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BIBLIOBUS Littérature française

L’Aubergiste (1841) - Amédée Achard (1814-1875)

IL n’y a pas d’aubergistes à Paris, il n’y a que des maîtres d’hôtel, qui sont des produits de la civilisation mûris dans les serres chaudes des grandes villes. Le maître d’hôtel parisien se tiendrait pour gravement insulté si quelque provincial malavisé s’oubliait jusqu’au point de l’appeler aubergiste ; nous ne savons même pas si, n’était la législation adoptée par les cours royales, il ne traînerait pas l’impertinent sur le terrain belliqueux du bois de Boulogne, ce classique parc des duels innocents. Le maître d’hôtel est un grand seigneur qui ne connaît guère mieux son établissement que les marquis de la régence ne connaissaient leurs terres. Il se montre partout, excepté chez lui, joue à la Bourse, hante les Bouffes et l’Opéra, monte à cheval, et donne à sa fille cent mille écus de dot prélevés sur les bénéfices légitimes d’une splendide hospitalité.

Pour rencontrer l’aubergiste, il faut donc, s’il vous plaît, grimper en diligence et sortir des barrières de Paris : c’est à peine si dans les faubourgs il en existe quelques-uns, tout au fond des quartiers industriels et populeux ; mais ceux-là encore n’ont point de physionomies franches et décidées ; ils sont abâtardis par l’atmosphère parisienne, ils ont perdu leur allure originale, leur caractère primitif, leurs bonnes et vieilles habitudes, au contact des moeurs citadines. Les uns aspirent au rang de maîtres d’hôtel, les autres descendent au niveau des marchands de vin ; beaucoup de ces aubergistes faubouriens sont des logeurs, aucun n’est vraiment ce qu’il devrait être.

Laissez-vous emporter au petit trot par les lourdes gondoles des messageries ; allez toujours de relais en relais ; ne craignez pas de pousser trop loin : il faut que le grand bruit de Paris meure à l’horizon, il faut que rien ne rappelle la capitale aux voyageurs ; quand vous serez là-bas dans quelque province lointaine, sur les frontières d’un département perdu dans les montagnes, alors seulement vous trouverez l’aubergiste tel que le passé nous l’a légué, l’aubergiste du Roman comique de ce pauvre infirme de tant d’esprit qu’on appelait Scarron. Ne vous arrêtez même pas sur le boulevard de la modeste sous-préfecture ; cette auberge qui étale, toute grande ouverte, sa large porte, est la soeur puînée d’un hôtel ; avant qu’il soit une semaine, un coup de pinceau aura balayé l’humble substantif sur l’écriteau élargi et mis à neuf.

C’est dans une petite ville qu’il faut s’arrêter, une toute petite ville du Languedoc ou de la Normandie, sans prétention aucune, et qui aspire tout au plus aux honneurs administratifs de la justice de paix et du chef-lieu de canton. Là, vous ne chercherez pas longtemps sans découvrir l’auberge, et si vous avez trouvé l’auberge, vous avez du même coup mis la main sur l’aubergiste, tant le maître quitte peu sa maison, pas plus que l’huître son écaille ; il vit dans elle et pour elle, si bien que la physionomie du bâtiment et la physionomie de l’homme ont quelque chose de sympathique, et qu’il serait impossible de trouver un autre logis pour ce maître et un autre maître pour ce logis.

