BIBLIOBUS Littérature française

Hervé - Marie d’Agoult (1805-1876)

 


(sous le pseudonyme de Daniel Stern)

ENVOI

À M. E DE G…

À vous qui avez combattu seul,

Souffert en silence,

Triomphé sans joie.

À vous, qui êtes mon ami.

I

Au mois de septembre 1832, une voiture de poste entrait à l’hôtel Meurice ; une femme jeune et remarquablement belle était seule dans cette voiture. On l’attendait. En la conduisant à l’appartement retenu pour elle, le maître de l’hôtel lui remit une lettre ; elle la saisit vivement, en brisa le cachet et lut ce qui suit :

« Enfin te voilà donc à Paris ? te figures-tu mon chagrin de n’y pas être pour te recevoir ? Après une si longue absence, il me tarde tant de te presser sur mon cœur. Oh ! je t’en supplie, Thérèse, viens au plus vite retrouver ta vieille amie. Je suis à Vermont, avec mon mari, qui joint ses instances aux miennes. Tu n’as fait qu’entrevoir Hervé le jour de notre mariage ; c’est à peine si tu te les rappelles ; mais lui, il te connaît, il t’aime pour tout ce que je lui ai dit de toi, pour tes adorables lettres que je lui ai lues avec orgueil. Songe qu’il y aura bientôt huit ans que nous sommes séparées ; songe à tout ce que nous aurons à nous dire, et hâte-toi de venir reprendre notre intimité, nos interminables causeries du couvent. Sois bonne comme tu l’étais alors. Souviens-toi que tu ne refusais jamais rien à ta petite Georgine. Que ferais-tu d’ailleurs à Paris dans cette saison ? Il n’y a personne. Ta famille est dispersée ; ta sœur est aux eaux de Tœplitz. Crois-moi, viens l’attendre à Vermont. Viens prendre ta part de ma douce vie, te réjouir de me voir heureuse auprès d’un mari que j’estime, que je vénère, que j’adore. Ne pense pas que j’exagère, Hervé est adorable. Il a fait de moi, de cette enfant gâtée que tu as connue si ignorante, si inconsidérée, si futile, une femme sérieuse, attachée à ses devoirs, une mère attentive. Il m’a sauvée de tous les écueils ; il m’a corrigée de tous mes travers ; il m’a rendue presque digne de lui, et cela sans une parole amère, sans un reproche, sans avoir jamais exercé sur mon esprit la moindre contrainte. Quel noble cœur qu’Hervé ! Comme tu vas l’aimer tout de suite ! Il y a tant de rapports entre vous deux ! Mais, égoïste que je suis, je ne te parle que de moi et je ne sais pas si tu peux m’entendre sans tristesse. Tes parents m’ont bien assuré, à la vérité, que tu vivais contente à New-York ; que tu dirigeais en partie les affaires de ton mari ; qu’elles prospéraient ; que vous aviez un établissement superbe ; que tu ne regrettais point trop Paris. Ton beau-frère a même ajouté que ta tête s’était calmée et que, grâce au ciel, tu étais guérie des idées romanesques. Mais toi, tu ne m’as presque rien dit de ton intérieur ; je n’ai pas su deviner non plus l’état de ton âme au ton de tes lettres, qui n’était ni triste, ni gai, ni exalté, ni tout à fait calme pourtant. J’attends donc tes confidences, et je ne puis que te répéter : Viens, viens dans mes bras qui te sont ouverts ; viens dans ma maison qui est la tienne. »

Une larme mouilla les yeux de Thérèse, restée seule dans sa chambre.

— Âme charmante ! murmura-t-elle, cœur plein d’enchantements ! Je l’avais bien prévu, le monde ne devait se montrer à toi que sous ses couleurs les plus séduisantes ; ta lèvre ne devait goûter que le miel au bord de la coupe. Rien qu’en approchant des lieux où tu vis, je sens ta bénigne influence. Il me semble que ces huit années passées, si pesantes, si mornes, se détachent de moi. Je crois respirer de nouveau l’air libre de mon enfance. J’oublie déjà mes jours sans soleil, mes devoirs inexorables et la chaîne si courte qui m’attache à un sol aride. Mon cœur frémit d’une joyeuse impatience, j’ai comme hâte de vivre. Je crois entendre encore la voix de mes illusions perdues et le battement d’ailes de mes jeunes espérances. Ô Georgine, Georgine, quelle magie il y a encore pour moi rien que dans ton nom ! Je t’ai toujours aimée, non comme mon amie, mais comme ma fille, comme mon enfant de prédilection. Si je t’avais vue toujours près de moi, si j’avais pu à toute heure contempler ton front serein et ton doux sourire, mon sort ne m’eût point semblé trop rude ; je l’aurais accepté sans déchirement, peut-être même sans effort.

Thérèse sonna et fit demander immédiatement des chevaux de poste. Puis elle écrivit à sa sœur pour lui apprendre qu’ayant obtenu de son mari la permission de passer trois mois en France, elle allait en donner un à Georgine et rejoindrait sa famille dans le courant d’octobre.

Le lendemain elle arrivait à Vermont. C’était une ravissante demeure, un château bâti à l’italienne sur le versant d’une colline, au bas de laquelle roulait une petite rivière. La vue s’étendait au loin sur une plaine fertile. Les abords étaient riants, les jardins plantés avec un goût exquis, le paysage avait une délicieuse fraîcheur. À mesure qu’on approchait, on se sentait plus attiré. Le murmure de la rivière, le chant de milliers d’oiseaux sous les ombrages, les tons éclatants, les riches nuances des fleurs jetées à profusion sur les tapis de verdure, les parfums qui s’en exhalaient et qui embaumaient l’atmosphère, tout révélait un séjour privilégié ; il était impossible de s’en figurer les habitants autrement que comme des êtres satisfaits et paisiblement heureux. Thérèse reçut avec attendrissement cette impression d’une nature si charmante qu’elle agissait même sur les esprits les moins préparés à en être émus, et quand elle aperçut Georgine, venant radieuse à sa rencontre, appuyée sur le bras d’Hervé, elle crut voir la réalisation d’un de ces romans anglais qui se plaisent aux scènes de famille, une image vivante de cette félicité paradisienne accordée dès ici-bas dans le mariage à quelques femmes que leur ange gardien n’a pas quittées.

Les deux amies se précipitèrent dans les bras l’une de l’autre et se tinrent longtemps embrassées.

— Fais-toi donc voir ! s’écria enfin Thérèse. En vérité, je ne te reconnais plus. Tu n’étais que jolie quand je t’ai quittée ; je te retrouve tout à fait belle.

— Vous l’entendez, dit Georgine en se retournant vers Hervé, nous verrons maintenant ce qu’elle va dire des enfants. Où sont-ils donc restés ? Tenez, Hervé, conduisez Thérèse ; moi, je cours chercher ces chers trésors.

Hervé offrit son bras à Thérèse. Il la remercia avec cordialité de l’empressement qu’elle avait mis à rejoindre Georgine et de la joie que sa présence allait répandre à Vermont. Puis, tournant assez court aux phrases d’usage :

— Comment la trouvez-vous ? dit-il. Avez-vous parlé vrai ? Vous semble-t-elle embellie ?

Thérèse lui répéta ce qu’elle venait de dire, ajoutant que le visage de Georgine, son attitude, sa démarche, avaient pris une attitude noble et grave, infiniment préférable à son joli minois du couvent.

— Eh bien ! reprit Hervé, ce changement extérieur qui vous frappe est l’expression d’un changement intime bien plus marqué, bien plus complet encore. Quand vous avez connu Georgine, quand je l’ai épousée, c’était une aimable et gracieuse enfant, rien de plus ; aujourd’hui, vous ne tarderez pas à vous en apercevoir, c’est une femme distinguée. Son intelligence s’est ouverte à tous les beaux sentiments. Elle me rend bien fier…

— Et heureux, dit Thérèse en lui prenant la main.

— Quelle question ! reprit Hervé en souriant ; on voit bien que vous arrivez d’Amérique. Vous avez véritablement des idées de l’autre monde ; vous croyez au bonheur. Dans notre vieux monde à nous, il n’y a que les niais et les envieux qui y croient.

En ce moment, ils entraient au château ; Georgine les attendait, tenant ses enfants par la main. L’un, garçon de six à sept ans, ressemblait trait pour trait à son père ; l’autre était une petite fille à la chevelure dorée, aux grands yeux bleus, au teint transparent, un chérubin du Corrège. Dès qu’ils aperçurent Hervé, ils se jetèrent sur lui, sautèrent sur ses genoux, se cramponnèrent à son cou ; il n’y eut plus moyen de les en arracher.

— Voilà une présentation bien peu solennelle, dit Georgine ; mais que veux-tu ? ce sont de petits sauvages élevés dans les bois ; ils adorent leur père et ne m’écoutent plus dès qu’il est là.

