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BIBLIOBUS Littérature française

Histoire du démon familier du sire de Corasse - Alexandre Dumas

 

 

 

 

Il y a dix ans à peu près que j’avais devant le pape d’Avignon un grand procès avec un clerc de Catalogne nommé Martin, lequel était très instruit en fait de sciences occultes. C’était à propos de dîmes qu’il prétendait avoir le droit d’exiger sur mon domaine de Corasse, et qui pouvaient bien s’élever à la somme de cent florins par an. Soit qu’effectivement il eût une charte en bon état, soit prédilection pour l’Église, le seigneur pape lui donna raison et le jugea en son droit. Le clerc leva copie de la sentence, et chevaucha tant et si bien qu’il arriva en Béarn afin de se mettre en possession. Mais j’étais prévenu, de sorte que je mis en armes tous mes écuyers et valets, et que j’allai le recevoir avec une si belle assemblée que jamais clerc n’en avait vu venir une pareille au-devant de lui pour l’honorer. Bientôt je l’aperçus qui approchait, la bulle du pape à la main. Mais bientôt je lui fis signe de ne pas aller plus loin, et, m’avançant vers lui :

– Maître Martin, lui dis-je, pensez-vous que vos lettres me fassent renoncer à un héritage qui m’a été légué par mon père, et cela tant que je pourrai le défendre par mon épée ? Si vous pensez ainsi, c’est grande erreur, Messire, et, si vous persévérez dans cette mauvaise entreprise, vous pourrez bien y laisser votre vie. Allez donc chercher ailleurs des bénéfices, car, de mon héritage, beau clerc, tant que j’aurai le casque en tête et la cuirasse sur le dos, vous ne toucherez rien, et j’espère mourir et être enterré dans mon armure. Alerte, donc, et retirez-vous en Catalogne ou à Avignon, comme il vous plaira ; mais videz le pays de Béarn, je vous le conseille.

– C’est là votre dernier mot ? me répondit le clerc.

– Non, ce n’est que l’avant-dernier ; le dernier sera : assomme.

– Sire chevalier, reprit-il alors avec plus de courage que je n’en attendais d’un homme de robe, par force et non par droit vous m’enlevez le revenu de mon église, et vous vous fiez sur ce que vous êtes fort dans le pays où vous êtes. Mais sachez que, de retour au couvent, je vous en enverrai tel champion que vous n’en aurez jamais vu de pareil.

– Allez au diable ! répondis-je, et envoyez-moi qui vous voudrez.

Or, je crois qu’il y alla réellement comme je lui avais dit de le faire ; car, environ trois mois après, une nuit que je dormais tranquillement en mon lit, près de ma femme, il commença à se faire un grand bruit par tout le château. Alors, ma femme, qui s’était réveillée la première, me saisit par le bras.

– Qu’y a-t-il ? lui dis-je.

– Entends-tu ? me répondit-elle.

– Bah ! fis-je, c’est le vent.

– Non, Sire, ce n’est point ; écoutez. On dirait qu’on brise, qu’on ferraille… Mon bon Seigneur ayez pitié de nous.

Et ma femme se mit à prier et à trembler.

En effet, c’était un bruit et un tempêtement comme je n’en avais oncques entendu. On eût cru que le château allait se fendre depuis les greniers jusqu’aux caves ; puis, de temps en temps, on venait frapper à la porte de la chambre de tels coups que ma pauvre femme en bondissait dans son lit. Je fus bien forcé d’avouer alors qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; mais, comme si je faisais bruit, j’avais peur que le lendemain mes chevaliers et valets ne me prissent pour un visionnaire, je me tins coi et sans sonner mot. Au premier coup de l’angélus le tapage cessa ; alors je m’endormis un tant soit peu, et me levai à mon heure ordinaire.

Je trouvai un grand assemblement de mes écuyers et valets. Chacun avait entendu le bruit infernal qui avait eu lieu toute la nuit, et partout on trouvait traces des tapageurs. Toute la vaisselle de faïence était brisée, toute celle d’étain tordue, toute celle d’argent était noircie, comme si elle eût passé par la flamme de Lucifer. Le reste du château était bouleversé de même manière ; les ustensiles de cuisine étaient dans la grande salle d’honneur ; les meubles de la grande salle d’honneur étaient dans les bûchers, et les bûches et fagots étaient partout. Il y en eut pour toute la journée à remettre les choses en ordre, et l’on n’avait pas encore fini la besogne, que la nuit était venue.