Tantôt l’auberge hospitalière se tient aux limites extrêmes du bourg, afin d’accueillir plus tôt le voyageur fatigué, le roulier poudreux et son attelage, le colporteur et sa valise, le commis voyageur qui trotte sur son bidet en fredonnant une ariette d’opéra-comique, le pâtre qui gagne la montagne avec son troupeau bêlant. C’est la vieille auberge qui a de vastes hangars, de profondes écuries, une cour ample et remplie de poules qui caquettent et de canards qui barbotent, de larges et chaudes étables, une immense cuisine pour salon, et de grandes chambres avec de grands lits. Parfois, aussi, l’auberge est assise sur la grand’place, tout à côté de la mairie, en face de l’église paroissiale ; le vieil ormeau qui a vu danser quatre générations sous ses vigoureuses branches ombrage sa large porte cochère ; mais cette auberge-ci est quelque parvenue qui vient insolemment étaler son luxe de fraîche date tout au milieu de la ville. Son propriétaire est un homme cossu qui a puisé quelques idées tronquées d’amélioration et de confortable dans ses fréquents voyages à la sous-préfecture ; il a, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, restauré un antique couvent que les hasards des révolutions ont fait passer dans les mains de sa famille ; avec deux ou trois cellules, il fait d’assez mauvaises chambres ; le réfectoire conserve sa destination et prend le nom constitutionnel de salle à manger ; les corridors restent ce qu’ils sont ; avec la chapelle il crée une remise, et le chapitre peut fort bien se transformer en salle de billard ; le reste va à l’avenant, et l’auberge se trouve installée. Cette auberge ne va pas au-devant des voyageurs : elle est bien trop grande dame pour cela ; elle attend, et on vient la chercher. Le préfet en tournée départementale et le conseil de révision la visitent ; les gros marchands qui battent le pays pour faire provision de foin, de blé, de bestiaux, de vin, de cidre, de cocons, la fréquentent volontiers. On y voit arriver aussi les Anglais dont la berline se brise sur la route comme au troisième acte d’une foule de mélodrames. Pour s’y trouver à l’aise, il suffit de se contenter de peu, et de payer ce peu assez cher.

Sitôt que les deux auberges existent simultanément dans un bourg, la concurrence s’établit, et la rivalité, d’abord, et la haine, ensuite, ne tardent pas à venir. On a dit quelquefois que ce qu’il y avait de plus terrible et de plus tenace au monde, c’était une rancune de moine et une haine de femme ; on s’est trompé : c’est une rancune et une haine d’aubergiste qu’il aurait fallu dire. Les deux auberges se dressent et vivent comme deux ennemies irréconciliables. C’est Rome Croix de Malte et Carthage Lion d’or, l’Athènes et la Sparte des cuisines, Achille et Hector en bonnets de coton, le tablier blanc à la ceinture. Les calomnies et les médisances volent de l’une à l’autre, l’insulte et l’injure ne chôment pas. Heureux quand les coups de poing ne succèdent pas aux coups de langue !

Quant à nous, toutes nos sympathies sont acquises à l’auberge du petit peuple, à l’auberge démocratique des faubourgs. C’est là seulement qu’on retrouve la profonde et haute cheminée où brûle un chêne, où toute la population du logis, pêle-mêle, bêtes et gens, se chauffe de compagnie. Le roulier avance ses larges mains à l’encontre du feu ; le chasseur laisse fumer ses guêtres humides sur les chenets de fer ; le colporteur raconte quelque plaisante histoire d’amourette, et le petit commis voyageur en mercerie, rétribué à raison de 5 francs par jour, ne dédaigne pas de se livrer à quelque réjouissante charge empruntée au répertoire d’un de ses illustres confrères de Paris. Un tournebroche gigantesque, tout chargé de volailles et de pièces de viande, fonctionne devant le feu ; les chiens clignent les yeux et dressent leurs pattes à côté de gros chats qui se pelotonnent et ronflent aux angles du foyer. Tout ce monde qui se rencontre là par hasard, et qui se séparera le lendemain, cause, rit, fume dans la bonne camaraderie du coin du feu. De gros jambons, d’épaisses tranches de lard pendent au plafond, jalonné de touffes de bruyère ; les murs, simplement recrépis à la chaux, sont ornés çà et là de gravures coloriées : Napoléon sur son cheval blanc avec Roustan le mameluck, la cavalerie d’Ab-el-Kader, et le dernier crime célèbre de la contrée. Au chambranle de la cheminée est attachée, dans le Midi, une image de la bonne Vierge ; un portrait équestre de l’empereur la remplace au Nord. Le fusil de l’aubergiste, accroché au râtelier voisin, brille entre des carnassières, des fouets et des casseroles. La servante d’auberge, grande et forte fille aux bras rouges, aux joues rebondies, va et vient par la maison, agaçant celui-ci, souriant à celui-là, boudant cet autre, et pourchassée par le conducteur des messageries locales, lequel, en sa qualité d’habitué, jouit de toutes sortes de priviléges. Les palefreniers chantent dans l’écurie, les garçons courent et ravaudent, et dérangent tout sous prétexte de mettre le logis en ordre. Le dîner, les chambres, le service, se font au hasard ; personne ne s’en occupe et tout le monde s’en mêle ; cependant, quand vient la nuit, il se trouve que tout est fait sans que le garçon ait perdu un pourboire et la servante un baiser. Au milieu de tout ce bruit, l’aubergiste se multiplie ; il touche dans la main du voisin qui passe, apporte la provende au cheval du postillon, allume sa pipe au cigare du commis voyageur, verse un petit verre au garde-chasse, salue le gendarme qui entre, stimule sa femme qui gouverne la cuisine, gourmande la fille qui batifole dans la cour, jette une bûche au feu, découpe un jambon, monte de la cave au grenier, crie, appelle, répond, gronde, et se trouve encore le premier à la porte de l’auberge lorsque le bruit du fouet retentit sur la route.

