BIBLIOBUS Littérature française

  Julien - Marie d’Agoult (1805-1876)


(sous le pseudonyme de Daniel Stern)

À UNE AMITIÉ BRISÉE

Je devais écrire votre nom en tête de cette petite esquisse.

Je me l’étais promis dans un temps irrévocablement passé.

Aujourd’hui, madame, vous ne devinerez même pas ce nom que je tais et qui me fut si cher.

La vie se passe en vains efforts et en plus vains regrets.

Nous avions voulu nous aimer.

 

 

I

Quelle promesse déplorable vous m’avez arrachée ! vous exigez que je n’attente plus à mes jours ; vous voulez que je vive. Et pour qui, grand Dieu ! et pour quoi ? Y aurait-il quelqu’un ici-bas à qui ma vie pût être bonne ? Croyez-vous qu’il y ait là-haut un Dieu qui se plaise au spectacle de nos misères ? Moi, je ne crois rien, je n’aime rien, pas même vous. Je subis votre ascendant ; j’ai pour vous une sorte d’admiration triste et stérile qui m’amène là où vous êtes et qui m’y fait rester de longues heures à vous écouter sans presque vous entendre, à vous regarder sans presque vous voir. N’abusez pas de l’empire que je vous ai laissé prendre. N’en croyez pas votre enthousiaste tendresse, elle vous trompe. Il n’y a plus rien en moi à raviver ; vous ne trouverez plus une étincelle sous ce tas de cendres où vous vous fatiguez en vain à la chercher. Depuis longtemps je porte avec fatigue le poids de mon propre cœur comme une femme porte son fruit mort dans son sein. Aurélie, je suis un enfant maudit ; j’ai tué ma mère en venant au monde ; je n’ai pas pu aimer mon père ; une sœur ne m’a point été donnée, je vous ai rencontrée trop tard. Si vous m’aviez tendu la main deux ans plus tôt, il était temps encore, peut-être ; vous m’auriez appris ce que c’est que l’orgueil, l’ambition, l’amour, ces beaux mots qui vibrent si éloquemment sur vos lèvres. Aujourd’hui tout est dit. Aurélie, rendez-moi ma liberté, laissez-moi mourir.

II

Non, Julien, cet espoir né d’hier, l’espoir de le sauver, il est déjà entré trop avant dans mon cœur pour qu’il dépende de toi de l’y détruire si vite. Cette nuit ta mère m’est apparue, pâle, belle, pleine de majesté, comme je la vis le jour de sa mort. Elle te tenait, tout petit enfant, dans ses bras et te pressait contre sa poitrine ; mais elle ne te regardait pas. Ses grands yeux restaient attachés sur un point dans l’espace que, malgré tous mes efforts, il m’était impossible d’apercevoir ; seulement la voix mystérieuse et familière que l’on entend dans les rêves me disait que ce lieu invisible c’était le monde infini, où les âmes éprouvées et purifiées se rejoignent un jour.

Je me suis éveillée confiante et calme. Le beau front transfiguré de ta mère, son regard profond et comme fixé sur l’éternité avec une solennité tranquille, ont dissipé soudain mes doutes, mes terreurs. Julien, ta pauvre mère qui m’aimait, qui me nommait sa fille aînée, elle me choisit pour te ramener à elle. Elle veille sur nous ; elle m’inspirera. Je triompherai de cette force sinistre ou plutôt de cette faiblesse obstinée qui est en toi. Je te sauverai malgré toi-même. Non, Julien, je ne te délie pas de ton serment. Désormais ton existence m’appartient ; tu me l’as donnée, je veux la donner à Dieu. Tu penses que mon enthousiasme m’abuse ? L’enthousiasme ne trompe pas ; il est tout puissant ; il crée ce qu’il affirme. Tu seras grand, Julien, et pour cela tu n’as qu’à continuer de vivre. Ce n’est pas en vain, crois-moi, que la nature a fait avec tant d’amour ton noble et gracieux visage ; ce n’est pas en vain que ton cœur a saigné, que des larmes précoces ont creusé sur ta joue ce sillon imperceptible à d’autres yeux qu’aux miens, parce que la jeunesse le voile encore de ses plus brillantes couleurs ; ce n’est pas en vain que tu as affronté les redoutables secrets de l’amour avant d’avoir pénétré ceux de la vie ; et, laisse-moi te le dire dans mon orgueil : ce n’est pas en vain que je t’aime.

III

Quand vous connaîtrez le mal dont je suis atteint, quand vous saurez ce que je suis, vous renoncerez à me guérir.

IV

Nous ne savons pas ce que nous sommes, enfant ; nous savons seulement ce que nous avons été. Parle, je t’écouterai religieusement.

V

J’aime mieux vous écrire que vous dire ma vie. Votre présence me trouble, elle dénaturerait peut-être mes paroles, et je veux être vrai, absolument vrai, avec la seule créature humaine qui me paraisse digne de tout amour et de toute vénération.

D’après ce que vous m’avez appris de ma mère, je dois croire que j’étais né très semblable à elle. Dès ma plus tendre enfance, j’avais, ainsi qu’elle, des élans de piété singulière et des visions d’un monde peuplé d’anges et d’esprits radieux ; j’étais rêveur, mélancolique, un peu sauvage. Mon plus grand plaisir était de contempler le ciel et les étoiles. Souvent, la nuit, je me levais en cachette, j’ouvrais ma fenêtre et je m’agenouillais devant la constellation de la Lyre, où je me figurais que ma mère était allée et d’où elle pouvait me voir. Ainsi qu’elle encore, j’aimais passionnément les fleurs et la musique ; quand j’entendais jouer certains airs aux orgues des rues, je fondais en larmes.

