtre, toujours prêt à toutes les situations, doit savoir se passer du monde, tandis que le monde ne peut se passer de lui, tant est grande, réelle, indestructible, la place que l'Évangile, les siècles et les mœurs lui ont assurée dans toute société civilisée.

Sans parler de pauvres enfants charitablement élevés chez des curés de campagne, sans parler de quelques élèves instruits comme enfants de chœur dans les maîtrises des paroisses, et qui, les uns et les autres, poursuivent quelquefois jusqu'au bout les études sacerdotales, au séminaire, les jeunes gens se servent eux-mêmes dans leurs chambres; par humilité pour eux-mêmes, et par économie pour la maison, ils se servent entre eux dans les réfections communes, auxquelles participent, comme dans toutes les promenades, et avec une parfaite égalité, les supérieurs et professeurs. Lever, coucher, heures de classes, d'études, de prières, distribution des lettres du dehors, répartition aux pauvres des restes de chaque repas, infirmerie, achat et vente à l'intérieur de tous les objets nécessaires à la vie scolastique, en un mot, tous les devoirs et tous les mouvements de la maison s'accomplissent à tour de rôle, sous la direction d'un élève qui, de bonne heure, prend ainsi l'habitude de l'ordre, d'un commandement patient et régulier, d'une obéissance raisonnable et facile. Les abstinences, les longues méditations, les exercices de la piété, accoutument le corps à toutes les volontés de l'esprit. Là, en même temps, jamais de punitions corporelles; tout est conduit, tout cède, tout s'assouplit devant la seule autorité de la raison et de la règle. L'élève qui ne peut ou qui ne veut s'y soumettre, n'y est point contraint, et se retire aussi paisiblement qu'il est entré. Soit à la maison de ville, soit à la maison de campagne, les récréations et les plaisirs, selon l'âge et les goûts, sont animés et joyeux, sans devenir bruyants et querelleurs: pour ceux-ci, les conversations littéraires et philosophiques, pendant une marche continuelle et rapide; pour ceux-là, la gymnastique, la balle, le cerceau, la corde, les barres; puis les échecs, le trictrac, le billard, pour ceux qui les préfèrent à des exercices plus vifs.

Ainsi, et longuement préparé à toutes les situations, à toutes les sollicitudes de la vie, il n'est en quelque sorte aucun mouvement de l'ordre social auquel le prêtre ne prenne part, et où il ne porte, avec l'influence salutaire de son exemple, la résignation, la dignité, la convenance de son ministère, et du caractère qui lui est propre.

En sortant du séminaire, devient-il précepteur de l'enfant de quelque grande ou opulente maison, laquelle continue ou affecte les traditions aristocratiques? Grave, mais affectueux avec son élève qu'il ne quitte jamais, c'est par le respect qu'il inspire à ce surveillant continuel et malicieux de toutes ses actions, que l'abbé finit par gagner une confiance et une amitié que son pupille, devenu homme et père, transmet plus tard à ses fils.

Placé, par la nature même de cet emploi, dans la double et difficile position de quasi-domesticité vis-à-vis du maître de la maison, et de supériorité mixte vis-à-vis des domestiques, tout à la fois, lui-même, maître et serviteur, on ne le voit jamais servile ou impérieux, hautain ou familier. S'il flatte c'est avec mesure; s'il commande, c'est avec réserve. On ne peut accuser ni son humilité, ni son exigence. Et, enfin, après le voyage obligé en Suisse, en Italie, en Allemagne, quand l'éducation de son pupille est terminée, qu'il reste ou non le pensionnaire viager de la famille, l'abbé n'en demeure pas moins, presque toujours, l'ami de la maison et le confident de tout le monde.

Dédaigneux ou effrayé des avantages et des difficultés du préceptorat, a-t-il préféré se vouer sur-le-champ aux devoirs sacerdotaux, et, après l'ordination de Noël, son évêque l'a-t-il nommé prêtre habitué de quelque paroisse de grande ville, c'est là qu'il faut étudier avec admiration les labeurs et la résignation du prêtre français! Admis au dixième ou au douzième dans le partage du produit volontaire des baptêmes et de quelques messes commémoratives (les mariages et les services mortuaires devant être réservés aux vicaires et aux curés), c'est tout au plus si, dans ce casuel très-variable, il trouve de quoi pourvoir aux premiers besoins de la vie. S'il est abrité, c'est au haut de quelque maison décente, mais obscure; s'il a quelques meubles, il n'a point de mobilier; s'il est servi, c'est parce que quelque pieuse femme de ménage trouve dans sa propre charité une compensation suffisante à l'insuffisance du salaire qu'elle reçoit du prêtre.

