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BIBLIOBUS Littérature française

L' Ami des artistes - Francis Wey (1812-1882)

Quand nous étions tous deux petits écoliers au collège de Poligny, mon ami Badoulot était d'une paresse admirable; cependant les professeurs ne le punissaient guère, car il savait leur rendre une foule de petits services, tels que rapporter un mouchoir ou une tabatière oubliés, mettre du bois au poêle, et tendre au maître, à l'heure des classes, chaque livre ouvert à l'endroit de la leçon. Sans cesse au dernier rang, aux jeux comme aux études, il jasait fort bien sur toute chose et n'en pratiquait aucune.L' Ecclésiastique - A. Delafor

Les deux élèves pourvus de la dignité d'enfants de chœur étaient pour lui l'objet d'une attention spéciale, et quand ils étaient revêtus de la robe et du surplis, il ne les pouvait quitter. S'il passait un régiment par la ville, il était curieux de le voir défiler. Mais ce spectacle produisait sur lui un autre effet que sur nous. Un bataillon de la garde, traversant un jeudi la rue du collège, causait dans nos goûts, dans nos plaisirs, une révolution qui durait plusieurs semaines; l'allure de la maison était tout à fait modifiée, et cette secousse était appréciable sur les murailles même où des sabres en croix, des guerriers à moustaches, charbonnés çà et là, remplaçaient les abbés joufflus coiffés de bonnets coniques, que nous y esquissions auparavant, semblables à des potirons surmontés d'un cornet de trictrac; parfois même quelque main timide ébauchait d'un fusin séditieux la figure du chapeau de l'usurpateur.

On usait alors aussi beaucoup de papier à construire des chapeaux à trois cornes, et une forêt de manches à balais pour en faire des sabres. Toute une division s'enrégimentait; elle nommait ses capitaines, son général, et l'esprit d'imitation transformait la pension en caserne. Badoulot ne s'enrôlait jamais, ou bien il restait soldat  à la suite. Contemplant les soldats du lycée avec autant de curiosité que ceux du roi Louis, il n'avait point le désir d'en faire partie. Bientôt, pourtant, il se rapprochait du général, causait avec lui de matières guerrières, et devenait son inséparable compagnon, presque son esclave. Là-dessus, comme sur tout le reste, il en savait dire beaucoup; mais à la pratique ses moyens s'aplatissaient, sa volonté tombait en défaillance. Il aimait la lecture, et il s'y livrait sans méthode, sans suite, sans discernement; son esprit était orné à la manière de l'habit d'arlequin. Bientôt nous entrâmes ensemble à l'école de dessin, où Badoulot passa trois ans sans faire le moindre progrès, commençant à copier cent objets divers et n'en terminant aucun. Tous les nez de Raphaël, de David et de Gérard ont passé par ses mains, mais il se bornait là. Notre camarade employait le reste du temps à donner des conseils au plus fort de la division, lequel dessinait d'après la bosse, à lui tailler ses crayons et à lui pétrir des boulettes de mie de pain. Badoulot avait un genre de mérite assez singulier: si l'on raisonnait sur le dessin, sur les peintres, il désarçonnait sans peine les plus habiles, le maître lui-même pâlissait devant sa logique, et notre condisciple montrait tant de savoir, tant d'idées, des notions si parfaites sur toutes choses, que chacun disait:—Hum, Badoulot est paresseux, mais s'il voulait!... Et Badoulot redisait tout bas:—Si je voulais... Hélas! jamais il n'a voulu.

On ne saurait croire les efforts que l'on fit pour lui inspirer de l'émulation. Peine perdue! Notre ami avait l'amour des belles choses et de ceux qui les accomplissaient, sans le désir de les imiter. Il avait des sympathies très-vives et aucune vocation.

Ce qui ne l'empêcha point de terminer sa rhétorique. A cette époque, il savait plus de noms d'auteurs illustres, de peintres célèbres, que nous tous à la fois. Il connaissait aussi le titre, le format d'une multitude de livres; il parlait beaucoup et avec véhémence. Nous nous fîmes de tendres adieux sur le seuil du collège avant de franchir le portique de la vie.

