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L'Amour tirannique - Georges de Scudéry (1601-1667)


Tragédie-Comédie.



ACTE I 
SCENE I 
SCENE II 
SCENE III 
SCENE IV 
SCENE V 

ACTE II 
SCENE I 
SCENE II 
SCENE III 
SCENE IV 
SCENE V 

ACTE III 
SCENE I 
SCENE II 
SCENE III 
SCENE IV 

ACTE IV 
SCENE I 
SCENE II 
SCENE III 
SCENE IV 
SCENE V 
SCENE VI 
SCENE VII 

ACTE V 
SCENE I 
SCENE II 
SCENE III 
SCENE IV 
SCENE V 
SCENE VI 
SCENE VII 
SCENE VIII 



PERSONNAGES
Ormene.
Cassandre.
Hecube.
Tiridate.
Pharnabase.
Phraarte.
Orosmane.
Polixene.
Tigrane.
Un Citoyen.
Euphorbe.
Un Garde.
Troile.





ACTE I 

SCENE I


Ormene.
Dieux, qui voyez les maux dont je suis poursuivie,
Accordez-m'en la fin, en celle de ma vie,
Et ne permettez-pas qu'un coeur au desespoir
Murmure contre vous, et manque à son devoir:
Assez et trop long-temps, ma pauvre ame abatuë,
A souffert les rigueurs de l'ennuy qui la tuë:
Assez, et trop long-temps, un infidelle espoux
A mesprisé ces pleurs qui s'adressent à vous.
Il est temps, ô grands dieux, de finir mon martyre;
Accordez-moy la mort, puis que je la desire:
Et ne refusez pas à ce coeur langoureux,
Le remede asseuré qui reste aux mal-heureux.
Je ne demande pas que ma fin soit vangée,
Car je ne change point, quoy que l'on m'ait changée:
J'aime encor Tiridate inconstant comme il est;
Je croy devoir haïr tout ce qui luy déplaist;
Puis qu'il veut mon trespas, je le tiens legitime,
Et je veux que ma mort amoindrisse son crime:
Fasse le juste ciel en m'ostant la clarté,
Qu'il puisse aimer ailleurs sans infidelité.

Cassandre.
Exemple merveilleux de l'amour conjugale,
Que vous faites bien voir que rien ne vous égale,
Puis que dans les rigueurs, et dans le changement,
Ce coeur tousjours constant aime si cherement.
Que vostre majesté s'il luy plaist se console,
Et pour se consoler, s'asseure en ma parole,
Qui luy promet qu'un jour les dieux auront pitié
Des maux que le roy fait à sa chaste amitié:
Et qu'il luy donnera la palme meritée,
Adorant la vertu qu'il a persecutée.

Hecube.
Mais, madame, souffrez, que ma compagne et moy
Sçachions quel est l'objet qui charme ainsi le roy,
Nulle dame à la cour n'en paroissant aimée,
Peut-il avoir un feu sans flame et sans fumée?

Ormene.
Las! Il n'est que trop vray que son coeur allumé,
Brusle d'un feu secret dont il est consumé!
La flame qui destruit la Capadoce entiere,
Vient de celle d'amour qui luy sert de matiere.
Ne vous souvient-il pas que le roy vint icy
Pour visiter mon pere, et que j'y vins aussi?
Il vid pour mon mal-heur, le sort m'estant contraire,
La belle Polixene espouse de mon frere,
Et se laissa charmer à des attraits si dous:

Cassandre.
Elle est belle (il est vray) mais non pas plus que vous.

Hecube.
Et puis, quelques appas que l'on remarque en elle,
Estant sa belle soeur, sa flamme est criminelle.

Ormene.
Il brusla cependant, depuis ce premier jour,
D'un feu qui surmonta celuy de nostre amour,

Et qui par ses regards me fit bien-tost connaistre,
Et ma perte, et l'amour, et l'oeil qui le fit naistre.

Cassandre.
Fut-elle favorable aux voeux d'un suborneur?

Ormene.
Pour faire cette faute, elle aimoit trop l'honneur:
Au contraire j'apris que ce noble courage,
Repoussa cet affront par un sanglant ouvrage,
Et que par un mespris et juste et genereux
Elle imposa silence à ce prince amoureux.

Hecube.
Je ne demande plus qui fait prendre les armes,
Et je ne cherche plus la source de vos larmes.

Ormene.
Apres avoir tenté mille fois ses appas,
Le roy quitte mon pere, et rentre en ses estats:
Il arme sourdement; et puis comme un tonnerre,
Il vient porter icy la frayeur et la guerre:
Et pour donner couleur au dessein qu'il a pris,
Il accuse mon pere, il se plaint d'un mespris;
Et parmy nos voisins luy suppose des crimes,
Pour faire croire à tous ses armes legitimes:
Orosmane surpris en cette extremité,
Donne, et perd la bataille, avec la liberté.
Tigrane mon cher frere, avec sa Polixene,
Se sauve dans ses murs, dont la prise est certaine;
Et Tridate alors, favorisé de mars,
Plante ses pavillons au pied de ses remparts.
Mais pourquoy vous compter un si triste voyage,
Puis qu'aussi bien que moy vous estes dans l'orage?
Et que vous avez veu les insignes malheurs
Qui perdent ma patrie, et qui causent mes pleurs?
Si l'esperance mesme à la fin m'est ravie,
Voyez si j'ay raison d'abandonner la vie?

Cassandre.
Mais le roy sçait-il bien que vous n'ignorez pas,
L'aveugle mouvement qui guide icy ses pas?

Ormene.
Mon visage abatu dans le mal qui me touche,
Et mes souspirs frequens ont parlé pour ma bouche;
Mes yeux ont assez dit la douleur que je sens;
Mais tousjours le respect a regné sur mes sens.

Hecube.
L'exez en toute chose estant illegitime,
Vostre facilité, fait peut-estre son crime.

Ormene.
Quelque injuste rigueur qu'il exerce envers moy,
Je me souviens qu'il est mon espoux, et mon roy.

Cassandre.
Il se doit souvenir de vostre amour extréme,
Et qu'il vous doit aimer à l'esgal de luy-mesme.

Ormene.
Je me dois souvenir au milieu de mes maux,
Et du pouvoir d'un prince, et du peu que je vaux.

Hecube.
Mais si vostre interest n'excite point vostre ame,
Combatez pour le sien, et le sauvez de blasme.

Ormene.
Il n'apartient qu'aux dieux de conseiller les rois.

Cassandre.
Et les dieux pour cela demandent vostre vois.

Ormene.
Je ne puis me resoudre à fascher Tiridate.

Hecube.
Ce n'est pas la raison, c'est l'amour qui vous flate.
L'amour est un tyran dans les jeunes esprits,
Dont les profonds respects excitent le mespris.

Ormene.
Non, non, si le roy change il n'en est point
Blasmable;
Pourquoy m'aimeroit-il? Je ne suis pas aimable;

Cassandre.
Et pourquoy vous conduire en ce triste sejour?

Ormene.
Par maxime d'estat il souffre mon amour:
Il craint qu'estant absent, une femme irritée
Ne sousleve des gens dont elle est respectée;
Mais ciel, qu'il connoist mal à quel point est chery,
Par la femme d'honneur un illustre mary!
Malgré son changement, et son mespris encore,
(dieux ne m'escoutez point) mes filles je l'adore;
Et je ne fay de voeux...

Hecube.
                          Madame, le voicy:

Ormene.
Rentrons, son oeil me dit que je m'oste d'icy.











SCENE II


Tiridate.
Enfin je suis vainqueur, la gloire m'environne;
Je brille de l'esclat d'une double couronne;
Toute la Capadoce est soumise à mes lois;
Et je m'en vay monter au trosne de ses rois.
Cette derniere place estant presque occupée,
Il faut prendre le sceptre acquis par mon espée;
Et gouster les douceurs, et le souverain bien,
Que la victoire donne aux coeurs comme le mien.
Nostre rare valeur a passé comme un foudre;
Les plus superbes tours, ne sont qu'un peu de poudre;
Tout fleschit, tout se rend, et mes heureux projets
N'ont point eu d'ennemis, qui ne soient mes sujets.
Un beau-pere insolent est dans la servitude,
Son fils attend de nous un traitement plus rude;
Deja nous le tenons enclos de toutes parts,
Et ses derniers efforts, dans ses derniers ramparts,
Tesmoignent sa foiblesse, et son humeur altiere:
La ville d'Amasie est un beau cimetiere;
C'est icy que mon bras atterre son orgueil;
Il en fait son azile, et j'en fais son cercueil;
Il succombe desja sous l'effort qui l'accable,
Les beliers ont agi, la bresche est raisonnable,
Et le premier assaut que je m'en vay donner,
Acheve cette guerre, et me va couronner.

Pharnabase.
La conqueste si prompte est bien mal asseurée,
La fureur des torrens n'est jamais de durée:
Surprendre un ennemy c'est (pour ne point flatter)
Dérober la victoire, et non pas l'acheter,
Quand sur la foy publique un prince se repose,
Qu'il n'a point de sujet de craindre aucune chose,
Certes il est aisé d'opprimer sa valeur,
Et toute sa prudence est courte en ce malheur.

Tiridate.
Vous offensez un prince en disant qu'il sommeille:
Le rang de souverain veut que tousjours il veille;
Et qui s'asseure trop en ce qu'on luy promet,
Merite le malheur où sa faute le met.

Pharnabase.
Seigneur, qui vous instruit en de telles maximes?
Croyez-vous donc qu'un roy doive faire des crimes?
Et qu'il luy soit permis de violer sa foy,
Comme n'estant plus homme, à cause qu'il est roy?

Tiridate.
Ceux qui tiennent un rang de puissance infinie,
Sont instruits seulement par un divin genie,
Qui fait tousjours ceder au coeur d'un potentat,
Cette raison commune, à la raison d'estat.

Pharnabase.
Croyez-vous donc avoir la fortune prospere,
Quand vous aurez destruit un innocent beau-pere?
Croyez-vous bien franchir un pas si dangereux?
Et qu'une injuste guerre ait un succez heureux?

Tiridate.
Ne jugez point des rois, ame vulgaire et basse;
Ne les mesurez pas avec une autre race;
Pour les y comparer, ils sont trop differens,
Les rois ont des sujets, et n'ont point de parens.

Pharnabase.
Mais suposons enfin que l'on prenne Amasie,
Vous verrez sur vos bras, et l'une et l'autre Asie;
Tous les princes voisins prenant part à l'affront;
Contre tant d'ennemis, que peut un roy de Pont?

Tiridate.
Mais que ne peut-il point? Et que peuvent les autres,
Quels efforts suffiront à s'opposer aux nostres?
Et quel de mes voisins osera concevoir
Le penser seulement de choquer mon pouvoir?
Apres ce coup d'essay de ma force infinie,
Qu'on arme contre moy toute la Bithinie,
Et que le frigien aide à mes ennemis,
Si je veux tourner teste, on les verra soumis.
Non, non, rien desormais ne peut ternir ma gloire;
La victoire me suit, et tout suit la victoire:
Les sujets d'Orosmane, et vaincus, et charmez,
Servent contre celuy qui les avoit armez;
Du debris de son camp le mien se fortifie.

Pharnabase.
Le vaincu pour tromper le vainqueur qui s'y fie.

Tiridate.
Sur le moindre soupçon, une juste rigueur
Perdra tous les vaincus pour sauver le vainqueur.

Pharnabase.
Vos gens avec douleur semblent porter les armes,

Quand ils versent du sang, ils respandent des larmes,
Et vous n'estes servy dans ce mauvais dessein,
Que parce qu'un sujet doit tout au souverain.

Tiridate.
Soit qu'on me suive icy, par amour, ou par force,
L'espoir d'un grand butin, est une belle amorce:
Et puis, leur volonté ne fait pas mes destins,
Je suis maistre, et mon bras sçait punir les mutins.

Pharnabase.
Esprit du grand Hermon, si ton oeil me regarde;
Si tu vois le depost que tu mis en ma garde;
Sois tesmoin qu'aujourd'huy ma voix a combatu,
Les sentimens d'un fils qui n'a pas ta vertu;
Et si l'ire des dieux dans quelque temps l'accable,
Grand prince, souviens-toy qu'il en fut seul coupable.

Tiridate.
Vous mesme, Pharnabase, ayez le souvenir
Qu'un discours insolent se peut faire punir.
Chacun vit à sa mode, et dans l'heur que j'espere,
Je ne me regle point au regne de mon pere:
Ce qui fut bon pour luy, seroit mauvais pour moy,
En un mot il regnoit, et je pense estre roy.
Mais le fascheux objet que le destin m'envoye!
Dieux, par quelle raison souffrés-vous qu'il me voye?











SCENE III


Phraarte.
Seigneur, il nous a dit qu'en cette extremité,
Il desiroit parler à vostre majesté.