Sera-t-il permis de dire: si ce n'était que cela! si ce n'était encore que les visites aux malades, aux pauvres, aux prisonniers, là où les dégoûts naturels à l'humanité sont surmontés chez le prêtre par le sentiment du devoir, de la mansuétude évangélique et de la récompense céleste! Mais qui pourrait justement apprécier les ennuis douloureux d'un esprit cultivé qui se trouve en contact obligé et continuel avec des enfants, des femmes, des hommes de la condition la plus inférieure, dont l'intelligence n'est en quelque sorte ouverte à aucune lumière, qui ne savent ni discerner, ni définir la portée de leurs actions journalières, qui ne savent pas même la valeur des mots qu'ils emploient, espèce de demi-sauvages qui n'offrent pas, en compensation de leur ignorance et de leur stupidité, l'attrait spirituel et fortifiant d'une conversion à opérer, d'une civilisation à fonder! Conçoit-on le supplice de ces instructions réitérées, de ces directions de confréries de vieilles filles dévotes, de ces confessions inintelligibles qui sont toujours le partage du jeune prêtre à son début dans le ministère de quelque paroisse? A la vue de pareilles misères intellectuelles, qu'il est cependant aussi nécessaire que méritoire de subir, à la pensée de telles douleurs qui sont supportées avec patience, courage et joie, les prêtres de nos églises ne pourraient-ils pas à bon droit répondre à ceux de nos héroïques missionnaires qui vont s'exposer aux tortures matérielles: Et nous, sommes-nous donc sur des roses!

Puis, il faut, au catéchisme, que l'ecclésiastique joigne à la lucidité de ses instructions, si délicates devant de tels auditeurs, la variété, l'enjouement indispensable, pour soutenir et encourager leur attention, par un mélange de récits, d'anecdotes, de plaisanteries même, lesquelles, il faut en convenir, ne sont pas toujours bien plaisantes et bien agréablement racontées, mais qui n'en ont pas moins de succès et de fruit, si l'on doit en juger par l'exactitude des enfants aux leçons du directeur, par leurs travaux sur les compositions qu'il leur donne, par la gaieté qu'ils laissent éclater.

Ce n'est pas tout pour le prêtre que de savoir et de savoir parler; il faut encore qu'il sache chanter et que, par son exemple, il apprenne à ses jeunes pénitents des hymnes de piété. Disposés sur des airs dont le prêtre et ses ouailles innocentes ne connaissent pas toujours le type mondain, ces hymnes excitent les railleries de quelques auditeurs plus âgés, et, malheureusement pour eux, trop bien instruits de l'origine profane de ces airs, purifiés d'ailleurs par l'exécution et l'intention des choristes du catéchisme et de leur dévot impresario.

Nous ne pouvons suivre le prêtre dans le détail de tous ses devoirs, au baptême, au mariage, à la sépulture, puisque nous devons surtout le montrer, en dehors du ministère de l'église, dans ses rapports avec le monde et l'ordre social. Après de longues années d'épreuves, son mérite, sa famille ou quelques protecteurs aidant, il finira peut-être par devenir vicaire et curé; qui sait? vicaire général, chanoine; qui sait encore? évêque, archevêque; que vous dirai-je? cardinal et pape; car, pour peu qu'il ait d'humilité, le prêtre peut toujours, sinon espérer, du moins redouter d'être chargé du gouvernement du monde.

Comme il a été élevé pour toutes les conditions, il est préparé à toutes les fortunes, et il saura également bien les subir toutes. La chasteté, la pauvreté, la résignation qu'il a constamment observées ont fini par le rendre maître de lui-même. Indifférent sans égoïsme, charitable sans accès de sensibilité, observateur sans médisance, silencieux sans dédain, prudent sans lâcheté, il agira toujours de façon à se trouver sans reproche aux yeux du monde dans lequel il ne se mêle pas, parce qu'il sait qu'il est plus facile de s'abstenir que de se contenir. Vous n'entendez guère parler du prêtre, en effet, que quand vous avez besoin de lui. N'est-ce rien, de bonne foi, n'est-ce pas, au contraire, chose merveilleuse que, pauvre ou riche, simple ecclésiastique ou dignitaire de l'Église, le prêtre, qui touche à tous les mouvements sociaux, ne soit jamais compromis dans aucun d'eux! Vous tous que de bonnes ou de mauvaises affaires ont conduits devant tous les degrés de la justice humaine, dites-le: y avez-vous jamais entendu prononcer le nom d'un ecclésiastique, créancier ou débiteur; demandeur ou défendeur dans aucun litige? Jamais, assurément; et si j'ose ici réveiller un instant les souvenirs publics sur deux hommes, dont l'un même n'était pas Français, et que l'Église avait condamnés avant que les cours d'assises en eussent fait justice, c'est que ces deux seuls exemples au milieu d'un siècle dont les oreilles et les yeux sont incessamment ouverts sur les moindres égarements ecclésiastiques, sont une des plus complètes démonstrations du caractère et des qualités du clergé français auquel nul autre ne saurait être comparé. Qu'est-ce, en effet, que deux et même qu'une seule brebis coupable parmi les trente mille prêtres que notre Église compte dans son sein? et quel corps ecclésiastique de l'Italie, de l'Allemagne, du Portugal, de l'Angleterre, de l'Espagne et des deux Amériques fournirait, comme le clergé français, le tableau de si grandes, de si générales vertus, unies à tant de pauvreté, de dignité, de lumières!