Une année s'écoula. Comme je passais par Dijon, lieu natal de mon ancien camarade, je le rencontrai. Il m'expliqua comme quoi l'atmosphère de la province était indigeste, comme quoi il manquait d'air, comme quoi il étouffait entre ces murailles (nous étions sur une grande place), comme quoi la ville était exclusivement ornée de crétins hors d'état de le comprendre (il n'exceptait point monsieur son père), comme quoi, enfin, il se disposait à mourir au plus tôt. Je prononçai le mot Paris, et de grosses larmes roulèrent dans ses yeux. Il m'avoua qu'il attendait l'heure de sa majorité pour se poser.—A nous autres il faut de l'indépendance..... Ce nous autres me troubla; il me vint à l'esprit que mon ami Badoulot pouvait bien être l'affidé de quelque société franc-maçonnique non moins ténébreuse que culinaire. Son nous autres me rappela en outre le nous autres de ce vilain, tranchant du gentilhomme, à qui le marquis de Créqui répondait: Ce que je trouve en vous de plus singulier c'est votre pluriel.

Comme nous parlions tous deux avec emphase et mélancolie, je lui vis prendre tout à coup un visage bienveillant et respectueux avec curiosité; il baissa la voix, appuya sa main sur mon bras, et d'un coup d'œil de confidence dirigea mes regards sur un passant.

C'était un grand diable engaîné dans une redingote macaron beaucoup trop large, colletée en velours d'un noir verdoyant, lequel était chaussé de bottes tragiquement lézardées. Ce monsieur roulait de sombres prunelles sous les bords ondulés de son feutre gris, et les notes lugubres d'un chant caverneux serpentaient hors de sa gorge par le tuyau d'un cure-dent qu'il mâchait.

Badoulot avait pris un air d'humilité pieuse.—Ceci est ton maître d'armes?—Non, répliqua-t-il, c'est Monsieur Saint-Eugène, la première basse-taille de notre théâtre, un homme étonnant qu'ils n'ont pas su comprendre à Paris, ni à Quimper, ni à Montargis, ni à Épinal, ni à Romorantin, ni à Pézénas....; il donne le contre-ut grave plein, et le si-bémol avant déjeuner!

Là-dessus, Badoulot tira son chapeau jusqu'à terre; mais la basse-taille ne l'avait pas reconnu, et comme mon camarade s'était glorifié de l'intimité du personnage, il se hâta de dire:—Saint-Eugène a la vue très-courte. Mais il rougit jusqu'aux oreilles. Chemin faisant, il me donna sur la vie privée des comédiens de Dijon les détails les plus minutieux, en me faisant prendre, comme sans intention, une petite ruelle à gauche, et d'après la direction suivie par la basse-taille, j'eus lieu de conjecturer que le but de notre ami avait été de couper le chemin de l'artiste, afin de le voir repasser.—Allons, me dit-il avec enthousiasme en me quittant à la cour des diligences, tu vas là-bas le premier; mais dans huit mois.... majeur!.... et alors.... on verra ce que je puis faire!

Je pensai qu'il méditait quelque mauvais coup.—Jean, mon ami, sois prudent. Quel est ton dessein?—Que sais-je?... répliqua-t-il; le temps nous l'apprendra. Il y a là quelque chose qui me tue (il frappa un énorme coup de poing sur son front, qui sonna comme un baril vide); il faut que cela jaillisse. Qu'est-ce? je l'ignore; le monde le saura quand ma tête aura enfanté.

Je lui souhaitai une heureuse délivrance, et me félicitant d'avoir un camarade de collège qui promettait de semblables énormités, je partis pour la capitale, où je passai six ans sans ouïr le nom de l'ami Jean.

Ce laps écoulé, mon portier me remit une carte de visite sur laquelle, en superbe gothique, étaient ces deux mots non moins gothiques: Jehans Basdoulot.

Il me fut à l'instant démontré que mon ami était devenu un génie, et dès le soir même je courus à sa demeure. Il était absent, et j'allai le rejoindre chez le baron de ***, notre commun ami.

Au milieu d'une dizaine de célébrités plus ou moins célèbres, mon ami Badoulot, couché dans un vaste fauteuil à la Henri II, les jambes plus élevées que le chef, et les bras pendants, parlait, discutait, répliquait, développait, expliquait, professait, discourait d'un ton de pacha, avec une nonchalance et une abondance admirables. Il s'agissait d'arts, de poésies, de musique, le tout en infusion. Trois poëtes, autant de peintres et de compositeurs connus, se trouvaient là, écoutant Badoulot avec une déférence remarquable, et ce dernier avait raison contre eux tous. On n'aurait pu mieux manier la question d'art, et ces grands praticiens ne lui allaient pas à la cheville. Un spectateur peu exercé l'aurait pris pour un critique de canapé; mais à la chaleur qui l'animait, au farouche de ses yeux, à l'échevelé de sa phrase et de sa crinière, à la sueur qui ruisselait sur sa barbe taillée en quinconce, sur son gilet à la Barnave, et sur son habit en velours noir d'une coupe fabuleuse, on reconnaissait un artiste, et même un grand artiste.

