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L' Âme méconnue - Frédéric Soulié (1800 – 1847)

Voici un état tout à fait nouveau, une existence qui n'a pas d'antécédents, comme la plupart de celles dont on s'occupe dans ce livre. L'écolier de laL' Ami des artistes - Franc Sorbonne du quinzième siècle est l'ancêtre pittoresque de l'étudiant; l'avoué descend en ligne directe du procureur et a recueilli exactement tout l'héritage; le dandy n'est qu'une transformation du raffiné, du muguet, du roué, de l'homme à la mode, de l'incroyable et du merveilleux; et l'académicien de nos jours n'est qu'un dérivé très-altéré des grands écrivains du dix-septième siècle. Mais l'âme méconnue ne se trouve pas au delà de notre époque, j'ose même dire, au delà de notre littérature. Ce n'est pas non plus une importation comme le lion, le touriste, l'amateur de courses; c'est un produit indigène de notre industrie littéraire: l'âme méconnue appartient à la France; elle appartient au peuple le plus gai et le plus spirituel de la terre, à ce qu'il dit.

Peut-être que si les Anglais étaient moins occupés à nous souffler nos plus petites inventions mécaniques pour en faire des moteurs colossaux de fortune; peut-être que s'ils n'avaient pas à nous enlever notre commerce des lins, notre fabrique de soies, et que s'ils n'étaient pas en quête de quelque lentille monstrueuse pour donner aux rayons de leur mauvais soleil borgne une chaleur qui pût mûrir la vigne, et transplanter dans les marécages d'Écosse les récoltes de Bordeaux; peut-être, dis-je, que, s'ils n'étaient pas occupés à tout cela, ils pourraient encore nous disputer la vocation de l'âme méconnue. En effet, le premier germe de cet être réel, et fantastique tout à la fois, se trouve peut-être dans les œuvres de leur grand Byron. Mais, il faut le reconnaître, c'est la graine d'une fleur poétique que nous avons seuls recueillie; et tandis que ces pauvres gens, tout préoccupés d'intérêts vulgaires et matériels, ramassaient à nos pieds les inventions de toute sorte de M. Brunel, que nous y avons laissées dédaigneusement, nous enlevions à leur barbe cette admirable semence pour la répandre et la propager sur notre sol.

Il faut le reconnaître, la culture a été bonne; il y a eu de profonds sillons tracés à bec de plume; il y a eu engrais de poésies mélancoliques, fumier de romans: aussi comme elle a grandi, prospéré, multiplié! L'ivraie le dispute au bon grain, et l'étouffera bientôt. Qu'est-ce donc que l'âme méconnue? Je vais tâcher de vous l'expliquer.

Ce n'est pas sans intention que je l'ai comparée à une fleur (il y a des fleurs très-laides et qui sentent mauvais). En effet, comme la fleur, elle est des deux sexes: il y a l'âme méconnue-homme, et l'âme méconnue-femme.

L'âme méconnue-homme est assez rare, et ne pousse guère que dans la zone littéraire. On la qualifierait mieux peut-être en l'appelant génie méconnu, attendu que les individus de cette espèce appellent génie tout ce qu'ils pensent, tout ce qu'ils sentent, tout ce qu'ils disent. Cependant ce nom n'est pas généralement adopté. Les pères de famille les appellent des fainéants; les gens d'affaires, des imbéciles, et les marchandes de modes les confondent quelquefois avec les poëtes. Donc, si nous en avons parlé, c'est pour prier nos confrères en botanique morale de vouloir bien diriger leurs observations sur ce genre de végétaux, si par hasard il en tombe quelque individu sous leur loupe.

Je ne m'occuperai donc que de l'âme méconnue-femme, dont la multiplication mérite de fixer les regards du philosophe.

L'âme méconnue-femme est, en général, d'un aspect plutôt bizarre qu'agréable. Elle affecte des formes insolites et cependant très-diverses. Toutefois, la plus commune se reconnaît aux signes extérieurs suivants: des robes d'un taffetas bistre passé, ou de mousseline-laine noire et rouge, un chapeau de paille cousue orné de velours tranchant, des gants de filet, très-peu ou point de cols ou de collerettes: tout ce qui est linge blanc lui est antipathique; un lorgnon d'écaille suspendu au cou par un petit cordon de cheveux, une broche avec dessus de cristal où il y a des cheveux; bague où il y a des cheveux, bracelets tissés de cheveux avec fermoir enfermant d'autres cheveux: l'âme méconnue a énormément de cheveux, excepté sur la tête. Le peu que les profondes rêveries lui en ont laissé pend à l'anglaise le long de joues creuses et d'un cou remarquablement long et fibreux. L'auréole des yeux est d'un jaune sentimental et terreux, que les larmes ne lavent pas toujours suffisamment; la main est blanche, tachetée d'encre à l'index et au médius, et légèrement bordée de noir à l'extrémité des ongles. Quant à ce parfum de femme que don Juan percevait de si loin, il nous a paru sensiblement altéré en elle par l'absence de toute espèce de parfums.