On ne saurait s’imaginer, à moins de l’avoir vu, quel homme c’est qu’un aubergiste dans les bourgs, les villages, les hameaux : c’est le premier de l’endroit, la tête, le chef de la localité, la clef de voûte du pays ; s’il n’est pas maire, il passe avant le maire ; il éclipse l’adjoint, marche de pair avec le brigadier de la gendarmerie et rivalise d’importance avec le juge de paix du canton. Les petits enfants le connaissent, les jeunes filles le considèrent, voire même le courtisent s’il est encore célibataire ; il est l’ami de tous les hommes, le camarade de tous les passants, la providence de tous les voyageurs. Il donne à dîner à tout le pays, et il arrive souvent que tout le pays lui doit les dîners qu’il donne. Il a affaire à tout le monde : c’est le pivot autour duquel tourne tout le canton ; c’est bien plus à l’auberge qu’à l’hôtel de ville que se traitent les affaires de la commune ; le greffier de la mairie enregistre les décisions prises par le conseil municipal, réuni en séance autour de quelques pots de vin, chez l’aubergiste. L’aubergiste n’est rien, mais il délibère et vote ; mieux que personne, il sait ce qui se passe au chef-lieu : monsieur le préfet a mangé de sa cuisine ; les conducteurs de diligences, les gendarmes en mission, les rouliers de passage lui racontent ce qui se fait hors des frontières du village. On le consulte comme un oracle sibyllin ; ce qu’il ne sait pas, il l’invente ; ce qu’il dit, on le croit ; ce qu’il propose, on l’exécute. L’aubergiste a salué les grands personnages et vu les princes qui voyagent incognito ; il n’est pas impossible même qu’il n’ait parlé à leur valet de chambre à propos de quelque fourniture. Le soir, il conte leur dialogue au village assemblé dans l’auberge, et le lendemain, il se trouve que l’aubergiste est devenu un personnage politique, grâce aux révélations que lui a faites le valet de chambre, transformé, pour le moins, en secrétaire intime. S’il se rencontre une fête à célébrer, voilà l’aubergiste qui dispose son logis et plante un mai devant sa porte. Quelqu’un se marie-t-il ? on dînera certainement dans le jardin de l’auberge, on dansera sous la tonnelle de l’auberge, on se grisera avec le vin de l’auberge. L’aubergiste est le parrain-né des enfants du pays, le témoin de tous les époux, comme il a été le prétendant de toutes les filles. Demandez plutôt à la mariée qui rougit sous son voile blanc ? Si les corporations veulent s’égayer et prendre du bon temps, la grande salle de l’auberge apprête ses chaises et ses bancs, et la basse-cour se dépeuple en même temps que la cave se vide. Quand vient le dimanche, les ménétriers avec leurs violons, leurs hautbois, leurs tambourins, grimpent sur l’échafaudage de planches et de tonneaux qui leur sert d’orchestre, et appellent à grand bruit la population villageoise au bal champêtre de l’auberge. L’aubergiste a revêtu son plus bel habit, rasé sa barbe et débouché ses meilleures bouteilles d’abord, et ses plus mauvaises après. Il sait que la danse donnera du relief à la piquette la plus frelatée. On ne saurait rien faire sans avoir recours à lui, et le plaisir fuirait la commune s’il n’existait pas.

Il arrive souvent que l’aubergiste est ou maire ou commandant de la garde nationale, l’un ou l’autre, à son choix, peut-être tous les deux à la fois, s’il le veut. Le sous-préfet ferme assez volontiers les yeux sur ces menues illégalités qui le débarrassent du soin de chercher un second fonctionnaire. Les aubergistes qui ne sont rien sont des Cincinnatus. Ils savent le prix des grandeurs et n’en veulent pas. L’écharpe municipale et l’épaulette de capitaine ne tentent pas leur indépendance, et aux gloires du forum ils préfèrent la fumée de leur pipe.