Dès qu'il m'aperçut, il me secoua rudement la main, me cria un bonjour sonore, tel qu'un homme à large poitrine qui marche dans sa force, puis il reprit son gargarisme. Son texte était en ce moment la sculpture, et il y avait lieu de penser qu'il était devenu un grand statuaire. Je perdis cette opinion dès qu'il parla de la poésie; il en posait les lois avec un tel aplomb que je me dis: Il est devenu poëte. Mais cinq minutes après il était facile de voir que Badoulot était un admirable compositeur. C'était le prodige de Pic de la Mirandole. Et partout l'argot spécial du métier: fugues, contre-points, strettes, canons, etc..... Un ciel bleu n'était qu'un fond de cobalt plus ou moins laqué, et pour admirer un terrain broussu couvert d'ombre, il s'écriait:—Ces bitumes, comme c'est tripoté, comme c'est fouillé, comme c'est chauffé! Et ces herbes, comme c'est fricoté dans la pâte!

On ne s'entretint toute la soirée que d'arts, que d'artistes; le reste du monde n'existait pas, et quand nous eûmes pris congé, Badoulot s'était montré si généralement spécial, que, ne devinant point laquelle de ces sciences il pratiquait, et n'osant lui adresser à ce sujet une question qui eût trahi une ignorance impertinente, je le quittai sans être éclairci.

Un monsieur nous avait accompagnés jusqu'à la porte, qui, durant toute la soirée, n'avait pas articulé deux paroles brillantes; ce terne personnage continua la route avec moi, et je cherchai à repaître en lui ma curiosité à l'endroit de Badoulot.—Les gens de la nature de votre ami, répliqua mon compagnon, ont besoin de naître riches. Gens de parole et d'inaction, de théories sans pratique, incapacités sonores, ils vivent cramponnés aux artistes, comme les moucherons aux chevaux. Doués d'un certain sentiment, pourvus de sympathies ardentes, et privés de fécondité, amateurs sans vocation, ces ombres nombreuses rendent par les lèvres ce qui leur est entré par les yeux. Mais rien ne se passe au delà. Sont-ils pauvres, de tels gens se font broyeurs de couleurs, souffleurs de comédie, figurants d'opéra; sont-ils riches à milliards, princes, ministres, ce sont des jugeurs, des protecteurs, des Colberts au petit pied, des Mécènes en miniature, des Léons X de chevalet. Si, comme votre ami, ils ont en partage une honnête aisance, ils accouplent leur génie muet au talent d'un praticien qu'ils ne quittent plus; l'art est leur seule occupation, le monde entier n'est pour eux peuplé que de grands hommes, et grands hommes eux-mêmes, par frottement, par incubation, ces fétiches manient la question d'art à merveille, talent où excellent d'ordinaire ceux qui jamais n'ont rien fait et qui ne feront jamais rien. Au demeurant, que sont-ils?... Amis des artistes, courtiers marrons du talent; ils n'ont pas d'autre position sociale.

«Quand l'ami des artistes a senti le poids des ans, quand, à force de répéter la même chose, il est demeuré en arrière du mouvement général, sa verve diminue, la rigueur de ses principes devient tempérée, son audace s'intimide, ses ailes se déplument, ses serres perdent leurs ongles, il tombe en fusion et passe à une tendresse universelle. Au seul mot d'art, au seul nom d'artiste, il vous embrasse, et il pleure à l'aspect du premier nez de son petit-neveu. En un mot, une fois usé, et dès qu'il ne vaut plus rien, l'ami des artistes, devenu excellent homme, tourne au sigisbée des artistes quinquagénaires et au brocanteur de tableaux. S'il lui reste des rentes, il tire des amis de sa cave et de sa cuisine. Voilà, monsieur, l'avenir de votre camarade, enluminé le mieux possible. Au revoir, et bonne nuit.»

Depuis ce jour, j'ai souvent rencontré mon ami Badoulot, et j'ai suivi avec attention ses transformations, admirant ses nombreuses spécialités. Il est triste de penser que ce travers, produit par une série d'avortements, se multiplie d'une effrayante manière depuis que l'aristocratie de la pensée a détrôné les autres.