En général, l'âme méconnue ne prend tout son développement que fort tard, entre trente-six et quarante ans. C'est une fleur d'automne qui souvent passe l'hiver et résiste aux frimas qui blanchissent sa corolle. On cite cependant quelques exemples d'âmes méconnues qui ont fleuri au printemps, de dix-huit à vingt ans. Mais ce n'a pu être qu'à l'aide d'une chaleur factice, d'une culture forcée, chauffée de romans dévorés en cachette, qu'on a pu obtenir de pareils résultats. Et encore, le plus souvent, avortent-ils complétement à la moindre invitation de bal; et il suffit de les transporter à cet âge dans le terrain solide du mariage pour les transformer complétement.

Il n'en est pas de même de l'âme méconnue qui s'est développée à son terme; et celle-ci a cela de particulier que, lorsqu'au lieu d'être transportée dans ce terrain légitime dont nous parlions tout à l'heure, elle y vient d'elle-même, elle est d'autant plus vivace et plus dévorante.

Toutefois, avant d'aborder la partie philosophique de cette analyse, il convient de dire quelque chose des lieux où se plaît l'âme méconnue. Elle aime les chambres closes où les bruits de l'extérieur arrivent difficilement et d'où les soupirs intérieurs ne peuvent être entendus. La vivacité du jour lui est insupportable comme aux belles-de-nuit et elle se ferme comme elles sous un voile vert, si par hasard elle s'y trouve exposée; mais elle s'arrange pour vivre presque toujours dans un clair-obscur profond: elle se le procure au moyen de jalousies constamment baissées, de rideaux de mousseline d'autant plus propres à cet usage qu'ils le sont moins. Pardonnez-moi ce calembour, c'est Odry qui me l'a prêté.

Dans ces mystérieux réduits il y a une foule de petits objets inutiles et précieux, et dont l'âme méconnue pourrait seule expliquer la valeur. Quelquefois un crucifix, souvent une pipe culottée, de ci de là un bouquet flétri, une boucle de pantalon, une image de la Vierge, un nécessaire de travail dont on a enlevé la partie utile pour en faire une cassette à correspondance, des éventails ébréchés et un poignard en guise de coupoir, quoiqu'elle ne lise jamais de livres neufs et qu'elle les loue tout crasseux et tout déchirés au cabinet de lecture, ni plus ni moins que si elle était portière ou duchesse.

Maintenant que je crois avoir établi quelques-uns des éléments physiques de l'existence matérielle de l'âme méconnue, je crois pouvoir aborder les intimes secrets de son existence morale. Ici le champ est immense, par son étendue et par ses détails. La pensée de l'âme méconnue vole des régions les plus basses des affections illégales aux régions les plus éthérées des rêves d'amour mystique. Et dans ce vol à perte de vue, chaque mouvement est un mystère, chaque effort une douleur, chaque mot un problème, chaque aspiration un désir illimité, chaque soupir une confidence. Qui pourrait dire en effet tout ce qu'il y a dans les paroles ou les gestes d'une âme méconnue, dans sa pantomime éloquente? Qui pourrait surtout comprendre les mystères et la sublimité de son immobilité et de son silence? C'est alors qu'elle ne remue pas et qu'elle ne dit rien, que tout ce volcan qu'elle porte en elle, gémit, brûle, se roule, s'embrase, la dévore, bondit, et finit par éclater par un regard jeté au ciel, comme une colonne de lave qui emporte avec elle les cendres de mille sentiments consumés dans cette lutte intérieure. Heureusement que l'âme méconnue en a tellement à consumer, que la matière ne manque jamais à l'incendie.

Quant à l'histoire de l'âme méconnue, avant d'arriver à sa perfection, elle est toujours un abîme où l'œil cherche vainement à pénétrer: dans sa bouche elle se résume toujours en ces mots: J'AI SOUFFERT!!! mais quant à la nature de ces souffrances c'est un mystère qu'on ne peut guère apprendre que de quelque sage-femme indiscrète, ou de la Gazette des Tribunaux. L'âme méconnue est indifféremment fille, femme ou veuve.