Orosmane.
Impitoyable fils, ta haine est assouvie;
Tu tiens en ton pouvoir mon estat et ma vie;
Et le sort favorable aux voeux du plus puissant,
A soustenu ton crime, et perdu l'innocent.
Il semble que les dieux ont changé de nature,
Ou que tout icy bas n'aille qu'à l'adventure,
Puis qu'on void l'injustice en ce degré qu'elle est,
Et la vertu soumise à tout ce qui luy plaist.
Cette main, dont le bruit en sa gloire naissante,
Volla du bords du Tybre aux rivages du Xanthe;
Qui par tout surmonta les obstacles offerts,
A laissé choir un sceptre, et s'est soumise aux fers:
Ta fraude, je l'advouë, a vaincu ma prudence;
J'ay commis une faute, et j'en fais penitence;
Je me consume en vain en regrets superflus;
N'es-tu pas satisfait? Et que cherches-tu plus?
Veux-tu bannir du monde un innocent beau-frere?
Et parce que tu vois que le sort m'est contraire,
Ton injuste fureur qui m'a tant outragé,
Veut-elle doublement affliger l'affligé?
Ne te suffit-il pas, inexorable prince,
De m'avoir mis aux fers? Desolé la province?
Et versé tant de sang, qui monté jusqu'aux cieux,
Pour demander vangeance à l'equité des dieux?
Veux-tu donc qu'un abisme, appelle un autre abisme?
Et qu'un crime en ton ame, appelle un autre crime?
Ha! Pardonne à Tigrane, il a trop enduré;
Laisse à ce pauvre prince un azile assuré;
Et sans poursuivre encor un dessein si funeste,
Souffre que d'un royaume, une ville luy reste:
C'est bien la moindre part qu'un fils y doit avoir:
Ainsi jamais le sort n'esbranle ton pouvoir;
Ainsi le ciel benin puisse oublier ta faute,
Et ta main conserver le sceptre qu'elle m'oste.

Tiridate.
Tiridate veut vivre, ainsi qu'il a vescu;
Ne vaincre qu'à demy, c'est n'avoir pas vaincu:
Pour arrester mon bras, cette feinte est grossiere:
Que l'ennemy se rende, ou morde la poussiere:
Et s'il veut obtenir quelque pitié de nous,
Qu'il quitte ses remparts, et paroisse à genoux.

Orosmane.
Soit pour faire ceder sa fortune à la tienne,
Souffre que je le voye, et que je l'entretienne:

Tiridate.
Allez faire ranger mes gens de toutes parts,
Et qu'on le meine apres au pied de ces ramparts;
Faites sommer ce fils de parler à son pere:
Mais si leur entretien n'est tel que je l'espere,
Et que cet orgueilleux persiste en son dessein,
Qu'on luy mette à l'instant un poignard dans le sein.
Phraarte, il suffira d'en faire bien la feinte;
Car je veux seulement l'esmouvoir par la crainte;
Si son fils ne se rend, sans luy faire aucun mal,
Qu'on donne à l'heure mesme un assaut general:
Il paroist sur la tour, allez en diligence
Preparer les moyens d'une illustre vangeance:
Le voilà, depeschez, contentez mon esprit,
Et ne manquez à rien de ce que j'ay prescrit.











SCENE IV


Polixene.
Enfin seigneur, enfin, l'espoir nous abandonne,
Et pour me conserver, vous perdez la couronne:
Ha! Destournez ces yeux que je voy tous en pleurs,
Du visage fatal qui cause vos malheurs.
Privez-le, privez-le de cette grace insigne;
Ne le regardez plus, puis qu'il en est indigne;
Je trouve que chacun a droit de me blasmer;
Mes yeux ont fait un crime, en me faisant aimer.
Mais seigneur, dans l'estat où le destin nous range,
Faites que vostre main me punisse et vous vange.
Vous pouvez restablir vostre premier bon-heur,
Et sauver vostre estat, en sauvant mon honneur.
Accordez moy la mort, je n'attens autre chose:
L'effet sera destruit, si l'on destruit la cause;
Et ce cruel tiran qui ne cherche que moy,
Quand je ne seray plus, delivrera le roy.
N'escoutez point, seigneur, nostre amour qui vous flatte;
Ne songez point à moy, pensez à Tiridate;
Et pour vous garantir d'un monstre furieux,
Veüillez hausser le bras, et destourner les yeux.

Tigrane.
Ha! Changez de discours, ma chere Polixene,
Vous augmentez mes pleurs, vous irritez ma peine;
Cedons, cedons plustost à la fureur du sort;
Suivez, je le permets, le party du plus fort;
Separez vos destins de ceux d'un miserable;
Evitez sagement sa perte inévitable;
Et songez que la vostre est le plus grand malheur,
Que l'on puisse adjouster à ma juste douleur,
Que l'estat soit perdu, que ma perte le suive;
Qu'un autre soit heureux, que Polixene vive;
Que de tous mes travaux Tiridate ait le fruit;
C'est ce que je demande aux dieux qui m'ont destruit.

Polixene.
Quoy? Vous croyez, seigneur, que je sois assez lasche
Pour suivre en ce mal-heur un conseil qui me fasche?
Il semble que mon coeur, comme vous le traittez,
Ne veüille prendre part qu'à vos felicitez!
Qu'il ne veut point courir vos diverses fortunes,
Et se donner la couche, et la tombe communes?
Non, non, croyez seigneur, en cette extremité,
Où le bon-heur, le sceptre, et l'espoir m'est osté,
Que nous ne cedons point à la vertu d'un autre;
Et que vostre destin sera tousjours le nostre.

Tigrane.
Ô coeur vrayment royal, seul bien d'un affligé!

Polixene.
Unique objet du mien, vous l'avez outragé:
Mais que veulent ces gens?











SCENE V


Phraarte.
                             Advancez vers la porte,
Pendant que je feray ce que mon ordre porte.
Ô contrainte fascheuse où je suis obligé!
Je te plains dans le coeur, pauvre prince affligé;
Mais si j'acheve en fin le dessein que je trame,
Phraarte en te sauvant, se sauvera de blasme.
C'est le roy mon seigneur, qui me fait t'advertir
De luy rendre la place, et d'en vouloir sortir;
Car si tu ne le fais, consulte, delibere;
J'ay le commandement de poignarder ton pere.

Tigrane.
Ô dieux! En quel estat me trouveray-je en ce jour?
Que dois-je devenir? Nature, honneur, amour,
Helas! Qui de vous trois fera pancher mon ame,
Sans me combler de peine, aussi bien que de blasme?
Ô ciel trop rigoureux contre moy conjuré,
Voulez-vous que j'agisse en fils desnaturé?
Mais aussi voulez-vous que je me rende infame,
Et que mes laschetez abandonnent ma femme?
Et toy puissant amour qui regnes dans mon coeur,
Pourras-tu bien te rendre, et souffrir un vainqueur;
Ô destins ennemis dont la rigueur m'opresse!
Quoy? Faut-il perdre un pere, ou bien une maistresse?
Et dans le triste estat qui me met aux abois,
Croyez-vous qu'un esprit puisse faire ce choix?
Ouy, malgré mon amour, malgré ma jalousie,
Invisible bourreau de nostre fantaisie,
La nature l'emporte, et ce premier devoir
Comme estant le plus juste, a le plus de pouvoir:
Arreste mal-heureux, garde bien d'entreprendre
Ce detestable coup, puis que je me veux rendre.

Orosmane.
Tigrane, oses-tu bien par crainte, ou par pitié,
Mespriser la vertu, plustost que l'amitié?
T'aurois-je fait un coeur capable de foiblesse?
Oses-tu prononcer ce discours qui me blesse?
Sçache que mon esprit ne peut souffrir ta vois,
Qui veut faire une injure au sang de tant de rois.
Parle, as-tu remarqué que j'aime assez la vie,
Pour craindre laschement qu'elle me soit ravie?
Et crois-tu dans l'estat où je suis devant toy,
Parce que j'ay des fers, que je ne sois plus roy?
Non, des biens seulement la fortune se joüe;
Si tu n'es genereux, va, je te desadvoüë.

Tigrane.
Mais vous pouvoir sauver, et ne le faire pas!

Orosmane.
Empesche nostre honte, et non pas mon trespas.

Tigrane.
Et quoy, j'aurois le coeur de vous voir ravir l'ame?

Orosmane.
Regarde si je tremble en voyant cette lame:

Phraarte.
Ha! C'est trop!

Tigrane.
                 Assassin, arreste je me rends:

Orosmane.
L'honneur te le deffend, et je te le deffends:
Va mourir sur la bresche où l'honneur te demande.

Tigrane.
Me le commandez-vous?

Orosmane.
                      Ouy, je te le commande.

Tigrane.
Il vous faut obeïr:

Orosmane.
                     Acheve, acheve moy:

Phraarte.
Le visage des rois imprime de l'effroy;
Aux armes compagnons:

Tigrane.
                      mes citoyens aux armes.

Polixene.
Dieux, espargnez le sang, et payez-vous de larmes!

Phraarte.
Courage mes amis, advancez, advancez;

Un Garde.
La premiere phalange est au bord des fossez.

Phraarte.
À l'assaut,

Tigrane.
             à la mort,

Orosmane.
                         meurs en fils d'Orosmane,
Comme je vay mourir en pere de Tigrane.











ACTE II 

SCENE I


Tiridate.
Rentrez, rentrez madame, et ne m'empeschez pas
D'aller voir aujourd'huy la fin de nos combats:
Il n'est rien de plaisant pour une ame offensée,
Comme l'affreux objet d'une ville forcée:
C'est là que le desordre est agreable aux yeux;
C'est là que doit paraistre un coeur victorieux:
Car au milieu des morts, du sang, et de la proye,
Le feu qui la devore, est un beau feu de joye.

Ormene.
Seigneur, oyez la voix de ma juste amitié;
En faveur de mon frere, escoutez la pitié;
Songez que la rigueur peut obscurcir la gloire,
Et n'ensanglantez point une belle victoire.
Certes quand son peché seroit mesme infini,
Confessez-moy, seigneur, qu'il est assez puni:
Bien qu'on le laisse vivre, et bien qu'on luy pardonne,
Un prince a tout perdu, quand il perd la couronne;
Ainsi vous ne prenez que des soins superflus;
Car Tigrane est encor, mais le prince n'est plus.

Tiridate.
Enfin je voy vostre ame, et je remarque en elle
Cette lasche pitié qui la rend criminelle:
L'interest d'un mary qui vous devroit toucher,
Cede à celuy d'un frere, infidelle, et plus cher:
Et par cette requeste, à bon droit rejettée,
Vous oubliez le rang où vous estes montée:
Mais bien que vostre esprit, soit pour luy contre moy,
Si suis-je vostre espoux, si suis-je vostre roy.

Ormene.
Seigneur, ces noms sacrez sont gravez en mon ame;
Mais quoy, je suis sa soeur!

Tiridate.
                              Mais vous estes ma femme.

Ormene.
La nature me parle, elle a bien du pouvoir:

Tiridate.
Contre ce que je suis, rien n'en devroit avoir:

Ormene.
Ce n'est qu'avec respect que je vous solicite:

Tiridate.
La fausse humilité vient d'un coeur hypocrite.

Ormene.
Helas! Dois-je oublier...

Tiridate.
                          Tout, pour n'oublier pas
Que la rebellion merite le trespas.

Ormene.
Ha! Pleust au ciel, seigneur, que mon ame affligée
Vous parust en l'estat où vous l'avez rangée;
Une extrême douleur s'y verroit en ce jour,
Avec beaucoup de crainte, et beaucoup plus d'amour.
Si vous n'estes seigneur, le seul objet que j'aime;
Si je ne vous cheris à l'esgal de moy-mesme;
Puissay-je maintenant esprouver en ces lieux,
Ce que peut la colere, et des rois, et des dieux.

Tiridate.
Conformez donc en fin vostre vouloir au nostre;
Et si vous estes sage esvitez l'une et l'autre.

Ormene.
Il s'en va le volage, il s'en va l'inhumain,
Me dérobant son coeur, ensanglanter sa main;
Et volant vers l'objet qui captive son ame,
Il s'en va le chercher à travers de la flame.
Ô frere infortuné qu'a perdu le destin!
Espouventable objet de sang et de butin,
Terre qui m'as veu naistre, accorde moy la tombe.

Cassandre.
Sous les maux de l'esprit, le corps en fin succombe;
Et la force vous manque, et le tint vous paslit.

Hecube.
Souffrez qu'on vous soustienne, et qu'on vous porte au lit:
Aussi bien cét objet que le sort vous presente,
Augmenteroit encor cette douleur cuisante:

Cassandre.
Ouy, madame, fuyons de ces funestes lieux:

Ormene.
Helas! Je porte au coeur ce qu'on oste à mes yeux!











SCENE II

Un Citoyen.
Seigneur, puis que le sort vous oste la couronne,
Qu'il abat vostre throsne, et qu'il nous abandonne,
Accordez-nous un bien que nous desirons tous;
Souffrez que vos sujets expirent devant vous;
Et qu'aux yeux de celuy dont la main vous oprime,
Nostre sang respandu luy reproche son crime.
Nos courages unis en cette extremité,
Sont tous pleins de constance et de fidelité;
Vostre main dans les fers est autant respectée,
Comme en tenant un sceptre elle estoit redoutée:
Et quelque indignité qu'on vous fasse en ces lieux,
Nous adorons en vous une image des dieux.
Ne croyez pas, seigneur, qu'une foiblesse d'ame
Nous ait fait esviter et le fer et la flame;
Nous avons deffendu nos murs et nos fossez;
Contre vos ennemis, mais ils nous ont forcez:
Si bien que nous cherchons, en perdant la province,
La gloire de mourir aux pieds de nostre prince.

Orosmane.
Ha! Bons et vrais sujets, dignes d'un autre sort,
Le ciel s'apaisera peut-estre par ma mort!
Oüy, vos fidelitez auront leur recompense:
Je sçay vostre devoir, mais je vous en dispense:
Ne tournez plus vers moy, ny le coeur, ny les yeux;
Cette necessité, qui force jusqu'aux dieux,
A gravé dans le ciel l'arrest irrevocable,
Qui donne le pouvoir à celuy qui m'accable.
Ne resistez donc plus à ce decret fatal;
Et taschez d'amollir cette ame de metal.
Assez vostre grand coeur, dans ma juste querelle,
A soustenu ma gloire, et combatu pour elle;
Assez il s'est fait voir, et sans pair, et sans prix;
Ne vous enterrez pas sous mon triste débris;
Vivez, obeïssez, puis que je le commande;
Vostre heur sera le mien, et je vous le demande.