Le reste du jour se passa en entretiens affectueux et familiers. Les jours suivants, Thérèse fut initiée à tous les détails de la vie de château telle qu’on l’entendait à Vermont. Il régnait dans cet intérieur une liberté si sagement ordonnée, tant de paix ; les maîtres étaient si indulgents, les serviteurs si attentifs, les enfants si joyeux, tous les visages si ouverts, Thérèse voyait surtout chez Hervé et chez Georgine un soin si constant, et qui paraissait si naturel, de se complaire, qu’elle ne pouvait se figurer la plus légère ombre à ce tableau. Le temps de son séjour était déjà presque écoulé ; elle avait déjà passé trois semaines dans une intimité continuelle avec les deux époux, sans qu’un seul mot, un seul regard, un seul incident eût pu faire concevoir à sa pénétrante amitié le moindre doute sur leur bonheur à l’un et à l’autre. Seulement, de temps en temps, elle se rappelait la singulière réticence d’Hervé lorsqu’elle lui avait demandé si Georgine le rendait heureux. Involontairement elle cherchait une signification à ce qui, sans doute, n’avait été qu’une plaisanterie banale. Elle commentait de vingt façons diverses les paroles qu’il avait dites. Souvent aussi le beau front d’Hervé, déjà dépouillé au-dessus des tempes, le timbre de sa voix pénétrant et attristé, un léger pli d’ironie qu’elle surprenait à sa lèvre, même dans le sourire, la faisaient rêver et lui jetaient à l’esprit mille perplexités, mille conjectures vagues et romanesques. Mais aucune de ces conjectures ne portait atteinte à la haute opinion qu’elle avait conçue de lui. Elle admirait de plus en plus ce cœur fier et simple, cet esprit délicat qui savait ennoblir toutes les vulgarités de la vie, cet homme qui ressemblait si peu aux autres hommes, et qui, possédant tous les avantages qui excitent l’envie, exerçait en même temps toutes les vertus qui la désarment.

Chaque jour elle lui faisait une plus large place dans son cœur, et bientôt elle n’aurait pas su discerner qui de lui ou de Georgine occupait le plus sa pensée et la retenait par de plus doux liens. Un refroidissement insensible avait même succédé à l’impétuosité des premières caresses entre les deux amies. Thérèse ayant doucement évité de répondre aux questions un peu indiscrètes de Georgine, celle-ci s’était sentie froissée, et, sans rien témoigner, elle avait, de son côté, mis fin aux épanchements, aux confidences. Occupée de ses enfants, de sa maison, d’un nombreux voisinage rendu plus animé par l’approche des élections et la candidature d’Hervé, elle ne trouvait plus de temps pour les tête-à-tête, et Thérèse semblait plutôt être devenue l’amie de son mari que la sienne. Cependant je ne sais quelle gêne subsistait entre Hervé et cette dernière. Ils étaient tous deux réservés, circonspects, et leurs entretiens, quoique familiers, n’avaient rien de véritablement intime.

Thérèse, d’abord charmée, épanouie au sein de l’atmosphère bienveillante de Vermont, retombait peu à peu dans une sorte d’absorption et de mélancolie. Souvent elle s’échappait du château, faisait seule de longues courses ; elle errait alors à l’aventure, et ne rentrait parfois qu’à l’heure des repas. Un matin, par un de ces beaux soleils d’automne qui percent lentement la brume et jettent des teintes si vives aux arbres à demi dépouillés, elle s’était éloignée plus que de coutume. D’étranges préoccupations, des rêves bizarres, avaient agité son sommeil. Elle était dans cette disposition vague et languissante à laquelle ne peuvent toujours se soustraire les natures les plus fortes. À chaque instant ses yeux s’emplissaient de larmes ; tout ce que la poésie a créé d’images tendres et dangereuses lui revenait confusément à la mémoire ; se parlant à elle-même, elle disait à haute voix et comme pour se soulager de ses propres pensées, des chants d’amour, des vers tendres ou passionnés. Elle se croyait seule et suivait sans contrainte le cours de sa rêverie, lorsqu’un bruit de pas sur les feuilles sèches la fit tressaillir.

— Thérèse ! dit une voix bien connue ; Thérèse, répéta Hervé, car c’était lui, ne voulez-vous donc point m’entendre ? je vous y prends enfin, en flagrant délit de roman. La voilà donc retrouvée, cette femme sentimentale, cette poétesse de qui l’on m’avait tant parlé ! Aujourd’hui, elle fait des affaires de banque et raille tout ce qui n’est pas palpable comme de l’or, positif comme de l’arithmétique ; mais un beau matin elle fuit au bocage et répète aux échos d’alentour des vers amoureux.

Disant cela, il s’approcha gaiement, prit le bras de Thérèse, le passa doucement dans le sien, serra sa main brûlante et se mit à marcher avec elle. Elle était interdite et demeurait muette.

— Pardonnez ma sotte plaisanterie, reprit Hervé en la regardant avec surprise ; je vois que je viens de heurter un sentiment intime, une disposition de l’âme que j’aurais dû respecter. C’est un nouveau malentendu ajouté à tous ceux qui sont déjà entre nous. Je vous assure, Thérèse, que je souffre de cela. Depuis près d’un mois, nous nous voyons sans cesse ; vous êtes l’amie intime de ma femme ; j’estime votre caractère, j’admire votre esprit. J’aimerais, ajouta-t-il avec quelque hésitation, oui, j’aimerais être aussi votre ami. Je voudrais que vous me connussiez bien, que vous pussiez aimer en moi, non pas l’homme que je parais, mais l’homme que je suis ; et cependant, je le sens, nous vivons à mille lieues l’un de l’autre. Je suis un étranger pour vous, Thérèse, moi qui devrais être votre frère. Je ne sais si je puis même accepter les sentiments affectueux que vous semblez avoir pour moi… J’aurais besoin de vous parler une fois à cœur ouvert.

Thérèse releva la tête, son visage s’éclaira de joie ; Hervé allait au-devant de son plus ardent désir ; il prévenait une demande qui, bien souvent déjà, avait erré sur ses lèvres, et qu’une excessive appréhension de lui déplaire avait seule refoulée. Tout ce que Georgine lui avait dit de son mari lui semblait incomplet, insuffisant ; une voix secrète lui criait qu’il y avait là un mystère à pénétrer, un de ces mystères d’amour, peut-être, dont les femmes sont toujours avides…

— Hervé, dit-elle, mon ami, puisque vous devinez si bien ce que je pense, ce que je souhaite depuis le premier instant où je vous ai vu, puisque vous me jugez digne de votre confiance, à quoi bon vous dire que vous trouverez en moi un esprit recueilli, pénétré de la religion du silence, un cœur qui peut tout comprendre, car il a connu, lui aussi, le vertige de certaines heures funestes et l’effrayante fascination qu’exerce le mal sur la perversité de nos penchants. J’ai connu la curiosité et l’orgueil… C’est vous dire que j’ai côtoyé bien des abîmes.

— Vous devinez donc que je vais avoir un triste récit à vous faire, dit Hervé, puisque vous me promettez votre indulgence ?…

— Mon indulgence, dit Thérèse ; ce mot aurait-il un sens entre nous ? Qui donc aurait le droit d’en gracier un autre ? À mes yeux, il n’y a pas de fautes, il n’y a que des malheurs.

Hervé lui serra la main.

— Écoutez-moi, reprit-il ; ces heures ne se retrouveront peut-être plus. Vous exercez en ce moment sur moi une influence presque surnaturelle ; vous avez le rameau miraculeux qui découvre les sources cachées ; mon cœur se dilate en votre présence ; mais bientôt un silence de plomb va retomber sur lui. Écoutez-moi, puis oubliez ce que je vais vous dire, car personne, non, personne au monde, n’a jamais su, ne saura jamais ce que vous allez entendre.

— Comment ? dit Thérèse, votre femme elle-même, Georgine, ignorerait-elle une seule particularité de votre vie ; lui cacheriez-vous quelque chose ?

— Prendre sa femme pour confidente, reprit Hervé, c’est une erreur funeste. Cela ne peut et ne doit point être. L’éducation d’une jeune fille, ses préjugés, ses instincts mêmes, lui rendent ce rôle impossible. Comment attendre d’un être qui ne connaît rien de la vie, l’appréciation équitable de ce tourbillon de paroles, de pensées, d’actes contraires et inconséquents qui tourmente et entraîne la jeunesse de l’homme ? L’épouse tendre et naïve sera indignée, affligée outre mesure, au récit de tant et de si vulgaires égarements ; elle méprisera peut-être celui qu’elle doit avant tout respecter. Non, l’homme doit savoir porter seul le fardeau de son passé quel qu’il soit ; il n’y a de dignité possible dans le mariage qu’à ce prix.

Un long silence se fit ; ils continuaient à marcher ; le ciel se couvrait de nuages, un vent froid s’était levé et sifflait dans les branches mortes ; des nuées de corneilles traversaient les allées du bois en faisant entendre leur rauque croassement ; je ne sais quoi de lugubre dans la nature avait succédé à la promesse d’une matinée splendide ; quelque chose de morne et de sinistre semblait planer au-dessus d’Hervé et de Thérèse et les pénétrait de tristesse.

Hervé rompit enfin le silence et parla ainsi :

— À vingt-deux ans, je devins amoureux d’une femme qui en avait plus de trente ; son visage avait perdu l’éclat de la première jeunesse, mais tout ce que la grâce la plus exquise, un soin constant de plaire, un insatiable désir de captiver peuvent donner de séduction et de charme était en elle et me ravissait. Encore aujourd’hui, Thérèse, en dépit de tant d’années qui ont pesé sur mon front et ralenti le sang dans mes veines, je ne prononce pas son nom sans un pénible effort.

