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Histoire véridique du canard - Gérard De Nerval (1808 – 1855)

 

 

 

 

 

 

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Il ne s’agit point ici du canard privé, ni même du canard sauvage, — ceux-là n’intéressent que M. de Buffon, et M. Grimod de La Reynière. Notre siècle en connaît d’autres que l’on ne consomme, que l’on ne dévore que par les yeux ou par les oreilles, et qui n’en sont pas moins l’aliment quotidien d’une foule d’honnêtes gens.

Le canard est né rue de Jérusalem ; il s’élance chaque matin des bureaux de M. Rossignol — et prend sa volée sur la capitale, sous la forme légère d’un carré de papier grisâtre : « Voilà ce qui vient de paraître tout à l’heure… « Entendez-vous ces cris rauques qui fendent l’air et les oreilles ? Reconnaissez-vous ces bipèdes au pas tortueux qui suivent le long des rues la ligne du ruisseau ? Voici l’origine du nom, tâchons d’apprécier la chose.

Le canard est une nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse. Ce sont les détails d’un horrible assassinat, illustré parfois de gravures sur bois d’un style naïf ; c’est un désastre, un phénomène, une aventure extraordinaire ; on paye cinq centimes et l’on est volé. Heureux encore ceux dont l’esprit plus simple peut conserver l’illusion !

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Le canard remonte à la plus haute antiquité, Il est la clef de l’hiéroglyphe, le verbe de ses phrases énigmatiques. Les histoires de tous les peuples ont commencé par les canards.

Le canard est la base des religions.

Les anciens nous en ont légué de sublimes ; nous en transmettrons encore de fort beaux à nos neveux. Hérodote et Pline sont inimitables sur ce point : — l’un a inventé des hommes sans tête, l’autre a vu des hommes à queue. Selon Fourier, l’homme parfait aura une trompe.

Laissons de côté la Mythologie ; nous devons à l’Écriture l’ixion et le griffon.

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Voltaire n’a jamais pu réussir à se représenter l’ixion, — dont la chair était défendue aux Hébreux. Mais les géologues modernes ont donné raison à la Bible… L’anoplotérium, le mammouth, le dinothérium, toute la race des sauriens qui, selon Cuvier, peuplaient, avant le déluge, la vallée même de Paris, valent bien, certes, les aimables créatures contestées à Dieu par Voltaire.

Ceci est le canard fossile, protégé par la science, et qui a encore un bel avenir. — Les vieux savants avaient été moins loin en nous léguant le célèbre Homo diluvii testis, et les os gigantesques du roi Teutobocus. Mais qui égalera jamais l’histoire du poisson-évêque, pêché dans la Baltique, qui fut présenté au pape et lui parla en latin ?

Les navigateurs antérieurs au xvie siècle en ont rapporté bien d’autres, sans compter l’eldorado, le poisson kraken, qu’on prenait pour une île flottante, le vaisseau-fantôme, le dragon de Rhodes et le serpent de mer, tel qu’il a été vu par M. Jacques Arago.

Que ce dernier, le roi des canards, nous serve de transition pour arriver aux temps modernes.

Il fut encore une époque où les journaux n’étaient pas inventés, quoiqu’on eût trouvé déjà la poudre et l’imprimerie. Alors le canard tenait lieu de journaux. La politique avait peu d’intérêt pour les habitants des villages et des campagnes ; l’Hydre de l’anarchie, le Vaisseau de l’Etat, l’Ouragan populaire, n’étaient pas encore capables d’émouvoir ces attentions ignorantes ; elles se portaient plus agréablement sur des fictions moins académiques. — Le loup-garou, le moine-bourru, la bête du Gévaudan, tels étaient les sujets principaux que la gravure, la légende et la complainte se chargeaient d’immortaliser.

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Ceci est du Louis XV ; mais déjà le sieur Renaudot avait fondé la Gazette de France, et le sieur Visé le Mercure galant ; — le canard allait avoir un domicile fixe… le journalisme était créé !

Le premier canard répandu par les journaux a été la dent d’or. Un enfant était né avec une dent d’or ; le fait fut constaté, prouvé, étudié par les académies ; on publia des mémoires pour et contre. — Plus tard il fut reconnu que la dent était seulement plaquée ; mais personne ne voulut croire à cette explication.

Il y eut encore l’accouchement phénoménal d’une comtesse de Hollande, mère de cent enfants, qui furent tous baptisés.