Mais les vertus civiques ne sont point usuelles en France, et personne n’y affiche très-haut le mépris du pouvoir. Aussi devons-nous dire que, le plus souvent, les aubergistes briguent les éminentes fonctions qui doivent ajouter à leur influence et donner à leur personne un caractère officiel.

Alors, quand leurs concitoyens leur ont offert l’écharpe qu’ils souhaitaient, rien n’échappe à leur domination : la puissance municipale achève soudain ce qu’avait si bien commencé l’influence culinaire. L’aubergiste passe roi de la commune ; il enlève les délibérations à la pointe de la fourchette, discute les affaires à table, et, quand une partie du conseil municipal, émoustillée par les sarcasmes subversifs d’une minorité jalouse, s’avise de se révolter, le maire-aubergiste ne s’épuise pas en vains discours ; il met la broche au feu, perce la plus vénérable futaille, invite le conseil à souper, et grise l’opposition. Tout est voté entre la poire et le fromage, et le conseil rentre chez lui comme il peut. Parfois même il couche à l’auberge, afin de signer, au petit jour, en se frottant les yeux, le registre des délibérations, égaré sur le comptoir, entre le livre des dépenses et le journal des fournitures.

Comment se pourrait-il faire que l’aubergiste ne devînt pas ce qu’il veut être ? Tout le village passe devant sa porte le matin ; le berger qui vend le lait de son troupeau, la fermière qui accourt comme Perrette avec son panier d’oeufs frais sous le bras, le braconnier qui, pendant la nuit, a maraudé le gibier du parc voisin, le jardinier qui cueille tout exprès ses plus beaux fruits pour lui, le maraîcher avec son âne chargé de légumes verts. Et puis, que deviendrait la population ouvrière des charrons, des taillandiers, des forgerons, s’il ne lui donnait la pratique des rouliers et des voituriers qui fréquentent le pays ? N’est-ce pas chez lui qu’arrive le seul journal qu’on lise dans l’endroit ?

Mais qu’il monte au rang des autorités constituées ou qu’il préfère rester dans la foule des administrés, l’aubergiste garde le plus souvent une parfaite neutralité entre les opinions belligérantes. Son état lui commande l’éclectisme en tout et pour tout ; on peut discourir impunément chez lui ; carlistes et républicains sont également les bienvenus, mais jamais il ne se mêlera à la discussion aussi chaude qu’elle puisse être. Il a horreur des professions de foi presque autant que de l’eau, ce fade élément dont il daigne à peine se laver les mains. La politique est, pour lui, une affaire de clientèle : il se rattache le plus qu’il peut à celle qui a la majorité, lorsque, par hasard, les circonstances l’obligent d’adopter une opinion. C’est, malheureusement pour lui, ce qui arrive bientôt lorsqu’une auberge rivale s’établit au même lieu. Quoi qu’il advienne, il faut prendre un parti, mais un parti violent : l’aubergiste sera rouge ou blanc, mais jamais bleu, c’est le hasard qui décide de la couleur. Selon qu’un jour les amis du gouvernement auront festoyé chez son concurrent maudit, il fulminera le soir une philippique ardente contre l’autorité, et, le lendemain, l’opposition campera fièrement dans son logis. L’auberge devient un drapeau. Mais c’est là une extrémité terrible à laquelle l’aubergiste ne se résout qu’à son corps défendant. Achille du tournebroche, il voudrait toujours demeurer sans sa tente.

L’auberge est, avec l’église, le seul bâtiment qui donne de la physionomie au village. Que serait le bourg sans elle ? Un corps sans âme et voilà tout. Enlevez l’Écu de France ou les Trois mages qui embellissent sa grande rue, sa seule rue quelquefois même, et le bourg sera comme un visage sans yeux. L’auberge est le lien gastronomique qui le relie au pays d’alentour et le fait participer à l’existence générale du département, de la province, de la France entière. Sous ce point de vue encore, l’auberge est une école mutuelle où l’enseignement se fait par l’action. Le peuple français, qui est certainement le plus bavard de tous les peuples, aime à se réunir pour parler ; il a horreur des impressions solitaires. On se cherche, on se rencontre, on cause, et, sans le savoir, les opinions se fondent, les moeurs se modifient et, souvent, les événements du lendemain sont le résultat des conversations de la veille. L’auberge est le club du village ; c’est là que le vieux soldat conte aux enfants émerveillés les batailles épiques de l’empire, auxquelles se mêlent aujourd’hui les récits du zouave ou du zéphir revenu d’Afrique ; le gendarme, les mains croisées sur son sabre, rappelle le dernier crime qui épouvanta la contrée, et comment il arrêta le malfaiteur dans le bois voisin, un soir que le vent sifflait dans les arbres et que la pluie détrempait le chemin. On questionne le voyageur qui s’arrête pour dîner, et il dit volontiers où il va et d’où il vient. On est indiscret comme on est confiant. Tandis qu’on parle, on fume et on boit, en attendant l’heure du dîner ; à mesure que les voyageurs arrivent, on ajoute quelques couverts à la table, un gigot à la broche, on élargit le cercle qui s’arrondit autour de l’âtre lumineux, et il se forme là d’étranges relations entre les gens qui passent et les gens qui restent.