Un Citoyen.
Non, non, que ce cruel acheve ses projets,
Il aura des captifs, mais non pas des subjets:
Tousjours nostre devoir, et tousjours vostre gloire,
Seroit les seuls objets qu'aura nostre memoire.
Ô vous qui le gardez, si ces pleurs que je voy,
Viennent de la pitié que vous avez du roy,
Si vous n'approuvez point l'injustice d'un maistre,
Par l'honneur, par les dieux, faites le nous paraistre;
Deschargez de ces fers le plus grand des humains,
Et pour les recevoir, nous presentons les mains.

Orosmane.
Ô fidelles subjets!

Un Citoyen.
                    Ô bon et digne prince,
Si vous devez perir, perisse la province!











SCENE III

Orosmane.
Tourne, tourne les yeux, homme sans amitié;
Regarde Tiridate, un objet de pitié;
Ne te mets pas au rang des coeurs inexorables;
Ne ferme point l'oreille aux cris des miserables;
Et puis que le destin les range sous ta loy,
Traite-les en subjets, de tiran deviens roy.
Surmonte en leur faveur ton humeur sanguinaire;
Et de gendre inhumain, sois maistre debonnaire.
N'irrite point des maux, dont tu fus seul autheur;
Et force-les d'aimer un prince usurpateur.
Juge par cette amour qu'a pour moy la province,
Comme les bons subjets cherissent un bon prince;
Sois vainqueur de ton vice apres m'avoir vaincu;
Et pour te faire aimer, vis comme j'ay vescu,
Ou si ta cruauté n'est pas bien assouvie,
Espargne ton estat, et prens encor ma vie:
Marche (si tu le veux) sur mon front oppressé,
Pour monter dans le trosne où tu m'as renversé:
Mais soule à tout le moins ta fureur en ma perte,
Et ne te fais point roy d'une ville deserte.
Songe, en voyant l'estat où tu nous as reduis,
Que tu pourras tomber au desastre où je suis;
Et que si l'equité n'est jamais asseurée,
L'injustice a tousjours sa peine preparée;
Qu'il n'est rien d'eternel; que tout change icy bas;
Et qu'en faisant un bien, nous ne le perdons pas,
Ce n'est qu'en leur faveur que je respands des larmes;
En leur seule faveur, laisse tomber tes armes;
Peuple, apres les malheurs qu'Orosmane a soufferts,
Voila tout ce que peut un prince dans les fers.

Tiridate.
Qu'on m'oste ces objets de crainte et de foiblesse;
En l'estat où je suis leur presence me blesse;
Qu'ils songent sans troubler les plaisirs de mon coeur,
Qu'il faut que les vaincus adorent le vainqueur.

Pharnabase.
Seigneur, songés vous mesme, en l'estat où vous estes,
Que des monts eslevez les orgueilleuses testes,
De la foudre souvent, peuvent sentir les coups,
Et que les dieux encor, sont au dessus de vous.

Tiridate.
Ouy, si je suis frapé, ce fera du tonnerre,
Et je ne crains plus rien du costé de la terre;
Mais puis qu'estant mortel, il me faut un tombeau,
Pourroy-je le choisir, ny plus grand, ny plus beau?

Pharnabase.
Seigneur, n'irritez point la puissance supreme,
On peut gaigner et perdre un royal diademe:
Mille exemples fameux vous peuvent enseigner,
Et comme on la doit craindre, et comme on doit regner.

Tiridate.
Ha! Je n'ay pas besoin du conseil qu'on me donne:
Ce bras, ce mesme bras, qui gaigne une couronne,
Quel que soit le succez, qui me doive arriver:
Comme il peut l'aquerir, sçaura le conserver.

Pharnabase.
Que vostre majesté me permette de dire,
Que quand vostre valeur estendroit son empire,
Aux plus lointains climats que l'on ait découvers,
Et feroit un estat de tout cet univers:
Quand (dis-je) vostre coeur, n'auroit plus rien à craindre,
Si son dessein n'est juste, il est tousjours à plaindre.
Au milieu des grandeurs, des throsnes esclatans,
Les princes vicieux ne sont jamais contents:
L'or, la pourpre, le dais, le sceptre, et la couronne,
Ny la garde qui veille, et qui les environne,
Ne sçauroient empescher que le juste remords,
Plus cruel mille fois, que les plus dures morts,
Au milieu de la pompe, au milieu de la gloire,
Ne leur soit un bourreau, logé dans la memoire.
L'image de leur crime espouventable à voir,
Se presente à leurs yeux, avec le desespoir;
Et tel dont la grandeur nous paroist souveraine,
Sur l'yvoire, et sur l'or, se sent mettre à la gesne:
Son esprit est troublé d'une noire vapeur;
Il a tout offencé, tout aussi luy fait peur;
Et son trosne devient pour punir sa malice,
Le superbe eschaffaut de son secret supplice:
Ha! Seigneur, la raison vous parle par ma voix,
Elle qui doit regner, ou regnent les grands rois.

Tiridate.
Va, je n'escoute plus cette vertu farouche,
Qui te met si souvent l'insolence en la bouche;
Et si quelque pitié n'intercedoit pour toy,
Sçache qu'on t'aprendroit à parler à ton roy:
Ouy, tu sçaurois enfin que ma colere est lente,
Mais qu'en la retenant, elle est plus violente,
Et qu'elle est un torrent que l'on doit redouter.











SCENE IV

Phraarte.
Advantage honteux, te dois-je raconter?
En vain pour se sauver, l'ennemy s'esvertuë:
Nous avons du chasteau la deffence abatuë:
Et le soldat n'attend, à l'assaut apresté,
Que le commandement de vostre majesté,
Car pour la ville prise, elle est des-ja paisible.

Tiridate.
Acheve, abats amour, tout ce qui t'est nuisible:
Donnons, donnons Phraarte, et devance mes pas;
Fais sçavoir à mes gents qu'il y va du trespas,
Si la moindre insolence outrage Polixene:
Volle;

Phraarte.
        et quoy? Son amour a donc causé sa haine!
Encor un nouveau crime apparoist à mes yeux!
Si je l'ay mal instruit, vous le sçavez grands dieux!
S'il n'a veu par mes soins, toutes ces belles marques
Dont l'histoire honnora les plus justes monarques;
Si la morale a rien de grand, et d'excellent,
Dont je n'ays combatu son esprit violent:
Ô ciel! Punissez moy des fautes de ce prince,
Comme le seul autheur des maux de la province.
Mais sans perdre le temps, il est plus à propos,
Et pour l'honneur d'un maistre, et pour nostre repos,
D'aller encor un coup, au peril de ta vie,
Opposer la raison à son injuste envie.
Dieux, le mal est pressant! Tigrane que je voy
Sur le haut de la tour pasle et transi d'effroy,
Et la princesse encor aussi morte que vive,
Semblent me reprocher que mon ayde est tardive.











SCENE V

Tigrane.
Ma chere Polixene, il n'y faut plus penser,
Car l'ennemy s'aproche, il s'en va nous forcer;
Voicy le poinct fatal marqué pour ma ruine,
Voicy l'heure où mon coeur perd ta beauté divine;
Ô funeste accident, pire que le trespas!
Perdant le sceptre seul, je ne me pleindrois pas;
Cette privation, n'a rien qui m'importune;
Je regarde l'amour, et non pas la fortune;
Et sous un toict de chaume, y vivant avec toy,
Je trouverois encor tous les plaisirs d'un roy:
Tiridate, cruel, vois que je t'abandonne,
Sans regret, sans douleur, trosne, sceptre, et couronne,
Usurpe, usurpe tout, et ne me laisse rien
Que ce divin objet, luy seul est tout mon bien;
Sans luy, toutes grandeurs, me semblent mesprisables;
Avec luy tous les maux me seront supportables;
Et si de ta bonté, ce thresor m'est rendu,
Tu m'entendras jurer que je n'ay rien perdu:
Mais que d'un vain espoir ma pauvre ame se flate!
Tigrane n'aime rien, que n'aime Tiridate;
L'effet de ces desirs n'a garde d'arriver,
Puis qu'il me veut ravir, ce que je veux sauver.
Il n'en veut qu'à mon coeur, il n'en veut qu'à ma femme;
Le feu qui me consomme, allume aussi son ame;
Ce qui fait mes plaisirs, fait ses felicitez;
Et son ambition n'en veut qu'à tes beautez.
Ô rage! ô desespoir! Que feras-tu Tigrane?
À tes yeux, en tes bras, souffrira la rigueur,
Et d'un injuste amant, et d'un lasche vainqueur?
Quoy, tu pourras souffrir, qu'il entre dans ta couche?
Tu le verras pasmé sur cette belle bouche?
Et peut estre qu'encor, pour te faire enrager,
Il te laissera vivre, afin de t'affliger?
Ha! Non, non; meurs plustost, devance ces miseres;
Va faire ton tombeau, du trosne de tes peres,
On t'a veu naistre prince, il faut mourir en roy,
Et d'un trespas au moins qui despende de toy;
Par l'estomac ouvert, mon ame estant ouverte,
Vois comme je me perds, pour ne pas voir ta perte.

Polixene.
Ha! Seigneur, est-ce ainsi que vous nous cherissez?
Vous esvitez l'orage, et vous nous y laissez!
En cette extremité, souffrez que je vous blasme;
Vous semblez vous resoudre à perdre vostre femme:
Ce grand coeur se desment, puis qu'il cede aujourd'huy,
Ce qui certainement ne peut estre qu'à luy.
Pouvez vous concevoir cette injuste pensée?
Que feray-je seigneur, quand vous m'aurez laissée?
Me croyez vous sans coeur, sans honneur et sans foy?
L'auriez vous bien pensé, seigneur, respondez moy.

Tigrane.
Mais toy mesme, mon coeur, que veux tu que je face?
Tu vois pleuvoir sur moy, disgrace sur disgrace;
Le ciel pousse aujourd'huy sa fureur jusqu'au bout;
Par tout je me deffends, on me force par tout:
Enfin je cede au sort, c'est luy seul qui me dompte:
Mais tout puissant qu'il est, je luy cede avec honte;
Et si malgré le fiel que sa rage a vomy,
Je pouvois te sauver à travers l'ennemy,
En resistant au mal qui fait que je succombe,
Au milieu de son camp, j'yrois chercher la tombe.
Mais quoy! Tu vois briller le fer de toutes parts;
On s'en va nous forcer dans nos derniers ramparts:
Je ne te puis sauver, c'est un acte impossible,
Et je ne sçaurois voir ta perte trop sensible.

Polixene.
Et par quelle raison ne le pouvez vous pas?
N'avez vous point un fer qui donne le trespas?
Il faut pour me sauver d'un injuste monarque,
Que vostre main me mette en celle de la parque.
Croyez que cette mort n'aura rien que de dous,
Si je la puis souffrir, et pour vous, et par vous.
Donnez la moy seigneur, consultez vous encore?
Percez, percez ce coeur; et puis qu'il vous adore,
Faites par vostre bras qu'il puisse estre en ce jour,
Une belle victime, et d'honneur, et d'amour.
Tousjours vostre douceur exauça ma priere;
Escoutez celle-cy, puis que c'est ma derniere;
Et que je puisse dire, apres ce coup aisé,
Que Tigrane jamais ne m'a rien refusé;
Frappez, et delivrez une ame malheureuse.

Tigrane.
Ô vertu sans pareille! ô femme genereuse!
Ton discours me ravit, mais il me fait horreur;
L'amour retient ce bras, que pousse la fureur;
Mon desespoir t'accorde une injuste requeste,
Mais il trouve à l'instant la pitié qui l'arreste:
Il a beau m'exciter, il a beau discourir;
Vis si tu peux mon ame, et me laisse mourir.

Polixene.
Et qui nous vangeroit, lors que je serois morte?
Suspends cette douleur, elle est desja trop forte:
Sur moy, pour contenter ton amour infiny;
Mais songe auparavant qui doit estre puny.
Sus donc mon cher espoux, contente mon envie;
Par un coup pitoyable, arrache-moy la vie;
Et jette apres ce corps, dans la flame, ou dans l'eau,
De crainte qu'il ne tombe aux mains de ce bourteau:
Vis donc pour nous vanger, c'est ce que je demande;
La raison te l'ordonne, et je te le commande.

Tigrane.
Quoy? Fraper ce que j'ayme!

Polixene.
                             Et quoy, l'abandonner!

Tigrane.
Luy donner le trespas!

Polixene.
                       Ne le luy pas donner.

Tigrane.
Se monstrer inhumain!

Polixene.
                       Se monstrer sans courage!

Tigrane.
T'outrager en t'aimant!

Polixene.
                          Endurer qu'on m'outrage!

Tigrane.
L'amour et la fureur, estre ensemble en ce jour!

Polixene.
Cette fureur, Tigrane, est elle-mesme amour.
Sçache dans ce malheur, que ta pitié me blesse:
Je te conjure donc d'assister ma foiblesse;
Par l'honneur, par l'amour dont mes sens sont charmez;
En un mot, par mes yeux si tu les as aymez.

Tigrane.
Dure necessité!

Polixene.
                 Desja trop balancée;
Connois par ce grand bruit, que la place est forcée.

Tigrane.
Execrable, par toy cet astre doit finir;
Vis donc pour te vanger, et meurs pour te punir.
Perce, perce ce sein, pour qui tu fus sensible;
Jette, jette dans l'eau, ce miracle visible;
Tu n'auras plus un bien, mais aucun ne l'aura;
L'amour fait ta fureur, l'amour t'excusera;
Tu sçauras te vanger, du traistre qui t'oprime:
Tu sçauras te punir, ayant commis ce crime;
Tu seras affligé, tu seras genereux,
Va donc au bord de l'eau, te rendre malheureux.