— Je comprends, dit Thérèse…

— Quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire d’elle, reprit Hervé, je crains que vous ne me compreniez plus. Mais n’importe… Continuons. Le mari d’Éliane, excellent homme, enrichi par des spéculations industrielles qui lui prenaient tout son temps, laissait à sa femme une liberté entière. Elle ne paraissait pas en avoir abusé, car sa réputation était bonne, et l’on ne tenait sur elle que très peu de ces propos inconsidérés auxquels n’échappent pas les femmes les plus vertueuses. Éliane voyait beaucoup de monde ; elle était fort recherchée à cause de son esprit et de son élégance. Il ne me vint pas en pensée qu’elle pourrait deviner seulement que je l’aimais. Je n’avais aucune expérience ni des autres ni de moi-même ; je n’étais ni fat, ni présomptueux, ni pénétrant. J’étais simple et vrai dans l’exaltation la plus romanesque. Je mettais tout mon bonheur à contempler Éliane, à l’écouter, à m’enivrer de son regard, de son accent expressif, à suivre ses mouvements, ses moindres gestes, à épier les occasions d’être près d’elle ; tout cela sans rien prétendre, sans rien espérer, je crois même sans un désir. J’étais si jeune, il y avait en moi une telle surabondance de vie, que mon amour était à lui-même son but et sa récompense. Éliane avait trop de pénétration pour ne pas s’apercevoir, dès l’abord, de l’empire qu’elle exerçait sur moi. Je crois qu’elle s’en applaudit et qu’elle résolut de le rendre absolu. Cela ne lui fut pas difficile. Elle parvint sans aucune coquetterie apparente, par des manières cordiales, des discours pleins de prudence, des conseils affectueux, parfois même des réprimandes enjouées, en un mot, par toute une attitude prise de sœur aînée, à me mettre en entière confiance et à éloigner en même temps de son entourage les soupçons qui auraient pu contrarier son dessein : bientôt, chose sans exemple dans le monde où elle vivait, il fut tout simple, pour son mari et pour ses amis, de me voir chez elle à peu près à toute heure, tantôt à lui faire des lectures, tantôt à l’accompagner au piano, car elle chantait divinement, tantôt à lui servir de secrétaire pour sa nombreuse correspondance. Depuis, en réfléchissant au pied sur lequel je me trouvais au bout de si peu de temps dans sa maison, en songeant combien cela eût été impossible à une autre femme, je suis resté confondu devant tant d’habileté et de savoir-faire ; mais alors je ne réfléchissais pas, je me laissais aller au flot qui me portait. L’amour me pénétrait tout entier ; Éliane s’était emparée de toutes mes facultés. Son esprit actif, son imagination vive, donnaient un continuel aliment à ma pensée ; elle embrasait mes sens par des familiarités dont elle ne semblait pas soupçonner le danger, et quand, à ses heures d’abandon, elle me laissait entrevoir le fond de son âme, j’y découvrais de si nobles douleurs, de si belles révoltes contre la mesquinerie et l’inutilité de son existence, des élans si purs vers le beau et le vrai, que je me récriais contre l’injustice du sort, contre l’aveuglement d’une société ingrate qui ne tombait pas à genoux en adoration devant cet ange exilé du ciel. Six mois se passèrent ainsi dans les rapports les plus étranges qui aient peut-être jamais existé entre un homme de mon âge et une femme encore jeune. Je ne lui avais pas dit une seule fois que j’étais amoureux d’elle ; elle ne paraissait pas s’en douter ; il était établi que nous avions grand plaisir à être ensemble, que nous nous aimions beaucoup, et nous ne cherchions pas à définir les termes. J’étais devenu si insatiable que, non content de la voir tous les jours, je lui écrivais la nuit d’énormes lettres auxquelles elle répondait assez souvent par quelques lignes affectueuses, mais où ne se trouvait jamais, ainsi que je le compris plus tard, une phrase de sens douteux, jamais une parole qui eût pu la compromettre.

» Un jour que je me présentais chez elle à l’heure accoutumée, on me dit à l’antichambre qu’elle était rentrée souffrante du bal, qu’une fièvre violente s’était déclarée, et qu’elle ne pouvait me recevoir. Une semaine entière s’écoula sans qu’on me laissât parvenir jusqu’à elle. Les nouvelles devenaient de plus en plus alarmantes, le médecin paraissait soucieux et refusait de s’expliquer. Je crus que je deviendrais fou. Une continuelle obsession des pensées les plus absurdes, des résolutions des plus extravagantes, obscurcissait mon cerveau ; une douleur inouïe déchirait mon cœur ; Éliane souffrait et je n’étais pas près d’elle ; Éliane était en danger et je ne pouvais prier à son chevet ; Éliane allait peut-être cesser de vivre et ce n’était pas moi qui recevrais la dernière étreinte de sa main adorée ; ce n’était pas moi qui recueillerais son dernier soupir. Je n’étais donc rien pour cette femme si chère ; rien dans sa vie, rien à l’heure de sa mort. Le hasard d’un jour nous avait rapprochés ; je ne tenais à elle par aucun lien ; je n’étais ni son frère, ni son mari, ni son amant. Son amant ! ce mot, qui ne fit d’abord que traverser mon esprit sous la forme d’une plainte vague, y revint bientôt comme un regret, puis s’y fixa comme une espérance.

» Je n’étais pas l’amant d’Éliane, mais je pouvais le devenir. Dès ce moment, ô puissance de la passion, ô certitude de la jeunesse ! je ne doutai plus de son salut, je n’eus plus d’appréhension pour elle, il n’y eut plus de place dans mon cœur pour le découragement. L’avenir m’apparut comme un ami qui me tendait la main et qui me criait : Aie confiance ! La dernière fois que j’avais vu Éliane, j’étais un enfant sans volonté, recevant passivement toutes les impressions du dehors sans réagir sur aucune ; lorsque je la revis, j’avais conscience de moi ; l’amertume d’une première douleur avait sevré mon âme ; d’enfant j’étais devenu homme, je voulais posséder Éliane ou mourir. Enfin, je reçus un matin un billet d’elle qui ne contenait que ces mots :

« Je suis sauvée, venez. »

» Vous dire mon ivresse, mon délire quand je revis son écriture, ne serait possible dans aucune langue. Je poussais des cris, de véritables rugissements de joie. Je tenais ce billet à deux mains comme si je craignais qu’on ne me l’enlevât ; je dévorais des yeux ces caractères qui rayonnaient à m’éblouir ; puis je les posai sur mon cœur pour contenir des battements si violents qu’ils me causaient une souffrance aiguë ; je les portai à mes lèvres brûlantes ; je tombai à genoux et je rendis grâce. Si ce fut à elle, si ce fut à Dieu, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’en ce moment j’adorai, je bénis un être puissant et bon qui me rendait heureux. Oh ! pour ce seul instant, s’il pouvait renaître, pour ce seul élan, pour cette seule étincelle qu’une immense espérance fit jaillir d’un immense amour, je voudrais revivre ces années si terribles ; je reprendrais la chaîne de mes misères ; je subirais toutes les tortures de ce passé si douloureux ; je renoncerais à la tranquillité, à la paix que j’ai reconquise ; je renoncerais à l’estime des hommes, et je vous le dis bien bas, je renoncerais à ma propre estime que j’ai reconquise aussi !

Thérèse leva les yeux sur Hervé avec l’expression d’une indicible surprise.

— Ô Thérèse ! Thérèse ! ce langage vous étonne, il vous effraye presque. Vous avez cru aussi, qui ne le croirait ? que j’étais un homme mort aux passions de la jeunesse, calmé par l’expérience et la réflexion. Vous avez pensé que cet empire salutaire que j’exerce sur les autres par la persuasion et l’exemple, je le devais à une sagesse voisine de la froideur, à une intelligente insensibilité. Convenez-en, vous avez pensé qu’Hervé était aujourd’hui un homme voué au culte de l’utile, absorbé par les affaires et par les honnêtes calculs d’une ambition modérée ? Cela est vrai comme tout est vrai en ce monde : à moitié. Mon âme est aujourd’hui comme les terrains de formation successive ; tant de couches y sont superposées qu’il m’est difficile à moi-même d’en retrouver le fond. Mais ce que je sais, ce que je sens surtout à certains jours de souffrances plus intenses, c’est qu’elle a conservé une ardente soif d’amour, un dédain complet de cet ordre, de cette régularité qui encadrent aujourd’hui ma vie ; le sentiment d’un isolement profond au sein des affections les plus tendres, et l’amer, le coupable regret des orages de ma jeunesse.