Celle-ci fut pire encore que la première : on eût dit un tremblement de terre ; les chiens hurlaient dans les niches, les chevaux hennissaient dans les écuries, les chouettes chantaient sur les arbres, les armures s’agitaient dans la salle d’armes, les meubles marchaient sur leurs quatre pieds, les poêlons dansaient sur leur queue ; c’était un sabbat diabolique : ma femme pleurait, tremblait et priait, tout cela en même temps. Quant à moi, je sautai en bas de mon lit, et, tout en chemise et l’épée à la main, je m’élançai dans le corridor.

– Qui est là ? criai-je ; qui fait tout ce tapage ?

– Moi, répondit une voix.

– Qui es-tu, toi ?

– Je suis Orthon.

– Hé bien, Orthon, qui t’envoie ?

– Un clerc de Catalogne, nommé Martin.

– Et pourquoi t’envoie-t-il ?

– Parce que tu as refusé de lui payer sa dîme, malgré le jugement du seigneur pape Urbain V ; de sorte que je ne te laisserai en paix que lorsque tu lui auras payé ce qui lui est dû, et qu’étant content, il me donnera mon congé.

Je réfléchis un instant, puis me vint une idée.

– Orthon ! lui dis-je.

– Hem ? fit la même voix.

– Écoute bien ce que je vais te dire.

– Dis.

– Le service d’un clerc est un pauvre service pour un gaillard comme toi, qui me parais alerte, dispos et entreprenant ; il rapporte trop de mal et pas assez de profit ; laisse-là ton clerc, et cherche un autre service.

– Je n’aime pas rester sans condition, répondit la voix.

– Hé bien, je t’en trouverai une, moi.

– Où donc ?

– Chez un brave chevalier qui a pourfendu plus d’ennemis que ton moine n’a de grains à son rosaire.

– Ce chevalier est-il riche ?

– Comme le roi.

– Bon chrétien ?

– Comme le pape.

– Hem ! fit Orthon, sa majesté le roi est en petite finance, et le pape est excommunié ; tu ne t’engages guère.

– Tu refuses ?

– C’est selon.

– Songe…

– Comment s’appelle le chevalier ?

– Raymond de Corasse.

– C’est donc toi ?

– C’est moi.

– Veux-tu sérieusement ce que tu me dis ?

– Sérieusement ; à une condition, pourtant.

– Laquelle ?

– Tu ne feras de mal à personne, ni au-dedans ni au-dehors.

– Je ne suis point un méchant esprit, dit Orthon, et je n’ai point faculté de faire le mal. Tout mon pouvoir se borne à te réveiller pendant ton sommeil, ainsi que me l’a ordonné frère Martin.

– Hé bien, laisse-là ton méchant clerc.

– Je veux bien.

– Et tu seras mon serviteur.

– C’est dit.

Et depuis ce jour ou plutôt cette nuit, ce bon petit esprit, sans exigence et rétribution aucune, s’enamoura tellement de moi, qui l’avais tiré des mains de son méchant clerc, qu’il ne se passe pas de semaine sans qu’il me visite.

– Et comment vous visite-t-il ? dit le comte de Foix, qui accordait grande attention au récit de sire Raymond.

– Toujours nuitamment et lorsque je suis couché. Or, comme je suis gisant au bord et ma femme dans la ruelle, il entre dans ma chambre.

– Par où ? interrompit le comte.

– Je n’en sais rien, sur ma foi, répondit le chevalier.

– C’est merveilleux, dit le comte ; continuez.