Ainsi que son auberge, la main de l’aubergiste est ouverte à tout le monde. C’est le plus bavard de tous ses commensaux bavards ; le plus remuant, le plus indiscret, le plus hâbleur : chacun obtient quelque chose, un sourire, un salut, un regard bienveillant, une tape sur l’épaule, une inclinaison de tête, un serrement de main, franc-maçonnerie du geste graduée selon la condition du nouveau venu. Si, tout à coup, on vient lui dire que l’auberge est pleine, qu’une voiture est là, à la porte, qui attend, et qu’il n’y a plus de place au logis, l’aubergiste ne s’étonne pas, il a des ressources pour toutes les circonstances ; en un tour de main, il dresse un lit dans la grange, ce sera le sien ; quelques bottes de paille au grenier, voilà pour ses enfants ; et, radieux, triomphant, le sourire aux lèvres et le bonnet à la main, il conduit les Anglais dans sa chambre abandonnée. Tous les voyageurs qui passent en calèche sont des Anglais pour l’aubergiste ; c’est une règle générale, une croyance préexistante. Mais à ce titre-là il leur fait payer étrangement tout ce qu’il leur sert et ce qu’il ne leur sert pas. C’est une affaire de patriotisme. L’aubergiste aime à fonder sa fortune avec les dépouilles de la perfide Albion, ainsi que les chansons où gloire rime avec victoire lui ont appris à appeler l’Angleterre. Il arrive souvent, le plus souvent même, que ces Anglais sont de bons propriétaires de la Beauce ou de gros filateurs de l’Alsace ; mais qu’importe ? on prend leurs louis pour des guinées, et la conscience est en repos, l’intention étant réputée pour le fait.

Le temps de l’aubergiste ne lui appartient pas, il est au public ; son sommeil même n’est pas à lui : il dépend du premier maraud aviné de le réveiller au plus sombre de la nuit, sous prétexte de lui demander un gîte. Aussi faut-il lui pardonner un peu si son vin n’est pas des bons crus, et si ses mémoires vont hardiment sur les brisées des comptes d’apothicaires. Il faut bien payer le dérangement, la fatigue et l’insomnie.

Il est vrai que, nonobstant cette insomnie, cette fatigue et ce dérangement, l’aubergiste se porte le mieux du monde. Les névralgies, les migraines, les fluxions n’entrent jamais en son logis ; le matin il chante, il chante encore le soir de façon à faire vibrer les carreaux de son auberge ; le rhume n’a pas de prise sur cette large poitrine qu’il expose sans crainte aux froides brises du matin. Leste, fringant, nerveux, l’aubergiste, n’atteint presque jamais l’obésité si fréquente dans le corps des rôtisseurs. Une cause physiologique explique cette différence : le rôtisseur se repose dans son travail, et l’aubergiste agit. C’est lui qui le premier se lève avant l’alouette, avant ses garçons surtout ; c’est lui qui le dernier se couche quand tout dort dans la maison. Mais il est aussi de toutes les fêtes, de tous les plaisirs, de toutes les joies ; c’est le chansonnier vivant de la commune : tous les voyageurs, qu’ils viennent de l’Est ou de l’Ouest, lui ont appris les couplets les plus en vogue du Caveau ancien et moderne, et les lambeaux de ce qu’il a retenu lui font un répertoire immense et varié. Au dessert, quand sa mémoire s’embrouille, il met au hasard des airs sur des paroles qui n’ont jamais marché de compagnie, chante bravement à pleine voix, fait rimer le tra la la d’une barcarolle avec les zon zon zon d’un choeur bachique, et le dilettantisme villageois applaudit avec frénésie. Comment voudrait-on que l’aubergiste ne se portât pas bien ? Aimé, choyé, recherché, il embrasse toutes les filles, et gagne sur tous les passants. Il exerce sans trop de peine et assez volontiers une hospitalité peu coûteuse ; il y a toujours dans la grange un petit coin avec de la paille fraîche pour le mendiant, et dans la huche un morceau de pain bis. S’il tond sans vergogne la bourse des riches voyageurs, il donne sans regret aux pauvres diables ; il prend beaucoup d’un côté, il rend un peu de l’autre, et la bonne volonté rétablissant l’équilibre, l’aubergiste s’endort gaiement du sommeil du juste.