ACTE III 

SCENE I

Polixene.
Cruels, puis qu'en ce jour je cherchois le naufrage,
Vostre secours me nuit, vostre pitié m'outrage;
Me contraindre de vivre, en l'estat où je suis,
C'est d'un malheur extréme augmenter mes ennuis;
Et m'offrir au tiran, pour qui j'ay tant de haine,
C'est offencer l'honneur ainsi que Polixene.
Donc, si vous en avez, tesmoignez aujourd'huy
Que l'honneur vous est cher, plus que moy, ny que luy:
Souffrez que je m'oppose à sa brutale envie;
Esteignez ses desirs, en esteignant ma vie:
Et puis qu'il ne sçait pas que je sois en vos mains,
Empeschez par ma mort ses injustes dessains:
Ainsi sans nul danger, vostre bras secourable,
Sauvera vostre gloire, et cette miserable;
Ainsi vous me prouvez bien mieux vostre amitié,
Que par le triste effect d'une lasche pitié.
Sus donc, haussez la main, que rien ne la retienne;
Ou pour le moins cruels, laissez agir la mienne,
Puis qu'on voit qui luy reste encor quelque vigueur;
Blessez, ou trouvez bon que j'arrache ce coeur.

Phraarte.
Madame, plust aux dieux qu'il fust en ma puissance,
En ce malheureux jour, d'aider à l'innocence:
Je me perdrois madame, afin de vous sauver:
Mais si je l'entreprens, qu'en peut-il arriver?
Nous sommes dans le camp, où chacun nous regarde;
Esperez donc au ciel, c'est luy seul qui vous garde;
Et venez dans ma tente où ce sang que je voy
S'arrestera, premier que nous voyons le roy:
Que ce grand coeur resiste, au mal qui l'importune.

Polixene.
Qui mesprise le jour, mesprise la fortune.

Phraarte.
Il n'est pas à propos de luy descouvrir rien,
De ce hardy projet, que je fais pour son bien;
De crainte que sa joye, en se faisant paraistre,
Ne mist quelque soupçon en l'ame de mon maistre.
Mais gardons d'estre veus de ce monde qui vient;
Le dessein important dont mon coeur s'entretient,
Veut que je me retire, et que je delibere,
Avec autant de soin, qu'en merite l'affaire.











SCENE II

Cassandre.
Seigneur, que cherchez-vous en ce lieu dangereux?

Tigrane.
Tout ce que doit chercher un prince malheureux;
La vangeance, et la mort, par amour, et par haine:

Hecube.
Si vous estes connu, vostre perte est certaine.

Cassandre.
Si sur vous la raison conserve son pouvoir,
Fuyez viste, seigneur, ne vous laissez point voir.

Tigrane.
Que je manque à punir, ce monstre detestable!
Que je manque à vanger, un objet tant aimable!
Et que je vive encor apres avoir commis
Ce que n'auroient pas fait, les plus fiers ennemis.
Non, non, mes filles non, la chose est resoluë;
Et le destin le veut de puissance absoluë;
Il faut que je me perde, apres avoir perdu
Un tresor, qui jamais ne peut m'estre rendu;
Il faut que je me vange, et que je me punisse;
Que Tiridate meure, et qu'apres je finisse.
Voyez ce fer sanglant que je porte en la main,
Par luy j'ay fait un coup juste, mais inhumain:
Par luy j'ay fait perir une beauté si rare,
Amant infortuné, mais beaucoup plus barbare.
Ô main! Cruelle main, que la fureur arma,
Toy main, qui fais perir, ce que le coeur aima;
Qui viens d'ouvrir le sein de la personne aimee,
De quels feux violents seras-tu consommée?
Et puis que c'est par toy qu'un astre a pû finir?
Est-il quelque brasier qui te puisse punir!
Noires filles d'enfer, abandonnez vos gouffres,
Aportez en ces lieux vos flames, et vos souffres,
Venez, venez à moy; quittez vos criminels,
Mon crime est infini, vos feux sont eternels;
Pour vanger sur ma main l'innocence oprimée,
Qu'elle brusle tousjours, sans estre consommée.
Cher esprit, que ma main a separé du corps,
Belle ame, vois du ciel ma rage, et mes transports;
Mon amour, ma douleur, mon desespoir extréme;
Jette l'oeil sur mon coeur, pour connoistre s'il t'aime;
Et si par tant de cris je puis estre entendu,
Vois que j'adore icy ce que j'ay respandu:
Mais sans plus m'arrester à cette pleinte vaine,
Donnez-moy le moyen de parler à la reine;
Sa tente (à mon advis) n'est pas bien loing d'icy;
Cassandre, respondez?

Cassandre.
                       Non seigneur, la voicy.

Hecube.
Dieux entrez, le roy vient:

Tigrane.
                            faut-il que je me cache,
Moy qui cherche par tout, un ennemy si lasche?
Ouy, sa garde le suit, et pour en approcher,
Souffre une fois honneur, que je m'aille cacher.











SCENE III

Tiridate.
Aprenez qu'un grand coeur amoureux de la gloire,
Est ardent au combat, et doux en la victoire.

Orosmane.
Tiridate, mon ame auroit tort d'en douter,
On le void en ces fers, que tu me fais porter.

Tiridate.
Vous les aimez tous deux, vostre bouche est discrette;
Mais pourquoy me celer le lieu de leur retraicte?
S'ils reviennent enfin sans craindre mon pouvoir,
Ils verront le plaisir que j'auray de les voir.

Ormene.
Seigneur, je le dirois si j'estois mieux instruite,
Des chemins inconnus, où s'adresse leur fuite:
Et je n'oposerois contre vos volontez,
Que mes profonds respects, et vos propres bontez.

Orosmane.
Ô fils, qui n'es plus fils, je lis dans ta pensée!
J'y voy ta violence, et ta flamme insensée;
Tu portes sur le front ton injuste desir,
Les marques de ton crime, et de ton desplaisir.
Tu crois ne rien gaigner, si tu perds Polixene;
Ta voix en nous flatant, est un chant de Sirene;
Tu crois nous endormir, par des termes si dous,
Surprendre nostre esprit, et te mocquer de nous.
Mais apprends inhumain, que je sçay ta malice;
Que ma raison void clair, dans ce noir artifice;
Et que pour descouvrir ce que tu veux sçavoir,
Ta plus grande fureur manqueroit de pouvoir.
Je sçay bien, ô cruel, que ta rage est extréme;
Mais arme tes bourreaux, ou sois bourreau toy-mesme.
Aplique à la torture, un prince malheureux;
Sois inhumain, sois tigre, il sera genereux.

Tiridate.
Quoy donc, j'auray perdu le fruict de tant de peine?
Et bien, soit, il est vray, j'adore Polixene:
Je ne veux plus cacher que j'en suis enflamé;
Cet objet est trop beau pour n'estre pas aimé;
J'ay des yeux, elle est belle, autant qu'il est possible;
Ses regards ont des traicts, et moy je suis sensible.
Peut-on ne l'aimer point en voyant ses apas?
Il faudroit s'estonner si je ne l'aimois pas.
Qu'elle aille en me fuyant jusqu'au bout de la terre,
Plus viste qu'un torrent j'iray porter la guerre,
Je la suivray par tout, et les bois, et les mers,
Et les pleines de sable, et les affreux deserts,
Les monts, et les rochers qui s'eslevent aux nuës;
Ny des abysmes creux les routes inconnuës;
Ny les soldats armez, ny le feu, ny le fer,
Ny le secours du ciel, ny celuy de l'enfer,
Ne sçauroient empescher qu'une illustre conqueste,
Du plus beau des lauriers n'environne ma teste;
Et qu'apres ces travaux je ne revienne un jour,
Couronné par les mains, et de mars, et d'amour.

Ormene.
Seigneur, en attendant que le destin la rende,
À ce coeur affligé puis qu'il la luy demande:
Veüillez-vous delivrer d'un objet desplaisant;
Vostre severité m'oblige en le faisant;
N'offencez point les yeux d'une nouvelle espouse,
Des regards importuns d'une femme jalouse.
Goutez (en me donnant un tombeau sous ces murs)
Et des biens sans traverse, et des plaisirs tous purs.
Accordez à mes pleurs la mort que je desire;
Et croyez-moy, seigneur, que le jour ny l'empire,
N'ont rien d'assez puissant pour causer mon regret;
Que si vous permettez à mon esprit discret,
De vous nommer un mal plus fort que ma constance,
C'est la perte, seigneur, de vostre bien-veillance;
Elle seule m'afflige, elle seule aujourd'huy
Me fait sentir ma peine, et la gloire d'autruy.
À toute heure l'amour r'appelle en ma memoire,
Ces moments bien-heureux, et pour moy pleins de gloire,
Où vos yeux dans les miens adoroient des appas,
Que vous croyez y voir, et que je n'avois pas.
À toute heure l'amour, qui veut m'oster la vie,
D'une felicité que vous m'avez ravie,
Fait le tourment secret de mon coeur esperdu,
Et me dit que ce bien ne peut m'estre rendu,
Mais dans ce mal pressant, seigneur, je vous le jure,
Je souspire, je pleins, mais tousjours sans murmure:
Quels que soient vos mespris, quel que soit mon malheur,
Vous verrez mon respect plus fort que ma douleur:
Et quand j'auray lassé la fortune inhumaine,
Ma mort vous fera voir quelle estoit vostre Ormene.

Orosmane
Helas! à ce propos qui doit t'estre si cher,
Ton coeur se devroit fendre, et fust-il de rocher:
Cependant aujourd'huy, je voy que ce remede
T'esmeut sans te purger du mal qui te possede:
Tu fremis sous l'effort que te fait la raison,
Mais ton ame pourtant, veut garder son poison:
Tu te plais de ceder au vainqueur qui te dompte,
Tu vois bien la vertu, mais elle te fait honte;
Tu rougis, mais enfin tu ne peux consentir
Au conseil que te donne un juste repentir:
Esclave du peché, tu veux suivre ton maistre;
Tu le connois meschant, mais quoy, tu le veux estre;
Et bien poursuy, poursuy tes injustes desseins:
Mais je croy que la mort a sauvé de tes mains
Polixene, et Tigrane, en un jour si funeste;
Exerce ta fureur, sur tout ce qui te reste.

Tiridate.
Allez objets fascheux, qui troublez mes plaisirs,
Si ce presage est vray, je suivray vos desirs;
Et si par ce tombeau, la tombe m'est ouverte,
Vous estes bien certains d'accompagner ma perte.

Pharnabase.
Ha! Seigneur, ha! Seigneur, oubliez-vous son rang?
Et le respect du trosne, et le respect du sang?
Quoy? N'escoutez-vous plus, dedans cette advanture,
La voix de la raison, la voix de la nature,
Elles de qui la terre, observe, et suit les loix?

Tiridate.
Il n'est point d'autre loy, que le vouloir des rois:
C'est de nous qu'elle vient, tous puissants que nous sommes;
C'est nous qui sommes dieux, qui la donnons aux hommes;
Mais bien que les mortels la doivent respecter,
Celuy qui fuit un joug, ne le doit pas porter.

Pharnabase.
Le prince est un objet que l'univers contemple;
Chacun bon ou mauvais, se forme à son exemple;
C'est luy qui perd le peuple, ou c'est luy qui l'instruit;
Il marche le premier, tout le reste le suit;
S'il observe les loix, elles semblent aisees;
Mais lors qu'il les mesprise, elles sont mesprisees;
Et je dis franchement (bien que j'en sois hay)
Qu'il leur doit obeïr, s'il veut estre obey.

Tiridate.
Le prince dans le trosne où l'esclat l'environne,
Par les rayons brillants que jette la couronne,
Et par ceux d'une foudre encor preste à darder,
Empesche les subjets de le tant regarder.

Pharnabase.
De quelque foudre enfin dont sa main soit pourveuë,
Il est trop eslevé pour n'estre pas en veuë;
Et c'est ce qui l'oblige à faire son devoir,
Sçachant qu'il ne fait rien que l'on ne puisse voir.

Tiridate.
Si je trouve ma reine apres cette victoire,
Plus j'auray de tesmoins, et plus j'auray de gloire
Et je voudrois pouvoir par cent combats divers,
La mener en triomphe aux yeux de l'univers;
Je tiens ma flame juste autant qu'elle est plaisante,
Quel demon de lumiere à mes yeux se presente?
Trompeuse illusion dont les charmes puissans,
Font naistre un vray plaisir en decevant mes sens;
Ne te dissipe point, laisse durer ma joye.











SCENE IV

Phraarte.
Tristesse, rentre au coeur, de peur qu'on ne te voye.
J'ataquois l'ennemy, par le costé de l'eau;
Lors qu'un homme en courant est sorty du chasteau,
Qui poussé des fureurs qui mestrisoient son ame,
A donné d'un poignard dans le sein de madame:
Et par un second crime horrible à racompter,
Dans le milieu de l'onde a voulu la jetter:
Mais un tronc par bon-heur à sa robe acrochée,
Diverty ce dessein, et sa perte empeschée,
J'ay couru promptement, mais estant arrivé,
Cet homme à travers l'eau s'estoit des-ja sauvé;
Or soit que la frayeur empeschast sa cholere,
Ou qu'il fust trop pressé, la blessure est legere:
J'ay cru de mon devoir en cette nouveauté,
D'en venir rendre compte à vostre majesté,
Et de luy presenter cette belle captive.