– Puis, venant au chevet de mon lit, il tire doucement mon oreiller ; alors je me réveille en disant : Qui est là ? – C’est moi, Orthon, me répond-il. Et bien souvent dis-je : Laisse-moi dormir. – Non pas, maître, me répond-il, car j’ai nouvelles à t’apprendre, et je viens de loin pour te les dire. – D’où viens-tu ? – Je viens d’Angleterre, de Hongrie, de Palestine ou d’un autre pays quelconque. J’en suis parti il y a deux heures, et voici quels événements me sont advenus. Alors, tandis que ma femme se cache sous la couverture, Orthon me raconte toutes nouvelles qu’il sait, et il les sait toutes, en quelque lieu du monde qu’elles arrivent. Par ainsi ai-je su cette nuit la grande merveille de la bataille d’Aljubarota , et, pensant que vous étiez en grande inquiétude de votre fils Yvain, je suis venu vous donner avis qu’il est encore de ce monde. Si, au contraire, il eût trépassé, j’aurais fait dire des messes pour le salut de son âme, mais j’aurais laissé à la renommée le soin de venir vous apprendre sa mort, et vous ne l’auriez sue que dans un temps, car il y a bien quinze jours de marche d’ici à la place où a été livrée la bataille.

– Cela est merveilleux, dit le comte de Foix.

– Cela est ainsi, répondit sire Raymond.

– Et votre messager a-t-il plusieurs maîtres ?

– Pour cela, je ne sais.

– Et dans quelle langue vous raconte-t-il ses histoires ?

– Dans le plus pur gascon que l’on puisse parler.

– Vous êtes bien heureux d’avoir un tel courrier qui ne vous coûte rien à loger, à habiller ou à nourrir, et je désirerais fort en avoir un pareil ; mais, si je l’avais, je le voudrais voir. Avez-vous jamais vu Orthon ?

– Jamais.

– Et vous n’en avez pas eu désir ?

– Je n’y ai pas pensé.

– Or, il faut que vous le voyiez, sire de Corasse, et que vous me disiez comment il est, et s’il a forme de dragon, de quadrupède ou d’oiseau.

– Par ma foi, vous avez raison, Monseigneur, et voilà que l’envie m’en vient comme à vous.

– Vrai.

– Si vrai qu’à la première occasion je me mettrai en peine de le voir et verrai, je vous promets, s’il a forme que les yeux d’un chrétien puissent distinguer.

Ces conventions faites, et comme il était trois heures du matin, les chevaliers se retirèrent chacun dans sa chambre, et le lendemain, après le déjeuner, vers l’heure de tierce, le sire Raymond prit congé du comte de Foix, et se mit en chemin pour regagner son château de Corasse.

Il y était depuis trois nuits, et dormait comme d’habitude en son lit, sa femme vers la ruelle et lui au bord, lorsqu’il sentit qu’on lui hochait son oreiller.

– Qui va là ? dit-il.

– Moi.

– Qui, toi ?

– Orthon.

– Que veux-tu ?

– Grande nouvelle te dire.

– Laquelle ?

– Le roi de Navarre est mort.

– Bah !

– C’est vrai.

– Il était encore jeune, cependant.

– Il avait cinquante-cinq ans, deux mois, vingt-deux jours, onze heures, dix-sept minutes.

– Et comment s’est faite la chose ?

– As-tu le temps de l’entendre ?

– Oui, certes.

– Or donc, je vais te le dire.

La femme de sire de Corasse se cacha sous la couverture, et Orthon commença :

– Tu sauras donc que le roi de Navarre se tenait en la cité de Pampelune, lorsqu’il lui vint en imagination et volonté de mettre sur son royaume une taille de deux cent mille florins ; il manda donc son conseil, lui exposa la demande et lui dit qu’il voulait que ce fût ainsi. Le conseil n’osa dire non. À donc furent aussitôt mandés à Pampelune les plus notables gens des cités et bonnes villes de Navarre ; tous y vinrent, nul n’ayant courage de refuser.

« Quand ils furent tous venus en la capitale, et qu’ils furent assemblés au palais du roi, celui-ci leur exposa la cause pour laquelle il les avait convoqués, et leur dit qu’il lui convenait d’avoir à cette heure, et pour les besognes pressées, la somme de deux cent mille florins ; qu’en conséquence il donnait ordre qu’une taille s’en fît, et que, pour acquitter cette taille, les grands paieraient dix livres, les moyens cinq livres et les petits une livre. Cette requête causa grand ébahissement parmi les notables, car, l’année précédente il y avait déjà eu une taille extraordinaire de cent mille florins, en raison du mariage de madame Jeanne fille du roi, avec le duc de Bretagne, de sorte que la moitié de cette taille restait encore à payer.