Les journaux officiels s’augmentèrent peu pendant le xviiie siècle ; le Journal de Trévoux, le Journal des Savants, semèrent force canards scientifiques dans la société d’alors ; les Mémoires secrets de Collé et le Recueil de Bachaumont ne négligeaient pas non plus ce sous-genre intéressant.

La Révolution avait le culte du vrai. Le canard eût été dangereux à cette époque ; on le garda pour des temps meilleurs.

L’Empire en avait beaucoup connu (des canards) le long des temples de Karnac, sur les obélisques et généralement dans les pays étrangers… La grande armée en rapportait quelquefois dans ses foyers, mais en admettait extrêmement peu dans ses lectures.

Il était donné à la Restauration de réinstaller le canard dans la publicité parisienne. — Le premier et le plus beau après 1814 fut la femme à la tête de mort.

Cette créature bizarre avait du reste un corps superbe et deux ou trois millions de dot. Les journaux donnaient son adresse, mais elle ne recevait pas. On se tuait à sa porte, on soupirait sous ses fenêtres, on attaquait en vers et en prose sa vertu et ses millions. Plusieurs devinrent sérieusement amoureux et la demandèrent sans dot, pour elle-même. — Un Anglais l’enleva enfin, et fut très-désappointé de trouver, au lieu d’une tête de mort, une figure assez jolie, qui avait spéculé sur une réputation de laideur pour se faire trouver charmante. — O illusion !

Qui ne se souvient encore de l’invalide à la tête de bois ?

Les journaux se multiplièrent… le canard s’agrandit : le Constitutionnel, le Courrier et les Débats étaient encore bien petits cependant.

Mais dans l’intervalle des sessions, durant les longs mois des vacances politiques et judiciaires, ils sentirent le besoin de donner à la curiosité un aliment capable de soutenir l’abonnement compromis. Ce fut alors que l’on vit reparaître triomphalement le grand serpent de mer oublié depuis le moyen âge et les voyages de Marco Polo, — auquel on ne tarda pas à adjoindre la grande et véritable araignée de mer, qui tendait ses toiles aux vaisseaux et dont un lieutenant portugais coupa vaillamment, à coups de hache, une patte monstrueuse qui fut rapportée à Lisbonne.

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Ajoutez à cela une collection intéressante de centenaires et de bicentenaires, de veaux à deux têtes, d’accouchements bizarres et autres canetons des petits jours.

Quelques-uns avaient une teinte politique :tel était le bateau sous-marin destiné à tirer Napoléon de son île ; puis le soldat de l’Empire, échappé de la Sibérie, qui se mettait en marche généralement vers le mois de septembre.

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D’autres avaient rapport aux arts ou à la science : ainsi l’araignée dilettante, les pluies de têtards, un Anglais couvant des œufs de canard — par affection pour leur mère, — le crapaud trouvé dans un mur bâti depuis plusieurs siècles, et autres qui ont fait le charme de notre enfance constitutionnelle.

N’oublions pas que les journaux n’avaient alors que deux colonnes. Leur agrandissement fut marqué presque à la fois par les histoires de Clara Vendel, de Gaspard Hauser et du brigand Schubry.

On ne pouvait aller plus haut en fait d’intérêt sérieux : notez que jusqu’alors tout le monde croyait au canard, même celui qui l’écrivait. Le premier qui inventa le canard ironique fut un ennemi des portiers. Il paraît avoir eu à se plaindre d’un de ces fonctionnaires. Sa vengeance fut atroce ; il déposa la note suivante dans la boite d’un journal :

« Un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, en débitant un bloc d’acajou, a trouvé dans l’intérieur un espace vide occupé par un serpent qui paraissait engourdi et qu’on est parvenu à ranimer… Le serpent et le tronc d’acajou sont visibles rue de la Roquette, n°… Le concierge de la maison se fera un vrai plaisir de les montrer aux curieux. »

Cette mystification, renouvelée depuis sous d’autres formes, eut des suites terribles ; le portier, ahuri par l’insistance quotidienne des visiteurs et surtout de quelques Anglais, qui le soupçonnaient de leur cacher le serpent par un sentiment de haine nationale, finit, dit-on, par attenter à ses jours.

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Nous avons successivement fait connaissance avec la négresse Cécily, rivale de Mlle Mars dans la comédie, la femme-corsaire, la chute des rochers du Niagara, les habitants de la lune, la découverte, à Nérac, des bas-reliefs de Tetricus, roi des Gaules. Ces derniers, qui furent le sujet d’une foule de dissertations académiques, étaient, comme on sait, l’ouvrage d’un vitrier gascon qui les avait enterrés et qui se fit connaître quand l’Institut se fut prononcé favorablement sur l’antiquité de ces morceaux.