À mon entrée au collège, j’avais douze ans, j’étais un enfant obéissant et doux, porté à la tendresse, vrai en toutes choses, d’une conscience timorée, plein de respect pour mes maîtres, et croyant de cœur et d’âme tout ce qui m’avait été enseigné touchant les mystères de la religion. Vous avez sans doute quelquefois ouï parler des coutumes barbares du collège, de ces usages traditionnels qui font du dernier arrivé dans les classes le sujet de toutes les risées, la victime légitimement sacrifiée à la malice universelle. Quoique douloureusement surpris de l’accueil hostile qui me fut fait, je supportai assez bien les premières épreuves, et je ne fus véritablement atteint que lorsque la raillerie se prit à ma piété qui était fervente et sincère. Un soir, avant de me coucher, m’étant agenouillé suivant mon habitude pour prier Dieu, je fus découvert par un de mes voisins de dortoir. Il me montra du doigt aux autres, et tous, éclatant de rire, se mirent à parodier, sous mes yeux, mes naïves pratiques. Dès le lendemain matin, le bruit se répandit à l’étude que j’étais un petit béat, un cafard, un jésuite à qui il fallait faire passer l’envie de réciter des patenôtres. Bientôt, malgré quelques réprimandes des surveillants, il n’y eut sorte de persécution à laquelle je ne me visse en butte. Tantôt, je trouvais dans mon pupitre de hideuses caricatures des cérémonies du culte, tantôt des vers infâmes sur les mystères ; aux récréations on m’affublait d’une manière de soutane, on me liait à un arbre du jardin, puis les élèves venaient un à un, avec force génuflexions grotesques, me faire des confessions bouffonnes et me demander l’absolution. Vous pouvez vous figurer combien ce langage si nouveau pour moi, cette effrayante unanimité de moquerie tombée tout à coup sur mon pauvre cœur plein d’adoration, dut y porter un coup terrible. J’essayai de me défendre, mais que pouvais-je seul contre tous ces enfants cruels et effrontés ? J’étais accablé par le nombre. Voyant d’ailleurs que ma résistance ne servait qu’à les exciter, je souffris passivement leurs outrages, mais ce ne fut pas sans un grand bouleversement intérieur ; ma santé s’altéra, je tombai dans une sorte d’hébétement, d’idiotisme, qui lassa enfin leur perversité ; ils passèrent à d’autres divertissements et me laissèrent dans un isolement complet.

Un jour que je me promenais dans une allée écartée, un élève plus âgé que moi de plusieurs années vint à ma rencontre et, me tendant la main, m’aborda d’un ton affectueux qui me causa le premier mouvement de joie que j’eusse encore éprouvé depuis ma sortie de la maison paternelle. « Eh bien, mon pauvre Julien, me dit-il, te voilà tout seul ; ne veux-tu pas te promener un peu avec moi ? » Cette proposition me sembla une si grande marque de condescendance, elle était pour moi un honneur tel, que pour toute réponse je le regardai d’un air ébahi. Il prit mon bras ; nous fîmes plusieurs tours d’allée, et au bout d’un quart d’heure il m’avait offert son amitié pour la vie et accepté en échange un dévouement sans bornes. Ce jeune homme s’appelait Léonce. Ses manières étaient distinguées, son humeur était égale. Il ne lui fut pas difficile de conquérir mon cœur. Il devint le confident et le consolateur de mes peines. Il blâma mes camarades de la persécution qu’on m’avait fait subir ; mais en même temps, avec un sang-froid et une douceur insinuante qui firent un effet désastreux sur mon esprit, il m’expliqua que, s’ils avaient tort dans la forme, ils avaient parfaitement raison quant au fond ; qu’il était impossible qu’un garçon d’esprit tel que moi pût ajouter foi aux billevesées que j’affectais de croire ; et lorsque je l’interrompis pour lui jurer que ma dévotion était sincère : « Alors je te plains, reprit-il, de n’avoir pas su deviner à toi seul que tout cela n’est que sottise, invention des prêtres pour nous faire peur et nous tenir sous le joug. » Puis il me déroula un charmant et complet petit système d’athéisme, le seul vrai, le seul démontré par l’expérience, et cru, ajouta-t-il, par tous les gens sensés. Il ne me convainquit pas du premier coup, mais il y revint souvent. Il avait beaucoup lu ; il parlait avec facilité, avec élégance, sans passion ; je l’aimais ; il me persuada peu à peu que ce qu’il pensait devait être fondé en raison. Lorsqu’il eut gagné ce point, il passa des théories philosophiques à l’application morale, des notions générales à la conduite particulière ; au bout de six mois il avait si bien réussi, il avait formé un si digne élève, que je surpassais en fanfaronnade d’impiété les plus anciens et les plus pervertis du collège. Le jour de la première communion arriva, je n’y songe pas encore aujourd’hui sans frissonner. Je commis volontairement, par défi, ce que je ne pouvais m’empêcher de considérer encore comme un épouvantable sacrilège. Mais ma nature était si profondément religieuse qu’elle se révolta contre mon esprit dépravé : au moment où le prêtre posait l’hostie sur mes lèvres, je m’évanouis ; il fallut m’emporter de la chapelle, et j’eus pendant près d’un mois des convulsions qui firent craindre pour ma vie.

Pensant que le régime du collège était trop rude pour ma santé, mon père me reprit chez lui et j’achevai mon éducation avec un précepteur. J’étais tenu fort sévèrement et ne puis rien me rappeler de ces années d’études, si ce n’est que peu à peu les impressions du collège s’effacèrent, et que, de l’impiété affichée, je tombai dans une indifférence presque aussi déplorable. Je venais d’avoir dix-neuf ans lorsque mon père fut atteint de la maladie qui l’emporta. C’était comme vous savez un homme d’un caractère froid ; il avait toujours paru éviter plutôt que rechercher ma confiance, et il m’inspirait plus de respect que de tendresse. Je fus donc extrêmement surpris lorsque, pour la première fois, à son lit de mort, il me parla avec un accent ému que je ne lui connaissais pas, et me dit ces mots qui se sont gravés au plus profond de ma mémoire :

« Julien, je vais mourir. Je vois venir ma dernière heure sans effroi, presque sans regret. Vous êtes arrivé à un âge où l’on n’a plus guère besoin de guide, où l’on souffre même impatiemment l’autorité paternelle. Si vous devez faire des folies et des sottises, je ne vous en empêcherais pas, et les faisant moins librement, vous les feriez plus sottement. » Je voulus l’interrompre. « Laissez-moi achever, reprit-il ; mes moments sont comptés. Ne nous abandonnons point à de puériles lamentations ; la mort n’est pas un mal ; c’en serait un grand de vivre toujours dans un monde tel que le nôtre.

