BIBLIOBUS Littérature française

L’Avoué – Agénor Altaroche (1811 – 1884)

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

Il semblerait, au premier coup d'œil, que l'avoué exerce une de ces industries patentes où tout est percé à jour, où il suffit de regarder pour tout voir, et d'écouter pour tout entendre. Cela même serait d'autant plus naturel que cette industrie est créée et réglée par la loi, que tout citoyen est censé connaître. Il n'en est rien pourtant, du moins à Paris. L'avoué de Paris n'est pas l'esclave du texte légal, il en est plutôt le propriétaire avec droit d'user et d'abuser..... je devrais même dire le bourreau, vu l'acharnement avec lequel il le torture.—Là où l'avoué de province n'a qu'à formuler servilement, l'avoué de Paris invente et imagine. Aussi les mystères de son étude et de son cabinet particulier, qui sont pourtant des lieux en quelque sorte publics, ne restent-ils pas moins inconnus à tous que les arcanes des coulisses au béotien qui bâille au parterre. Je dis à tous, sans même en excepter les plaideurs.

L'avoué de Paris a de vingt-huit à quarante-cinq ans. C'est un premier clerc qui, d'ordinaire, après s'être élevé successivement de l'état de petit clerc aux fonctions de président du conseil de l'étude, achète enfin une charge pour son propre compte. Or on ne peut guère arriver à cette position avant vingt-huit ans, un noviciat de dix à quinze ans étant nécessaire pour passer des chaises dépaillées de l'étude sur le fauteuil maroquiné du cabinet particulier. C'est pourquoi l'avoué de Paris qui ne fait ses premières armes, c'est-à-dire ses premières plumes, qu'à seize ou dix-sept ans, en compte au moins vingt-huit à l'heure de sa prestation de serment.

Être avoué n'est pas un état viager à Paris, mais seulement une profession transitoire. C'est en province seulement qu'on meurt avoué. A Paris, une étude est une sorte de parc réservé, bien distribué, bien giboyeux, où l'on achète le droit d'aller à la chasse de la fortune. Quand on a bien rempli sa gibecière, on cède ses filets et sa clef au premier venu. Or cette chasse dure à peu près douze ans. En d'autres termes, l'avoué, après douze ans d'exercice, commence à sentir le besoin de goûter le charme d'une oisiveté dorée, et bien dorée, je vous assure... C'est pourquoi l'avoué de Paris n'a presque jamais plus de quarante à quarante-cinq ans.

Quelques-uns s'obstinent encore à regarder l'avoué contemporain comme une émanation fidèle de l'ex-procureur; c'est une erreur grave. Rien ne ressemble moins à l'ex-procureur que l'avoué de nos jours.—D'autres, abusés par les vaudevilles de M. Scribe, s'imaginent que l'avoué de Paris est un fashionable qui, du haut de son tilbury, éclabousse ses clients dans la rue, pose le soir au balcon des Bouffes et de l'Opéra, joue cinq cents francs à l'écarté, et danse le galop avec une gracieuse frénésie. C'est encore une erreur: l'avoué de Paris ne tient pas plus du Chicaneau de l'ancien régime que des lions du Jokeys'Club ou des jeunes premiers du Gymnase.

Il y a deux phases bien distinctes dans la vie de l'avoué de Paris, et ses habitudes extérieures se modifient selon qu'il gravite dans l'une ou l'autre de ces phases, garçon ou mari.

Nous avons vu qu'après avoir croupi plus ou moins longtemps sur la chaise de premier clerc, le néophyte achète toujours une charge. Or, lorsqu'il signe la vente, il est ordinairement sans un sou; ou s'il a quelques économies à sa disposition, elles sont tout juste suffisantes pour un premier à-compte. Qui se chargera de compléter la somme! Eh! pardieu, c'est tout simple: un bon mariage.

Le premier clerc achète une charge pour se marier, et une fois possesseur du titre, l'avoué se marie pour payer la charge.

C'est alors que l'avoué est frisé, musqué, pincé, pommadé; c'est alors qu'il porte des bottes de Sakoski, et des habits d'Humann; c'est alors qu'il pirouette agréablement dans un salon, qu'il fait la cour aux mères de famille, caresse les petits chiens, pince de la guitare, et se rend utile aux demoiselles par son empressement à figurer dans un quadrille, ou à lire des vers nouveaux, tâche dont le verre d'eau sucrée ne suffit pas toujours à déguiser l'amertume. En un mot, il ne néglige aucune des mille recettes à l'usage des chercheurs de femmes.