Hervé se tut, Thérèse n’osa rompre le silence. Rien n’est plus auguste que l’aveu des misères d’une grande âme ; rien d’affligeant pour l’esprit comme de pénétrer le néant des plus fortes volontés, de toucher la couronne d’épines qui ceint le front de ceux qui ont triomphé d’eux-mêmes, et d’entendre la plainte étouffée qui gronde au fond de toute satisfaction humaine. Après avoir fait quelques pas sans rien dire, Hervé reprit ainsi :

— Quand j’entrai chez Éliane, elle était seule, couchée sur une chaise longue ; ses longs cheveux noirs, que j’avais toujours vus bouclés avec le plus grand soin, tombaient en désordre sur ses épaules ; son regard, si brillant d’ordinaire, était abattu, sa voix presque éteinte ; elle paraissait avoir beaucoup souffert. Éliane, m’écriai-je en me précipitant à ses genoux et en couvrant sa main de larmes, Éliane, tu vis, tu m’es rendue ! Et je relevai la tête, et mon regard s’attacha sur le sien avec âpreté, comme pour ressaisir en une minute tout le bonheur, toute la joie que j’avais perdus loin d’elle. C’était la première fois qu’il m’arrivait de la tutoyer ; elle n’en parut pourtant point surprise. Elle se leva à demi et posant la main sur ma tête, ainsi qu’elle avait accoutumé de le faire lorsqu’elle était un peu émue :

» — Pauvre Hervé, dit-elle, vous m’aimez beaucoup.

» — Beaucoup ? m’écriai-je, quel mot ! Veux-tu savoir combien je t’aime, Éliane, laisse-moi, laisse-moi te presser, t’étreindre contre ma poitrine, tu y sentiras un cœur qui ne bat que pour toi ! Et, par un mouvement soudain, avant qu’elle pût se défendre, je passai mon bras autour de sa taille et je l’attirai vers moi. Elle n’eut que le temps de cacher son visage sur mon épaule, je couvris son cou d’ardents baisers. Parvenant enfin à se dégager :

» — Hervé, me dit-elle, et il n’y avait dans son accent ni trouble ni colère, vous savez bien que je ne m’appartiens pas, que des sentiments aussi exaltés ne sauraient entrer dans ma vie. J’ai un mari que j’estime, des enfants dont les caresses sont la récompense de mes sacrifices. Dieu bénit en eux, j’en suis certaine, le renoncement de ma jeunesse ; mon cœur saigne parfois, mais mon front est sans tache, et l’orgueil d’une conscience pure est ma force dans l’affliction. Dites, Hervé, voudriez-vous me la ravir ?

» — M’aimes-tu, m’écriai-je, sans lui répondre ; m’aimes-tu ?

» — Hervé, ne le savez-vous pas ? ne voyez-vous pas que vous êtes mon meilleur, mon plus cher ami ?

» — Un de vos amis, repris-je avec ironie, le meilleur même de vos amis ; je suis reconnaissant de la place que vous m’avez faite, mais cette place, je ne m’en sens pas digne. Si vous ne devez avoir pour moi qu’une amitié banale, il est impossible que je vous revoie. Je sais bien que vous quitter c’est mourir, mais vivre auprès de vous d’une misérable aumône d’affection distribuée à parts égales entre vos nombreux amis, c’est à quoi je ne me résoudrais jamais. Non, non, Éliane, mon amour est trop absolu, trop profond, trop fou peut-être, pour accepter, en échange de ce qu’il vous donnerait, un sentiment bâtard, subordonné à mille calculs. Il me faut votre amour, Éliane, il me le faut tout entier, ou bien vous me voyez en ce moment pour la dernière fois.

» D’où m’était venue tout à coup cette énergie, cette audace ? je ne saurais l’expliquer. Le développement de la force morale ne s’accomplit pas chez l’homme dans une progression régulière et continue. Il y a tel événement, telle pensée qui peut faire en une minute l’œuvre de plusieurs années ; une de ces minutes avait sonné pour moi.

Éliane le comprit, car dès ce jour, je pourrais dire dès cette heure, elle changea de manière ; elle quitta le ton de supériorité condescendante qu’elle avait eu jusque-là ; elle se montra craintive, suppliante ; elle m’avoua qu’elle m’aimait d’amour, de l’amour le plus tendre et le plus exclusif ; mais elle me conjura de ne pas abuser de cet aveu, de ne pas la rendre parjure à son mari, hypocrite avec le monde, tremblante devant Dieu.

» Son langage fit sur moi l’impression qu’elle voulait. Je n’étais point dévot, mais comme tous les hommes, même les plus corrompus, j’aimais la piété des femmes, et j’étais facilement séduit par le côté poétique de la religion. Tout en combattant l’exagération de ses idées, j’admirais la résistance d’Éliane, et j’étais si fier de sa vertu, que je ne savais plus, par moment, si je serais joyeux ou triste de la voir succomber. Nos tête-à-tête, qu’elle avait rendus moins fréquents, étaient devenus plus orageux. C’étaient, de mon côté, de vives supplications ; des appels à ma générosité, du sien. Quelquefois les rôles changeaient : j’arrivais chez elle calme, apaisé ; c’était elle alors qui semblait oublier sa résolution et qui me prodiguait des marques de tendresse inexplicables de la part d’une femme qui voulait et croyait rester fidèle.

» Pour vous faire concevoir jusqu’où allaient la bizarrerie, l’inconséquence de nos rapports, les singuliers incidents que sa retenue et son laisser aller, sa dévotion et son caprice amenaient dans notre liaison, je vous citerai un fait entre mille. Elle m’avait plusieurs fois exprimé la curiosité la plus vive de voir mon appartement : c’était un enfantillage, disait-elle, mais elle tenait à savoir dans quel ordre mes livres étaient rangés, si mon bureau était bien placé ; où je mettais mes armes ; enfin, elle disait à ce propos cent folies charmantes que j’osais à peine écouter, tant elles présentaient à mon esprit d’enivrantes images. C’était le temps des bals de l’Opéra. Son mari était absent. Elle me proposa un jour sans aucun préambule et comme si elle m’eût dit la chose du monde la plus simple, de venir la prendre à minuit ; elle ajouta qu’elle serait masquée, que nous serions censés aller au bal, et qu’au lieu de cela je la conduirais chez moi où elle resterait jusqu’au jour. Pour un homme éperdument épris, comme je l’étais, d’une femme honorée, il y avait de quoi perdre l’esprit ; je me contins, dans la crainte que, si elle voyait mes transports, elle ne comprît mieux l’imprudence de sa démarche, et je la quittai aussitôt, pensant n’avoir jamais assez de temps pour dignement préparer un lieu que sa présence allait consacrer.

» Je n’ai jamais été prodigue, je n’ai jamais fait à aucune époque de ma vie, par vanité, ou par goût du luxe, aucune dépense excessive ; mais ce jour-là, pour qu’Éliane se trouvât bien chez moi pendant une heure, je dépensai en quelques minutes mon revenu de toute une année. Je passai le reste du jour à courir dans les magasins les plus célèbres, j’aurais voulu inventer des recherches nouvelles, de nouveaux raffinements de confort et d’élégance, pour lui arracher un mouvement de surprise. Mon premier soin, comme je lui connaissais la passion des fleurs, fut de faire acheter les plus magnifiques plantes, les arbustes les plus rares, et de transformer le cabinet où je travaillais en véritable bosquet. Au milieu de ce bosquet je fis placer un meuble sculpté en forme de chaise longue, recouvert d’une étoffe de l’Inde, que l’on venait d’achever pour être envoyé en Russie. Après avoir vainement cherché un tapis qui me parût assez moelleux pour son pied de fée, je fis arranger à la hâte une fourrure d’hermine, que j’étendis devant la chaise longue, en songeant avec ravissement à l’effet que feraient sur ce tapis de neige ses deux petits souliers de satin, noirs et lustrés comme l’aile d’un corbeau. Sous un grand mimosa, dont les branches flexibles la recouvraient à moitié, je fis dresser une table où il n’y avait que la place juste de deux couverts. J’ordonnai un souper fort simple en apparence, mais composé de primeurs extravagantes. Une corbeille en vermeil, admirablement ciselée, contenait des fruits savoureux, dignes d’être servis à une souveraine ; je remplis moi-même deux flacons de cristal d’un vin exquis, qu’un de mes oncles, vieux marin, avait rapporté des îles.

» Je m’étais aperçu qu’Éliane aimait la bonne chère et qu’il lui arrivait de boire capricieusement plus que les femmes ne le font d’habitude. Je n’ose pas dire que j’avais comme une vague idée, un espoir confus que peut-être ce vin capiteux, bu sans défiance, porterait le désordre à son cerveau, rendrait sa raison chancelante ; vous allez trouver que c’était là une pensée ignoble, bien peu digne de l’amour idolâtre qu’Éliane m’avait inspiré. Mais, Thérèse, voyez-vous, les hommes sont ainsi faits ; les plus délicats ne sont pas exempts de grossièretés inqualifiables. L’image de la femme aimée n’est jamais assez isolée sur l’autel que nous lui dressons pour que d’étranges confusions ne se fassent pas dans notre esprit. Lorsque nous nous inclinons devant elle, semblables au flot qui vient saluer la rive, nous déposons à ses pieds, comme malgré nous, le limon de nos habitudes corrompues, l’écume de nos souvenirs.

» Éliane vint chez moi le 28 février, à une heure du matin ; je n’ai jamais oublié cette date.