» Depuis votre enfance, Julien, sans que vous vous en soyez douté, je vous ai suivi pas à pas. J’ai observé tous les mouvements de votre esprit et de votre cœur ; rien ne m’a échappé, et je crois vous avoir pénétré autant qu’il est donné à un homme d’en pénétrer un autre. Avant de vous quitter pour toujours, je veux vous faire part du résultat de mes observations ; cela vous épargnera peut-être quelques années de trouble, d’activité mal dépensée, des regrets, des remords, à tout le moins une grande perte de temps. La plupart de nos fautes, et par conséquent de nos malheurs, viennent de ce que nous apprenons trop tard à nous connaître nous-mêmes. Dieu vous a donné une belle âme, mon enfant ; vous n’avez aucune mauvaise passion à combattre, aucune inclination vicieuse à étouffer ; mais je ne vois pas non plus en vous le germe des mâles vertus. Vous avez le goût du bien ; une certaine force vous manque pour en avoir l’amour. Votre intelligence est ouverte aux nobles curiosités, mais elle ne se porte vers aucune étude avec une particulière ardeur.

» Je crains pour vous cette facilité à tout comprendre qui empêche de se fixer sur rien ; je crains encore plus, je l’avoue, quelque chose de flottant, d’indéterminé dans votre nature, une délicatesse peut-être excessive, qui vous rendra difficiles les résolutions énergiques, les persévérants efforts, la rudesse nécessaire à certains héroïsmes. Hâtez-vous de tracer les lignes principales de votre vie, si vous ne voulez pas qu’elle s’essaye, s’égare et se lasse en mille chemins. Entrez au plus vite dans la carrière que vous préférez ; mariez-vous jeune. Si le bonheur doit être quelque part pour vous, il sera, j’en suis convaincu, dans la modération, dans les affections de famille, dans une convenance choisie. Vous n’êtes pas de ces hommes qui font leur destinée ; vous êtes de ceux qui doivent se borner à régler leur existence. »

Ces derniers mots me révoltèrent. Ils étaient trop vrais dans leur sévérité pour ne pas blesser au vif mon amour-propre. Mon père, déjà très affaibli, cessa de parler. Je quittai sa chambre sans rien trouver à lui répondre. Je ne réfléchis point sur ce qu’il venait de me dire ; je le vis mourir avec une indifférence que ma jeunesse seule pouvait excuser et sur laquelle j’ai versé depuis des larmes amères. Il s’en faut que ce soit un bien pour l’homme d’échapper à certaines douleurs.

Je désirais depuis longtemps entrer dans la diplomatie. Mon père avait obtenu pour moi la promesse du premier poste d’attaché d’ambassade qui viendrait à vaquer. Aussitôt que les convenances de mon deuil le permirent, je demandai une audience au ministre, qui était de nos amis ; il me réitéra sa promesse et me conseilla, en attendant qu’elle pût s’effectuer, d’aller dans le monde afin d’apprendre à connaître les hommes. Je le remerciai de son intérêt et je suivis son conseil ; qu’avais-je de mieux à faire ? J’étais libre, riche, curieux et oisif. Bientôt je me trouvai lancé dans le tourbillon de la vie élégante, emporté par un courant de frivoles plaisirs et de devoirs plus frivoles encore.

La première curiosité, la première préoccupation d’un jeune homme en entrant dans le monde, ce sont les femmes. Leur plaira-t-il ? sera-t-il aimé d’elles ? telles sont les questions qu’il se pose incessamment, les pensées qui l’assiègent et jettent le trouble à son cerveau. Tantôt son imagination l’entraîne loin des réalités ; parmi les formes enchanteresses qui passent et repassent devant ses yeux éblouis, il en choisit une plus accomplie que toutes les autres, il la pare de mille grâces, il l’orne des dons les plus rares ; puis, épris de sa chimère, il se transporte avec elle dans une sphère idéale ; il y prodigue les scènes d’amour, les actions d’éclat ; il se crée un rôle sublime dans un drame impossible ; toutes les délices et tous les héroïsmes s’y rencontrent. Tantôt, au contraire, un mal secret l’oppresse. Ardent et timide, s’interrogeant lui-même avec anxiété, sa jeunesse, son inexpérience lui semblent des obstacles insurmontables. Les regards de femme, qui l’attirent comme un irrésistible aimant, il les fuit, tant il redoute de les trouver dédaigneux ou distraits.

Ce tourment-là fut le mien. Je n’avais pas l’ombre de fatuité, j’aurais pu sans cela m’apercevoir que je ne déplaisais point, mais les artifices si nouveaux pour moi de la coquetterie me mettaient en défiance. Je ne me sentais pas de force à jouer ce jeu subtil, et quand l’occasion me souriait, quand je me voyais seul en présence des femmes auxquelles j’aurais le plus souhaité de plaire, la crainte du ridicule paralysait ma langue et glaçait mes esprits. Cependant mes vingt ans se faisaient sentir ; ma jeunesse rongeait son frein ; une langueur perfide me pénétrait. Je ne trouvais plus qu’ennui dans les plaisirs, que fatigue dans le travail, qu’accablement dans la solitude. Je me sentais emprisonné dans mes hésitations, et du fond de mes nuits sans sommeil j’appelais à grands cris la délivrance.

Je n’ignorais pas que, en dehors de ce qu’on appelle la bonne compagnie, à côté du cercle des bienséances où les hommes vivent de leur vie factice, au-dessous de ces apparences conventionnelles qui les contiennent pendant quelques heures, s’ouvre pour eux une autre existence, libre de toute entrave, affranchie de toute retenue. J’avais répugné jusqu’alors à suivre mes amis au sein de ces réalités grossières, dont les récits ne m’inspiraient que du dégoût ; une grande pureté naturelle s’alliait chez moi à une délicatesse presque féminine. Je parvins, non sans effort, à vaincre l’une et l’autre. Un jour que ma jeunesse avait parlé bien haut, un jour que les irritants manèges d’une coquette avaient exaspéré mon amour-propre, j’acceptai d’un cœur tremblant, mais d’une voix hardie, une partie de jeunes gens. À peine engagé, j’en eus du regret ; une crainte puérile s’empara de moi. J’appréhendai de manquer de l’aplomb convenable, de trahir mon innocence par quelque gaucherie. Je rougis de honte en songeant à la sotte contenance que j’allais avoir, et je résolus, pour échapper à cette humiliation, de me familiariser avec le vice, en faisant en quelque sorte mon apprentissage de corruption. Aurélie, pardonnez-moi d’attrister votre esprit par de tels tableaux ; mais comment omettre dans mon récit une circonstance si décisive ? comment ne pas vous parler de la morne séduction de ces amers plaisirs par lesquels la plupart des hommes commencent la vie ? Oh ! si l’on savait ce qu’il en coûte à certaines natures pour se dégrader, si l’on était dans le secret des combats que se livre à elle-même une âme orgueilleuse avant de consentir à descendre dans les régions où se plaisent les âmes vulgaires ; si l’on pouvait comprendre de quel affreux courage il faut s’armer pour flétrir à vingt ans dans son sein le premier espoir d’amour et de volupté ; si l’on connaissait les angoisses, les dégoûts qui précèdent et suivent certaines fautes, on ne trouverait plus dans son cœur le courage de les condamner. Nous les couvririons de notre silence comme d’un manteau ; une triste compassion serait à leur égard notre seule justice…