Tiridate.
Je suis par ton moyen, le plus heureux qui vive!
Je ne puis te payer, je t'en fais un adveu;
Car en te donnant tout, je te donnerois peu.
Madame, quel demon, quel monstre, quel barbare
A respandu le sang d'une beauté si rare?
Quelle main sacrilege, a pû frapper un corps,
Ou la nature a mis ses plus riches tresors?
N'a-telle point tremblé lors qu'elle a fait ce crime?
Monstre, qui que tu sois, tu seras sa victime:
Ha! Madame, voyez en ma pasle couleur,
L'effect de vostre sang, qui cause ma douleur.

Polixene.
Ha! Cruel, si mes maux ont pour toy quelques charmes,
Laisse couler mon sang, taris plustost mes larmes:
Et sans pleindre ce corps que l'amour a frappé,
Va remettre Orosmane en son trosne usurpé.
Inhumain, peux-tu bien le sçavoir à la chaine,
Et t'offrir seulement aux yeux de Polixene?
Arreste, arreste enfin, ton injuste courroux;
Ne desespere plus, ny moy, ny mon espoux;
Considere les pleurs de ta pudique femme;
Va luy rendre ton coeur, va luy rendre ton ame;
Tu n'advanceras rien, ton crime a beau parler;
Ma constance est un roc, qu'on ne peut esbranler;
Tu me verras courir à mon heure fatale,
Avant que contenter ta passion brutale:
Sois pour ton interest un peu moins vicieux;
Crains, crains le chastiment, songe qu'il est des dieux;
Et qu'un usurpateur a tousjours sur la teste,
La foudre espouventable à tomber toute preste.

Tiridate.
Non, non, ne croyez-pas que mon ambition
M'ait obligé de faire une telle action;
Outre qu'on m'a veu naistre avec une couronne,
La fortune qui m'aime, est celle qui les donne;
Et sans prendre la leur, ce bras a le pouvoir
De m'en acquerir cent, si je les veux avoir.
Mais souffrez mon discours, il est pour vostre gloire:
Je suy, je suy l'amour, et non pas la victoire:
Ce visage adorable impose aux volontez
Une necessité d'adorer ses beautez:
Si cela vous desplaist dedans cette advanture,
Accusez vos appas, accusez la nature,
Vous estes trop aimable, objet rare et charmant,
Et moy je voy trop clair pour n'estre pas amant.
Mais je veus que l'amour soit le seul qui vous force:
Et pour vous posseder je veux faire un divorce,
Par là vostre vertu se pourra contenter:
Une double couronne est plaisante à porter:
Songez-y Polixene, et suivez mon envie,
Si vous avez dessein qu'Orosmane ait la vie;
Donnez-moy vostre amour, donnez-moy vostre coeur;
Traictez bien un vaincu, pour l'estre du vainqueur.

Polixene.
Une couronne est belle, elle doit estre chere;
Ce doit estre un tresor que les jours d'un beau-pere;
Mais je n'estime point, ny plaisir, ny bon-heur,
Ny couronne, ny pere, à l'esgal de l'honneur.
C'est luy seul que je suy; c'est luy seul que j'adore;
Afin de le sauver, que tout perisse encore;
Pere, soeur, et mary, moy-mesme si tu veux:
Si tu m'ostes le fer, vois que j'ay des cheveux;
Je trouveray la mort pour sortir de misere,
Et rejoindray bien tost, espoux, et soeur, et pere.

Tiridate.
Ô fier et beau subject de mon affection!

Polixene.
Ô desplaisant objet de mon adversion!

Tiridate.
Je suis forcé d'aimer en voyant ce visage;

Polixene.
Redonne-moy les mains, et m'en permets l'usage,
Laisse agir mon amour, laisse agir ma fureur,
Je veux le deschirer, je veux te faire horreur.

Tiridate.
Empeschez la Phraarte, ô femme inexorable!
Ô demon plein d'appas! ô tigresse adorable!
Apres que vainement mon coeur a combatu,
Je te devrois haïr.

Polixene.
                    Pourquoy ne le fais-tu?

Tiridate.
Il faudra bien enfin chercher quelque alegeance;
Et j'espere trouver une douce vangeance.

Polixene.
Ô dieux!

Tiridate.
         Mais je promets de faire mes efforts,
Pour incliner l'esprit sans contraindre le corps.
Comme j'ay tousjours creu la victoire assurée,
Vostre chambre, madame, est desja preparée,
Vous plaist-il pas entrer?

Polixene.
                           Execrable bourreau,
N'en fais pas mon logis, mais fais en mon tombeau,
C'est toute la faveur que pretend Polixene:

Tiridate.
Qu'on mette à la servir, des femmes de la reine;
Cet esprit orgueilleux, se vaincra par douceur;
Et n'importe comment j'en sois le possesseur.











ACTE IV 
SCENE I

Euphorbe.
Quelque extréme que soit le mal qui le possede,
Si vous nous assistez, il n'est pas sans remede:
Pour mettre à la raison cet esprit violent,
Le prince de Frigie avec un camp vollant,
Ne marchant que de nuit à la faveur des ombres,
Et sous l'obscurité des forests les plus sombres,
Par une diligence esgale à son soucy,
Sans estre descouvert, s'est rendu pres d'icy:
Or comme il connoit bien que vostre ame est trop haute,
Pour approuver jamais une pareille faute,
Sçachant que la justice est jointe à son courroux,
Il a voulu, seigneur, me despescher vers vous.
Il vous est obligé d'un advis salutaire,
Que sa discretion sçaura tousjours bien taire,
Et qu'il reconnoistra, vous devez l'esperer;
Puis qu'il m'a commandé de vous en assurer.
Ce prince ne vient point pour oprimer le vostre;
Sa vertu seulement, hait le crime d'un autre,
Tout l'univers connoist qu'il n'est pas l'agresseur;
Et qu'il n'a d'interest que celuy de sa soeur.
Ainsi vostre grand coeur sauvant cette province,
Peut joindre son pouvoir à celuy de ce prince:
Ainsi vostre credit peut sauver aujourd'huy
L'honneur de vostre maistre, en vous joignant à luy.
C'est par moy que le mien vous ouvre sa pensée;
Sous ce rustique habit vostre garde advancée,
M'a permis de passer (son oeil estant deceu)
Voila de point en point, l'ordre que j'ay receu.
Apres ce que j'ay dit, c'est à vous à me dire,
Si la chose est conduite au point qu'on la desire;
Ce dessein important ne peut estre remis;
Il le faut achever, et vous l'avez promis.

Phraarte.
Le ciel me soit tesmoin, que mon ame hardie
Ne commettroit jamais aucune perfidie,
Et qu'en l'intelligence, ou j'engage ma foy,
Je tasche de sauver la gloire de mon roy.
Retournez promptement, dittes à vostre maistre,
Qu'il se mette en bataille, et se face paroistre;
Et que sans plus tarder il marche au mesme instant,
L'enseigne desployée, est le tambour batant.
Qu'un heraut le devance, avec un manifeste
De ses intentions, et je feray le reste.
Qu'il marche seulement j'iray le recevoir;
Je connois nos soldats, et je sçay mon pouvoir;
J'ay des-ja preparé l'esprit des capitaines;
En un mot, dans le camp mes loix sont souveraines.

Euphorbe.
J'y volle donc;

Phraarte.
                 allez! ô dieux justes et saincts,
Donnez-moy le succez esgal à mes desseins;
Faites que le pouvoir que j'ay dans nostre armée,
Face bien reüssir l'entreprise formée:
Et que tous nos soldats veüillent ainsi que moy,
S'opposer mesme au roy pour la gloire du roy.
Mais je le voy venir, fuyons de sa presence;
Cet important dessein veut de la diligence;
Il n'est point de moments qui ne soient precieux;
Allons, remettons-nous entre les mains des dieux.











SCENE II

Tiridate.

Stances.
Raison, dont la voix importune,
Veut s'opposer à ma fortune,
Cesse d'affliger mes esprits:
En vain par tes discours, tu parois si subtile;
Je ne t'escoute plus, ta peine est inutile;
Raison, le conseil en est pris.

Ne dis plus qu'en cette advanture,
Mon coeur offence la nature,
Et qu'il a d'injustes desirs,
Fascheuse conseillere, il ne te sçauroit croire,
Et son ambition a trop cherché la gloire,
Il est temps qu'il songe aux plaisirs.

Quelque frayeur que ta voix donne,
Celuy qui porte une couronne,
Est trop haut pour en estre atteint.
Il dort parmy l'orage ainsi qu'en la bonace;
Et de quelque danger que le sort le menace,
Il n'est pas monarque s'il craint.

Les roys sont au dessus des crimes,
Toutes choses sont legitimes,
Pour les princes qui peuvent tout,
Et quelque aversion qu'ait la personne aimée,
Il y va de leur gloire et de leur renommée,
Si leur pouvoir n'en vient à bout.

Ainsi conseiller indiscrette,
Mauvaise et fascheuse interprette,
Ne me viens plus tant discourir:
Mon coeur ne despend plus de ton humeur sauvage;
Et des-ja mon navire est si loing du rivage,
Qu'il faut achever, ou mourir.

Cette illustre et belle conqueste,
Promet un laurier à ma teste,
Qui sera sans comparaison:

Et si je puis gaigner le coeur de Polixene,
La fortune autrefois avec bien plus de peine,
Ne donna pas tant à Jason.

Mais soit que le destin propice,
Luy face accepter mon service,
Ou soit qu'elle ait trop de rigueur:
Possedons seulement cet objet plein de gloire,
Et pour accompagner la premiere victoire,
Nous gaignerons apres son coeur.


C'est en vain que je prie, en vain que je souspire;
Tout ainsi qu'en la guerre en l'amoureux empire,
Le butin se doit prendre, et non pas demander,
Et dans l'un, et dans l'autre il faut tout hasarder.
Qu'elle soit à son gré pitoyable ou rebelle;
D'un fort bien deffendu la prise en est plus belle;
Tousjours les plus hardis sont veus les plus heureux;
Plus on est violent, plus on est amoureux;
Par la difficulté nostre ame est amorcée;
Et tousjours la pudeur se plaist d'estre forcée.
Les contraires souvent sont veus en mesme jour;
Telle pleure d'ennuy, qui pleurera d'amour;
Et telle nous mal-traicte, et telle nous refuse,
Qui pour nous contenter ne cherche qu'une excuse;

Son coeur paroist de glace, estant souvent bruslé;
Et l'esprit d'une femme est bien dissimulé.
Ainsi, quoy qu'il en soit, une douce contrainte,
Establit mes plaisirs, et dissipe ma crainte;
On n'est plus en estat de me rien refuser;
Et pour estre content il ne me faut qu'oser,
Osons donc.











SCENE III

Pharnabase.
             Dans le camp s'esleve un grand murmure,
Qui tout confus qu'il est m'est de mauvais augure;
Chacun paroist esmeu, chacun y parle bas;
Et tous ont un secret que je ne comprends pas.
Chacun sort, chacun marche, ou plustost chacun volle;
D'un pavillon à l'autre on passe la parole;

Enfin tout vostre camp est en confusion;
Et je crains la revolte en cette occasion.
Que vostre majesté juge dans cette affaire,
Et ce que ce peut estre, et ce qu'elle doit faire.

Tiridate.
Ta foiblesse, resveur, est sans comparaisons,
Une terreur panique, a troublé ta raison:
Qui veux-tu qui s'oppose à ma bonne fortune?
Toutesfois pour calmer cette rumeur commune,
Porte l'ordre à Phraarte, et mes commandemens;
Qu'il tire tout mon camp de nos retranchemens;
Qu'il le mette en bataille afin que je m'y rende:
J'iray voir ce que c'est, fais ce que je commande.
Mais toy-mesme, mon coeur, esvite un oeil jaloux,
Qui suit un oeil divin, qui s'approche de nous;
Esvite une fascheuse avecques Polixene:
Quitte un objet d'amour pour un objet de haine.











SCENE IV

Ormene.
Je sçay bien que l'espoir nous quitte le dernier;
Mais vous voyant captive, et le roy prisonnier,
Ma soeur, je ne voy rien qui ne nous soit contraire:
Tant de gens vont chercher vostre espoux, et mon frere,
Qu'on le peut descouvrir en quelque lieu qu'il soit;
Et je le tiens perdu, si quelqu'un l'apperçoit.
Ainsi pour les sauver, et vous sauver vous-mesme,
Cedez, ma soeur, cedez au vainqueur qui vous aime:
Il a raison de suivre un objet si charmant;
Ouy, dans son inconstance, on void son jugement;
Et de quelque douleur que je me trouve atteinte,
Vos yeux font son excuse et condamnent ma plainte,
Je vois esgallement la cause de mes maux,
Et dans vostre merite, et dans tous mes deffauts:
Aussi me void-on perdre une amitié si chere,
Non pas sans desplaisir, mais au moins sans colere:
Je reçoy ma disgrace avec submission,
Et mon respect s'oppose à mon affliction.
La loy de nos pays luy permet ce divorce:
Et que ne peuvent point les armes et la force?
Ainsi donc sagement sauvez de son courroux,
Et mon pere, et Tigrane; en un mot, sauvez-vous.
Pour moy que le destin fit naistre infortunée,
Voyant qu'il a coupé le sainct noeu d'hymenée,
Voyant qu'il a rompu le fil de nos amours,
Je veux trancer encor la trame de mes jours;
Je veux par mon trespas assouvir la fortune:
Il a cessé d'aymer cessons d'estre importune;
Ouy, mon coeur, sans te perdre en regrets superflus,
Souviens-toy pour mourir qu'on ne nous ayme plus.