II

» Lorsqu’à la lueur des candélabres dont les branches sortaient du milieu d’arbustes en fleurs, elle entrevit ces apprêts de notre tête-à-tête, ce luxe fantasque prodigué à elle seule, dans un pauvre petit réduit où elle n’avait compté trouver que l’ameublement modeste d’un étudiant, elle fut surprise, sa vanité fut à tel point flattée, qu’elle ne trouva de paroles ni pour me remercier ni pour me gronder. Par un mouvement prompt, elle dénoua son masque et laissa glisser à terre son domino. En voyant son charmant visage illuminé de joie, ses épaules et ses bras nus se dégager des plis noirs du satin, j’eus un moment de vertige. Elle était si blanche, sa robe étroite et collante dessinait une taille si svelte, ses grands yeux m’éblouissaient de tant de flammes, que je crus voir une apparition, la reine des ondines ou la fée Titania. Elle s’aperçut sans doute que mon imagination s’exaltait, et que j’étais sur une pente où bientôt il ne lui serait pas facile de m’arrêter, car elle employa sa ruse habituelle pour me contenir. Elle se hâta de me parler avec vivacité, avec enjouement, et même avec une pointe d’ironie ; elle poussa la cruauté jusqu’à critiquer mon tapis d’hermine, et jusqu’à prétendre qu’une plante de gardénia, qui se trouvait auprès de la chaise longue où elle s’était couchée, lui causait un mal de tête affreux. Enfin elle me tourmenta, me harcela, m’irrita, me dérouta si bien, que je ne pensais plus à lui proposer de souper, lorsque tout à coup elle s’élança de son repos, et courant s’asseoir à table, elle se prit à manger avec un appétit merveilleux. Je restais là mécontent, confus de mon personnage, me sentant gauche et le devenant de plus en plus. Elle en arriva à vouloir me faire trouver notre situation plaisante, alors je ne me contins pas. Dans la disposition romanesque où je me trouvais, la raillerie m’était odieuse ; nous nous disputâmes assez vivement : je me souviens de tous ces détails comme si c’était hier ; enfin elle me tendit la main ; nous fîmes une espèce de paix ; nous achevâmes gaiement notre petit souper. Deux heures s’étaient passées dans ces conversations à demi hostiles ; elle se plaignit d’une extrême fatigue, et se recouchant sur la chaise longue, elle ne tarda pas à fermer les yeux et à s’endormir.

» Je la contemplai d’abord avec une émotion religieuse ; ce sommeil si calme d’une femme que j’adorais, et qui se trouvait chez moi, loin de toute surveillance, livrée à ma merci, était la chose la plus poétique que je pusse imaginer. Toutefois mes sens étaient trop excités, ma pensée était trop troublée, pour que de violents désirs ne s’emparassent pas de moi. Je ne pus m’empêcher de déposer sur son front un long baiser. Elle ouvrit les yeux à moitié et me parla d’une voix mourante. Ce qu’elle me dit, la résistance qu’elle m’opposa, ce que j’arrachai à sa lassitude ou ce que j’obtins de son amour, je ne saurais plus, je n’ai jamais su le discerner. C’était assez pour que je pusse m’enorgueillir de ma victoire ; ce n’était pas assez pour qu’elle eût à rougir de sa chute.

» Vous pouvez imaginer combien de pareilles scènes exaspéraient ma passion et me faisaient son esclave. Ce qui vous surprendra peut-être, c’est que notre liaison fût restée secrète et que le monde, dont Éliane redoutait excessivement l’opinion, ne se jetât pas à la traverse de nos amours. Mais outre qu’elle avait des précautions inouïes, une prudence toujours éveillée, elle était si maîtresse d’elle-même, elle parlait de moi avec un si parfait aplomb, qu’il était presque impossible de rien soupçonner. D’ailleurs la piété d’Éliane, sa régularité dans l’exercice de ses devoirs religieux, son assiduité auprès des pauvres de la paroisse, lui conciliaient à tel point l’affection des ecclésiastiques et des vieilles femmes, qu’elle avait autour d’elle comme une milice sacrée toujours prête à la défendre en toute occasion.

» Quelque temps après cette nuit étrange, un matin que j’étais chez Éliane, on annonça le comte de Marcel. C’était un homme de quarante ans environ, brave, spirituel, de la meilleure compagnie, loyal et même chevaleresque, disait-on, dans ses rapports avec les hommes, mais débauché, cynique, et sans moralité aucune quand il s’agissait des femmes qu’il affectait de mépriser. Sa présence inopinée chez Éliane, où je ne l’avais jamais rencontré, me surprit et me déplut. Ce qui me déplut bien davantage, ce fut de lui voir prendre avec elle un ton léger, persifleur, et s’établir dans son salon avec une familiarité négligente qui me sembla dépasser les bornes de la liberté permise. Je donnai de fréquentes marques d’impatience pendant sa longue visite, et, lorsqu’il quitta la place, j’éclatai en indignation, presque en reproche. Je ne concevais pas comment une femme honnête pouvait recevoir un homme pareil, je n’aurais pas supposé qu’une personne qui se respectait entendit de tels propos, souffrit une manière d’être si inconvenante. Enfin je donnai un libre cours à ma colère que fomentait déjà le premier levain d’une violente jalousie. Le comte était beau, je n’avais pu m’empêcher de lui trouver du mordant, du trait dans l’esprit, une certaine élégance, un grand air jusque dans le cynisme, quelque chose enfin de supérieur, de voulu dans son laisser aller apparent, qui me causait une irritation sourde ; et je me vengeais, en le rabaissant le plus possible, de tous ces avantages dont je ne possédais aucun. Un des plus singuliers effets de la jalousie, c’est qu’elle cause tout à la fois d’imbéciles aveuglements et de divinations en quelque sorte surnaturelles. Pour la première fois depuis que j’aimais Éliane, j’observai dans ses réponses un certain embarras qui ne me parut pas d’accord avec sa franchise ordinaire. Une ombre glissa dans mon cœur ; ce ne fut pas le doute, je me serais cru le dernier des hommes si j’avais hésité à la croire en ce moment ; ce fut comme une lointaine et vague possibilité entrevue de ne pas la croire entièrement toujours.

» Elle m’expliqua que, à la vérité, elle avait peu attiré M. de Marcel jusqu’ici, parce que ses principes trop connus lui inspiraient la même répulsion qu’à moi, mais elle ajouta que d’anciennes relations de famille, d’importants services rendus à ses parents lui faisaient un devoir de l’accueillir en ami, et autorisaient jusqu’à un certain point les libertés qu’il prenait chez elle. Elle parla longtemps sur ce ton. Je ne répondis rien, je n’aurais pas osé avouer de la jalousie ; des conseils dans ma bouche eussent été déplacés. J’en avais déjà trop dit ; je me tus. Je devins pensif, et, rentré chez moi, je m’abandonnai à une grande tristesse. Un sentiment inconnu jusqu’alors envahit mon cœur. C’était une douleur fiévreuse, sans nom et sans objet, un chagrin dont la puérilité me faisait rougir, et dont pourtant je ne savais pas me défendre ; j’étais jaloux, éperdument jaloux ; et cela à propos d’une misère, à propos de rien ; jaloux de la plus vertueuse femme qu’il y eût au monde ; c’était de quoi me prendre moi-même en grande pitié.

» Dès ce jour commença pour moi une période de souffrance toujours croissante ; je ne crois pas qu’il soit au monde de tourment plus odieux que celui d’un cœur fier aux prises avec la jalousie, cette passion basse que les poètes ont tenté d’ennoblir, mais dont le principe est, presque toujours, dans un intérêt égoïste et brutal ou dans un amour-propre désordonné. Il est bien rare que l’amour pur, si emporté qu’on le suppose, se montre jaloux et défiant. C’est ce qu’il y a de maladif, de mauvais en nous, qui sert d’aliment aux flammes de la jalousie. J’en fis alors la triste épreuve, car, à ses premières lueurs, je découvris en moi des petitesses, des lâchetés dont je n’avais pas jusque-là soupçonné l’existence.

» Ma passion pour Éliane, en paraissant s’accroître, changea de nature. Je n’allais plus chez elle avec simplicité et ouverture de cœur, pour jouir de sa douce présence et des épanchements de notre amour. J’y allais avec la pensée de rencontrer Marcel, avec une sorte de désir âpre de les surprendre, de rompre leur tête-à-tête. J’étais désappointé quand il ne s’y trouvait pas. Son nom me revenait sans cesse à la bouche. Éliane le prononçait-elle, au contraire, mon cœur se serrait douloureusement et mes yeux s’emplissaient de larmes. Je m’aperçus bientôt qu’Éliane évitait de me faire rencontrer avec le comte, et je crus même surprendre, quand je les voyais dans le monde, où il ne la quittait guère, des sourires d’intelligence échangés entre eux. J’en devins comme fou, et je m’oubliai un jour jusqu’à vouloir exiger d’Éliane qu’elle cesserait de le voir ; je lui fis d’absurdes menaces : puis voyant que je n’obtenais rien ainsi, je me montrai faible comme un enfant ; je pleurai sur son sein, je la conjurai de prendre en pitié ma souffrance. Elle me répondit qu’elle ne pouvait faire un pareil éclat, que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes par le prochain départ de Marcel. Elle raisonnait à perte de vue, quand moi je divaguais de la façon la plus déplorable. Aussi dans ces sortes de scènes, qui se renouvelèrent plusieurs fois, je finissais toujours par lui demander pardon ; je la quittais mécontent de moi, admirant sa sagesse et maudissant ma folie. Quant au comte, il ne semblait pas s’apercevoir de ces orages. Il ne me témoignait ni éloignement ni sympathie ; il était avec moi strictement poli, rien de plus, rien de moins, et ne tenait guère compte de ma présence. Moi je le haïssais ; j’aurais voulu le tuer ; j’épiais sans cesse un sujet de querelle. Je fus trop exaucé : j’étais réservé au plus triste des châtiments, à celui que l’homme, égaré par sa passion, rencontre dans l’accomplissement même de ses aveugles désirs.