Mais cet état exceptionnel dure quelques mois à peine: l'avoué trouve bien vite à s'assortir; car l'avoué, même avec cinq cents francs dans son tiroir, est toujours un excellent parti.

Quand le mariage est consommé et la charge payée, l'avoué de Paris fait peau neuve et devient un autre homme. Il a des cravates sans nœud prétentieux; il commande ses bottes chez le bottier du coin; il s'approvisionne d'habits et de pantalons chez un tailleur, son client, qui lui fait trente pour cent de remise sur les prix des tailleurs à la mode: à l'élégant, en un mot, succède le solide. Du reste, tout est noir sur l'avoué, l'habit autant que les bottes. Il n'y a que la cravate qui se permette encore d'être blanche.

Adieu le bois de Boulogne et le café Anglais! L'avoué marié ne se promène plus, il va; il ne déjeune, ne dîne, ne soupe plus; il mange chez lui.

De tout son luxe d'autrefois, il ne conserve que sa robe de chambre et ses pantoufles; car les pantoufles et la robe de chambre sont deux accessoires indispensables à la mise en scène d'une étude d'avoué à Paris. La robe de chambre et les pantoufles sont, en quelque sorte, l'uniforme de l'avoué trônant dans son cabinet et dans l'exercice de ses fonctions. Il en a le monopole; on ne voit point de clerc, pas même le maître-clerc, se permettre la robe de chambre, fût-elle de simple indienne, ou les pantoufles, fût-ce de celles qu'on débite à vingt-neuf sous sur le boulevard. C'est la prérogative de l'avoué; or, nous vivons dans un temps où le moindre des pouvoirs est tenacement jaloux de sa prérogative, jaloux même jusqu'au ridicule, qui du reste est leur prérogative à tous.

Mais si l'avoué marié est plutôt négligé que coquet dans sa mise, en revanche son cabinet de réception est décoré avec une richesse et une élégance remarquables. Ce n'est pas pour se rendre le travail plus facile ou plus agréable; c'est uniquement un nouveau calcul de sa part. Le luxe du cabinet sert à l'avoué de Paris, à l'encontre de ses clients, comme le luxe des vêtements lui a servi à l'encontre de sa femme.

Ce sybaritisme du cabinet devient plus saillant encore par l'humble simplicité, on pourrait même dire sans calomnie par la malpropreté enfumée de l'école. Aussi, pour que l'effet du contraste ne soit pas perdu, l'avoué emploie le procédé en usage dans les Panoramas, où l'on fait traverser au spectateur de sombres couloirs, pour que son œil se repose avec complaisance sur le jour bien ménagé du tableau. Dans ce but, l'appartement de l'avoué est toujours disposé de manière à ce que le client ait besoin de passer par l'étude pour pénétrer dans le cabinet. C'est un talent de mise en scène dont la tradition se perpétue dans toutes les charges.

L'avoué de Paris est matinal. Il se lève ordinairement à huit heures, et s'installe dans son cabinet à dix heures au plus tard. En été, il couche à la campagne, car presque toujours l'avoué possède ou loue une campagne, où il séjourne depuis le samedi soir jusqu'au mardi matin, les avoués de Paris ayant l'habitude de faire le lundi comme les ouvriers.