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Il était trois heures du matin, il avait gelé, la lune éclairait les rues désertes, les étoiles scintillaient au ciel dont pas un nuage ne voilait la pureté ; un vent froid me coupa le visage et me réveilla d’un affreux cauchemar. Le silence éloquent de cette nuit solitaire qui me saisissait, étourdi que j’étais encore par les fumées du punch et les propos dits et entendus dans l’ivresse, la beauté auguste de ce ciel étoilé, inondant soudain mon œil appesanti par l’orgie, la sérénité de ces profondeurs radieuses suspendues au-dessus de ma tête, éclairant tout à coup les ténébreux abîmes que je venais de découvrir dans mon propre cœur, tout cela m’accabla à la fois et me courba sous le sentiment d’un abaissement profond, d’une irréparable déchéance.

Je me mis à marcher avec hâte, comme pour me fuir moi-même, et j’essayai de fredonner un refrain d’opéra pour narguer ma conscience ; mais bientôt le retentissement de mes pas sur le pavé sonore me devint insupportable ; ma chanson s’arrêta dans mon gosier brûlant ; je passai devant une église ; sans trop savoir ce que je faisais, je me laissai tomber sur une des marches du parvis. Là, cachant mon visage dans mes mains, je cessai de me contenir ; je m’abandonnai à la faiblesse de mon cœur, et de longs sanglots le soulagèrent. Combien de temps je restai ainsi défaillant et brisé, je l’ignore. Ce que je sais, c’est que cette douleur qui semblait si intense ne changea point mes voies, ne détermina aucune réforme dans ma vie. Ces pleurs, ces sanglots n’étaient que l’instinctive révolte d’une organisation délicate aux prises avec des réalités brutales ; ce n’était point le sérieux repentir d’une âme vraiment touchée. Les jours suivants me virent plus résolu, plus affermi dans le désordre ; et bientôt mes amis se félicitèrent d’avoir acquis en moi un compagnon d’une aussi agréable humeur.

Je menai, pendant six mois environ, une vie pitoyable. Au bout de ce temps, le courage me manqua. L’effort que j’avais été obligé de faire pour vaincre ma répulsion, l’exagération du personnage que j’étais contraint de jouer pour dissimuler ma véritable nature, me donnaient une sorte de fièvre qui me soutenait ; mais quand l’habitude eut entièrement pris le dessus, quand je ne fus plus préoccupé de l’effet que je produisais sur les autres, quand je me trouvai à l’aise dans mon rôle de roué, l’ennui me prit au cœur et la monotonie de ces ignobles divertissements me causa un dégoût insurmontable. Alors je souhaitai de quitter Paris ; les rêves de l’ambition vinrent chatouiller ma pensée ; je brûlai de commencer enfin ma carrière. Ayant redoublé d’instances, j’obtins d’être envoyé à… et je partis en toute hâte, ranimé, oublieux, le cœur confiant et l’esprit superbe, comme si j’allais à la conquête du monde.

En m’annonçant ma nomination, le ministre m’avait félicité de débuter dans la carrière sous les auspices d’un homme aussi éminent que M. R… Notre ambassadeur était reconnu pour un esprit de premier ordre. Dans plusieurs négociations importantes il avait exercé une influence décisive. Son opinion était toujours d’un grand poids. Le bruit courait, et cela ne surprenait personne, qu’il serait prochainement appelé à diriger les affaires.

Quand je le vis, sa réputation me sembla restée au-dessous de son mérite ; il m’imposa singulièrement. Bien qu’il n’eût ni la tenue ni les manières d’un grand seigneur, il possédait au plus haut degré une sorte de souveraine et tranquille impertinence qui lui donnait, avant même que d’avoir parlé, la supériorité sur tous ceux qui l’abordaient. Son front pâle, son œil impénétrable, son geste rare et caractéristique, le patient dédain de sa parole toujours précise et d’une logique rigoureuse, lui assuraient dans la discussion l’autorité dont il s’emparait par sa seule présence.

Je ne négligeai rien pour conquérir, non pas sa bienveillance, c’était un sentiment impossible à lui supposer, mais son attention. Protégé par la mémoire de mon père, avec lequel il avait combattu, sous la Restauration, les ennemis de la liberté, ayant réussi à le contenter dans plusieurs travaux qu’il m’avait choisis, il daigna, au bout d’assez peu de temps, m’admettre dans une sorte d’intimité ; il causa, sinon avec moi, du moins en ma présence, et me fournit ainsi l’occasion vivement désirée d’étudier un homme qui, au dire de tous, possédait le génie des affaires et de la haute politique.

Cette étude fut longue. Mes notions premières ne m’aidaient pas à comprendre ; mon point de départ était faux. Je n’avais d’autre opinion, d’autres principes que ceux qui germent naturellement dans une âme honnête à la vue des misères de la société. Je croyais que le gouvernement d’un peuple ne devait être autre chose que l’application la plus complète possible des grandes lois de la justice naturelle ; que le but de tous les efforts, c’était le nivellement graduel et régulier des inégalités sociales, la répartition plus équitable des biens de la terre commune ; je pensais qu’assurer à tous le pain quotidien, la nourriture du corps et celle de l’intelligence, faire une place au soleil à cette multitude qui gémit courbée sous le poids du travail, c’était là le vœu de ceux qui font les révolutions. Je m’attendais à trouver dans M. R… l’expression puissante de ma pensée encore confuse. Il était du tiers état ; il en faisait gloire. Je devais croire que dans les rangs d’une classe si longtemps opprimée il aurait nourri des sentiments de justice vivaces et impatients. Combien je me trompais ! Aux yeux de M. R…, gouverner c’était dominer ; c’était briser ou faire ployer toutes les volontés sous la sienne. Comme il ne craignait plus rien de la noblesse et que le tiers état lui semblait assez asservi par l’amour du bien-être et les puériles vanités, il ne s’occupait que du peuple qu’il redoutait comme une force brutale, menaçante, contre laquelle il fallait, au plus vite, élever d’inexpugnables remparts. L’avènement des prolétaires, il en parlait comme de l’invasion des Barbares. Pourtant, M. R… avait ce que l’on appelle des idées religieuses : c’était un penseur dans l’ordre chrétien ; mais il n’avait retenu de l’Évangile que le principe de la soumission et l’image du peuple juif se ruant sur la vérité pour la crucifier. M. R… était, en un mot, un esprit fortement trempé, mais une âme sans rayons ; une intelligence circonscrite par la personnalité ; un homme qui eût voulu arrêter à lui la marche des choses, et à qui tout progrès semblait accompli depuis que son ambition ne rencontrait plus d’obstacles.