Au milieu de toutes les choses qui passent ou se modifient, l’auberge reste seule immuable. Dans le Maine, au fond du Périgord, dans les vallées du Dauphiné, elle est aujourd’hui ce qu’elle était autrefois, au temps où Philippe d’Anjou, allant prendre possession du trône d’Espagne sous le nom de Philippe V, mettait quinze jours pour se rendre de Paris à Bordeaux en voyageant grand train. Le progrès n’a pas de prise sur ses vieilles murailles rugueuses, sur ses toits brunis par la pluie, où les hirondelles voyageuses suspendent leurs nids ; la porte demeure fermée aux innovations, l’ébéniste ne touche pas aux meubles, et si par aventure le maçon ou le menuisier passe par là, il répare ce que le temps a ruiné, mais il ne le change pas. La tradition règne en souveraine, et l’aubergiste, en fumant sa pipe, ne voit pas pourquoi ce qui était bon pour nos pères ne serait pas convenable pour nous.

L’aubergiste est presque toujours marié : le célibat et l’auberge feraient mauvais ménage ; quelquefois il est veuf, mais le veuvage est un état mixte où l’aubergiste ne fait que passer pour rentrer promptement sous les fourches caudines de l’hymen. A peine a-t-il quelques brins de barbe au menton qu’il sent lui-même que dans sa condition le célibat est impossible ; entouré qu’il est de filles et de garçons âpres à la curée, il verrait bientôt les provisions de la cave et de l’office disparaître avec une effrayante rapidité, s’il n’avait là, près de lui, une ménagère alerte pour surveiller la tribu dévorante des valets et tenir la clef sur toutes choses. Cette ménagère intéressée à maintenir le bon ordre dans le logis, c’est une femme, une femme jeune, active, au pied leste, à l’oeil vif, au nez retroussé, une femme prompte à la réplique, gaillarde de corps et d’esprit, de joyeuse humeur, et dont la main va aussi vite que la langue. Grâce au ciel, il ne manque pas de ces femmes-là en France, et l’aubergiste a bien vite choisi ce qu’il lui faut parmi les plus jolies filles du village. Et puis, faut-il le dire ? les voyageurs, ceux qui ne courent pas la poste en berline, et c’est le grand nombre, aiment volontiers à être accueillis par le souriant visage d’une femme, la cornette en l’air et le poing sur la hanche, non pas de ces maîtresses d’auberges comme il s’en montre dans les vaudevilles de M. Scribe, avec des bas de soie et des jupes de taffetas, mais de ces bonnes petites mères au minois réjoui, dont le fichu mal noué laisse voir une épaule ronde et potelée ; voilà ce qu’ils cherche, voilà ce qu’ils désirent. Ils savent que la femme de l’aubergiste n’est point trop farouche ; elle ne s’épouvante pas d’un propos leste ou de quelque plaisanterie ; tout en appliquant une vigoureuse tape sur les mains impertinentes qui lui prennent la taille, elle sourit de façon à laisser voir des dents blanches entre ses lèvres rouges. Les déclarations ne lui font point peur : elle les écoute et puis s’enfuit en chantant. Quand vient le quart d’heure de Rabelais, et qu’il s’agit de régler le compte, elle n’ignore pas qu’en se laissant voler un baiser sur le col, le voyageur ne verra pas les colonnes enflées et le chiffre imposant de l’addition. Si l’aubergiste entr’ouvre la porte par hasard, il s’éloigne en sifflant et n’a rien vu. C’est elle qui verse le coup de l’étrier et dit au cavalier au revoir, ce joli mot qui est à la fois un souvenir et une espérance, cet adieu qui fait pressentir le retour.