Polixene.
Quoy, madame, est-il vray que vous teniez mon ame,
Capable de brusler d'une illicite flame?
L'avez-vous remarqué dans mes deportemens?
Et faites-vous de moy ces mauvais jugemens?
Quel conseil donnez-vous à mon ame affligée?
Et pour quelle raison m'avez-vous outragée?
Ce sang qui coule encor ne vous fait-il point voir,
Si j'estime la vie à l'esgal du devoir?
Vous me voyez en pleurs, vous me voyez blessée,
Et vous pouvez former cette injuste pensée!
L'honneur et la vertu m'ont fait chercher la mort,
Et vous doutez encor si mon esprit est fort!
J'ay mesprisé les voeux, j'ay mesprisé la pleinte,
Et l'amour n'auroit peu ce que pourroit la crainte!
Dans ces diversitez j'abhorre esgallement,
Tiridate cruel et Tiridate amant;
Son respect, sa fureur, sa plainte, ou sa menace,
Ses pleurs, ou son reproche, ou sa haine, ou sa grace,
Tout cela ne peut rien contre un coeur animé,
Qui le hait d'autant plus qu'il s'en connoist aimé.
Tigrane, en quelque lieu que le sort te retienne,
Sçache que ma constance est esgalle à la tienne;
Ta pitoyable main n'a pû m'oster le jour,
Mais en me le laissant tu m'as laissé l'amour:
Viens d'un courage ardent et d'une main hardie,
En conservant ton bien punir la perfidie;
Viens genereux lyon deschirer à mes yeux,
Un monstre abominable autant que furieux.
Soule, soule aujourd'huy ta colere equitable,
De l'infidelle sang d'un prince detestable;
Ou si le sort cruel choque encor ton dessein,
Une seconde fois viens moy percer le sein.

Ormene.
Dieux, sauvez-les tous trois sans perdre Tiridate!

Polixene.
Ô peu sensible soeur!

Orosmane.
                      Ô fille trop ingratte!











SCENE V

Cassandre.
Que vostre majesté se dérobe un moment,

Orosmane.
Va femme sans courage et sans ressentiment,
Va te charger encor de la haine publique.
Mais vous qu'un noble feu, qu'une ardeur heroique,
Esleve au plus haut poinct où monte la vertu,
Esperez le triomphe ayant bien combatu:
Quelques maux infinis que le destin m'envoye,
Cette force d'esprit me donne de la joye,
Et me faict esperer que nous vaincrons enfin,
La rigueur du tiran et celle du destin.

Polixene.
Gardons la liberté que ce cruel nous donne
De parler sans nous voir escoutez de personne,
Conservons la seigneur avec discretion,
Comme le seul remede à nostre affliction.

Orosmane.
Dieux, sauvez Polixene et la rendez heureuse!

Polixene.
Elle vivra contente, ou mourra genereuse:
Mais la reine revient ne la raprochons plus;
Les plus justes propos sont propos superflus,
Au poinct où je connoy que son ame est blessée;
Et je n'ay que trop veu le fonds de sa pensée.











SCENE VI

Tigrane.
Vous ne tesmoignez point une forte amitié,
Ny par vostre frayeur, ny par vostre pitié,
Madame, vous sçavez quand un mal est extréme
Qu'on luy doit opposer un remede de mesme,
Et le nostre est si grand, que le fer et le feu,
Pour nous en garantir sont encore trop peu.
L'estat est envahy, mon pere en servitude,
Vostre zelle amoureux payé d'ingratitude,
Et vous dormez encor preste de succomber,
Au bord du precipice où vous allez tomber!
Dieux que fait ce grand coeur, vous voyant mesprisée?
Tournez, tournez les yeux vers la ville embrasée,
Cherchez ce grand palais qui vous estoit si cher,
Le voyez-vous, madame, ou plustost un bucher.
Peignez-vous dans l'esprit des meres desolees;
Des enfans esgorgez, des filles violees;
De la flame, du sang, des temples prophanez;
Des femmes sans honneur, des hommes enchainez,
Des ramparts démolis: et la richesse encore,
Que le soldat emporte ou que le feu devore;
Du bruit, des pleurs, des cris, des charbons et du fer;
Un desordre effroyable, un tableau de l'enfer;
Imprimez ces objets en vostre fantaisie;
Et puis figurez-vous que telle est Amasie.
Telle est cette cité que l'on vid autrefois,
La merveille du monde et le sejour des roys.
Apres cela, madame, il me reste à vous dire,
Ce que la raison veut et ce que je desire:
Mais sans nous amuser en discours superflus,
Vostre coeur doit m'entendre, ou vous n'en avez plus.

Ormene.
Parmy l'excez des maux que je porte dans l'ame,
Je voudrois que mon sang esteignist cette flame,
Et que pour vous tirer du trouble où je vous voy,
La colere des dieux ne tombât que sur moy.
Certes mon interest ne fait pas ma misere;
Je souffre pour ma soeur, je souffre pour mon pere;
Et le plus dur trespas me sembleroit bien doux,
Si je le recevois, et pour eux et pour vous.
Mais que pourrois-je faire en l'estat où nous sommes?
Ha! Nostre guarison ne despend point des hommes,
Il faut un coup du ciel pour nous en garantir.

Tigrane.
Non, non, c'est de ma main que ce coup doit partir:
Mais c'est à vous à faire un acte plein de gloire,
Dont les siecles futurs garderont la memoire;
Et qui fera benir à la posterité,
Et vostre grand courage et vostre pieté.
Je vous conjure donc (vous seule en qui j'espere)
Par l'amour du pays et par celle d'un pere;
Par vostre propre gloire et par mon interest,
D'embrasser ma querelle equitable qu'elle est.

Ormene.
Je ne vous entends point:

Tigrane.
                          secondez mon attente;
Et malgré ce tiran qui fait garder sa tente,
Donnez moy le moyen de m'aprocher de luy,
C'est tout ce que mon bras vous demande aujourd'huy.

Ormene.
Ô dieux!

Tigrane.
         Apres cela, si je ne vous delivre,
Qu'on me face mourir comme indigne de vivre.

Ormene.
Saisi d'estonnement, de tristesse et d'horreur,
Mon esprit m'abandonne, et fuit vostre fureur.
Ha! Ne m'inspirez point cette damnable envie,
Si le roy monseigneur s'attaque à vostre vie,
Je veux mourir pour vous, c'est mon plus grand soucy;
Mais si vous l'attaquez je veux mourir aussi.
Entre ces deux devoirs mon ame balancée,
Ne peut jamais avoir une injuste pensée;
Et de quelques propos qu'on tasche à m'animer,
Je vous dois secourir, mais je le dois aimer.

Tigrane.
Quoy, vous devez aimer un tiran, un parjure?
Qui choque esgallement l'amour et la nature?
Un monstre abominable, un tigre sans pitié?
Qui mesprise les dieux, l'honneur et l'amitié?
Qui destruit cét estat par une injuste haine?
Qui vous retient captive et mon pere à la chaine?
Qui sur nostre infortune esleve son bon-heur?
Qui veut m'oster le jour, qui veut m'oster l'honneur?
Quoy, vous devez aimer, un barbare, un infame?

Ormene.
Ouy, je le dois aimer puis que je suis sa femme.

Tigrane.
Plustost que de souffrir sa haine et son mespris,
Que ne secondez-vous le dessein que j'ay pris?

Ormene.
L'honneur me le deffend;

Tigrane.
                          l'amitié vous l'ordonne:
Quel reffus on me fait!

Ormene.
                         Quel conseil on me donne!

Tigrane.
Un conseil genereux:

Ormene.
                     un conseil criminel;
Qui noirciroit mon nom d'un reproche eternel.

Tigrane.
Vostre gloire, madame, est bien plus asseurée,
Estant soeur sans pitié, fille desnaturée,
Et preferant à nous, et preferant à vous,
Un traistre,

Ormene.
             mais mon roy,

Tigrane.
                            mais cruel,

Ormene.
                                         mais espoux.

Tigrane.
Comment pretendez-vous vaincre sa violence?

Ormene
Et par ma passion, et par ma patience;
Et de quelque façon qu'il mal-traitte mon coeur,
Ces armes seulement combatront sa rigueur.

Tigrane.
Ainsi donc par l'erreur d'une soeur si changée,
Polixene, ta mort ne sera point vangée?
Et ton sang respandu que ce fer luy fait voir,
Tout chaud qu'il est encor ne pourra l'esmouvoir!
J'auray donc vainement satisfait ton envie,
En ne te suivant point en conservant ma vie!
Et par ces sentimens qu'elle a pour m'affliger,
J'auray vescu pour pleindre, et non pour te vanger!
Que ce tiran se cache en la nuit la plus sombre,
Et son sang, et le mien appaiseront ton ombre;
Je te le jure encor, par le sainct nom des dieux;
J'iray le poignarder, en vos bras, à vos yeux;
Ouy, madame, ma main ayant commis ce crime,
Doit à ce noble sang l'une et l'autre victime;
Ouy nous devons mourir en ce commun malheur,
Luy d'un fer, vous de honte, et moy seul de douleur.

Ormene.
J'excuse ce transport par l'erreur qui le cause:
Mais vous ne sçavez pas le succez de la chose;
L'on a pris Polixene:

Tigrane.
                       Ô foible invention,
Pour arrester ma main, et mon affliction!

Ormene.
Je ne vous trompe point, j'exprime ma pensée:

Tigrane.
Cette main le sçait trop, elle qui l'a blessée;
Elle encor qui dans l'eau...

Ormene.
                               Non, sans doute elle vit,
Elle est dans nostre camp;

Tigrane.
                           ce discours me ravit!
Tu vis donc Polixene, et le ciel pitoyable,
A fait en ma faveur un miracle incroyable!
Polixene tu vis, mon deüil s'évanoüit:
Mais que mal à propos son coeur se resjoüit:
Polixene tu vis, mais tu vis pour un autre;
Nous retrouvons un bien qui ne peut estre nostre;
Et je t'aimeray moins (pardonne à ce transport)
Dans les bras du tiran, que de ceux de la mort:
Ô ciel, ô terre, ô dieux, ma douleur est trop forte!
Donnez-la moy vivante, ou rendez-la moy morte:
Me voyant affligé si jamais je le fus,
Faites qu'elle soit mienne, ou qu'elle ne soit plus.
Je connois son esprit estant chaste et fidelle,
Il authorisera ce que je dis pour elle;
Ouy, sans doute il diroit, s'il entendoit ma voix,
Qu'il est prest à sortir une seconde fois:
Sa generosité qui n'eut jamais d'exemple;
Ce grand et fort esprit digne d'avoir un temple;
Bien loing de condamner un si cruel dessein,
Baiseroit ce poignard, et m'offriroit son sein.
Mais quoy que ma douleur soit forte et legitime,
Ma main, gardons-nous bien de faire un nouveau crime;
Qu'elle vive plustost cette aimable beauté;
Qu'elle ait moins de courage, et moy de cruauté;
Ouy, puisque c'est au ciel que ma perte est escrite;
Puis que pour me l'oster le sort la ressuscite;
Puis que tout m'abandonne en l'estat où je suis;
Puis qu'une ingrate soeur se rit de mes ennuis;
Puis qu'elle veut mon sang, puis qu'elle le demande;
Mourons; mais justes dieux, je vous la recommande.











SCENE VII

Tiridate.
Quoy, jusques dans mon camp le perfide est venu?

Un Garde.
Seigneur, n'en doutez point, je l'ay bien reconnu;
Et si je ne me trompe, il est avec la reine.

Tiridate.
Gardes advancez-vous, Pharnace qu'on les prenne:
Ce secret entretien preuve leur trahison;
Mais le fer et le feu m'en feront la raison;
Qu'on ne les quitte pas.

Ormene.
                          Quel malheur est le nostre?

Tigrane.
Lasche, apprens que mon coeur ne craind ny l'un ny l'autre;
Et que si le destin n'eust rompu mon dessein,
Je venois te cacher ce poignard dans le sein.

Tiridate.
Je ris de ta colere ainsi que de ses larmes.
Mais il faut que mon camp demeure sur les armes;
Va le dire à Phraarte, afin qu'en liberté,
Je songe à les punir de leur temerité:
Et que le bruit confus des troupes amassees,
Ne vienne point troubler mes diverses pensees;
Qu'il tienne tout le jour nos bataillons dressez,
La colere et l'amour m'importunent assez.











ACTE V 

SCENE I

Tigrane.

Stances.
Monstre sans yeux et sans prudence,
Qui regnes, et qui fais regner:
Toy, qui te plais de tesmoigner
Ton pouvoir, et ton inconstance,
Apres tant de felicité,
Vois où tu m'as precipité!

Fortune tu tiens les couronnes,
Et par ce double aveuglement,
On connoist que sans jugement
Tu les ostes, et tu les donnes,
Mais ta faveur assiste un roy,
Volage et meschant comme toy.

Aussi quand tu fus obligeante,
Ou quand j'ay souffert tes mespris,
Ta main ne m'a jamais surpris;
Qui dit fortune, dit changeante;
Et j'estois tousjours preparé
À perdre un bien mal asseuré.

Vange tes faveurs mesprisees,
Que j'avois, et que je n'ay plus;
Marche sur des sceptres rompus;
Foule des couronnes brisees;
Je les attendois sans desir,
Et je les perds sans desplaisir.

Mais apres que ta violence,
A repris ce qui vient de toy,
Laisse mourir Tigrane en roy;
Ta fureur a trop d'insolence:
Le trosne est un objet plus beau,
Ne regne point sur mon tombeau.


C'est toute la faveur que mon coeur te demande;
Un indigne trespas est ce que j'aprehende:
Et pourveu que mon bras soit maistre de mon sort,
D'un visage asseuré, je recevray la mort.
Pourveu que ce tiran, ce monstre plein de vice,
Ne me choisisse point le genre du supplice;
Pourveu que cette mort qui me doit secourir,
Ne vienne pas de luy, je suis prest à mourir.
Cassandre si ton coeur est touché de ma peine,
De grace, en ma faveur, va trouver Polixene;
Porte-luy cet escrit, mais va donc, sorts d'icy;
J'attendray sa responce avec bien du soucy:
Despesche, et si tu peux trompe l'oeil et la haine,
De ces gardes qui sont dans la tente prochaine:
Tu m'obligeras plus (pouvant l'executer)
Que si tu me rendois ce qu'on vient de m'oster.