Mais quel que soit celui de ces états auquel elle appartienne, il y a toujours, dans son passé, un, souvent deux, quelquefois quatre ou cinq de ces grands malheurs qui pèsent sur son existence.

A l'état de fille, l'âme méconnue est le châtiment des vieux célibataires qui ont été libertins. Quand l'âge a usé leurs forces, trop vieux pour trouver un refuge assuré dans le mariage, ils demandent du moins le repos à une association où ils mettront la fortune et où elle apportera les soins. Leur vieille expérience croit avoir trouvé une compagne convenable en choisissant une fille plus que mûre, mais dont la modestie languissante a encore un certain attrait: ils savent ce qui en est de ses retours plaintifs sur le passé. Mais eux, dont la vie s'est passée à faire faillir les plus pures et les plus jeunes consciences, ne pensent pas devoir se montrer trop sévères pour des fautes dont ils auraient pu être les complices. Ils s'imaginent follement que ces pauvres filles vieillies ne demandent qu'à se reposer de leurs malheurs comme eux de leurs plaisirs, et sur la foi d'une résignation admirablement jouée ils leur ouvrent leur maison.

A partir de ce jour commence entre le vieillard cacochyme et la fille valide une lutte où le misérable subira toutes les tortures avant de succomber.

Et d'abord, avec une persévérance et une effronterie que rien ne peut troubler, elle insinue peu à peu que sa vie a été pure comme celle d'une vestale et que la calomnie seule l'a flétrie. Le vieux bonhomme, qui n'a plus même la force de discuter, la laisse dire et lui accorde cette satisfaction; car elle est prévenante, bonne, empressée. Peu à peu la vertu angélique de la sainte personne devient un fait établi, incontestable, reconnu par tout le monde, même par quelques amis qui ne veulent pas contrarier un pauvre fou. Alors les soins, sans cesser d'être empressés, deviennent impérieux, on règle la vie du vieux libertin. Peut-on refuser cet empire à la femme qui a si bien réglé la sienne! Bientôt ces soins toujours offerts sont cependant marchandés, les exigences paraissent, le vieillard cède une fois, deux; mais enfin un jour arrive où il tente une observation; alors l'âme méconnue éclate, comme ce cactus fantastique qui s'épanouit en une seconde avec un bruit pareil à celui d'un coup de canon: «Un noble cœur qui s'est sacrifié à un pieux devoir et qui n'en recueille qu'ingratitude. Ah! sa vie a commencé par le malheur et elle doit finir de même.» Que si le vieillard trop irascible veut discuter ces prétendues infortunes, c'est alors que l'âme méconnue triomphe. «Ce n'est pas ainsi qu'il parlait naguère: il appréciait alors cette âme candide et fière qui s'était donnée à lui; ou plutôt elle s'était trompée, il n'avait jamais compris quel trésor de vertu Dieu avait placé près de lui. Eh! comment en pouvait-il être autrement, lui qui n'a jamais vécu qu'avec des femmes de mœurs perdues, qu'avec des malheureuses dont elle rougirait de prononcer le nom.» Que si le vieillard, blessé dans son orgueil, veut défendre quelques-uns de ses bons souvenirs d'autrefois et réplique, alors, oh! alors, elle se tait; et c'est une dignité froide, implacable, silencieuse, un abandon fermement calculé qui répondent pour elle.