Tout ce que j’avais d’idées généreuses, d’enthousiastes désirs, d’ambition même, fut refoulé par cette imposante figure, qui tenait dans ses mains rigides l’avenir de mon pays. Mes beaux romans politiques, mes chimères sociales s’évanouirent au souffle glacé de cet homme qui m’apparaissait comme une personnification du destin : calme, fort, impénétrable et inflexible. Je me sentais si petit, si faible auprès de lui, que le découragement le plus complet s’empara de moi. Désabusé sur le but de mes travaux, j’en perdis le goût ; l’ambition me parut un sentiment puéril, indigne d’animer un grand cœur. Je retombai dans un désœuvrement assez triste, et, de ce désœuvrement, naquit un amour plus triste encore, qui fut mon illusion dernière.

Je ne vous parlerais pas de cette affection qui effleura à peine ma vie, si en la traversant, elle n’avait emporté avec elle, comme un vent stérile, le dernier bon grain tombé à terre des épis dorés de ma jeunesse. La femme dont je devins épris était bien le produit le plus achevé qu’ait jamais offert à l’admiration du vulgaire la société aristocratique. Toute sa personne était étudiée, mais nulle contrainte ne se faisait sentir ; l’habitude et un savant exercice l’avaient rendue, en quelque sorte, naturellement affectée. Si la nécessité de se montrer simple et vraie avait pu se rencontrer dans son existence, je crois qu’elle en eût été singulièrement embarrassée ; depuis si longtemps le naturel avait disparu sous l’artifice que bien certainement elle n’aurait plus su où le prendre.

Née bonne, intelligente, mais livrée au monde dès son enfance, et dès lors emportée par cette pitoyable émulation qui y tient les femmes haletantes sous l’aiguillon de la vanité, la comtesse de… s’était jetée dans mille travers, dans d’inexplicables inconséquences. Ainsi, au retour des offices divins, qu’elle fréquentait assidûment, on la voyait se parer et se farder comme une courtisane ; ainsi, elle qui eût frémi à la pensée d’une liaison coupable, elle avait de complaisants sourires pour les empressements les plus équivoques ; elle vivait enfin sans scrupule dans un compromis continuel entre des choses en apparence inconciliables. Elle traitait la religion comme le monde ; sa ferveur était une sorte d’amour platonique qui n’engageait à rien ; sa dévotion n’était autre que de la coquetterie avec Dieu.

Ce que j’eus à souffrir de cette liaison n’est pas croyable. J’aimais cette femme non pour ce qu’elle était, mais pour ce qu’elle aurait pu être. J’ai souvent pensé qu’elle m’aimait aussi, mais elle était faible et vaniteuse : elle n’avait ni le courage de la faute, ni l’héroïsme de la vertu. Elle m’écrivait des lettres pleines d’amour, puis elle me les redemandait en laissant percer les craintes les plus outrageantes. Je la quittais souvent exaltée, déterminée à tout braver pour moi ; une heure après, je la retrouvais prude et minaudière, en présence d’une foule d’imbéciles dont elle semblait ne pouvoir se passer. Parfois elle disait de ces choses hardies et naïves, entraînantes et délicates, comme les femmes passionnées en trouvent au plus profond de leur cœur ; mais aussitôt elle leur donnait pour commentaires les lieux communs les plus déplorables, les plus vulgaires banalités. Je résistai trois mois à ces irritantes alternatives ; puis un jour, sans motif, sans qu’aucun incident fût survenu, sans la prévenir, je saisis une occasion qui s’offrait, et je partis pour la France en évitant même de prendre congé d’elle.

Vous me croirez difficilement, Aurélie, si je vous dis qu’en la quittant, j’étais résolu, inébranlablement résolu au suicide. Une lassitude sans cause, un engourdissement de toutes mes facultés, posaient sur moi et me rendaient odieux les actes les plus ordinaires de ma vie ; mon seul but, en retournant à Paris, était de revoir encore une fois les lieux où j’avais commencé de vivre, et d’y choisir bien à l’aise, sans rien précipiter, l’heure et les circonstances où il me conviendrait de mourir. Ce qui m’amenait là, vous devez le comprendre d’après le récit que je viens de vous faire, ce n’était pas un choc inattendu, c’était un successif et continuel désabusement. Mon âme n’était pas brisée par le désespoir, elle succombait sous l’action lente de la désespérance. Je n’accusais ni le sort ni les hommes ; je quittais la vie comme on quitte avant la fin un banquet dont on trouve les mets insipides. Je ne voyais plus à l’horizon rien à désirer, rien à tenter, rien même à craindre ; aussi je n’étais pas pressé de m’en aller, et je mis une sorte de complaisance à savourer les derniers moments que je m’accordais à moi-même.

Ayant envoyé ma démission au ministre, sous prétexte de santé, je ne fus plus obligé de voir personne. Je m’enfermai chez moi avec des livres et des fleurs, et je louai aux Italiens une petite loge très cachée où j’allais plusieurs fois la semaine entendre de la musique. Il y avait pour moi un attrait vif et singulier dans ce lieu où la société se montrait parée de toutes ses grâces. J’aimais à me dire (l’orgueil a aussi sa sensualité) : tous ces plaisirs, tous ces enchantements de la jeunesse et de la fortune n’ont plus de pouvoir sur moi, aucune de ces illusions ne m’éblouit ; ces femmes si belles, si parées, si coquettes, je pourrais leur plaire, obtenir leur amour, je n’en veux pas ; ces jeunes gens si heureux des faveurs de la mode, je pourrais les égaler ou les éclipser, je n’en ai nul souci ; ces prétendus hommes d’État qui viennent ici se délasser de leurs travaux, je pourrais au bout de bien peu d’années être des leurs ; les traiter comme mes pairs, mais je souris de pitié en les regardant, et je refuse l’honneur de leur compagnie.