« Les députés demandèrent alors un délai pour tenir conseil et délibérer. Le roi leur donna quinze jours ; les notables retournèrent en leurs villes et cités.

« Alors le bruit de cette taille énorme se répandit, et toute la Navarre en fut en grand émoi, car les plus riches étaient obérés des impôts merveilleux que décrétait à tout moment leur souverain. Ceci n’empêcha point qu’au jour fixé les quarante notables, revenus de toutes les parties du royaume, se trouvèrent de nouveau réunis dans la cité de Pampelune.

« Le roi les assembla dans un grand verger du palais tout enclos de hauts murs ; et, quand ils furent entrés, il monta sur un siège et s’assit afin d’entendre la réponse de ses bonnes villes. Elle était unanime ; les notables envoyés par elles répondirent tout d’un accord qu’il n’était pas possible d’imposer une taille nouvelle, vu que la dernière n’était pas encore payée, et que le retard tenait à la pauvreté du royaume. Le roi leur fit répéter leurs discours comme s’il avait mal entendu, et, lorsqu’ils eurent fini : Vous êtes mal conseillés, leur dit-il, délibérez encore. Et il sortit en les enfermant dans le verger, où il leur fit porter dans la journée du pain et de l’eau, juste ce qu’il leur en fallait pour les empêcher de mourir de soif et de faim ; ils demeurèrent ainsi sans abri au soleil pendant trois jours, et chaque matin on leur demandait s’ils avaient délibéré, et, comme ils répondaient que non, on en prenait un au hasard et on lui coupait la tête.

« Le soir du troisième jour, le roi avait donné à souper à une belle demoiselle et amie dans une aile de son château, et, comme il quittait la chambre de la dame pour rentrer dans la sienne, il fut pris de froid en passant dans un grand corridor, si bien qu’il gagna son appartement tout frileux, et dit à un de ses valets : Faites-moi tiédir mon lit, car je tremble de froid et me veux coucher et reposer. Le valet obéit, mais, quoiqu’il eût chauffé les draps avec une bassinoire d’airain, le froid alla toujours en augmentant, de sorte que le roi, se sentant claquer les dents et croyant qu’il allait trépasser par la glace qu’il sentait dans la moelle de ses os, tenta d’un remède que lui avait indiqué un médecin de ses amis, à savoir : de se faire envelopper et coudre dans une couverture tout imbibée d’eau-de-vie. Il se roula dans le drap, que l’on trempa en tout point dans la liqueur, et un de ses valets se mit à le coudre. Lorsque l’opération fut finie, et comme le roi commençait à sentir grand bien de ce remède, le valet voulut rompre le fil de la couture ; mais ce fil étant trop fort et trop dur pour être facilement brisé, il en approcha la bougie de cire afin de le brûler. Or, le fil était imbibé d’eau-de-vie, de sorte que le feu y prit que c’était merveille, et gagna le drap. En un instant le roi de Navarre se trouva tout enflammé, et comme il avait les pieds et les bras pris dans son linceul, il ne put ni se sauver ni s’éteindre. Ainsi fut-il brûlé, malgré ses cris, et trépassa cette nuit au milieu des malédictions.

– Ah ! fit le sire de Corasse, tu me racontes là une piteuse histoire.

– Elle est vraie, dit Orthon.

– Il faudra que j’en écrive demain matin au comte de Foix.

– N’as-tu pas autre chose à me dire ?

– Si fait.

– Quoi donc ?

– J’ai à te demander comment tu fais pour aller si vite.

– C’est vrai, dit Orthon, je vais plus vite que le vent.

– As-tu donc des ailes ?

– Non point.

– Et comment fais-tu donc pour voler ainsi ?

– Tu n’as que faire de le savoir.

– Orthon, dit le chevalier, je te verrais volontiers pour savoir un peu de quelle façon tu es fait.

La femme de sire de Corasse se mit à trembler plus fort que de coutume, et, ne pouvant résister à sa crainte, elle pinça son mari de telle manière que celui-ci se retourna et dit d’une voix qui n’admettait pas la discussion :

– Tenez-vous tranquille, chère dame, car je suis le maître et ferai selon ma volonté.

La dame obéit, et ne toucha plus son mari ; mais on entendait ses dents claquer de la grande terreur qui s’était emparée d’elle.