Le vieillard déjeune mal, dîne mal; tout lui manque: sa tisane, sa potion, son journal, son tabouret pour mettre son pied goutteux, son auditeur de tous les jours pour l'écouter. Il lutte, il veut être fort et se suffire, mais il ne peut pas, alors il se résigne; il rappelle celle qui lui fait mal et lui demande pardon, il l'a méconnue. Elle est proclamée âme méconnue. A partir de ce moment, ce malheureux appartient à cette femme, comme sa proie au vautour. Dès ce moment elle peut avoir un amant, qui boit le vin du vieillard, dîne avec lui, prend du tabac dans sa tabatière, s'il ne prend pas la tabatière. C'est un beau-frère, un cousin, un neveu, tout ce qu'il vous plaira: mais c'est un membre de cette vertueuse famille, dont l'âme méconnue est le plus bel ornement. La famille se trouve introduite. Elle est nombreuse la famille; les cousins se succèdent et ils viennent quelquefois avec les cousines, alors on chasse la vraie famille du vieillard, devenu de plus en plus caduc et imbécile, pour recevoir cette famille ignoble qui n'a d'autre parenté que le vice. Du lit de souffrance où on laisse le malheureux, il entend quelquefois venir jusqu'à lui, du fond de son appartement, le bruit des verres et de l'orgie. Il tempête, il sonne; elle paraît; sévère, terrible, «Qu'a-t-il? que veut-il?—J'ai cru entendre... il m'a semblé.—Quoi?—il balbutie ses griefs; s'il est assez fort pour se lever et aller vérifier ses soupçons, on pleure, on se lamente, on s'indigne; s'il est trop malade pour bouger, on menace de le quitter et on ne veut pas être plus longtemps méconnue. Méconnue! toujours le mot tout-puissant! et le malheureux cède, qu'il soit dit, avec des pleurs ou avec des menaces; c'est un talisman. Cela dure jusqu'à la mort du vieillard et à l'héritage, que recueille l'âme méconnue, auquel cas elle se fait dévote et épouse un marguillier, ou prend un établissement orthopédique, ou un cabinet de lecture. Celle-ci est de l'espèce la plus commune.

Passons à une espèce plus distinguée. A l'état de veuve, l'âme méconnue est la cheville vorace des petits jeunes gens. Les plus tendres, les plus naïfs, les plus gracieux, sont sa proie habituelle. L'âme méconnue veuve a presque toujours une espèce de petite existence assurée, quelques mille livres de rente accrochées à son mariage défunt. C'est cette variété surtout qui entend admirablement le romantique de l'intérieur et du clair-obscur. J'en pourrais citer qui ont des veilleuses en plein midi dans des lampes de porcelaine. C'est une de ces femmes qui a répondu à une de ses amies qui la trouva étendue sur une causeuse avec ce faible luminaire à l'heure de midi:

—Est-ce que vous êtes malade?

—Non, je l'attends.

Quel pouvait être l'infortuné? Malheureux enfant! que Dieu te fasse l'amant d'une marchande de pommes plutôt que d'une âme méconnue! Du moment qu'un malheureux bon jeune homme qui entre dans le monde a été aperçu par un de ces vampires dans le coin du salon où on le laisse, voilà le boa qui le guigne, qui s'approche doucement de lui, qui le couve des yeux, se l'assimile et l'absorbe par la pensée. C'est un incident de rien qui commence la conversation; un mouchoir qu'on laisse tomber et que le maladroit ramasse avec politesse. Alors on s'informe de lui, en moins de rien on sait ses habitudes, ses allures, sa façon d'être. Le jeune homme, quel qu'il soit, a bien un goût, une préférence. Il est bien sorti du collége, où l'on apprend tout, en sachant un peu de quelque chose, où il a touché du piano, ou dessiné des yeux, ou fait des vers qui n'avaient pas la mesure. Quoi que ce soit dont il parle, l'âme méconnue ne rêve pas autre chose: la musique est sa vie, ou bien elle a un album pour lequel il lui faut un dessin, ou des vers. Le jeune homme ne peut lui refuser cela. Qu'il vienne un moment dans le modeste ermitage de la recluse, et on lui montrera tous les trésors de poésie qu'elle possède; il doit aimer et approuver cela, lui! car son visage a le cachet des nobles sentiments, des goûts élevés. Pauvre petit! il se sent flatté, il croit qu'il est fait pour aimer hors du collége ce qu'il y détestait cordialement. Il promet et ira; il y va.

L'antre s'ouvre et se referme; c'est toujours le fameux clair-obscur, plus une tablette du sérail; c'est une femme dans un long peignoir blanc avec des bracelets de jais et un collier de même avec une croix qui se perd dans la ceinture. Elle souffre, elle est languissante; l'enfant inexpérimenté s'attendrit et la plaint.

—Oh! vous êtes bon, mais vous me faites bien au cœur.

Et on lui serre la main.

De deux choses l'une: ou le patient est tout à fait novice, et alors c'est lui qui devient entreprenant, c'est la belle qui succombe et qui menace d'en mourir; ou il a quelque instinct du danger dont il est menacé, et il cherche à battre en retraite, et alors il est pris au collet de la façon la plus irrésistible. Il arrive qu'on se trouve mal, qu'on a une attaque de nerfs; l'urgence demande des secours, mais une femme sait-elle ce qu'elle fait dans son attaque de nerfs, sait-elle où elle s'accroche? c'est quelquefois au cou du visiteur; et comme cette femme n'est pas absolument affreuse, les dix-huit ans du jeune homme font le reste.