En hiver, il passe de sa chambre à coucher dans son cabinet. A dix heures les portes en sont ouvertes, et les clients qui font antichambre dans l'étude depuis neuf heures, peuvent enfin pénétrer dans le sanctuaire. Dans le tête-à-tête, l'avoué parle au client de son affaire; c'est naturel, puisque tel est le but de la visite du client. Mais ce n'est là, pour ainsi dire, qu'un prétexte pour l'avoué. Après avoir aligné quelques mots techniques relativement au procès qu'il ne connaît pas et dont il a seulement appris le résumé par cœur, l'avoué généralise la conversation. Il possède un talent merveilleux pour captiver l'attention de son interlocuteur; il l'amuse, l'intéresse, l'amorce, le circonvient. Bref, lorsque l'avoué a noué des relations avec un plaideur qui peut devenir une bonne pratique, il ne s'en fait pas seulement un client productif, mais bien aussi une connaissance, un habitué de la maison ou plutôt de l'étude. Il y a, dans chaque étude de Paris, un assortiment de flâneurs qui vont chez leur avoué comme on va à la bibliothèque ou au Jardin-des-Plantes. La visite à l'avoué se classe dans la répartition de leur temps. Ils ont un avoué avec qui ils vont causer, de même qu'ils ont un café où ils prennent leur demi-tasse; c'est pour eux une seconde nature. On sent bien que ces honnêtes gens se feraient scrupule de déranger leur avoué gratis, sans lui offrir aucune autre compensation que le charme de leur société. Le procès qui les a mis en rapport avec l'officier ministériel trouve enfin son terme; mais les relations créées par ce procès ne manquent jamais de lui survivre. Alors le client habitué se fait un cas de conscience de se ménager un autre procès qui justifie en quelque sorte ses assiduités. Il a cherché d'abord un avoué pour suivre son procès; il cherche maintenant un procès pour suivre son avoué. Cette immobilisation du client est le plus beau triomphe d'un titulaire.

Mais l'avoué ne se borne pas toujours à s'assurer l'exploitation viagère et quelquefois même héréditaire de tous les procès généralement quelconques de son client habitué. Il sait en outre verbalement provoquer ses confidences; initié forcément à une partie de ses affaires, il ne tarde pas à les connaître toutes. Alors il donne des conseils officieux, offre ses services en dehors de ses fonctions spéciales. Le client a-t-il des fonds à placer? l'avoué se charge de trouver un placement avantageux. A-t-il besoin, au contraire, d'emprunter? l'avoué lui procurera la somme nécessaire. Bref, de proche en proche, l'avoué devient véritablement un homme de confiance, un directeur des intérêts temporels. Je n'ai pas besoin de dire qu'il prélève tant pour cent à titre de prime; cela va de soi, toute peine mérite salaire. L'avoué de Paris se donne en général beaucoup de peine.

Voilà comment le cabinet recrute à la fois pour l'avoué et pour l'étude. Ces merveilleux résultats sont dus à la faconde moelleuse de l'officier ministériel. On voit que le don de la parole est une des qualités essentielles de l'avoué de Paris, et que le talent de la causerie ne lui est pas moins nécessaire qu'au coiffeur qui travaille en ville.

Du reste, une ou deux heures pour la réception des clients, un quart d'heure pour les signatures, une demi-heure de conférence avec le maître-clerc, telle est la journée officielle de l'avoué. Je ne sais pas s'il faut y compter trois quarts d'heure pour la lecture des journaux. L'avoué de Paris est abonné au Siècle ou à la Presse, selon sa nuance à cause du rabais; au Droit ou à la Gazette des Tribunaux, à cause de la spécialité, et aux Petites Affiches, à cause des annonces; il reçoit l'Estafette et les Affiches Parisiennes en sa qualité d'actionnaire.

Tout sombre et anti-épicurien qu'il paraisse, l'avoué de Paris n'est cependant pas un ennemi systématique des divertissements du monde; il donne quelquefois l'hospitalité aux raouts dans ses appartements, et installe le quadrille et la valse sous les girandoles de son salon. Mais l'ongle de l'homme du palais perce toujours sous le gant blanc de l'amphitryon: chez l'avoué, le plaisir calcule, et le bal est encore un hameçon. C'est un prétexte de politesses à faire mensuellement, sous forme d'invitation, aux avocats dont on exploite la confraternité, et aux magistrats dont on choie la connaissance; l'avoué invite même à ses réunions ses principaux clients, qui s'empressent de venir y tremper leurs lèvres dans le verre d'eau dont ils ont eux-mêmes fourni le sucre, et tournoyer au son de l'orchestre dont ils paient les violons.