– As-tu entendu ? dit le chevalier à Orthon, voyant qu’il ne répondait pas à sa demande.

– Oui, certes, dit l’esprit ; mais tu n’as que faire de me voir. Qu’il te suffise de m’entendre quand je t’apporte de grandes et vraies nouvelles.

– Pardieu ! reprit le sire, j’ai pourtant grande envie de te voir.

– C’est chose inutile, répondit l’esprit ; donne-moi congé et que je m’en aille.

– Non, dit le chevalier insistant, car je t’aime bien, Orthon ; mais il me semble que je t’aimerais mieux encore si je t’avais vu.

– Hé bien, puisque tu le veux absolument, dit Orthon, la première chose que tu verras dans ta chambre demain, en sortant du lit, ce sera moi.

– Il suffit, dit le chevalier.

– Et maintenant me donnes-tu congé ?

– Je te le donne.

Et le chevalier se retourna vers sa femme, qui tremblait toujours, la rassura et se rendormit.

Le lendemain matin le sire de Corasse commença de se lever ; mais quant à sa femme, qui n’avait pas dormi une seconde, elle fit la malade et dit qu’elle resterait couchée tout ce jour. Le chevalier insista, mais il n’y eut pas moyen de la décider ; elle avait peur de voir Orthon. Quant à sire Raymond, comme c’était tout son désir, il s’assit sur son lit et regarda de tout côté, mais il n’aperçut rien. Alors il alla vers les fenêtres et les ouvrit, espérant qu’au grand jour il serait plus heureux ; mais il ne vit aucune chose qui pût lui faire dire : Ah ! voici Orthon. Il crut donc que son messager lui avait manqué de parole, et il s’en alla à ses affaires. Sa femme n’entendant aucun bruit et n’apercevant aucune apparition, se décida à se lever, et la journée se passa tranquillement. Le soir venu, le chevalier et la dame se couchèrent ; puis, à l’heure de minuit, le sire de Corasse sentit qu’on tirait son oreiller.

– Qu’est-ce ?

– C’est moi.

– Qui, toi ?

– Orthon.

– Hé bien, Orthon, laisse-moi dormir tranquille, car je n’ai plus confiance en toi, et tu es un bourdeur .

– Pourquoi cela ? dit l’esprit.

– Parce que tu devais te montrer à moi, et que tu ne l’as point fait malgré tes promesses.

– Si l’ai-je fait.

– Tu mens.

– Non point ; quand tu t’es assis sur ton lit, ne vis-tu pas quelque chose ?

– Où cela ?

– Sur le plancher de ta chambre.

Le chevalier réfléchit un instant.

– Oui, dit-il, c’est vrai, en m’asseyant sur mon lit et en pensant à toi, je vis deux longs fétus de paille qui tournaient ensemble et s’agitaient comme des pattes de faucheux arrachées du corps.

– C’était moi, dit Orthon.

– Vraiment ! fit le sire de Corasse étonné.

– Oui ; il m’avait plu de prendre cette forme.

– Hé bien, choisis-en une autre pour demain, dit le chevalier ; car j’ai si grande envie de te connaître, qu’il faut que je te voie.

– Tu seras si exigeant que tu me perdras, dit l’esprit.

– Non pas, répondit le chevalier ; quand je t’aurai vu une seule fois, tout sera dit.

– Tu le promets ?

– Je le jure.

– Hé bien, reprit Orthon, la première chose que tu verras en te levant et en entrant dans le corridor, ce sera moi.

– C’est dit, répondit le chevalier.

– Et maintenant me donnes-tu mon congé ?

– Oui, et de grand cœur, car je veux dormir.

Quand vint le lendemain, à l’heure de tierce, le sire de Corasse se leva, et, s’habillant rapidement, ouvrit la porte du corridor, mais il n’y vit rien qu’une hirondelle qui, ayant son nid à l’une des fenêtres, avait passé par une vitre cassée. Or, l’oiseau, en voyant le sire de Corasse, vint voler autour de lui. Comme il avait les hirondelles en haine, parce que dès l’aube elles le réveillaient par leurs gazouillements, il voulut la frapper avec une houssine[25] qu’il tenait à la main, mais il n’atteignit que le bout de son aile. L’oiseau poussa un petit cri plaintif et sortit par la même vitre qu’il était entré. Alors le sire de Corasse se promena plusieurs fois d’un bout à l’autre de son corridor, mais il ne vit rien sur le plancher, sur les murs ni au plafond qui pût être son messager. Il s’en courrouça grandement et se promit de le quereller à la nuit suivante.