A partir de ce moment, l'infortuné est perdu; il appartient corps et âme à cette femme pour qui le ciel vient de s'ouvrir après tant d'années ténébreuses de douleur, et qui croit, à ces transports soudains et invincibles qui l'ont dominée, qu'elle a enfin trouvé celui qu'elle rêvait dans sa souffrance intime, dans son âme brisée. Le jeune homme croit à tout cela; il se sent adoré, et la vanité lui tient lieu d'amour pendant une semaine ou deux. Mais bientôt la scène change: ce n'est plus lui qui a été violé, c'est cette femme qui a été indignement séduite; et à ce titre elle est exigeante, elle est jalouse; elle veut toute sa vie. Il veut essayer de secouer le joug, et demande un peu de liberté: ici l'âme méconnue se révèle. Il est bien difficile que le premier jour il ne soit pas échappé à l'imprudent quelques-unes de ces phrases que la politesse fait dire à toute femme qui se tord de désespoir dans vos bras de la faute qu'elle vient de commettre? On l'a rassurée, on lui a promis de l'aimer toujours. Voilà le point de départ de toutes les déclamations, le piédestal de l'âme méconnue, elle se pose en victime.

L'infortuné, qui n'a pas encore le féroce courage des ruptures ouvertes, écrit une lettre où il croit avoir inventé un prétexte irrésistible; il l'envoie le soir par son portier, se couche et s'endort. Le lendemain matin, quand il s'éveille avec le vague sentiment de sa liberté rachetée, il voit au pied de son lit un visage en pleurs qui lui dit douloureusement: «Vous dormez, et moi je veille.» Le portier du petit jeune homme a donné la clef de son petit appartement à la femme qui s'est présentée le matin. Ce n'est pas que ce soit un homme de mœurs très-rigides; mais l'âme méconnue a si bien l'air d'une tante, qu'il croit faire acte de père de famille en introduisant près de son jeune locataire une personne raisonnable qui le tancera; car il commence à se déranger un peu.

Surpris au lit, le malheureux fait presque toujours tourner l'explication à son désavantage; il a été égaré par de faux amis, et il retombe dans l'abîme auquel il avait voulu s'arracher. C'est alors que la vie devient un affreux supplice: ce sont des lettres tous les matins, des rendez-vous tous les soirs; il ne répond pas, il y manque; il va dîner gaiement au café Douix près d'une fenêtre; il rit, il parle, il boit. Tout à coup sa gaieté se ternit, son visage devient sombre; c'est que l'âme méconnue vient de lui apparaître au fond d'une citadine à un cheval: elle est folle, exaspérée, elle peut monter, faire une scène et le perdre; oui, le perdre, car elle le rendra ridicule. Alors il prend un prétexte pour sortir, il descend, et pour se débarrasser de cette funeste apparition, il promet tout ce qu'on veut. Il remonte, mais il n'a plus d'appétit; son dîner tourne, il a une indigestion; et quand il rentre chez lui où on l'attend, il faut qu'il remercie encore l'âme méconnue du thé qu'elle lui donne: horreur! En être réduit à avoir une indigestion devant une femme. Il y a de quoi l'étrangler.

Mais vouloir écrire tous les accidents d'une pareille histoire, ce serait entreprendre un livre de dix volumes: et les menaces de suicide, et l'honneur perdu pour lui seul, et les suppositions de grossesse impossible, et toute la fantasmagorie des sentiments faux, exagérés. Cela peut durer six mois, au bout desquels le malheureux déménage ou part pour les îles. Ce sont les âmes méconnues qui lèguent aux autres femmes ces cœurs d'hommes secs et impitoyables qui ne croient à rien, qui brutalisent les sentiments les plus délicats, ricanent des affections les plus tendres, et qui ont créé cette phrase: Elle est morte d'amour et d'une fluxion de poitrine.