» Il y avait près de deux mois que duraient mes angoisses ; je ne voyais pas d’issue à ce labyrinthe de soupçons, de reproches, d’explications, de révolte où j’étais entré. Mon cerveau fatigué n’avait plus la faculté d’envisager sainement quoi que ce soit, mon cœur se gonflait d’amertume ; j’étais dans un état lamentable. Vous concevez ce que je dus éprouver, lorsqu’un jour, en entrant chez Éliane, je la vis accourir au-devant de moi, ce qu’elle ne faisait jamais, et se jeter à mon cou en fondant en larmes.

» Depuis mes ridicules querelles, elle s’était montrée plus froide, plus réservée. Je m’attendais si peu à une démonstration pareille, que je demeurai pétrifié, en croyant à peine mes yeux.

» — Éliane ! m’écriai-je.

» Et dans ce nom, prononcé ainsi en la serrant contre mon cœur, je retrouvai ma joie, mon espoir, mon aveugle amour.

» — Hervé, me dit-elle, m’aimes-tu encore ? me pardonnes-tu tes tristesses ? les chagrins que je t’ai causés, veux-tu les oublier ? Hervé ! si tu savais, ah ! j’en suis cruellement punie !

» Ses sanglots lui coupèrent la parole. Troublé, ému, orgueilleux tout à coup, je la conduisis, je la portai presque jusqu’à son fauteuil, et je m’agenouillai devant elle.

» Alors seulement je vis l’altération effrayante de ses traits ; une pâleur mortelle couvrait ses joues, son œil était ardent et sec.

» — Que j’étais insensée, reprit-elle, de croire à un bon sentiment chez cet homme pervers ! Hervé, si tu savais comme il m’a traitée !… Quel affront sanglant !…

» — Que dites-vous ? m’écriai-je. Quand, où, comment ? Qu’a-t-il fait ? Où se cache-t-il ? Ô mon Dieu ! depuis si longtemps je me contiens ! La voilà donc arrivée enfin, mon heure !… Mais encore une fois, Éliane, qu’a-t-il fait ?

» — Un affront public, un outrage dont il se vante sans doute en ce moment dans tout Paris. Hier soir, à l’ambassade de Sardaigne, sa sœur, la marquise de R***, qu’il affecte d’aimer pour faire croire qu’il est capable d’aimer quelque chose, était venue s’asseoir auprès de moi ; sans nous connaître autrement que de vue, nous échangeâmes cependant quelques paroles. Mais tout à coup M. de Marcel, qui était à l’autre bout du salon, fendit la foule, vint droit à sa sœur, et jetant sur moi un regard impudent : « Vous n’êtes pas bien là, Marguerite, dit-il en haussant la voix, ce n’est pas là une place convenable pour vous. » Puis il lui prit le bras et l’emmena dans une autre pièce. Son intention était évidente. Soit qu’il voulût faire comprendre que sa sœur était une trop grande dame pour se commettre avec une bourgeoise, soit que dans son rôle d’hommes à bonnes fortunes il entrât de donner à croire à tous ceux qui nous entouraient qu’il était mon amant, et qu’il ne voulait pas voir sa sœur auprès de sa maîtresse, toujours est-il que le coup a porté, et qu’aujourd’hui, si vous ne détournez les propos en donnant le change, je suis la fable de la ville.

» — Je cours lui en demander raison, m’écriai-je.

» — Vous n’y pensez pas, reprit-elle ; le comte vous recevra en fumant sa pipe ; il vous dira qu’il ne sait à qui vous en avez, vous plaisantera sur l’intérêt que vous prenez à moi, et cette démarche ne servira qu’à me compromettre davantage. Non, non, j’ai pensé à tout, j’ai réfléchi toute la nuit. Il n’y a qu’un moyen, il faut lui rendre au centuple son insolence ; il faut l’insulter publiquement, et cela dans la personne de sa sœur. C’est son seul endroit vulnérable ; il a l’orgueil de son nom à un point inouï. Allez ce soir au bal de lord C***, vous les y trouverez, elle et lui, sans aucun doute ; saisissez un moment où il sera près d’elle, trouvez moyen de lancer quelques mots railleurs sur la marquise ; il répondra, cela est certain ; une querelle s’engagera naturellement, et je serai doublement vengée.

» Cette combinaison, si habile qu’elle fût, ou peut-être à cause de son habileté, révolta tout ce qu’il y avait en moi d’honnêteté et de délicatesse.

» — Prenez garde, Éliane, lui dis-je, votre trop juste ressentiment vous emporte. Vous me demandez une chose impossible. Insulter une femme, qui, après tout, n’est aucunement coupable envers vous, ce serait une lâcheté.

» — Ce ne sera point une lâcheté, interrompit Éliane, puisqu’il y aura là un homme pour la défendre. D’ailleurs, je la hais, ajouta-t-elle avec un accent qui m’épouvanta.

» — Au nom du ciel, Éliane, songez…

» — Je songe, reprit-elle, que vous êtes bien circonspect.

» Ce mot si blessant fit son effet. Je fus d’une pitoyable faiblesse. Faisant taire ma conscience et mon honneur, je n’écoutai plus que sa colère ; je promis tout ce qu’elle voulut, comptant un peu sur le hasard ; mais le hasard qui sert les volontés fortes ne vient jamais en aide aux caractères faibles. La marquise de R…, qui avait eu pendant longtemps une réputation irréprochable, était cette année-là en butte à la malignité du monde. Son mari voyageait depuis près d’une année ; on voyait assidûment chez elle un jeune homme fort à la mode ; on remarquait qu’elle devenait triste, soucieuse ; les plus téméraires dans leur méchanceté faisaient observer que sa taille svelte perdait de sa grâce, qu’elle prenait un embonpoint singulier ; le mot de grossesse avait même été prononcé. Ce fut de ces honteux propos que je me souvins lorsque, étant arrivé au bal, la vue de Marcel ranima ma colère et chassa mes derniers scrupules. Je me hâtai d’engager la marquise pour une prochaine valse, et, le moment venu, je vis avec une joie vraiment féroce que son frère l’avait rejointe et qu’il ne pourrait pas ne pas entendre les impertinences que j’allais lui dire. Quand l’orchestre donna le signal je m’approchai de la marquise, et, feignant de la regarder avec inquiétude :

» — Voici, madame, la valse que vous avez daigné me promettre, dis-je, mais, en vérité, je me fais scrupule d’user de mon droit ; vous paraissez fatiguée, souffrante même ; peut-être le repos vous serait-il plus conseillable que la danse.

» Soit que la malheureuse femme fût réellement coupable, soit qu’elle eût connaissance des bruits qui couraient, elle rougit. Marcel, qui était derrière sa chaise, attacha sur moi un œil interrogatif, c’était ce que je voulais.

« — Je ne suis point lasse, monsieur, me dit-elle timidement, et je danserai volontiers.

» — J’en serais heureux, madame, continuai-je avec une détestable effronterie, mais vous respirez avec peine… Il est des circonstances, ajoutai-je en me penchant à son oreille, où la plus légère fatigue peut devenir dangereuse.

» — De grâce, monsieur, dit la marquise d’un air suppliant et entièrement décontenancée par les sourires que ces insinuations avaient appelés sur les lèvres de ceux qui nous entouraient…

» En ce moment Marcel se leva, et me séparant de la marquise par un mouvement brusque :

» — Vous avez raison, monsieur, me dit-il ; je suis également d’avis que ma sœur ne danse pas, et, si vous le trouvez bon, nous irons pendant la valse faire un tour de jardin ensemble.

» Je le suivis.

III

» En descendant les degrés du perron, Marcel me dit d’un accent bref :

» — Le ton que vous venez de prendre avec ma sœur ne me convient pas, monsieur ; j’ignore ce que vous lui avez dit et je n’ai pas souci de l’apprendre ; mais votre air railleur m’a déplu et je vous prie de vouloir bien m’expliquer…

» — Je ne donne point d’explication des airs que je puis avoir, interrompis-je, ayant hâte d’en venir à un cartel, prenez-les comme bon vous semblera.

» — Il suffit, dit Marcel ; veuillez avoir l’obligeance de rester ici une minute, un de mes amis va venir de ma part pour s’entendre avec vous.

» Je fis une légère inclination de tête. Un quart d’heure après, le témoin du comte et un de mes cousins, qui fit l’office de mon second, étaient convenus que le lendemain à huit heures on se battrait à l’épée, c’était l’arme à la mode cette année-là, au bois de Boulogne. Rentré chez moi, je fis, avec une solennité empressée, mes dispositions en cas de mort. J’écrivis à Éliane une lettre remplie de conseils évangéliques. Je pardonnai aux ennemis que je n’avais pas, je laissai des souvenirs aux amis que je n’avais guère davantage ; enfin je passai la nuit dans un accès d’héroïsme fiévreux, dans un monologue déclamatoire, dont je n’ai pu m’empêcher de sourire quelquefois depuis en y songeant.