Depuis que, enseveli désormais dans quelques momies législatives, académiques et municipales, l'esprit voltairien a cessé d'inventer et de publier les prétendus méfaits ecclésiastiques, on voit, au contraire, la vérité succédant à la calomnie, les feuilles publiques journellement remplies des traits de courage, de dévouement, de bienfaisance, accomplis par des prêtres qui pourraient se borner à recommander les œuvres qu'ils pratiquent. C'est le saint prélat de la capitale qui, dans toute l'intensité d'une maladie contagieuse, ne quitte plus les hôpitaux et se charge des orphelins que le fléau mortel a laissés à son inépuisable charité; c'est un jeune vicaire qui se précipite dans les flots pour en retirer, au péril de sa propre vie, l'imprudent ou l'insensé qui allait y périr. C'est celui-là qui brave les dangers d'un incendie pour sauver la chaumière du pauvre, ou l'établissement industriel qui nourrissait un grand nombre d'ouvriers. C'est celui-ci qui se jette entre deux hommes, égarés par un faux point d'honneur, et qui entraîne à une sincère réconciliation ceux que la haine portait à s'égorger. Il n'y a pas de jour, enfin, que la publicité, mieux éclairée, ne révèle quelque action généreuse de ceux que naguère elle chargeait de torts et de crimes.

Reprenons les plus près de nous.

Aumônier des collèges de l'université, c'est avec douleur sans doute, mais sans découragement, que le prêtre offre aux élèves des instructions et des exemples dont l'efficacité est au moins affaiblie par l'indifférence ou l'éloignement des supérieurs de ces pensionnats officiels.

Aumônier des maisons de détention, et moins gêné par les gardiens de la prison que par les geôliers du collège, il laisse quelquefois dans l'âme et presque toujours dans la bourse des malheureux qu'il visite des secours mieux reçus et mieux employés que le monde ne l'imagine.

Il n'est plus possible d'esquisser les effets de l'intervention et de la présence de l'ecclésiastique sur les vaisseaux de l'État et dans les régiments de l'armée, puisque, depuis 1830, il a été décidé que nos soldats et nos marins, malades, blessés ou mourants, pouvaient très-bien se passer des distractions, des consolations ou des forces spirituelles, que, après avoir partagé leurs périls, les aumôniers militaires leur prodiguaient naguère à l'hôpital ou à l'ambulance.

Mais dans une autre épreuve dont il n'a pas été privé du moins, dans les bagnes ou dans l'assistance que le prêtre accorde au condamné que l'on conduit au supplice, quelle patience, quel courage, quelle force d'âme et d'esprit ne doit-il pas posséder pour aborder, pour accompagner, avec le visage et la parole de l'espérance et de la paix, ceux qui croient avoir à jamais perdu l'une et l'autre! Est-il un seul de nous, animé même des sentiments les plus chrétiens, et doué à la fois des facultés les plus résistantes à toute émotion, qui pût supporter, que dis-je? qui eût choisi ce redoutable devoir que le prêtre français accomplit avec majesté, alors même que toute la nature comprimée de son être fait malgré lui jaillir de son front sublime quelques gouttes de cette sueur surhumaine, qui rappelle celle de la divine agonie!

Est-ce tout enfin? Non; et, comme on le dirait dans le langage vulgaire, vous avez pire ou mieux que cela: c'est le missionnaire; non pas, entendez-vous bien, le missionnaire des sociétés étrangères et protestantes, qui s'en va, songeant à sa fortune, avec femme et enfants, roulant dans une bonne voiture, monté sur un bon vaisseau, vendre ou jeter avec insouciance ou bénéfices des bibles anglaises, genevoises ou allemandes à des gens qui ne savent et ne sauront jamais ni l'allemand ni l'anglais: c'est le missionnaire catholique, qu'il faut seulement nommer ici, celui dont nous vous donnerons bientôt le portrait complet, qui se dévoue avec joie à tous les sacrifices, parce qu'il croit à la parole de son Dieu, et qu'en parvenant à la communiquer à ceux qu'il élève au bonheur du christianisme, il sait qu'il aide à la propagation de la science, de l'art, du commerce, et qu'il contribue ainsi à la gloire de sa patrie.