Mon ami Badoulot est en effet devenu un être multiple: tantôt il tourne au critique et rampe sous le fût des journaux, tout infecté de peintres échoués ou de musiciens in partibus. Ces lettrés d'une espèce nouvelle se sont fait un déplorable argot; ils se sont créé un vocabulaire spécial dont l'horrible mot artistique est la base. L'ami des artistes est tranchant, loquace. Loin d'être le satellite des gens célèbres, il se fait planète à leurs côtés; il professe des doctrines dont les célébrités ne sont que l'exemple pratique, et c'est lui-même qu'il admire en elles. En ces temps de spéculation générale il est peu désintéressé; il sait accaparer à petit bruit une collection de dessins, d'aquarelles, de croquis, d'autographes.

Il n'est pas de peintre qui n'ait eu à subir les impertinences obséquieuses de mon ami Badoulot ou des artistes marrons ses semblables. La quantité de ces mouches bovines devient effrayante. Combien de gens se font honneur par le monde, au sortir de leur étude d'avoué ou de leur bureau de ministère, d'appeler les grands hommes par leur nom de baptême tout court, de leur crier de loin: «Comment te portes-tu?» et de raconter les menus détails de leur vie, afin de paraître leurs familiers! Et puis, ce sont des questions ridicules, des requêtes indiscrètes, des observations stupides, et surtout des éloges à contre-sens, plus irritants que la critique même; des querelles à l'endroit de vos intimes convictions, et tout cela pour faire parade de leur jugement prodigieux, de leur étrange aptitude, et d'une vocation incroyable. Laissez-les dire, ils vous offriront des conseils. Je sais à ce propos un sculpteur qui, durant tout un hiver, fuyait de maison en maison un ami des artistes obstiné à s'insinuer dans son intimité en se recommandant d'une foule de noms qu'il qualifiait de ses bons amis, de ses frères par les idées. Notre sculpteur s'était soustrait à ce fâcheux, et l'avait perdu de vue, quand, partant pour un voyage, il le retrouva dans la diligence, à ses côtés. Sur-le-champ, une dissertation artistique fut établie, et le statuaire, ayant épuisé les monosyllabes, ne sachant plus que devenir, se pencha vers l'oreille de son persécuteur, et lui montrant en face d'eux, sur le revers, un gros marchand de laines qui cachait sa face ingrate sous un bonnet de coton noir, il lui dit à voix basse: «Vous voyez ce gros papa simplement vêtu? Eh bien, c'est M. de Lamartine qui voyage incognito. N'ayez pas l'air de le savoir.

—Bah! répond l'autre; mais oui, en vérité, je le reconnais à présent... Il a beaucoup engraissé; cependant on ne peut s'y méprendre.

Grâce à ce subterfuge, notre sculpteur fut délivré de toute obsession, au préjudice du marchand; sur qui l'ami des artistes tourna son bel esprit et le sel attique de sa conversation. Le ton inspiré de l'un contrastait d'une manière adorable avec la pesanteur de l'autre. Tout s'expliquait pour celui-là par le désir de celui-ci de demeurer inconnu, et le sculpteur, durant vingt lieues, écouta ce colloque burlesque avec un flegme germanique.

Malgré des travers quelquefois difficiles à supporter, mon ami Badoulot a son bon côté; il fuit la politique comme le feu, bien différent en cela d'une autre sorte d'amis des artistes, la plus adroite de toutes. Elle est composée de gens qui ont des relations assez étendues, et qui font profession de prôner la jeunesse, de vénérer les anciens et d'admirer tout le monde avec fureur. Ils sont les plus polis, les plus humbles du monde. Ce sont des jugeurs continuels, dont la critique est toujours admise, vu qu'elle est toujours favorable. Ils encouragent les arts, non pas de leur bourse, mais de leurs conseils, et il devient avéré qu'ils sont de grands aigles et de parfaits connaisseurs. L'acquisition de quelques croûtes complète cette réputation, et les voilà investis d'un nom connu de toute la France, lequel ne représente rien.

Voici maintenant leur marche: obtenir, chose aisée, une légère mission dont l'objet touche à l'histoire, à l'architecture, que sais-je? Ils en reviennent pourvus d'un titre, et alors ils se placent très-bien entre le gouvernement (la partie payante) et les artistes dont ils sont les amis. De sorte que l'argent qui va de celui-ci à ceux-là passe entre leurs doigts, et ils les ont gluants à l'excès.