Quelque ignoble que soit l'âme méconnue à l'état de fille, quelque féroce qu'elle soit à l'état de veuve, ce n'est rien encore auprès de ce qu'elle est à l'état de femme. Elle parvient à cet état par des voies bien différentes: quelquefois elle y apporte les germes de cette espèce d'affection cérébrale chronique qui constituent l'âme méconnue; c'est alors quelque sous-maîtresse de pension qui épouse un marchand de vin veuf, et qui veut donner une seconde mère à ses filles. Le gros gaillard continue à boire, à manger, à rire fort, tandis que la femme se renferme dans le dédaigneux silence de la supériorité, mangeant du bout des lèvres, parlant de même, rendant de même à son époux ses caresses et ses bons baisers d'affection. Il joue le piquet, tandis qu'elle lit Lamartine, et il ronfle dans son lit, tandis qu'elle rêve éveillée à côté de lui. Il est inutile de dire où doit aboutir une pareille union. D'autres fois l'âme méconnue est entrée en ménage avec toute l'envie sincère d'être une bonne femme; alors il peut arriver que l'affection la gagne par les livres ou par le contact avec une personne gangrenée. Dans ces cas-là, comme nous l'avons dit plus haut, le développement de l'âme méconnue est énorme; car c'est tout son passé sacrifié et perdu dont il faut qu'elle se venge, et le mari doit, en souffrances qu'elle lui inflige, toutes les joies ineffables d'un amour céleste qu'il ne lui a pas procurées. L'employé dans les administrations, qui laisse sa femme toute la journée dans la solitude, est très-sujet à la femme âme méconnue; car, en son absence, tout pénètre dans sa maison, amis, livres, consolations, et le mal s'y développe à l'aise, jusqu'à ce qu'il arrive à un degré d'intensité qui amène les querelles les plus violentes, et enfin les ruptures les plus scandaleuses. D'autres fois encore le mari accepte l'âme méconnue pour ce qu'elle est: c'est presque toujours quand elle s'est trouvée apporter une dot considérable dans la communauté; alors c'est l'esclave le plus insulté, le plus bafoué, le plus déconsidéré de la terre: il n'a ni la volonté d'avoir une opinion, ni celle de rentrer quand il veut, ni de sortir, ni d'être indifférent, ni attentionné; et avec cela il est réputé le tyran le plus insupportable et le plus barbare: il ne comprend pas ce qu'est une femme; il ignore ces sentiments secrets de sensibilité qu'il blesse à chaque instant; il a tué le rêve de ce cœur qui croyait en lui; il écrase de sa vie vulgaire la vie ineffable de cette âme méconnue. Pour le mari qui a une pareille femme, le supplice est de tous les jours, de toutes les minutes, de tous les instants. S'il reste seul avec sa femme, elle rêve; à la première question qu'il lui adresse, elle se détourne dédaigneusement: que vient-il faire dans ses pensées, lui qui ne saurait les comprendre? S'il insiste, elle éclate: le brutal a posé son pied de bœuf sur cette âme méconnue qui ne peut même se réfugier dans le silence. S'il a quelques amis à dîner, elle se tait encore, et lorsqu'il lui dit de servir la crème, elle essuie une larme, affecte une gaieté forcée et douloureuse et salit la nappe. Le dîner est gêné, ennuyeux. Le soir venu, le mari demande une explication, qui se résout toujours en une attaque de nerfs (ceci tient à la variété la plus élégante de l'âme méconnue). C'est tous les jours la même vie, jusqu'à ce que tout cela finisse par un procès en séparation intenté par la femme pour sévices graves, et prononcé contre elle pour adultère.

Enfin quand l'âme méconnue a enterré son célibataire, ou perdu son dernier jeune homme, ou abandonné son époux, elle écrit un jour la lettre suivante à un homme de lettres quelconque:

«Monsieur,

«Vous qui savez si bien peindre les douleurs des femmes, vous me comprendrez. J'ai bien SOUFFERT, monsieur, et peut-être le récit de mes douleurs, retracé par votre plume, pourrait-il intéresser vos lecteurs. Si vous vouliez recevoir ces tristes confidences d'un cœur qui n'a plus d'espoir en ce monde, répondez-moi un mot, A madame A. L., poste restante.»

L'homme de lettres, qui est un gros bonhomme très-rond, qui rit, et siffle la cachucha en corrigeant ses épreuves, prend la lettre, la tortille et s'en sert pour allumer son cigare, qu'il va fumer dans les allées de son jardinet en rêvant à quelque histoire bien touchante.

L'âme méconnue va à la poste huit jours de suite, et ne trouvant pas de réponse, elle s'écrie en guignant un boisseau de charbon: «J'ai vécu méconnue et je mourrai méconnue!» Là-dessus, elle fait chauffer son café au lait et demande un gigot pour son dîner. O! âme méconnue!

(Les Français peints par eux-mêmes : Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle. VOLUME 1- Sous la direction de : Louis Curmer éditeur, 49, rue de Richelieu, 1840-1842.- 9 volumes.) 

 

  L' Ami des artistes - Francis Wey (1812-1882)

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 13/03/2019