À l’heure mentionnée, le chevalier sentit qu’on lui tirait son oreiller ; cette fois il ne demanda pas qui venait, car il était d’une si grand’colère qu’il n’avait encore pu dormir ; aussi débuta-t-il en disant :

– Ah ! te voilà de retour, diseur de mensonges.

– À qui en as-tu ? dit Orthon.

– À toi, méchant esprit, qui promets et qui ne tiens pas tes promesses.

– À moi, dit Orthon ; tu as tort, je n’ai rien promis que je n’aie tenu.

– Ne m’avais-tu pas promis que je devais te voir en entrant dans le corridor ?

– Hé bien, tu m’as vu.

– Je n’ai rien vu qu’une méchante hirondelle dont je ferai jeter bas le nid.

– Cette hirondelle, c’était moi.

– Bah ! fit le chevalier, c’est impossible !

– Si possible, que tu m’as donné un coup de houssine sur l’aile, dont j’ai encore le bras tout meurtri.

– C’est vrai, dit le chevalier ; pardonne-moi donc, mon pauvre Orthon, car je ne te veux pas de mal.

– Je n’ai pas de rancune, répondit l’esprit.

– Hé bien, si cela est, indique-moi comment je pourrai te voir demain.

– Tu y tiens donc toujours ? dit tristement la voix.

– Plus que jamais.

– Tu feras tant, sire chevalier, que tu me bouteras hors de ton service, et que je ne viendrai plus te visiter et te dire des nouvelles.

– Si fait, tu y viendras toujours, car tu ne m’en seras que plus ami et plus cher lorsque je t’aurai vu.

– Il faut faire tout ce que tu veux, dit Orthon.

– Oui, il le faut, répondit le chevalier.

– Hé bien, soit.

– Tu consens ?

– Oui ; la première chose que tu verras demain en ouvrant la fenêtre de la salle à manger, dans la cour, ce sera moi.

– Hé bien, va-t’en à tes affaires, dit le chevalier, car je n’ai pas dormi encore de chagrin de ne t’avoir pas vu, et j’ai sommeil.

Le chevalier se réveilla tard, car il s’était endormi à la mi-nuit passée. Il lui prit aussitôt la crainte qu’Orthon n’eût pas la patience d’attendre et s’en fût allé. Il sauta donc à bas de son lit, traversa le corridor, courut à la salle à manger, ouvrit la fenêtre et fut fort émerveillé, car dans la cour il y avait, cherchant pâture parmi le fumier et les herbes, une grande laie de sanglier, plus grande qu’il n’en avait jamais vu, avec des tettes pendantes comme si elle eût nourri trente marcassins, et si maigre qu’elle n’avait que les os et la peau, et que son museau allongé comme une trompe était tout grognant et tout assumé.

Lorsque le sire de Corasse vit cela, il fut fort ébahi ; car il ne put croire que ce fût son gentil messager Orthon qui eût pris cette forme, mais bien pensa que c’était une truie sauvage qui s’était sauvée par famine de la forêt, et était venue chercher plus grasse pâture dans la cour du château. Or donc, comme il ne voyait pas volontiers chez lui un si piteux animal, il commanda ses gens et appela ses piqueurs, criant : Or tôt ! or tôt ! lâchez les chiens du chenil, et courez sus à cette laie, et qu’elle soit bravement pillée. Les piqueurs et les valets obéirent et lâchèrent la meute. À peine les chiens eurent-ils vu la truie, qu’ils s’élancèrent vers elle à grand courage et la gueule ouverte ; mais ils ne mordirent que le vent, car, lorsqu’ils furent près d’elle, elle s’évanouit en fumée.

Jamais plus ne revit son gentil messager Orthon, le sire de Corasse, qui mourut un an, jour pour jour, heure pour heure, minute pour minute, après l’aventure que nous venons de raconter. (Extrait de : Divers contes)

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021