Si vous saviez, ma noble amie, combien les choses de ce monde paraissent petites et misérables à quiconque est bien déterminé à mourir, combien toutes les proportions s’amoindrissent à l’œil de celui qui a gravi les hauts sommets de la pensée, ces sommets où nous porte tout d’un coup le sombre enthousiasme du renoncement volontaire. C’est la vie forte et puissante qui précipite l’homme dans les voies de l’erreur. La mort est sœur de la vérité. On dirait que, pour tempérer les horreurs de son approche, elle aime à se faire précéder de cette sœur auguste, et qu’avant d’enlever l’âme à son existence terrestre, elle consent à lui laisser voir les choses finies sous le rayon infini. La vérité parle au cœur qui va mourir, à l’intelligence qui va s’éteindre ; et ce qu’elle nous dit, alors, Aurélie, croyez-moi, il n’est plus en notre pouvoir de l’oublier jamais. Je ne sais plus quel saint personnage a dit : « Je ne croyais pas qu’il fût si doux de mourir. » Moi, je disais avec une satisfaction tranquille : je ne croyais pas qu’il fût si simple de mourir.

J’avais fixé le 28 février pour l’accomplissement de mon dessein. C’était un jour de bal à l’Opéra. En partie pour gagner l’heure où les quais sont déserts, en partie par le désir d’éprouver ma propre résolution et d’affronter un violent contraste, j’entrai dans la salle et j’allai m’asseoir à une galerie des cinquièmes d’où je pouvais embrasser l’ensemble de ces saturnales. En plongeant dans ce gouffre, je crus avoir tout d’un coup la vision d’un cercle de l’Enfer de Dante. C’était bien « la bufera infernal, che mai non resta ». À travers une vapeur chaude et épaisse, montait jusqu’à moi, pareille au mugissement de la mer houleuse qui se brise sur les galets, une immense et sourde rumeur. Les sons stridents des instruments de cuivre éclataient par moments comme un rire de démon au sein de ce bruit. Des tourbillons de formes étranges, haletantes, éperdues, pressées sans relâche par le rythme impérieux de la musique, semblaient, en se poursuivant, obéir à une nécessité incompréhensible. L’œil se lassait en vain à vouloir saisir quelque chose de distinct dans ce chaos de couleurs et de lignes mouvantes. C’était l’orgie effrénée de la matière, le triomphe de la chair révoltée contre l’esprit, la personnification du vertige.

Je regardai cela longtemps avec une extrême tristesse.

« Le sentiment qui amène ici, me disais-je, tout ce peuple qui va demain reprendre la chaîne de ses misères et expier, par un travail au-dessus de ses forces, une heure d’oubli, qu’est-ce donc, si ce n’est le sentiment qui me conduit au tombeau : le besoin d’échapper à une vie odieuse, à des réalités écrasantes ? Eux, les pauvres d’esprit, ils s’y soustraient par l’ivresse des sens ; moi, à qui ont été données la science et la raison, je ne puis m’y soustraire que par l’ivresse suprême de l’intelligence : le suicide. » Et tout en songeant ainsi, je traversai la foule bigarrée, je repoussai doucement des masques de femmes qui m’accostaient, et je m’acheminai vers la Seine. Le temps était froid, le ciel pur comme en cette nuit de douloureuse mémoire où, défaillant sur les marches d’une église, j’avais pleuré mes premières illusions ravies. Cette fois je ne pleurais pas ; mon œil était sec, ma tête calme ; comme je vous l’ai dit, mourir me semblait et me semble encore l’action la plus simple du monde.

Sous les arcades de la rue de Rivoli, je heurtai presque du pied un homme étendu à terre, qui paraissait dormir d’un profond sommeil. Les haillons dont il était couvert annonçaient la misère. Je m’arrêtai un instant à le considérer ; il y avait dans le caractère de sa figure et dans la manière dont sa tête reposait sur son bras une noblesse remarquable ; je songeai à l’éveiller pour lui donner quelques pièces d’or restées dans ma bourse, mais je ne pus me résoudre à troubler son sommeil. Qui sait, me disais-je, quels sont les bonheurs renfermés dans ce repos, et quelles consolations mystérieuses descendent sur l’infortuné qui dort ? Je glissai tout ce que j’avais d’argent sous un pli des vêtements de cet homme, de manière à ce que, en s’éveillant, il dût s’en apercevoir tout de suite, et je lui dis adieu comme à mon dernier ami. Avant une heure, pensai-je, la main qui t’a secouru, ô toi dont j’ignore le nom, mais que j’ai aimé une minute, avant de mourir, cette main sera raide et glacée ; mais la joie qu’elle t’aura donnée vibrera dans toute sa force, et cette joie en enfantera d’autres ; et qui pourrait dire ce que produira dans ta destinée ce dernier acte d’une volonté qui va rentrer dans le néant ?… Mais non, il n’est point de néant ; rien ne périt, tout se transforme ; ce qui a été ne peut plus cesser d’être ; tout est en Dieu et Dieu est tout… Qu’est-ce que notre existence éphémère ? Qu’est-ce que notre passage ici-bas ?… L’ombre d’un nuage qui fuit sur le pli d’une onde qui s’efface !

Ce furent là mes dernières pensées, le reste fut machinal. J’arrivai sur le Pont-des-Arts, j’épiai un moment où personne ne passait et je me précipitai. Il faut croire que l’instinct de la conservation triompha de ma volonté ; car on me retrouva à six cents pas de là, évanoui sur la rive. Par un hasard, dois-je dire providentiel, le médecin qui fut appelé pour me donner des soins était votre ami ; mon nom lui était connu ; il vous parla de moi. Le lendemain, en m’éveillant, je vis votre noble et grande figure penchée sur mon lit, et je sentis deux larmes tomber sur ma joue. Le reste, vous le savez. Vous savez combien je vous vénère. J’ai écouté à genoux l’histoire simple et grave de votre vie ; j’admire l’héroïsme constant qui vous a fait toujours tout sacrifier à la notion du devoir que vous avez puisée au sein de vos croyances ; mais n’exigez pas que je vous imite ; je ne puis agir comme vous, parce que je ne crois pas comme vous. Mon premier pas dans la vie de l’âme a été un sacrilège ; mon premier pas dans la vie du cœur une débauche ; mon premier pas dans la vie de l’intelligence la rencontre d’un égoïsme tout puissant. Qu’aide encore à apprendre ? qu’ai-je à espérer ? Laissez-moi donc mourir !