SCENE II

Cassandre.
Seigneur, assurez-vous qu'au peril de ma vie,
Je m'en vay de ce pas contenter vostre envie.

Tigrane.
Puis qu'un prince affligé ne peut rien desormais,
Les dieux reconnoistront le bien que tu me fais.
Je les voy; mais pourtant ma fidelle Cassandre
Ne va pas droict vers eux, on te pourroit surprendre;
Sors par l'autre costé, feins de les rencontrer;
Mais à ton bel esprit, on ne peut rien monstrer.











SCENE III

Polixene.
Seigneur, c'est en ce jour que la fureur celeste
Destruit avec l'estat tout l'espoir qui nous reste,
Et que Tigrane pris qui m'oblige à pleurer,
Deffend à ma raison de plus rien esperer.
Le ciel veut nostre perte, il nous y faut resoudre:
Sa derniere colere, ou sa derniere foudre,
Esclatte horriblement, enfin tombe sur nous,
Et perd la Capadoce en perdant mon espoux.
Tant que Tigrane libre, eust vescu sans contrainte,
Un espoir raisonnable eust balancé ma crainte;
J'attendois tout de luy, mais helas! Desormais
Vostre trosne en sa cheute est tombé pour jamais.
Celuy dont la valeur estoit incomparable;
Celuy qui soustenoit nostre sort deplorable,
Celuy que vous aimiez, celuy qui vous aymoit;
Celuy que je charmois, celuy qui me charmoit;
Celuy dont la vertu s'esgaloit au courage;
Va souler d'un tiran l'injustice et la rage;
Et son illustre main dans les fers d'un meschant,
Ne vous soustiendra point en vostre âge panchant.
Ha! Seigneur, ma constance enfin est abatuë!
Le coup qui perd Tigrane est celuy qui me tuë;
Le mal qu'il va souffrir est le seul que je sens,
Et j'accuse le sort qui nuit aux innocens.
Ô sort injurieux, vois comme tu disposes,
Et des evenemens, et de l'ordre des choses!
Grands dieux, pardonnez-moy si j'ose murmurer,
Mais ce mal est trop fort, qui pourroit l'endurer?

Orosmane.
Le sort le plus cruel peut devenir propice,
Il a sauvé des gens au bord du precipice;
Et dans un grand naufrage, on voit venir au port,
Des coeurs qui sçavent vaincre, et la mer et la mort.
Mais quand nostre vaisseau periroit dans l'orage,
Manquons d'heur, Polixene, et non pas de courage:
Qui souffre constamment un destin rigoureux,
Fait voir qu'il meritoit d'estre moins malheureux;
La gloire d'un combat consiste à se deffendre,
Non à l'evenement: mais que nous veut Cassandre?











SCENE IV

Cassandre.
Le prince vostre espoux m'a donné cet escrit:

Polixene.
Prepare-toy mon coeur, arme-toy mon esprit.

Lettre De Tigrane A Polixene.

Si ma soeur m'eust aimé, comme elle aime un perfide,
Et qu'elle eust secondé mon dessein genereux,
J'aurois perdu nostre homicide,
Mais elle est trop fidelle, et moy trop mal-heureux.

Seul objet de mon coeur, aimable Polixene,
Puis qu'on void que le ciel augmente son couroux,
Opposons enfin à sa haine,
Un remede assuré qui despende de nous.

Pour te sauver l'honneur ma main te fut cruelle;
Pour me sauver l'honneur, et rompre ma prison;
Par une grace mutuelle,
Que la tienne aujourd'huy me donne du poison.

Preste moy ton secours pour terminer mes peines;
Trouve moy ce poison qui me delivrera;
Si je n'estois chargé de chaines,
J'irois baiser la main qui me le donnera.


Tigrane.
Triste, desesperée, interdite, et confuse,
Honneur, tu veux un don que l'amour te refuse:
La mort, quelque conseil que tu puisses m'offrir,
Est plus dure à donner qu'elle n'est à souffrir:
Et de tous les grands maux, honneur, le mal extréme,
Est d'en faire endurer à l'objet que l'on aime.
Tigrane, cher espoux, je connois en effect,
Par le mal que je sens, celuy que je t'ay faict,
Lors que ma volonté qui regne sur la tienne,
Força ta main au coup que tu veux de la mienne,
Mais bien qu'aprés un coup qui m'obligea si fort,
Mon coeur paroisse ingrat en refusant ta mort,
S'il est vray, cher espoux, que ce refus te blesse,
En faveur de l'amour pardonne à ma foiblesse;
Tu fis voir ton ardeur en un don si plaisant;
Et je fais voir la mienne en te le refusant.

Orosmane.
Non, non, la raison veut qu'on suive son envie:
Je conclus à sa mort, moy dont il tient la vie;
Et malgré le discours que je viens de tenir,
Je voy bien qu'il est temps de songer à finir.
Ne nous opposons plus aux fieres destinées;
Achevons ses malheurs avecques ses annees,
Et puis qu'aucun secours ne peut nous arriver,
Ne luy refusons pas ce qui le peut sauver.

Polixene.
Helas! Tout m'abandonne en si triste advanture!

Orosmane.
Vostre amour y resiste aussi fait la nature;
Je suis pere, ce mot dit assez ma douleur,
Mais que pouvons-nous faire en un si grand malheur?

Polixene.
Quoy donc, pour bien aimer il faut estre inhumaine!
Et monstrer son amour par un effect de haine!
Ô pitoyable estat, où le sort me reduit!
Raison, retirez-vous vostre conseil me nuit;
Je ne puis me resoudre à cet acte tragique;
Et de quelque vertu que mon esprit se pique;
Et bien qu'il soit luy-mesme en estat de partir,
Je sens bien que mon coeur n'y sçauroit consentir.

Orosmane.
Tant de difficultez ne me contentent gueres:
Je souffre la foiblesse en des armes vulgaires,
Mais aux coeurs eslevez ce defaut me desplaist,
Tigrane estant mon fils, songez à ce qu'il est,
Et faisons que sa mort au moins puisse paroistre
Digne de la grandeur où je l'avois fait naistre.

Polixene.
Mais quand j'escouterois cette fiere raison,
En l'estat où je suis, ou prendre du poison?

Orosmane.
Quand à ce dernier poinct, aymable Polixene,
Il nous est bien aisé, n'en soyez pas en peine;
Les roys de Capadoce, ainsi que ceux de Pont,
Dés l'instant qu'on leur met le diadesme au front,
En ont tousjours sur eux pour abreger leur vie,
S'il arrive jamais qu'il leur en prenne envie:
Et dix siecles entiers ont leur cours achevé,
Depuis que parmy nous cet ordre est observé.
Dessous ces diamants voicy nostre remede;
Voicy dans nos malheurs ce qui s'offre à nostre aide;
Voicy ce que mon fils vous demande aujourd'huy;
Nous en avons assez, et pour nous et pour luy:
Donnez luy cette bague, et je garderay l'autre;
Ma main vous fait ce don, il le veut de la vostre;
Ne luy refusez point ce present amoureux;
Pour ne l'estimer pas il est trop genereux.

Polixene.
Tu vois Cassandre enfin ce que le roy commande;
Prends ce funeste don que Tigrane demande;
Et comme mon destin despend tousjours du sien,
Porte dans cet anneau son trespas et le mien.
Dis luy que ma douleur n'eut jamais de semblable;
Et qu'estant infinie elle est inconsolable;
Que j'ay des sentimens qu'on ne peut exprimer;
Que pour vivre apres luy je sçay trop bien aimer;
Que jamais nul ardeur n'aprocha de ma flame;
Qu'il emporte mon coeur, qu'il emporte mon ame;
Et que si je respire encor quelque moment,
C'est pour aller mourir pres de luy seulement.
Dis luy que mon amour est d'immortelle essence;
Dis luy que les tirans manqueront de puissance,
Qu'on verra Polixene en ce malheureux jour,
Mespriser leur colere ainsi que leur amour.
Dis luy Cassandre enfin, que mon coeur le conjure,
Par ses feux innocens, par ma flame si pure,
Et monstrer sa vertu, de signaller sa foy;
De mourir noblement, et de penser à moy.

Orosmane.
Porte luy cét escrit.

Polixene.
                      Si la pitié te touche,
Dis luy que la douleur m'ouvre et ferme la bouche;
Qu'elle me fait parler, et me fait taire aussi,
Je n'en puis plus:

Orosmane.
                     Cassandre, esloigne toy d'icy.

Cassandre.
Ô dieux tout est perdu, le roy nous vient surprendre.











SCENE V

Tiridate.
Que voulez vous cacher? Monstrez le moy Cassandre,

Cassandre.
Seigneur,

Tiridate.
          je veux le voir, vous resistez en vain:

Cassandre.
Je demande pardon.

Tiridate.
                   Ouvrez, ouvrez la main.

Lettre D'Orosmane A Tigrane.

Esperer qu'un tiran puisse adoucir sa haine,
Ce seroit manquer de raison:
Mais pour nous tirer tous de peine,
Nous ne manquons pas de poison.

Orosmane.
Traistres, que j'ay vaincus au milieu des alarmes,
Vostre fraude pretend ce que n'ont pû vos armes;
Le demon qui vous guide a conspiré ma mort,
Mais celuy qui me garde est plus grand et plus fort.
En vain par le poison vous attaquez ma vie;
La fortune s'oppose à cette injuste envie;
Elle vous a trahis afin de me sauver;
Elle a bien commencé, c'est à moy d'achever;
Ouy, je me vangeray de vos projets infames:
Et toy coeur sans pitié qui mesprises mes flames;
Lasche monstre d'orgueil et de desloyauté;
Ne pense plus me vaincre avecque ta beauté;
Non, non, je n'ay plus d'yeux, je ne voy plus tes charmes;
Je suis sourd pour tes cris, aveugle pour tes larmes;
J'avois pris ton venin, mais dans ta trahison
Tu viens de me guarir par un autre poison:
Mon coeur enfin vomit ce qui causoit sa peine,
L'extréme amour se change en une extréme haine;
D'un oeil imperieux le regne va finir;
Je sçavois l'adorer; je sçauray le punir;
Mon coeur qui le connoist se va faire connoistre;
Il a trop fait l'esclave, il doit faire le maistre,
Monstre moy tes appas, fais ton dernier effort,
C'est en vain, ma colere a resolu ta mort:
Qu'on les face venir, la vangeance est aisée.
Sentimens genereux d'une ame mesprisée,
Venez vous opposer à l'aspect dangereux
Du parricide objet qui me fit amoureux:
Les voicy, ma fureur, monstre toy toute entiere,
Tu n'en auras jamais de si belle matiere.











SCENE VI

Tiridate.
N'est-ce pas toy meschant, lasche, autant que rusé,
Qui jusques dans mon camp en habit deguisé,
Perfide empoisonneur, par tes sourdes pratiques,
Viens fomenter encor nos troubles domestiques?
Peux tu me regarder? Peux tu lever les yeux?
Et ne rougis tu point de ton crime odieux?
Juge par ce poison quel sera ton suplice:
Tu connois ma valeur, tu verras ma justice;
Et formant un dessein que rien ne peut changer,
Tout l'univers sçaura que je me sçay vanger.
Et toy fiere beauté, tigresse impitoyable,
Ton crime, bien que vray me paroist incroyable;
Tu veux faire mourir un coeur qui t'adoroit,
Et qui brusloit d'amour quand le tien conspiroit,
Le funeste dessein d'attenter à ma vie:
Dieux! Qui peut te porter à cette injuste envie:
Ma main t'offroit un sceptre avec peu de raison,
Quand la tienne pour moy preparoit du poison.
Mais sçaches que mon mal n'est pas sans allegeance;
Je veux te posseder sans amour par vangeance,
Et quand la force aura contenté mes esprits,
Je veux que tu me sois un objet de mespris;
Je veux t'abandonner avec ignominie;
Lors je seray vangé, lors tu seras punie.
Vous grand homme de guerre et grand homme d'estat,
Qui prestiez vos conseils à ce noir attentat,
Vous qui venez d'escrire un billet d'importance,
Sçachez que vostre main a signé sa sentence;
L'arrest de vostre mort est prononcé par vous.
Toy femme sans honneur, de qui l'esprit jalous,
A suivy les desseins d'un infidelle frere,
J'ay resolu ta mort, rien ne m'en peut distraire;
Je vous ay pris ensemble, ensemble il faut mourir;
Et l'univers armé ne peut vous secourir.
Et vous de leurs secrets fidelle messagere,
Quelle peine pour vous ne sera trop legere?
On vous doit recompense, et vous l'aurez icy;
Vous portez le poison, vous le prendrez aussi.