Et puis, avec toutes ces obligations, ces abnégations, cette pauvreté, imposez donc encore au prêtre le devoir du mariage! Cédez aux déclamations, aux niaiseries, aux exigences du protestantisme et de la philosophie! faites que notre prêtre ait une femme, et il ne pourra plus être le soutien de toutes celles qui, dans leurs faiblesses ou leurs douleurs, n'ont recours qu'à lui; faites qu'il ait des enfants, et il ne pourra plus se consacrer aux enfants du peuple; faites qu'il ait les besoins, les jalousies du ménage et de la paternité, et vous ne le verrez plus charitable, doux, patient, discret; car il ne pourra plus l'être, soit au milieu des joies, soit au milieu des chagrins domestiques et des scandales que lui ou les siens ne manqueront pas de donner au monde; et vous ne pourrez plus en tirer aucun service; et, pour tout dire, vous ne croirez plus au prêtre, vous n'irez plus à lui: qui sait? vous le mépriserez peut-être. Et d'ailleurs, il ne vous demande pas le mariage; au contraire. Aussi bien que nous, il en connaît les charges et les dangers, qu'il place avant ses bénéfices et ses douceurs. Ce n'est pas seulement pour suivre l'exemple du Fils de Dieu; ce n'est pas seulement parce que le juste sens de l'Écriture lui indique le célibat, ce n'est pas seulement parce que la discipline générale de l'Église le lui interdit, que le prêtre répudie le mariage pour lui-même; c'est encore parce qu'il comprend combien la pureté de ses esprits, la chasteté de ses sens, la liberté de sa personne, l'absence de tous les besoins individuels, sont nécessaires à la majesté de son ministère, à l'autorité de ses fonctions, à la dignité de son caractère, à l'accomplissement de ses devoirs si nombreux, qu'il manquerait à la fois aux obligations du prêtre et de l'époux, s'il n'avait pas la possibilité d'être l'un sans être l'autre.

Dans ces tableaux rapides, et forcément restreints, il n'y a ni exaltation, ni poésie; il n'y a que des vérités et des faits simplement rapportés. C'est le portrait de l'ecclésiastique français, placé sous son véritable jour, et dégagé en même temps du respect irréfléchi dont l'entoure une dévotion étroite, et de l'hypocrisie dont le libertinage veut toujours le couvrir. Ce n'est pas le prêtre tel que le fait ou le voudrait un monde niais ou calomniateur, c'est le prêtre tel qu'il est, plus homme des besoins, des idées, des progrès, que dans aucun autre siècle, parce que le temps et les malheurs de l'Église n'ont pas été perdus pour lui.

Peut-on désirer ou craindre de le voir, comme à d'autres époques, se jeter dans les intérêts, dans les combats, dans le gouvernement des peuples et des rois? Armé de son caractère, de sa prudence, de ses lumières, le prêtre reparaîtra-t-il sur la scène du monde comme directeur ou conseiller des affaires publiques? Le doit-il? le peut-il? grande question, plus actuelle, plus prochaine peut-être que le vulgaire ne le soupçonne! grande question que quelques ecclésiastiques de nos jours semblent résoudre affirmativement par l'éclat et la solidité de leurs talents, de leurs écrits, de leurs vertus, qui paraissent les rendre dignes et capables de conduire les nations; mais en même temps, question à laquelle la masse du clergé, dans ses discours, et la masse du peuple, dans ses dispositions, semblent répondre: Non.

Quoi qu'il en soit, et dans le résumé de tous les traits sociaux et distinctifs de la physionomie ecclésiastique, regardez, depuis le séminaire, regardez à la chapelle du collège, à la caserne du régiment, à la proue du vaisseau, au berceau du baptême, à la bénédiction du mariage, au lit du mourant, devant la chaumière du pauvre et la hutte du sauvage, sur les degrés, les pavés, les tapis de l'hôtel, du palais, de la prison, du bagne ou de l'échafaud, vous verrez toujours le prêtre catholique, l'homme de tous et de tout, universel comme son Église, avec l'attitude et la parole qui conviennent aux temps, aux lieux, aux personnes; car le caractère typique, général et particulier de l'ecclésiastique, dans l'ordre social, celui dont l'éducation lui a imprimé l'ineffaçable empreinte, c'est l'observation de toutes les convenances, c'est le sacrifice facile à toutes les situations. On a dit avec raison: «Il n'y a pas de convenance qui ne renferme une vertu;» et c'est, en effet, parce que le prêtre français est le parfait modèle de toutes les convenances, qu'il laisse toujours apercevoir ou supposer en lui l'exercice de toutes les vertus.

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

 

>>>>RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL >>>>

Date de dernière mise à jour : 08/04/2016