VI

Je ne te dirai pas d’agir comme moi, Julien ; je ne te prêcherai pas même mes croyances. Quand Dieu daigne regarder une âme, elles y naissent soudain dans un tressaillement d’amour ; mais la parole humaine est impuissante à les imposer. Tout ce que puis faire, c’est de prier la mansuétude infinie de ne pas trop longtemps différer. Il est plusieurs chemins qui conduisent au royaume céleste. Le catholicisme, vois-tu, mon enfant, c’est la route royale ; elle est droite, bordée de larges fossés qui empêchent qu’on ne dévie ; de grands esprits de tous les siècles, pareils à des arbres majestueux, y donnent au croyant leur rafraîchissant ombrage ; les sacrements, comme des bornes militaires, marquent la distance franchie ; un sacerdoce vigilant est sans cesse occupé à réparer les ravages faits par l’impiété et la licence ; on marche dans cette magnifique voie avec confiance, avec certitude, car la foi découvre de bien loin à l’horizon le triangle lumineux, la délivrance promise : c’est la route où mon ange gardien m’a conduite.

Toi, Julien, qui as abandonné le droit et facile chemin, toi qui as osé désespérer de la vie et de toi-même, tu ne reviendras au Seigneur que par de plus longs et de plus incertains sentiers ; mais tu lui reviendras parce que tu es de la race des poètes ; tu lui reviendras par la contemplation de la beauté, toi qui as connu les divins enthousiasmes et qui as senti dans ton cœur le frémissement sacré de la vie idéale.

Tu peux encore aimer, Julien ; élargis ton âme et la pensée pour comprendre et étreindre l’éternelle et toujours jeune nature ; repose ta tête fatiguée sur le sein de cette mère bienfaisante, dont les mamelles ne tarissent jamais. Depuis l’astre qui traverse le firmament jusqu’à l’insecte qui se traîne sur un brin d’herbe ; depuis la baleine qui fend les mers jusqu’à l’infusoire qui naît et meurt dans une goutte d’eau ; depuis le cèdre couronné de nuages jusqu’à la roche inerte qui repose à ses pieds, aime tout, unis-toi à tout, et tu te sentiras soulevé et porté bien près de Dieu. Julien, Julien ! ne meurs pas. Tu m’as dit que tu n’avais pas de hâte ; ne détermine donc rien. Laisse encore, quelques jours seulement, ton sourire plein de grâce traverser, comme un rayon d’espoir et d’amour, la brume déjà si froide de mes jours d’automne.

VII

Le docteur S… part tout à l’heure pour la Suisse. Il va chez des amis à moi, qui sont les plus excellentes gens que j’aie jamais connus. Va avec lui, j’ai besoin de demeurer un peu seule. Ta tristesse et ton découragement me gagnent. Cela ne doit pas être, il faut nous séparer pour un peu de temps. Tu m’as promis de m’obéir en aveugle, pars donc. Si tu te déplais plus là-bas qu’ici, tu reviendras.

VIII

Vous le voulez, je vous obéis, quoique je ne puisse rien comprendre à ce caprice. Que pouvait-il donc y avoir de mieux pour moi que de vous voir le plus souvent possible avant de mourir ? Dois-je croire que je vous gênais, que ma tristesse vous devenait importune ? Quoi qu’il en soit, Aurélie, je pars. Adieu.

IX

Vallée du Rhône.

En vérité, vous avez eu raison de m’envoyer ici. Ce lieu semble fait pour ceux qui ne savent ni vivre ni mourir. Il est comme pénétré d’une mélancolie résignée. On peut y attendre patiemment. Auprès de vous, Aurélie, je le sens maintenant, j’étais honteux de moi-même ; l’atmosphère que vous respirez était trop forte pour mon âme alanguie. Je souffrais de trouver dans le cœur d’une femme une constance, une fermeté que je cherchais en vain dans le mien. Sans le vouloir, vous me faisiez trop tristement sentir l’infériorité de ma nature. Je vous admire trop, Aurélie, pour vivre à l’aise auprès de vous ; et puisque vous voulez que je vive, enfin, vous avez bien fait de m’éloigner.

La maison qu’habitent les M… est simple et de peu d’apparence au dehors, mais commode et hospitalière à l’intérieur. Une avenue de platanes y conduit. Les murs tapissés de jasmin, le sable toujours bien lissé de la cour, les plates-bandes encadrées de buis d’où s’exhale un parfum de réséda et de chèvrefeuille, semblent vous inviter, par leur charme familier, aux douceurs d’une existence obscure. Un verger s’étend au midi jusqu’au pied de la montagne ; là des pommiers, des poiriers, des cerisiers sont épars dans un désordre plein de bonhomie, sur une pelouse qu’arrose un petit cours d’eau toujours limpide et murmurant. Une haie de ronces et de clématites borne cet enclos. Tout auprès, un sentier aux allures négligentes se glisse comme une couleuvre sous les châtaigniers qui couvrent le premier plateau de la montagne, et de là, en suivant les déchirures d’un torrent, il grimpe jusqu’au sommet, d’où l’œil plonge sur la vallée sombre à la tombée de la nuit, le paysage se revêt d’une beauté incomparable. La chaîne des Alpes découpe à l’horizon ses masses d’un bleu violet. De distance en distance, à un plan plus éloigné, on voit resplendir quelque pic neigeux, que les derniers rayons du soleil couchant teignent de pourpre et d’or. Le silence descend sur la campagne ; on n’entend que le mugissement du Rhône qui se précipite, impatient et comme dédaigneux de sa rive, vers les horizons majestueux et paisibles du lac Léman. Les troupeaux, en regagnant l’étable, jettent dans l’air le rythme inégal et doux de leurs clochettes. On respire partout une saine odeur de mélèze et de plantes aromatiques ; et quand une brise légère effleure en courant les hautes cimes des bouleaux, on dirait l’esprit des nuits heureuses qui passe.

J’ai été reçu dans la famille M… comme je désirais l’être, sans empressement et sans contrainte. Au bout de très peu d’heures, il semblait que j’avais toujours été là. Les habitudes d’intérieur n’ont pas changé. Seulement ils ont eu l’art de me faire croire qu’avant mon arrivée, quelque chose devait leur avoir manqué. Ils ont la politesse innée des gens de cœur. Ils ne s’inquiètent ni ne se mettent en peine de beaucoup de choses, parce qu’ils savent qu’une seule est nécessaire. Ils ont l’air de supposer que je dois me plaire avec eux, et me donnent ainsi une sorte de tranquillité qui me fait du bien.