Tigrane.
Je ne te responds point, pour conserver ma vie,
Les maux que j'ay soufferts m'en ont osté l'envie;
Mais je veux seulement te laisser des remords,
Qui tant que tu vivras, te donnent mille morts,
Et par le souvenir, et par la connoissance,
Et de tes cruautez, et de mon innocence.
Sçache, quand au poison, barbare, homme sans foy,
Que tu le meritois, mais qu'il estoit pour moy:
J'en faisois mon secours, j'en faisois mon suplice;
Et je laissois aux dieux à punir ta malice.
Puis que tu sçais, cruel, que j'avois le dessein
De te venir plonger un poignard dans le sein,
Ne crois pas que je mente, en offençant ma gloire:
Non, non, je ne tiens pas cette action si noire,
Qu'on la doive nier; au contraire, aujourd'huy,
Je te dis à toy-mesme, autheur de mon ennuy,
Qu'apres avoir rompu nostre sainte alliance,
Et mal-traicté ma soeur avec tant d'insolence;
Osté le sceptre au roy; l'avoir chargé de fers;
Causé dans cét estat les maux qu'il a soufferts;
Attenté laschement sur l'honneur de ma couche;
Mon courage offencé, dementiroit ma bouche,
Si je ne publiois, que je venois icy,
Pour te priver de vie, en m'ostant de soucy.
Je te le dis encor, je venois te poursuivre;
Je venois t'empescher de regner, et de vivre;
Irrite ta fureur, fais tes derniers efforts;
Frape enfin, mon esprit t'abandonne mon corps.
Pour vous qui cherissez celuy qui vous offense,
Ma bouche entreprendroit icy vostre deffense,
N'estoit que la vertu ne me le permet pas;
L'estat où vous vivez, vaut moins que le trespas;
Et la raison enfin, m'auroit esté ravie,
Si je vous conservois une si lasche vie.
Pour vous, ma Polixene, objet de mon amour,
Je sçay bien que sans moy, vous haïriez le jour,
De sorte fier tyran, qu'en l'estat où nous sommes,
Tristes, abandonnez, et des dieux, et des hommes
Tout ce que ma douleur, veut obtenir de toy,
Consiste en ce point seul, laisse vivre le roy.

Orosmane.
Songe, aimant la vertu, de qui tu l'as receuë;
Car si je ne l'avois, tu ne l'aurois pas euë:
N'offence point toy-mesme, et ton pere et ton roy,
En le croyant plus foible, et moins ferme que toy.
Non, non, que ce barbare, acheve son ouvrage,
Sa clemence me nuit, et sa pitié m'outrage:
C'est moy que ta colere attaque avec raison;
C'est de moy seul que vient la lettre, et le poison:
Ouy, ouy, crois si tu veux, qu'on en veut à ta vie.

Polixene.
Regardez vous ma gloire avec un oeil d'envie?
Si je perds le respect, j'en demande pardon;
Mais seigneur, vous sçavez que ce funeste don,
Fut envoyé par moy; qui dois estre punie,
Si la justice regne, avec la tirannie.
Ouy monstre, ouy c'est moy, qui veux quitter le jour,
Afin de ne voir plus ton illicite amour:
Tu m'aimes, je te hay; tu me suy, je t'abore,
Je mangerois ton coeur; en veux tu plus encore?

Tiridate.
Ha! C'est trop endurer!

Ormene.
                          Seigneur apaisez vous;
S'il faut une victime, au feu de ce courroux,
N'en cherchez point ailleurs, la voicy toute preste:
Sauvez les de la foudre, et frappez en ma teste:
Ce coeur qui vous cherit, sçaura tout endurer,
Ce coeur croiroit faillir, s'il osoit murmurer.

Tiridate.
Ton orgueil est bien fort, mais je le veux abatre:
La foudre égallement tombera sur tous quatre,
Qu'ils meurent.











SCENE VII

Pharnabase.
                  Ha! Seigneur, je vous l'avois bien dit.
Mais tousjours mes conseils ont eu peu de credit.
Le prince de Frigie, avecques son armée...

Tiridate.
Et bien?

Pharnabase.
         Suivant l'ardeur dont elle est animée,
Se fait voir assez pres de nos retranchemens,
Il s'esleve un grand cry dans tous vos regimens,
L'avant-garde s'advance, et tous la pique basse,
Semblent porter au front, la mort, et la menasse,
On diroit que d'abord, ils s'en vont terrasser
L'ennemy qui s'aproche, et qu'ils vont embrasser.

Tiridate.
Ô dieux! Suis je surpris par la force des charmes?

Pharnabase.
Phraarte le premier, ayant mis bas les armes,
Tous ont fait comme luy:

Tiridate.
                         quoy, le sort l'a permis?

Pharnabase.
On ne discerne plus, quels sont les ennemis;
Les deux camps sont meslez, et l'un et l'autre ensemble,
Pour recueillir le fruict, du noeud qui les assemble,
Viennent fondre sur vous; que vostre majesté
Juge ce qu'on peut faire, en cette extremité:

Tiridate.
Mourir, mourir au trosne acquis par mon courage.











SCENE VIII

Troile.
Demeurez compagnons:

Tiridate.
                      ô desespoir! ô rage!
Infidelles sujets, qui suivez son dessein;
Achevez, achevez, je vous offre mon sein;
Venez traistres, venez m'arracher la couronne:
Vostre fraude l'emporte, et je vous l'abandonne.
Quoy, je me voy trahy! Quoy, vous m'abandonnez!
Lasches, monstrez moy l'or qui vous a subornez.
Ô troupe sans honneur, dont mon ame est trompée,
Que je meure vangé, qu'on me donne une espée,
Et qu'en mon desespoir, je vous fasse sentir,
Qu'on ne s'attaque à moy, qu'avec du repentir;
Qu'au milieu des malheurs, je sçay braver un traistre;
Et perdre des sujets, qui trahissent leur maistre.
Toy que leur perfidie a rendu mon vainqueur,
Acheve ta conqueste, en m'arrachant le coeur;
Ton triomphe demande une palme si belle;
Et ce fameux combat, rend ta gloire immortelle;
Tu me prends desarmé, mais non pas sans valeur;
Et leur trahison fait ta gloire, et mon malheur.

Troile.
La seule main des dieux cause vostre disgrace:
Vous en sentez le coup, plustost que la menace;
C'est ainsi que le ciel accable les pervers,
Pour en faire un exemple aux yeux de l'univers.
L'interest de ma soeur m'a fait prendre les armes,
Les dieux ont veu vos faits, les dieux ont veu ses larmes;
Et sans nous amuser en discours superflus,
Nous avons trop souffert, ce qui ne sera plus.
Il occupoit un lieu, dont il devoit descendre;
Il le devoit quiter, et vous le devez prendre:
La nature l'ordonne, et la raison aussi;
Car enfin nul que vous ne doit regner icy.

Ormene.
Seigneur, songez à vous, et témoignez encore,
Cette extreme bonté, qui fait qu'on vous adore:
Soyez tousjours vous mesme, et d'un esprit égal,
Qui ne releve point, ny du bien, ny du mal,
Qui reçoit d'un mesme oeil, les fortunes diverses,
Regnez dans le bon-heur, comme dans les traverses.
Mais regnez sur vous mesme, en cette occasion:
Tirez l'ordre seigneur, de la confusion:
Ma douleur vous en donne un sujet assez ample,
Et l'on ne faut pas moins, en pechant par exemple.
Non, non, croyez seigneur, que la faute d'autruy
N'excuse pas un coeur, qui s'y porte apres luy.
Souvenez-vous seigneur, que la vangeance est basse;
Que les coeurs genereux inclinent à la grace;
Qu'elle est plus glorieuse, et qu'on s'y doit ranger,
Puis qu'on se vange assez, quand on se peut vanger.
Grace, grace, seigneur, ma voix vous en conjure:
Ne m'ostez pas la vie, en vangeant une injure;
Sauvez le roy, seigneur, et pensez aujourd'huy,
Que je suis vostre fille, et que je suis à luy.
Au pied du mesme trosne, où l'on m'a condamnée,
Pour la seconde fois, me voicy prosternée;
Escoutez donc ma voix, qui parle pour le roy;
On ne peut l'attaquer, sans s'attaquer à moy;
Si l'on punit sa faute, il faut qu'on me punisse;
Si son regne finit, il faut que je finisse;
Son destin et le mien marchent d'un mesme pas;
Bref ses jours sont mes jours, sa mort est mon trespas;
Sauvez donc ce que j'ayme avec idolatrie,
Je l'ay prié pour vous, et pour luy je vous prie,
Il m'auroit escoutée, et vous devez icy,
Regarder vostre fille, et l'escouter aussi.

Tiridate.
Si l'on punit sa faute, il faut qu'on me punisse!
Si son regne finit, il faut que je finisse!
Son destin et le mien, marchent d'un mesme pas!
Bref ses jours sont mes jours, sa mort est mon trespas!
Ha! C'est trop, je me rends, la raison me surmonte:
Parmy tant d'ennemis, elle seule me dompte:
On me verroit mourir, ainsi que j'ay vescu,
Si par eux seulement, je me trouvois vaincu.
Et quelque soit le sort dont la rigueur me blesse,
Mon coeur sçauroit finir, sans aucune foiblesse,
Mais méprisant le sceptre, et méprisant le jour,
Je puis ceder sans honte, en cedant à l'amour.
Que le vulgaire parle, à mon desadvantage:
Le ciel qui voit mes pleurs, voit aussi mon courage,
Il voit mon repentir, il connoist mon ennuy:
Enfin je n'aime qu'elle, et je ne crains que luy.
Mais qui pourroit tenir, contre tant de clemence?
Raison, reviens à moy, ton regne recommence,
Tiranniques transports, fureur, haine, courroux;
Je ne vous suivray plus, allez, retirez vous.
Confus, et repentant de ma faute passée,
Un rayon de clarté s'esleve en ma pensée;
Le bandeau m'est tombé, j'aperçoy mon erreur;
Mon crime s'offre à moy, j'en frissonne d'horreur;
Ta vertu vainc mon vice, et pour sa tirannie,
Mon ame a commencé d'estre desja punie.
Plus ton affection signalle son pouvoir,
Plus tu parois fidelle, et plus tu me fais voir,
Par une preuve claire autant qu'elle est insigne,
Qu'un barbare tyran, n'en fut jamais qu'indigne.
Non, non, ne m'aimes plus, l'honneur te le deffend,
Fais donner à ce coeur le trespas qu'il attend;
Vange toy, punis moy de mon ingratitude;
Trouve (si tu le peux) un suplice assez rude;
Irrite ta colere, afin de me punir;
Vois ce que la raison offre à ton souvenir,
Mon crime, ton amour, ma fureur, ta souffrance:
Vous princes outragez avec tant d'insolence,
Prestez, prestez la main à son juste courroux:
N'espargnez point mon sang, vangez-la, vangez vous:
Je suis un ennemy, qu'il faut qu'on aprehende;
Ma mort vous peut sauver, et je vous la demande.

Orosmane.
Non, non, ce repentir, nous satisfait assez:
Il efface mon fils, tous vos crimes passez,
Nous voulons partager, l'ennuy qui vous opresse;
Nous vous aimons encor, avec tant de tendresse...

Tiridate.
Quoy, peut-on oublier les fautes que je fis?

Orosmane.
Ouy, vous estes leur frere, et vous estes mon fils:

Tiridate.
Mon crime en est plus grand!

Orosmane.
                             mais ce rang nous oblige
À soulager l'excez du mal qui vous afflige;
De grace embrassez nous, et faisons desormais,
Que ce dur souvenir ne revienne jamais.

Tiridate.
Ô clemence infinie!

Orosmane.
                    ô joye incomparable!

Tigrane.
Ô plaisir sans égal, pourveu qu'il soit durable!

Polixene.
Dieux qu'on vous doit d'encens!

Pharnabase.
                                   Ha madame!

Ormene.
                                               Ha ma soeur!

Troile.
Ne laissons rien d'amer avec cette douceur;
Souffrez-moy de mesler mes pleurs, avec vos larmes;
Ma soeur est en repos, et je mets bas les armes;
Puis qu'elle est satisfaite, on me le voit aussi:

Tiridate.
Et je benis le sort qui vous ameine icy.

Polixene.
Que ne vous dois-je point, cher et bien aimé frere?

Troile.
Depeschons un courrier vers le roy nostre pere,
Afin de l'advertir de ce succez heureux:

Tiridate.
Ô genereuse soeur! ô frere genereux!

Troile.
Phraarte, et vos soldats, vous demandent leur grace:

Tiridate.
Plustost pour les payer, que faut-il que je face?

Leur crime m'a sauvé, sans luy j'estois perdu:

Orosmane.
Ciel, mon coeur te parloit, et tu l'as entendu!

Phraarte.
Si tout ce que j'ay faict, n'estoit pour vostre gloire...

Tiridate.
Non, ne r'apelle plus ma faute en ta memoire,
Oublions l'un et l'autre: oseray-je te voir?

Ormene.
Un coeur doit tout oser, quand il a tout pouvoir.

Tiridate.
Quoy! Tu pourrois m'aimer apres ma violence?

Ormene.
De tout ce qui s'est faict, ce seul doute m'offence:
Connoissez mieux Ormene, et quelle est son amour.

Orosmane.
Vous à qui nous devons, et le sceptre, et le jour,
Est-il pour vos bienfaits, quelque reconnoissance?

Troile.
Les bonnes actions portent leur recompense;
Et j'estois obligé de venir en ces lieux;
Ne rendez point de grace, ou la rendez aux dieux.

Tigrane.
Ô toy dont le grand coeur rend la gloire eternelle,
Pourras tu bien toucher cette main criminelle?
Ton genereux esprit la voit il sans effroy?

Polixene.
Ha! Seigneur, ce baiser vous répondra pour moy.

Tiridate.
Partez à l'heure mesme, et que l'armée entiere
Attende nouvel ordre, estant sur la frontiere;
Qu'on décampe Phraarte, et qu'on me laisse icy.

Troile.
Que mes troupes demain, s'en retournent aussi.

Orosmane.
Or puis qu'il plaist aux dieux, de sauver cette terre,
Esteignons pour jamais, le flambeau de la guerre:
La paix est un tresor, que l'on doit bien garder:
Conservons la mes fils, et faisons succeder
L'allegresse commune, à la douleur publique,
Et l'amour raisonnable, à l'amour tirannique.

 

RIDEAU