» Heureusement un sommeil de quelques heures, l’air vif du matin, la présence de Marcel et des témoins me ramenèrent à un sentiment plus simple et plus calme des choses. Je puis vous le dire, aujourd’hui que certes nulle vanité rétrospective ne se mêle à ce récit, je me battis avec le sang-froid et l’adresse d’un homme consommé dans l’habitude des armes, et j’entendis Marcel, au moment où, blessé assez grièvement, il s’appuyait sur son témoin, dire ces paroles qui me semblèrent un brevet d’honneur dans la bouche d’un homme aussi réputé pour sa bravoure :

» — En vérité, on ne s’est jamais battu plus galamment ; cela s’appelle manier l’épée en gentilhomme.

» Le chirurgien déclara que la blessure de Marcel ne présentait aucun danger immédiat. J’en fus heureux. Ce duel avait tout à coup apaisé ma colère ; je ne me souvenais plus d’avoir été jaloux ; je ne songeais qu’à la satisfaction de m’être bien montré dans une semblable rencontre. Le plaisir d’avoir vengé Éliane ne venait même qu’en seconde ligne. Vous ne pouvez vous figurer combien on est fier, dans la jeunesse, d’acquérir la certitude qu’on est véritablement brave et qu’on sait faire bonne contenance en présence du danger. Un premier duel est une crise dans la vie d’un homme : c’est comme une initiation, comme, dans un autre ordre d’idées, un sacrement reçu ; c’est une confirmation de l’honneur.

» Ne pouvant me présenter chez Éliane aussi matin, je lui fis savoir l’issue de mon affaire avec M. de Marcel, et dans l’après-midi, j’allai suivant l’usage m’informer de l’état du blessé. On me dit qu’il se sentait aussi bien que possible, que le chirurgien assurait toujours que la blessure n’avait aucun caractère alarmant. Le comte avait donné l’ordre de me faire entrer si j’en témoignais le désir. J’avoue que je fus flatté de cet ordre, et je me fis immédiatement annoncer à M. de Marcel. Il me parut bien ; il était à peine un peu pâli et se mouvait dans son lit sans aucune gêne apparente. Il me reçut avec une extrême politesse. Après avoir répondu brièvement à mes questions sur l’état où il se trouvait :

» – À mon tour, monsieur, me permettez-vous, me dit-il, de vous interroger ? Je n’en ai pas le droit ; et vous avez répondu à l’avance, de la pointe de votre épée, à tout ce que je pourrais vouloir d’éclaircissements sur le sujet qui a amené notre rencontre ; toutefois, monsieur, j’ai près du double de votre âge, je pourrais être votre père ; me direz-vous, à ce titre, comment il se peut qu’un homme d’honneur, un gentilhomme, qui a du monde et du savoir-vivre, s’attaque à une femme ainsi que vous l’avez fait hier ?

» Je demeurai un peu confus. Le comte m’avait toujours imposé malgré moi. En ce moment son accent était si calme, si noble, il avait si complètement raison de me parler ainsi, que pour toute réponse je balbutiai.

» — J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, continua-t-il, que je n’ai point entendu vos propos ; je n’ai pas questionné ma sœur ; je ne veux pas apprendre de vous ce que vous lui avez dit ; mais enfin, monsieur, qui le saurait mieux que vous ? ce n’est pas de ce ton goguenard et impertinent qu’il convient d’aborder une femme comme elle, n’est-il pas vrai ?

» — Pourquoi donc, alors, dis-je en reprenant contenance, pourquoi, vous, monsieur le comte, aviez-vous insulté la veille, au bal, une femme également digne de tous vos respects ?

» — Ah ! j’en étais certain, s’écria Marcel en faisant un mouvement brusque qui lui arracha un signe de douleur, c’est cette détestable créature qui est derrière tout cela ! C’est Éliane qui vous pousse… Mais savez-vous bien, monsieur, de qui vous parlez, quand vous l’appelez une femme respectable ?

» Je le priai avec calme, quoique la colère m’eût fait tout à coup monter le rouge au front, de ne pas s’exprimer ainsi devant moi sur le compte d’une personne qui m’était chère. Il sourit avec ironie.

» — Écoutez, monsieur, me dit-il en reprenant son sang-froid, je n’ai aucun intérêt à calomnier madame… auprès de vous. Quoique vous en puissiez penser, je ne dispute ses faveurs à personne. Je ne suis point jaloux de mes nombreux rivaux ; mais tenez, je vais vous parler en gentilhomme, vous avez aujourd’hui gagné mon cœur par votre parfaite tenue, par votre bonne grâce à manier l’épée. Un homme qui se bat bien, qui est correct en matière d’honneur, comme nous disons, nous autres vieux du métier, a droit à toutes mes sympathies. La façon dont vous vous êtes comporté ce matin, m’a non seulement fait vous pardonner la cause de notre querelle, mais encore (ne me trouvez pas trop singulier), elle m’a vivement intéressé à vous. Je vous le répète, je serais votre père : eh bien, laissez-moi vous donner un conseil. Vous êtes jeune, vous avez de l’avenir, ne vous empêtrez pas dans les lacs de cette femme, vous ne savez pas jusqu’à quel point cela peut vous devenir funeste.

» Je voulus l’interrompre.

» — Mon Dieu, je vous choque, je blesse en ce moment un sentiment exalté peut-être ; vous n’êtes pas le premier qu’Éliane a séduit ; c’est une véritable sirène… Mais croyez-moi, si vous vous y abandonnez, vous ne recueillerez de cet amour qu’ennuis et dégoûts de toute sorte ; peut-être même finirez-vous par faire de mauvaises actions pour lui plaire, car elle exerce un pouvoir inouï sur tout ce qui l’entoure, personne ne l’approche impunément. Moi qui vous parle, et qui ne me suis pas pris comme un enfant dans ses pièges, vous voyez pourtant que me voici puni de ne m’être pas toujours tenu à distance.

» Le comte avait, en me parlant, un accent si vrai, si loyal, son regard était si paternel, sa parole si simple et en même temps si pleine d’autorité, qu’il m’imposa silence ; il continua ainsi :

» — Mais il ne faut pas que son triomphe soit complet ; il ne faut pas que, pour une aussi vile créature, deux hommes d’honneur se méconnaissent, se prennent de haine l’un pour l’autre ; il y a assez longtemps qu’elle fait des dupes. J’ai acquis le droit de la démasquer ; je le ferai.

» Je croyais, en entendant parler le comte de la sorte, que le délire m’avait pris. Je sentais le sol se dérober sous moi ; j’étais comme frappé de la foudre. Marcel sonna, fit ouvrir son secrétaire, demanda un grand portefeuille à serrure qui s’y trouvait, et me le montrant :

» — Ce portefeuille, me dit-il, contient à peu près tout le secret de la vie d’Éliane ; il renferme une longue correspondance et d’autres papiers écrits de sa main, dans lesquels toute la fausseté, tout l’odieux de son caractère sont dévoilés. Elle qui a, toute sa vie, été prudente, circonspecte de telle façon que le monde, encore à l’heure qu’il est, ne soupçonne rien de ses déportements, elle a commis une faute immense : elle s’est confiée une fois, une seule fois, mais entièrement, sans restriction, sans pruderie, je vous le jure, à une femme ; et cette femme l’a trahie pour moi.

» Je fis une exclamation.

» — Ce n’était pas une grande dame, ce n’était pas même une honnête femme, c’était tout simplement une courtisane, mais très bonne, et valant cent fois mieux qu’Éliane qu’elle avait connue, je ne sais où ni comment, et dont elle était devenue, sans trop en avoir conscience, l’instrument, la confidente, le recours, à certaines heures de ces dangers auxquels les femmes qui mènent de front plusieurs intrigues sont souvent exposées.

» Cette chère Zélia qui m’aimait, je crois, assez sincèrement, mais qui pourtant ne m’avait jamais laissé deviner ses relations mystérieuses avec Éliane, est morte il y a six mois, fort tourmentée d’une sorte d’engouement qui m’avait pris pour son amie en la voyant dans le monde. Voulant me prémunir sans doute contre les dangers qu’elle prévoyait, elle me remit à son lit de mort le portefeuille ci-joint, en me faisant jurer de le brûler après l’avoir lu ; mais on ne tient pas les serments faits aux femmes, cela ne compte pas ; j’ai gardé le portefeuille, et le voici à vos ordres, si vous voulez avoir une idée nette de ce que peut être la corruption chez le beau sexe quand une fois il s’en mêle.

» J’avoue, continua le comte, que lorsque je parcourus ces pages, qui recélaient le secret de tant d’intrigues, de perfidies, de mensonges, il me prit une violente curiosité, la maladie de notre temps, la curiosité de la dépravation. Je fus moins sage alors que je ne vous parais aujourd’hui ; je voulus connaître Éliane et devenir son amant. Cela ne fut pas difficile. Elle sut à n’en pas douter que je possédais cette correspondance. Dès lors il s’engagea entre nous une lutte pleine de péripéties ; elle voulait revoir le portefeuille, moi je voulais le garder, de nous deux je fus le plus habile ; elle céda sans condition, s’en rapportant à ma bonne foi, comme vous pourrez vous en convaincre dans quelques billets qu’elle n’a pas craint de m’écrire, car elle n’avait plus rien à risquer avec moi ; elle jouait le tout pour le tout. Ces lettres, je les ai jointes à celle de Zélia, elles sont là aussi.