Ces bals, le croira-t-on, sont l'effroi des clercs de l'étude, qui voient arriver cette nuit de délices avec plus de terreur encore qu'une nuit de garde civique. C'est que pour eux la corvée de l'étude passe alors pour quelques heures dans le salon! L'avoué les a chargés de recruter le plus de danseurs possible, et c'est à ces danseurs étrangers qu'appartiennent de droit les belles et aimables danseuses. Quant aux clercs de l'étude, le patron, en vertu des droits qu'il a sur eux, les commet d'office pour servir de cavaliers aux vieilles présidentes, aux avocates sur le retour, aux clientes à leur automne, en un mot à toutes les prétentions surannées qui convoitent l'agitation du quadrille, et que la charité chrétienne peut seule exempter du désagrément de faire tapisserie. Les infortunés clercs traînent toute la nuit le boulet de ces rigaudons forcés. Galériens du bal, ils ne sont jamais libérés avant cinq heures du matin.

On voit par tout ce qui vient d'être dit sur la distribution de sa journée, que l'avoué joue le rôle d'un agent d'affaires plutôt que celui d'un véritable avoué. L'étude n'est qu'un accessoire, sinon dans son budget, du moins dans la distribution de son travail personnel. Voici comment cette étude est gérée à côté, ou plutôt en dehors du patron.

La direction appartient au premier clerc qui est plus avoué que l'avoué lui-même. Le second clerc fait la procédure d'après les instructions de son supérieur immédiat. Le troisième clerc fait ce qu'on appelle le palais. C'est lui qui fait viser les dossiers au greffe, qui fait inscrire les causes au rôle, qui répond à l'appel de l'audience, sollicite des remises, etc. Il est aussi l'intermédiaire obligé entre l'étude et les avocats. C'est, en un mot, l'ambassadeur de l'avoué près le Palais-de-Justice.

Au quatrième rang viennent un ou plusieurs étudiants en droit, à qui leurs parents ont bien recommandé de travailler chez un avoué, tant pour occuper leurs courts loisirs que pour se fortifier dans le droit et la procédure. Ces clercs amateurs ne sont pas payés, et ils en donnent à l'avoué pour son argent. Leur travail à l'étude consiste à faire des vaudevilles qui seront refusés aux Folies-Dramatiques, ou des lettres d'amour qui souvent obtiennent le même succès auprès des modistes du coin.

Reste le dernier clerc, qu'on appelle dans le monde profane saute-ruisseau, et que, dans la langue technique, on nomme le petit-clerc. Celui-là est chargé des courses de l'étude. C'est ordinairement un enfant de quinze à dix-huit ans; mais quelquefois il est grand garçon, bien qu'il s'appelle petit-clerc. J'ai connu un petit-clerc qui n'avait pas moins de trente ans.

Une étude d'avoué rapporte à Paris de vingt-cinq mille à quatre-vingt mille francs; la moyenne du produit net serait à peu près de cinquante mille francs.

Or, il est reconnu que si telle étude dont le titulaire tire cinquante mille francs était gérée comme presque toutes les études dans les départements, elle rapporterait, même d'après le tarif de Paris, vingt mille francs tout au plus.

D'où vient cette énorme différence?

C'est que l'avoué de province (j'entends l'avoué simple et candide) ne compte dans ses déboursés que les sommes réellement sorties de sa bourse. Quant à ses émoluments, c'est-à-dire au prix des actes faits dans son étude, ils ne s'élèvent jamais au delà du chiffre strict auquel les besoins de l'affaire devaient nécessairement le porter.

Chez l'avoué de Paris, c'est bien différent. D'une part il n'y a pas que des déboursés dans ses déboursés; et d'autre part, dans ses émoluments figurent des articles dont le simple énoncé frapperait de stupéfaction l'avoué de province (j'entends toujours l'avoué simple et candide).

En résumé, l'avoué de Paris complique la procédure autant que possible; tandis que l'avoué de province cherche généralement à la simplifier; pour arriver au but, l'avoué de province prend le plus court chemin, pendant que l'avoué de Paris suit le plus long détour, sachant bien que la route n'est pas semée pour lui de ronces et de pierres. Il introduit le plus d'incidents qu'il peut dans la même cause; il entasse instances sur instances, il ente procès sur procès. Il ne fait pas seulement les actes nécessaires au procès, il commet tous ceux que la loi autorise directement ou indirectement. Bref, son talent consiste à faire suer (c'est le mot) à une cause tout ce qu'il est légalement possible d'en extraire en la pressurant.