Il se fait ainsi des fortunes, on ne sait comment; des noms se produisent, s'enflent, s'enflent, deviennent européens, et quand on s'avise un beau jour d'ouvrir cette grande machine qui s'élève dans les airs, superbe et rebondie, on crève un ballon, il sort du vent, et l'on n'a plus même entre les mains une billevesée. Ce genre d'ami des artistes est loin d'être le plus niais; on l'a jusqu'ici trop peu observé. Comme ces bonnes gens, sous leurs airs de bonté, ont des exclusions, des haines secrètes, des préjugés, des intérêts, ils sont nuisibles aux arts, enlèvent les récompenses à ceux qui les méritent, pour en saturer leurs créatures ou les flatteurs de leurs caprices.

Sur une plus basse échelle, l'ami des artistes s'inféode souvent à un individu dont il développe les principes, et de qui il explique la pensée. Hors d'icelui, tout est crétin, sauf les morts, qui servent de point de comparaison. Le peintre, du reste, n'a pas de serviteur plus dévoué. Ce familier fait la palette, se charge des commissions délicates, des visites aux feuilletonistes; il met du bois au poêle de l'atelier, et ne sollicite d'autre récompense que celle de voir sa tête ébauchée chaque année dans le fond d'un tableau. Après une journée employée à papillonner çà et là, il s'écrie le soir: «Nous avons bien travaillé, notre ciel est descendu tout entier..., nos figures sont ébauchées, nos dessous finis, notre toile couverte, etc...» Il est à la fois harassé de fatigue, et content de la besogne; plus heureux que l'artiste, lequel ne jouit souvent que de la première de ces sensations.

En province, l'ami des artistes, c'est-à-dire de la troupe théâtrale, est lieutenant, avocat, clerc, marchand de vins, fils de négociant, cafetier; dans tous les cas, il a bons poumons et bon bras. En de telles amitiés, le cœur palpite dans l'estomac, et l'on fraternise beaucoup. Les cabotins idolâtrés supportent la sympathie avec des airs de matamores, et les bourgeois sont fiers d'être associés à leurs petites passions. La rivalité de la Dugazon et de la première chanteuse cause bien des rixes, à moins que le ténor n'ait sagement débuté par confisquer celle-ci, comme de droit. Au surplus, les comédiens provinciaux ont conservé je ne sais quoi de bohème, de romanesque, de vagabond, de patriarcal, qui les rend plus divertissants que ceux de Paris, lesquels deviennent plus bourgeoisement ennuyeux qu'on ne saurait le dire.

Déjà néanmoins, et depuis quelques années, un symptôme effrayant de la maladie morale qui pâlit les comédiens de la capitale se manifeste parmi ceux des départements. Ce besoin de considération prosaïque les recherche; ils aspirent au droit de bourgeoisie; l'ami des artistes devient pour eux un objet d'utilité, un porte-respect qu'ils choisissent dans les notabilités, et qui, cajolé, salué, adulé, sert alors au comédien de marchepied pour se hausser jusqu'aux hobereaux de l'endroit. Grâce à ce patron officieux, l'artiste pourra se glorifier, comme ses chefs de file des théâtres royaux, d'être initié aux belles manières, d'avoir été couru par la meilleure société, et ravagé par les dames du grand monde (telles sont ses expressions) dans toutes les villes où il a travaillé.

Quand il n'est pas juché à la cime de l'échelle sociale, l'ami des artistes dramatiques et lyriques des départements est obligé, pour s'élever jusqu'à eux, de se créer une importance, de s'appuyer sur d'autres estimes, sur d'autres relations non moins précieuses.

S'il s'agit d'une ville de garnison, la tâche est facile. L'ami des artistes est d'ordinaire celui des officiers, et sa moustache végète à l'ombre des leurs. L'ami des artistes est fier, un jour de revue, de marcher au bras d'un capitaine en pantalon garance et de marquer le pas avec lui de toute l'énergie de ses talons. Or, on sait que le guerrier français est vénéré et tant soit peu craint de l'acteur provincial. L'ami commun d'Apollon et de Mars est donc chargé de rapprocher artistes et militaires; il a ses entrées partout, il est la coqueluche de la Dugazon, fait ce qu'il veut de l'ingénue, et présenterait au besoin un officier ou deux à la première chanteuse. Un semblable crédit lui donne à l'état-major de la place et au Grand-Café une certaine consistance, tandis que ses familiarités avec ces messieurs du régiment, desquelles il fait parade au foyer du théâtre durant les répétitions, le posent parmi les acteurs comme un jeune homme du meilleur genre. Quinze jours après les débuts de l'an théâtral, l'heure du triomphe sonne pour l'ami des artistes. Un lieutenant, un capitaine, ses protégés, véritables amis de la vigne et de l'art dramatique, sont introduits dans le sanctuaire où se prélassent, avant le lever de la toile, le duc de Guise et Zampa, Lucullus et Jeannot, Richelieu et M. Cagnard. D'un air à la fois débonnaire et chevaleresque, l'ami des artistes présente ses guerriers à ses comédiens ordinaires... On l'aime, on le remercie, on le félicite; c'est un grand homme, il comprend et encourage les arts, et il immole glorieusement toute la soirée le grossier public, le bourgeois, l'épicier, le pékin.