M. M… est un homme loyal et bon, assez vieux pour avoir déjà eu le temps de se réconcilier avec la vieillesse ; sa femme est aimable ; c’est une sainte personne qui s’ignore elle-même. Elle a passé sa vie dans la sérénité des vertus faciles et ne se doute seulement pas qu’il y ait au monde de mauvaises passions et des êtres mal nés. Quant à leur fille, je ne sais rien d’elle, si ce n’est qu’elle chante divinement, qu’elle se met au piano toutes les fois que je l’en prie, et qu’on lui a donné un nom italien infiniment doux à prononcer : elle s’appelle Gemma.

X

Tu ne m’écris plus, Julien. D’autres que toi me donnent de tes nouvelles. On me dit que tu es mieux portant, que tu parais moins absorbé. C’est une grande joie pour mon cœur, mais c’est une tristesse de penser que tu n’éprouves pas le besoin de me le dire.

XI

Je viens de faire avec madame M… et sa fille une longue tournée dans l’Oberland. Je n’aurais jamais cru que l’action des choses extérieures pût être aussi forte. La nature, dans son silence, est plus éloquente que la parole humaine. Oui, Aurélie, le spectacle de cette nature grandiose a fait sur mon esprit un effet inconcevable. Ces monts immaculés, ces pyramides de glace, ces lacs comblés par des volcans, ces roches menaçantes où s’abritent les touffes rosées du rhododendron, ces béantes cavernes où conduisent des sentiers parfumés de cyclamens, le grondement de l’avalanche qui se précipite, l’iris qui se balance dans la vapeur argentée des cascades, le cri de l’aigle et le bramement du chamois sur les cimes abandonnées, la fertilité des étroits plateaux disputée à la sévérité des monts, toute cette nature à la fois terrible et gracieuse, sombre et riante, ce contraste d’une éternelle immobilité avec les convulsions d’un chaos qui se transforme, cette lutte formidable des esprits de la terre entre eux agit puissamment sur moi. Il me semble que si je pouvais vivre toujours ici, sans aucun commerce avec le monde, je bénirais encore l’existence, et je rendrais grâces à Dieu de m’avoir empêché de mourir.

XII

Et cette jeune fille au nom mélodieux, est-elle belle ?

XIII

Je ne sais pas si elle est belle ; je sais que chaque jour je la trouve plus semblable à ce que j’étais aux jours de ma première jeunesse. Elle est de ces femmes en qui réside, à leur insu même, un mystère sacré d’ineffable tristesse sous sa longue paupière, on sent une force attirante et douce. Elle a des alternatives subites et singulières de gaieté sans cause et d’abattement mélancolique ; il lui prend des rires d’enfant à propos de rien ; puis, tout à coup, on voit le rayon disparaître à ses beaux yeux, une ombre pâlit son front, ses joues se décolorent, tout son corps semble s’affaisser sous un poids invisible ; elle ressemble alors à un palmier du désert, dont les feuilles droites et fières s’inclinent soudain et s’abaissent tristement sous le souffle orageux du simoun qui passe. Comme rien n’a été faussé en elle par le monde ou l’éducation (elle ne s’est jamais éloignée de sa mère et n’a jamais quitté la vallée), comme ses idées et ses sentiments n’ont pas été froissés par l’expérience, elle est à la fois enthousiaste et sensée, naïve et forte ; son âme a des clartés merveilleuses ; on sent que toutes les espérances y ont un libre accès, et que tous les dévouements s’y trouveraient à l’aise.

XIV

Tu l’aimeras, Julien ; car cette femme est ce que tu aurais été si le vent aride du monde n’avait flétri dans ton cœur la fleur de l’idéal. Tu l’aimeras, parce qu’il est impossible qu’un être aussi semblable à toi ne t’inspire pas un sentiment durable. On dit que l’amour naît des oppositions, des contrastes ; que les caractères forts subjuguent les natures faibles, que les imaginations vives séduisent les esprits positifs, que les ardeurs du sang méridional s’allument surtout à la vue des froides beautés du nord ; cela est vrai pour la plupart des hommes, chez lesquels une vie désordonnée a perverti les primitifs instincts. La curiosité pousse alors l’un vers l’autre les êtres les plus dissemblables, parce que, pour les cœurs et les sens blasés, l’amour n’est qu’un accident, une surprise, une mutuelle recherche de l’imprévu, une sorte de jeu dont les combinaisons sont plus variées quand les esprits sont plus contraires. Mais l’amour vrai et profond, cet amour si différent de l’autre par son essence et sa durée, qui naît sans effort, qui grandit sans secousse, et sur lequel le temps est sans puissance, celui-là, Julien, c’est le rapprochement naturel d’éléments semblables, c’est l’harmonie de deux cœurs au timbre pareil, c’est l’accord mystérieux que rendront deux âmes prédestinées, quand le doigt de Dieu vient à s’y poser aux heures de jeunesse et d’enthousiasme. Tu aimeras Gemma.

XV

Que devenez-vous, Aurélie ? Depuis deux mois je n’ai pas reçu une seule ligne de vous. M’auriez-vous oublié ? Oh ! cela n’est pas possible. Seriez-vous malade ? Pourquoi ne pas me le faire savoir ? Toutes les félicités du ciel et de la terre, ne savez-vous pas que je les quitterais à l’instant sur une parole de vous ? Aurélie, ma mère, écrivez-moi.

XVI

Au moment où tu recevras cette lettre, mon cher Julien, j’aurai quitté la France. Dans très peu de jours, je serai à Rome et j’y prendrai le voile au couvent de la Trinita-dei-Monti. Depuis bien des années c’était un projet arrêté dans mon esprit ; mais Dieu a toujours envoyé sur mon chemin quelqu’un de plus malheureux que moi à secourir, de plus chancelant à fortifier. Maintenant je crois avoir acquis le droit de songer à mon repos. Tu es heureux ; tu vas épouser la femme que tu aimes. Je n’ai plus rien à faire ici-bas. Si tu as une fille, appelle-la Aurélie. Ce nom, je vais le quitter comme le dernier anneau qui m’attache à un monde dont je ne dois plus me souvenir. Écris-le en caractères ineffaçables dans ton cœur, et qu’il y rappelle toujours une affection qui fut sans partage et sans bornes. Adieu, Julien. - FIN