Il me serait aisé d'énumérer une foule d'espèces où se révèlent le génie le plus profond et l'adresse la plus incontestable. La requête, comme pièce de presque tous les procès, et la licitation, comme sujet de procédure spéciale, jouant le plus fort rôle dans la caisse de l'avoué, s'offrent de prime-abord à mon choix.

—La requête est une plaidoirie anticipée, un mémoire où sont relatés les moyens de la défense. L'avoué défendeur en signifie une copie à chacun de ses adversaires. C'est un des actes les plus productifs de la procédure; car l'avoué se fait payer fort cher la rédaction de l'original, et la loi taxe assez haut les droits de copie.

Toutefois, il est divers moyens d'augmenter encore le produit de la requête. Je ne veux point parler de la méthode qui consiste à ne mettre dans les copies que dix-huit lignes à la page, et sept ou huit syllabes à la ligne, quoique les règlements exigent vingt-cinq lignes à la page, et quinze syllabes à la ligne: c'est un péché d'habitude dont l'avoué de province n'est pas plus exempt que l'avoué de Paris, et cela ne vaut pas la peine d'être relevé. Mais il arrive parfois que l'avoué ou ses clercs ont négligé de fabriquer la requête en temps utile, et que la veille de l'audience survient à l'improviste sans qu'on ait songé à cette partie essentielle. On ne peut cependant perdre ainsi l'occasion d'une requête... Voici le moyen auquel on a recours.

Comme on n'aurait pas le temps de transcrire une requête entière, l'avoué se contente de signifier à l'avoué de son adversaire une fin de requête; puis, lorsque vient le moment de la taxe, si elle est requise, la pièce est fictivement rétablie après coup, et soufflée de manière à produire un chiffre de rôles proportionné à l'importance de l'affaire. C'est ce qui s'appelle en argot d'étude, signifier en queue.

Quelques avoués ont adopté le moyen non moins adroit de signifier, entre un commencement et une fin de requête véritable, un vieux cahier de papier timbré, que leur collègue leur renvoie et qui sert ainsi une seconde fois, puis une troisième, puis une quatrième, jusqu'à ce que les feuillets ou le fil soient tout à fait usés. Je sais une étude où le même cahier a subi un service de plus d'un lustre, et a rapporté à lui seul près de six mille francs.

—La licitation est la vente judiciaire d'un immeuble qui n'est pas susceptible d'être partagé en nature.

Supposons deux frères qui reçoivent, à titre d'héritage, une maison à Paris. Dans l'impossibilité de la diviser en deux lots, ils s'adressent au même avoué pour la faire liciter.

L'avoué devrait suivre une marche bien simple. Les deux partis étant d'accord, il lui suffirait de faire agréer par le tribunal un jugement rédigé dans l'étude, et ordonnant la licitation, après l'accomplissement des formalités légales.

Mais ce n'est point ainsi que l'entend l'avoué de Paris. Une procédure aussi simplement conduite ne produirait pas un état de frais assez bien fourni. Voici comment l'avoué de Paris procède. Chargé du mandat des deux frères, qui n'ont qu'un même désir, une même volonté, à savoir de vendre le plus tôt possible pour se partager le prix, l'avoué rédige la demande en licitation à la requête de Pierre; Paul ne s'oppose pas, loin de là? N'importe! l'avoué lui choisit fictivement un autre avoué, et, sous le nom de ce collègue qui prête complaisamment sa signature (c'est d'usage), il se signifie à lui-même, avoué de Pierre, au nom de Paul, une requête à l'effet d'empêcher la licitation.

Les motifs de cette requête ne peuvent être qu'illusoires, car une licitation est toujours de droit; aussi n'est-ce qu'une affaire de forme, à laquelle on n'attache pas grande importance. Le second clerc a, pour cette feinte procédure contradictoire, des phrases consacrées.

Dans cette requête qu'il rédige au nom de Paul opposant, il dira, par exemple: «Vous le savez, et malheureusement c'est une observation trop bien confirmée, en ce moment tout est stagnant, par suite de la crise commerciale qui se fait sentir. Paris a surtout à se plaindre des tristes effets qu'elle produit. Autrefois, le capitaliste recherchait avec avidité les placements en immeuble; mais aujourd'hui que la fièvre de la commandite s'est emparée de tous les esprits, un discrédit complet a frappé tout ce qui n'offre pas une chance à l'agiotage et à la spéculation; aussi les enchères sont-elles désertes, et les bâtiments ainsi que les terrains ne peuvent-ils être adjugés même au plus vil prix, etc., etc.»