On conçoit qu’à ce métier-là l’aubergiste mène bonne et joyeuse vie, et amasse une fortune assez ronde. Fortune, dans ce cas, ne veut pas dire million, elle n’est pas dans les campagnes ce qu’elle est à Paris. Mais, petit à petit, il arrondit le champ paternel ; il achète un troupeau dans la montagne, une métairie dans la plaine, il établit ses garçons, dote ses filles et prend du bon temps sur ses vieux jours. En outre des bénéfices patriotiques qu’il fait sur les Anglais de passage, il se permet encore de rançonner les voyageurs qui, sur la foi des règlements, osent se mettre à table quand la diligence s’arrête. Il n’est personne qui ne connaisse ces repas étranges où le touriste, surexcité par l’appétit le plus vorace, a tout au plus le temps d’avaler un maigre potage ; au moment où, d’une main impatiente, il saisit le vieux coq qui fait office de chapon sur la table, on entend la voix du conducteur qui crie : « En voiture ! en voiture ! » et la volaille tombe des mains, à cette voix terrible, comme les portes de Jéricho aux sons de la trompette des Hébreux. Le fouet claque, les chevaux hennissent, les voyageurs se lèvent et la voiture part. On n’a rien mangé, mais on a tout payé. Le dîner sept fois réchauffé est resservi sept fois ; sept fois entamé, il meurt enfin, mais il meurt de vieillesse, et l’aubergiste achète un boeuf avec le prix du coq. Tout cela est le résultat d’une association monstrueuse entre le conducteur et l’aubergiste ; l’un fournit le poisson, l’autre fournit l’appât, et quand la farce est jouée, ils se partagent les bénéfices. Que si vous nous objectez que c’est immoral, nous vous demanderons si la chose est plus coupable que les jeux de Bourse auxquels se livrent tant de gens réputés honorables ?

L’aubergiste est un personnage historique dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Remontez aussi haut que vous le voudrez dans les annales du monde, et vous trouverez des aubergistes. Lorsque Esaü vendait à son frère Jacob son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, Jacob faisait le métier d’aubergiste ; il donnait à manger à celui qui avait faim et en exigeait un salaire. Cependant, voici que l’industrie vient de déclarer la guerre aux aubergistes : les chemins de fer sont les ennemis-nés des auberges, et, partant, des aubergistes ; avec les chemins de fer, ainsi que l’a dit un spirituel écrivain, on ne voyage plus, on marche, et les aubergistes ne vivent pas de ceux qui marchent, mais de ceux qui s’arrêtent. Il y aura toujours des hôtels, mais des auberges ? C’est là la question, comme dirait Hamlet.

Mais, en attendant que les montagnes soient rasées au niveau du sol et les vallons comblés pour la plus grande gloire du rail-way, les auberges et les aubergistes se portent merveilleusement bien. Où n’y en a-t-il pas ? Partout où il passe, l’homme laisse une auberge après lui. Ce misérable hangar dont le toit crevassé et les planches mal jointes laissent pénétrer le vent et la pluie, c’est une pèsada, une auberge où le contrebandier des Pyrénées avale lestement son morceau de pain et sa gousse d’ail. Ce couvent si haut bâti dans les Alpes, que les neiges éternelles l’entourent, c’est une auberge chrétienne où de pauvres religieux donnent à tous une sainte hospitalité au nom de l’Évangile. Sur la montagne encore, mais plus bas, ce chalet coquettement assis sur de la mousse verte, près d’une murmurante fontaine, vous croyez que c’est une ferme ? point, c’est une auberge où les montagnards suisses font payer aux touristes 20 francs une tasse de lait. Lorsqu’il ne restera plus rien de l’Orient de Mahomet, ni harem, ni mosquée, soyez certain qu’au milieu des débris du vieil empire turc, vous trouverez debout encore un caravansérail, l’antique auberge de l’Arabe. Le wigwam du Mohican, la hutte du Lapon, la tente du Bédouin, le carbet du nègre, auberge que tout cela quand le voyageur égaré vient frapper à la porte ! Et la terre elle-même qu’est-elle, sinon une grande auberge où l’humanité tout entière campe en attendant un autre asile, que personne ne connaît et que tout le monde espère ; asile éternel où tous, pauvres voyageurs que nous sommes, les plus humbles et les plus forts, reposerons ensemble sous la main puissante de ce grand hôtelier qu’on appelle Dieu. - FIN

Date de dernière mise à jour : 07/04/2016