Que de rapports naturels entre le militaire et l'acteur de province! Tous deux ne courent-ils pas de ville en ville, d'année en année? ne sont-ils pas tous deux pleins d'indépendance et de servitudes, et ne volent-ils pas l'un et l'autre à la gloire trompeuse par des chemins différents?

On reconnaît généralement l'ami des artistes à la manière dont il exagère les habitudes, les allures des objets de son affection. Son chapeau est plus pyramidal, sa cravate plus convulsive, son col plus rabattu, sa barbe plus moyen âge, son gilet plus débraillé que chez l'artiste. Son mobilier a l'air d'une boutique de bric-à-brac; il couche en un lit sculpté, tout hérissé d'arabesques horriblement pointues. S'il faisait un mouvement durant le sommeil, il ne se réveillerait pas, car il se fendrait le crâne jusqu'au sternum. Ses buffets du temps de Clodion le Chevelu poussent des cris de hyène quand on les veut ouvrir; il possède l'épée à deux mains du Sanglier des Ardennes, fabriquée pour six francs (il l'a payée soixante) dans la cour du Dragon, ou dans la rue du Feurre, avec un ex-barreau de la grille si indignement détruite de la place Royale. L'ami des artistes méprise son bottier, son tailleur, son valet, son épicier, et jusqu'à son marchand de vins. Il voudrait que chacun fût ami des artistes, et ne fît rien autre. Hors de la question d'art, il ne doit être question de rien. Parmi les gens du métier, il n'en estime qu'un seul, celui qu'il a élu; le premier génie du siècle à son avis.

L'ami des artistes procède avec uniformité dans ses débuts; les traits de son origine sont constamment les mêmes: imagination vive, sympathies vagues, sans activité, sans esprit d'ordre et d'imitation, et notre ami Jean Badoulot peut servir d'exemple à la règle. Mais après un certain nombre d'années et d'influences en sens divers, il s'établit de notables divergences; des spécialités se séparent. Il est des artistes de tant d'espèces!

Parfois on rencontre aux Tuileries certains vieillards à l'œil vif au milieu d'un masque usé, pâle, sillonné de rides longitudinales. Vêtus avec propreté et à la mode de demain, ces jeunes gens d'un autre siècle ont grand'peine à vivre entre les murailles de leurs redingotes pincées qui s'obstinent à faire prendre à un vieux corps des allures adolescentes, malgré des rébellions de la carcasse. Appuyés fortement, mais avec hypocrisie, sur des joncs plus robustes qu'ils n'en ont l'air, ces messieurs se dandinent le long de l'allée des Feuillants, montrant les façons agréables de gens qui marchent sur des œufs. Un binocle pend à leur cou soigneusement abrité par une cravate blanche, haute, directoriale, destinée à masquer les flasques ondulations de la peau aux régions sous-maxillaires. Sous des chapeaux irréprochables, ils rassemblent en touffes, de chaque côté du visage, à force de tirer et de rouler, certains cheveux empruntés on ne sait où. Les poils qui sont nés sur la nuque, forcés à de longs voyages, parcourent les deux tiers de la sphère occipitale et s'en viennent expirer, éparpillés et maigres, au bord des déserts frontaux. Toutes les ressources sont employées, tous les côtés faibles défendus, et chaque jour l'habile général dispose les débris de ses troupes sur la brèche ouverte.

Ainsi affûtés, apprêtés, bichonnés, ces gens d'un âge indicible, d'un sexe même problématique, tant ils se sont épilés dès leur première gelée blanche, s'en vont raides comme bâtons, poupées à ressorts, momies galvanisées, colportant çà et là un éternel sourire stéréotypé sur un double râtelier de Pernet.

Suivez un de ces originaux depuis une heure de l'après-midi; c'est l'instant de leur lever. Après une courte promenade, il se rendra au cabinet de lecture. Les feuilles du jour parcourues, seconde promenade, suivie d'une visite au pastry-cook, puis à un club quelconque, où il ne trouvera que le garçon de chambre. Enfin nouvel assassinat du temps jusqu'au dîner, après quoi séance énorme et non sans dormir, dans un café. A toutes les minutes du jour, cet homme a bâillé; les signes de l'ennui le plus pesant, le plus épais, se sont traînés sur son visage; son épine dorsale fléchissait même sous le poids de l'ennui; l'ennui faisait flageoler ses jambes.