Maintenant c'est au tour de Pierre. Pierre riposte à la requête de Paul par une seconde requête; et le même clerc, après avoir manufacturé la demande, se charge de la réponse. Il fait parler Pierre à peu près en ces termes:

«Notre adversaire est dans l'erreur et s'abuse sur la situation actuelle des affaires. La commandite est en discrédit; les fonds refluent vers les placements solides et exempts des chances de l'industrie et du commerce; la confiance règne partout. On ne saurait trouver de moment plus propice pour vendre avantageusement les maisons et les terrains, etc., etc.»

Je n'ai pas besoin de dire qu'on peut varier ce thème à volonté, et que, sous la plume du clerc-rédacteur, ces phrases s'allongent indéfiniment, de manière à produire une requête volumineuse. On a des formules de tel ou tel nombre de pages, selon l'importance de la licitation. Si l'immeuble est de peu de valeur, le style des requêtes est rapide et concis comme du Tacite ou du Paul-Louis-Courrier; si au contraire le prix est considérable, les requêtes sont abondantes et soufflées comme du Victor Ducange ou du Salvandy.

Alors un échange supposé d'exploits s'établit entre Pierre et Paul, qui se trouvent, au bout d'un certain temps, avoir soutenu un procès en règle sans s'en douter aucunement. Singuliers plaideurs, qui, sans cesser d'être d'accord, ont lutté dans l'arène judiciaire jusqu'à l'épuisement complet de leurs forces, c'est-à-dire des combinaisons procédurières!

Enfin, lorsqu'il ne manque plus que le jugement, l'avoué, qui se garderait bien de soumettre ces ridicules moyens à l'appréciation du tribunal, rédige et fait accepter un jugement de forme ordonnant que la maison sera vendue; après quoi il touche le prix des deux procédures, non sans modérer ses honoraires. Modérer est un mot usité. L'avoué a toujours modéré, même lorsqu'il vous présente le mémoire le plus exorbitant. C'est un autre enragé de modération.

Voilà par quels ingénieux procédés l'avoué de Paris, tout en modérant ses honoraires, marche à la fortune d'un pas aussi sûr que rapide. Et notez bien que j'en ai seulement choisi quelques-uns entre mille, presque au hasard.

Après douze années d'exercice, d'agence d'affaires et de ventes judiciaires qui lui suffisent communément pour se créer trois ou quatre cent mille francs d'économies, l'avoué cède sa charge à un maître-clerc, qui lui paie à peu près autant pour avoir le droit de recommencer, pour son propre compte, la même exploitation.

L'avoué se retire ainsi, riche de trente à quarante mille francs de rente. Il continue d'habiter Paris pendant l'hiver, et la campagne pendant l'été. Alors il ne sait plus que manger, boire, digérer et dormir; c'est désormais un homme de loisir. Il s'abonne au Journal des Débats.

Il est électeur, membre d'une société philanthropique, quelquefois adjoint à la mairie, et le plus souvent juge de paix ou suppléant; il convoite particulièrement ces dernières fonctions, parce qu'il les considère comme un marchepied pour la magistrature. Il a toujours la croix d'honneur, et rate périodiquement la députation.

Cette vie inerte et placide, ou plutôt cette végétation de l'avoué retiré n'est agitée que par des crises accidentelles. Tous les deux mois (lorsqu'il n'est pas capitaine rapporteur, titre auquel ses antécédents judiciaires lui font une sorte de candidature), son sergent-major l'appelle, en qualité d'officier élu, au corps de garde, où il déclame éloquemment contre les ambitieux affamés d'or et les factieux altérés de pillage;—tous les deux ans un huissier le convoque, en qualité de juré, à la cour d'assises, où, après avoir compendieusement manifesté l'homme de palais en adressant mille questions aux témoins dans le prétoire, et une harangue argumentassée à ses confrères dans la salle des délibérations, il condamne le malheureux qui, poussé par la misère, a brisé le volet d'une boutique de boulanger pour prendre une livre de pain. – FIN

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016