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Le canard fut souvent un moyen ministériel pour détourner l’attention d’une question compromettante ou d’un budget monstrueux.

Vous voyez que cela continue à tourner dans le cercle des mystifications. Sous ce rapport, la province sembla un instant détrôner Paris. Le Sémaphore de Marseille inventa les corsaires du Rhône. Ces forbans, venus de la Méditerranée, avaient pu remonter jusqu’à Beaucaire et avaient enlevé toutes les vierges de la ville pour le service du pacha de Négrepont.

C’était à l’époque des Orientales, Paris fut épouvanté. Le ministre de l’intérieur écrivit à Nîmes ; il réprimanda le préfet, qui écrivit à son tour au procureur du roi de Tarascon, lui demandant ce qu’il faisait en présence de tels événements. Ce dernier se transporta sur les lieux en traversant le Rhône, apprit la fausseté de la nouvelle et répondit que jamais corsaires n’avaient osé enlever des vierges à Beaucaire, et même qu’on doutait qu’il y en eût. — Le préfet se hâta de rassurer Paris, qui ne s’en tint pas plus en garde sur les nouvelles du Sémaphore.

C’est à Méry qu’il faut entendre raconter l’histoire du duel de Mas-crédati et de Buffi, deux illustres savants italiens, qui sont maintenant dans toutes les biographies, — et n’ont jamais existé, et celle de l’orpheline Juliah, qui, il y a quelques mois, tint Paris en haleine et l’univers en émoi !

Dans cet immense hoax méridional toute une province fut complice de son journal favori. Les Marseillais de Paris s’entendaient pour nous mystifier, les autres écrivaient lettres sur lettres pour ajouter à notre anxiété.

On sait qu’il avait été constaté à Marseille, par un congrès de savants, que Juliah ne parlait aucune langue connue.

Mais voici où Paris reconquit sa supériorité :

« Vous dites, fut-il répondu aux descendants des Phocéens, que Juliah ne parle aucune langue connue à Marseille ?… Mais peut-être est-ce simplement qu’elle parle le français. »

Le Sémaphore n’a point répliqué.

Au fond, si quelquefois le canard naît dans la province, reconnaissons qu’il ne peut exister qu’à Paris ; c’est de là qu’il part, c’est là qu’il revient sous une forme nouvelle, après avoir fait le tour du monde. Mais ce qui est étrange, c’est que le canard, fruit de l’accouplement du paradoxe et de la fantaisie, finit toujours par se trouver vrai. — Schiller a écrit que Colomb ayant rêvé l’Amérique, Dieu avait fait sortir des eaux cette terre nouvelle, afin que le génie ne fût point convaincu de mensonge ! — Tout génie à part, on peut dire que l’homme n’invente rien qui ne se soit produit ou ne se produise dans un temps donné.

Un journal avait imaginé une petite fille qui portait inscrite autour de ses prunelles cette légende : « Napoléon, empereur. » Trois ans après, l’enfant était visible sur le boulevard : nous l’avons vue.

Gaspard Hauser et le brigand Schubry sont devenus réels à force d’avoir été inventés. — Les poëtes anciens ont cru imaginer le dragon : M. Brongniart en a retrouvé les ossements à Montmartre, et l’appelle Ptérodactyle.

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On croyait le dauphin fabuleux, des naturalistes italiens viennent d’en retrouver un squelette entier dans une gorge des Apennins. On a douté de la sirène antique : — peu de gens savent qu’il en existe trois, conservées sous verre, au musée royal de La Haye, sous le n° 449, et pêchées par les Hollandais dans les mers de Java.

Vous verrez qu’à force de percer la terre avec des outils-Mulot, l’on découvrira dans son intérieur la planète Nazor, éclairée d’un soleil souterrain, magnifique canard inventé au xvie siècle par Nicolas Klimius, dans son Iter subterraneum.

Après tout, cette planète Nazor existe sans doute, — et doit être tout bonnement l’enfer… Mais Flammèche le sait mieux que nous !

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Ceci est un canard suprême ; il n’y a rien au delà. (Le Diable à Paris ; Paris et les Parisiens. Mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, industrielle ; TROISIEME VOLUME ; publié par  Hetzel en 1845 et 1846)

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021