Huit heures sonnent, et voilà qu'il se réveille, secoue le plomb dont il est comme appesanti, remonte jusqu'à ses oreilles ses faux-cols en talus, ramène sur l'occiput son cheveu épars au fond du chapeau, se sourit avec bonté, s'embrasse et se précipite joyeux, en fredonnant Adolphe et Clara, hors du Coffee house (car il recherche les établissements anglais, on ne peut que là s'ennuyer six heures sans être interrompu).

Ce brave homme ne vit que quatre heures, non par jour, mais par nuit. Il est l'ami des acteurs, des actrices du vieux temps, et de ces auteurs tragiques déjà rares, espèces disparues comme les mastodontes, lesquels (lesquels auteurs) sont situés dans la tombe, quant aux pieds, et de qui la tête s'incline sous le bocal académique.

Donc, au sortir du café, notre homme se rend au foyer de la Comédie-Française, ou chez quelque acteur retiré de la scène, ou chez quelque ex-notabilité hexamétrique; et là, retrouvant quelques tronçons de colonnes grecques ou romaines, quelques ombres d'Achille ou d'Agamemnon, évoquées par le Tirésias du logis, il se livre à la poésie des souvenirs, à des expansions d'amitié dignes et contemporaines de Pylade et d'Oreste. On se rappelle de grands succès oubliés, des amours déplumés depuis longtemps, et l'on parle de pièces, de rôles, de gens illustres que personne n'a jamais ouï nommer, et l'on paraphrase sur des tons lamentables le cri mélancolique du poëte, O præteritos!...

Au milieu de ce cercle, il est une créature à qui l'ami en question est spécialement fâcheux. C'est une jeune-première non moins éternelle que le printemps de l'antique Idalie. Notre homme nourrit pour elle une passion platonique et malheureuse. Il a vieilli dans cet amour routinier, la flèche de Cupidon s'est rouillée dans sa poitrine, et la plaie s'est refermée. Cet amant caduque ne trouve plus de mots pour la louer; il sait par cœur tous ses rôles, chaque succès de l'objet aimé est gravé, avec la date fatale, en traits de feu dans sa mémoire, et dès que survient un nouveau triomphe, le tendre historiographe enchanté amène à cette fête toutes les ovations du temps jadis. Alors il est question d'Œdipe, de la Vestale, du Philinthe, du petit Chaperon-Rouge, des Visitandines; hélas!... de Rose et Colas, et... du Mariage de Figaro!...

Quel supplice pour cette ingénue qui vient tout à l'heure d'être embrassée sur le front par une mère dont elle serait l'aïeule! Le rouge lui en déteint sur les pommettes, et ses faux cheveux se dressent d'horreur au milieu des roses qui y sont mêlées! Comme elle n'a pas vieilli, cette déesse, comme elle persiste dans l'ingénuité la plus primitive, comme elle persévère dans le trille et la roulade, l'ami des artistes accroche ses vieux ressouvenirs à ce buisson d'immortelles, et il prend le crépuscule du soir pour l'aurore aux doigts de rose. Quant à sa vie, à lui, il la dira sans peine.

Cet homme n'a jamais rien fait, rien. Officier en 82, au régiment de la reine, il se lia, au voyage de Cherbourg, avec l'intendant des menus, lequel, au retour, lui donna à souper chez des filles d'opéra. Il a connu Molé, mademoiselle Clairon, et encouragé les débuts de la petite D***... ici présente et toujours adorable (la petite D*** fait une grimace diabolique). Depuis lors, il n'a pas quitté les coulisses; il sait tout le vieux répertoire, c'est lui qui a enseigné a Talma son «Qu'en dis-tu?» Il croit entendre encore Le Kain s'écriant:

Et sa tête à la main demande son salaire.

Bien qu'il fût jeune alors, le geste du tragédien qui semblait se décapiter et manier la tête entre ses doigts, le son de cette voix vibrante, le saisissent encore d'une poétique horreur.

Puis il se tourne vers la jeune-première qu'il idolâtre à perpétuité; il lui reproche tendrement les soupirs qu'elle lui a dérobés, cette enfant toujours belle, divine, surnaturelle, mais inhumaine. Et l'on sourit à cette constante affection. Pauvre ami! hélas, il eut naguère quelques lueurs d'espoir. Un jour, après un souper champêtre, on avait montré quelque pitié, on devait se revoir, un rendez-vous même... Mais les destins jaloux ont tout renversé, et... la catastrophe du 10 août...

Personne ne connaît le surplus de cette histoire, car à cet endroit critique la jeune-première, appelant à l'aide un catarrhe peu éloigné, tousse d'une haute façon en roulant des yeux peu langoureux; l'ami laisse la narration brisée dans sa poche, d'où il retire une bonbonnière, et tout finit par

Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse?

car l'ami des acteurs n'omet pas une occasion de citer, et d'ordinaire la citation le conduit à l'anecdote, et l'anecdote à la biographie.

L'ami de la vieille scène lyrique et tragique a eu plusieurs passions, plusieurs amitiés admiratives: son mobilier en fait foi. Rien de plus hétérodoxe. Chacun de ses meubles est le legs d'un grand acteur ou une acquisition faite à sa vente après décès. Sur les murailles sont accrochés d'affreux petits portraits en taille-douce, encadrés dans le bois noir de l'amitié, selon le précepte de Jean-Jacques. Bien qu'il soit riche, cet étrange mortel vit sobrement; ses revenus passent en cadeaux considérables qu'il faisait jadis à l'instar des ducs tel et tel. Or, il ne veut pas déroger. D'ailleurs, les attentions de ce genre lui rapportent des caresses douces à son cœur; et puis, nous autres artistes, nous jetons l'or par les fenêtres.

Quand toutes les gloires ses contemporaines ont disparu, quand il se trouve enfin seul, sans artistes à coudoyer, il se retire à son tour, il abandonne le théâtre. Son capital est endommagé, il a vécu plus longtemps qu'il ne comptait, et il est forcé d'aller prendre sa retraite dans certain château délabré dont il porte le nom, et qu'il n'a jamais vu. Ses habitudes s'y trouvent dérangées, le silence le glace, les regrets le minent; comme il fut toujours vertueux, il aime à voir lever l'aurore; ce régime le fatigue, et il meurt avec les feuilles.

C'est là l'antique ami des artistes, doux, poli, sensible, modeste, et d'une éducation irréprochable. Aujourd'hui ce type est rare. Les acteurs n'aimant qu'eux-mêmes sont leurs seuls amis; et leur morgue, qui dédaigne les auteurs et protège leurs lauriers, rebute l'humble lierre qui voudrait s'attacher à eux. L'ami des acteurs du jour est journaliste ou capitaliste. Dans le premier cas, on l'appelle canaille dès qu'il a le dos tourné; dans le second, on s'en rit comme d'une dupe. Cependant les vieux poètes ont encore de vieux amis à qui ils lisent de vieux poëmes sur de vieux sujets, et de vieilles mains applaudissent ces chefs-d'œuvre inconnus. Ils s'accordent, auteurs et admirateurs, à déplorer le méchant goût du siècle et à excommunier, à exorciser les jeunes gens qui n'en sont pas reconnaissants, les ingrats!

Quand une fois l'ami d'un artiste a vécu trente ans à ses côtés, il est plus qu'un parent, plus que la femme et les enfants. A force de suivre son idole, de l'écouter, de l'examiner, il est parvenu à la connaître, il sait les replis de cette âme, et il ne s'isole plus de cet autre lui-même. Le vieil ami de l'artiste pense alors avoir acquis des droits sacrés.

Après la mort de mademoiselle Duchesnois, quelqu'un fit rencontre d'un vieillard qu'il avait connu chez elle. Cet homme était pâle, abattu, consterné. On s'efforça de le consoler, mais en vain. «Ce n'est pas tant, s'écriait-il, sa perte qui m'afflige, que son horrible ingratitude. Croiriez-vous, monsieur, qu'elle est morte sans me rien léguer dans son testament... à moi! A moi qui depuis trente ans dînais chez elle trois fois par semaine?...»

Malgré la ferveur de ces sympathies pieuses, Dieu vous garde, artistes, des questions et de la logique de l'ami fatal! C'est le malin qui l'a suscité pour vous induire au péché d'impatience et de colère.

Un tel travers, nous l'avons dit, est le résultat d'un orgueil puéril, d'un enthousiasme immodéré et d'une impuissante ambition. La paresse y contribue souvent. Par malheur, on ne devient point habile par l'acquisition d'une teinture générale des choses de la science, et l'érudition à deux sous ne conduit qu'au bavardage, à la fausseté du jugement, la pire des qualités et la première de celles qui constituent l'ami des artistes

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.)

 

L' Ecclésiastique - A. Delaforest

Date de dernière mise à jour : 13/03/2019