» En ce moment on annonça le docteur. Marcel me fit signe de prendre le portefeuille. Je lui serrai la main et je sortis en silence, la mort sur les lèvres, l’enfer dans le cœur. Quand j’arrivai chez moi, je ne sais ce que j’avais pensé en route, quelle étrange confusion s’était faite dans mon cerveau, ni comment j’avais pu oublier si vite la parole du blessé, son regard convaincu, tout ce qui enfin mettait hors de doute la véracité de son récit ; mais j’étais persuadé que ce qui venait de se passer ne pouvait être qu’une plaisanterie, une vengeance peut-être, exercée par Marcel, une épreuve faite sur ma crédulité, dont j’allais trouver l’explication et l’excuse dans le portefeuille.

» Cela était bien incroyable, bien impossible assurément, mais pour moi, tout au monde était croyable, tout était possible, hormis l’avilissement d’Éliane. Je posai le portefeuille sur ma table, je le regardai longtemps d’un œil hébété ; un nuage était devant mes yeux, il me semblait que quelque chose de glacé s’était posé sur mon cœur ; je ne sentais plus ni impatience ni curiosité, je n’avais pas même peur ; tous les ressorts de mon être étaient relâchés ; ce grand ébranlement, ce choc inattendu avaient comme arrêté soudain en moi la vie et l’intelligence. Ce fut par un mouvement machinal que je tournai la clef dans la serrure du portefeuille, et certes, si quelqu’un fût entré en ce moment et m’eût demandé ce que je faisais là, je n’aurais pas su répondre. Il y a dans la vie de l’homme des heures rapides, décisives, chargées de choses, où l’on dirait que le destin a hâte de faire son œuvre à lui tout seul, et ne laisse ni à la volonté ni à la réflexion le temps d’agir.

» La vue même de l’écriture d’Éliane ne me fit pas sortir de ma torpeur ; je ne pouvais plus en douter, pourtant, le récit de Marcel se confirmait ; j’avais bien là sous les yeux une volumineuse correspondance, dont quelques mots saisis au hasard, en tournant rapidement les feuilles, me blessaient comme des pointes aiguës. Je suis certain que ces lettres passèrent plus de vingt fois dans mes mains tremblantes, avant que j’eusse bien compris de quoi il s’agissait. Enfin un billet de date toute récente, adressé à Marcel, me causa une sensation plus vive, m’entra plus avant et d’une pointe plus acérée dans le cœur.

» Je m’éveillai comme en sursaut ; une sueur froide inonda mon visage, ma douleur éclata et je me laissai tomber à terre en poussant des cris. Je crois que je restai là plusieurs heures à pleurer et à me tordre. Je ne pense pas que tristesse plus amère ait jamais envahi plus complètement une âme aussi ouverte, aussi mal défendue ; ce fut comme un flot noir qui passa tout à coup sur ma tête et qui emporta avec lui, pour ne jamais me les rendre, ma jeunesse, mon amour et mon facile bonheur. Un coup frappé à ma porte m’arracha à cette première crise de pleurs et de sanglots. J’allai ouvrir. C’était un billet d’Éliane qu’on m’apportait. Je le jetai sans le regarder. Mon transport s’étant un peu calmé, mon cerveau étant devenu un peu plus lucide par l’abondance de mes larmes, je me rassis, et j’eus cette fois le courage de lire jusqu’au bout la fatale correspondance. Lecture effroyable ! Marcel ne m’avait pas trompé.

» Ces lettres, écrites sans doute dans des moments où Éliane ressentait le besoin, qui saisit même les plus hypocrites, de soulever un instant le masque qui les offusque, laissaient voir à nu des vices, des turpitudes où l’œil le plus aguerri eût hésité à plonger. Ce n’étaient pas seulement les intrigues multipliées d’une femme galante dont je trouvais les trop certains indices, c’étaient encore les raffinements d’une froide corruption et toutes les bassesses que le goût immodéré de la dépense et du faste peut faire commettre à un être sans moralité et sans autres principes que ceux d’un épouvantable égoïsme.

» Vous ne pourrez jamais vous figurer, ma chère Thérèse, quel affreux ravage porta en moi cette nuit de désolation, où je ne fis que lire et relire ces lettres funestes. Quand on a acquis l’expérience du monde, on se reporte difficilement à ces heures de jeunesse où la passion libre, forte, croyante et simple, règne seule sur le cœur. À ce moment de la vie, on ne se représente jamais le mal que sous des dehors repoussants ; la beauté, les grâces du corps semblent une image fidèle de la perfection de l’âme ; une femme aimée est toujours un ange. On ne pourrait pas comprendre l’existence de ces êtres doués de tous les charmes et gangrenés de tous les vices, tels qu’une société vieillie dans la corruption peut seule les produire.

» J’ai quelque peine, moi-même, à me rappeler de quelle hauteur j’étais en ce moment précipité. L’excès de ma douleur était tel que je n’avais plus aucune notion ni de temps ni de lieu. Je demeurai toute la nuit et tout le jour suivant seul, enfermé dans ma chambre, l’œil fixe et morne, sans parler, sans songer à prendre de nourriture. J’écoutais machinalement le bruit égal et régulier de ma pendule, je suivais les mouvements du balancier ; il me semblait voir quelque chose de mystérieux et de terrible dans les chiffres du cadran, et quand l’aiguille les touchait, j’éprouvais une angoisse puérile. Quelquefois je me jetais à genoux, mais je me relevais tout à coup en éclatant de rire comme un insensé. Le soir venu, mon domestique, inquiet de n’avoir pas été appelé une seule fois dans la journée, vint me demander si je n’avais pas d’ordre à lui donner. Sa vue me rendit la conscience de moi et de ce qui s’était passé.

» Je pensai à Marcel et j’envoyai savoir de ses nouvelles. Au bout d’une demi-heure, on revint me dire qu’on était assez inquiet, que le comte avait passé une nuit détestable, qu’une fièvre très forte s’était déclarée le matin, et qu’un médecin venait d’être appelé. Les gens de la maison croyaient, ajouta mon domestique, que le chirurgien qui avait fait les premiers pansements s’était trompé, et que la blessure était bien plus grave qu’on ne l’avait craint d’abord. Un peu secoué par ces nouvelles, je voulus aller moi-même savoir l’exacte vérité, mais une défaillance de cœur me prit encore. Après avoir renvoyé mon domestique, je me laissai tomber sur mon fauteuil. « Éliane ! m’écriai-je douloureusement, Éliane !… » À l’instant même, et comme si elle eût pu m’entendre, elle ouvrait ma porte et je la vis devant moi. »

IV

» Frappée sans doute de ma pâleur et du bouleversement de mes traits :

» — Qu’avez-vous, Hervé ! s’écria-t-elle, m’aurait-on trompée ?… Seriez-vous blessé ? Pourquoi ne m’avoir pas écrit ? Pourquoi n’être pas venu ?

» Cette voix si douce, ce regard qui descendait sur moi comme un rayon, me donnèrent encore un moment d’illusion, presque de bonheur. Je la contemplai sans rien dire, puis je fondis en larmes. Elle s’était approchée de moi ; mon fauteuil touchait à la table sur laquelle j’avais laissé le portefeuille de Marcel tout ouvert ; son châle, en frôlant cette table, fit voler en l’air quelques-unes des lettres. Il faut croire qu’elle connaissait le portefeuille, ou que, voyant sa propre écriture, elle devina à l’instant même, car elle pâlit.

» — Qu’est-ce que cela ? me dit-elle vivement.

» — C’est un souvenir que me laisse Marcel, lui dis-je en attachant sur elle un regard qui l’eût tuée, si cette femme avait eu un cœur ; c’est un legs ; il va peut-être mourir, il ne veut pas que je puisse vivre après lui. Il m’a donné vos lettres…

» Aussitôt, et comme pour s’assurer que je ne l’abusais pas, elle s’élança sur le portefeuille. À la façon dont elle le saisit, toutes les lettres s’en échappèrent. Elle ne put plus douter, elle était trahie, dévoilée. J’ignore ce qui se passa dans son esprit, je ne sais quel démon lui inspira subitement la seule chose qui pût la sauver, mais sans presque changer de visage et sans hésiter une minute, elle se jeta à mes genoux et joua la plus transcendante comédie qui jamais, peut-être, ait été jouée depuis que l’on se trompe et que l’on se trahit dans ce monde.

» Nier était impossible ; expliquer, atténuer, excuser, rien de tout cela ne se pouvait ; elle comprit vite, car elle avait le génie du mal.

» — Hervé ! Hervé ! s’écria-t-elle d’une voix qui eût ému le marbre, et en tenant malgré moi mes genoux embrassés. Hervé, je suis la plus misérable des créatures, la dernière des femmes ! Il n’y a pas en ce monde de châtiment assez rude pour moi ; je ne sais pas de parole qui me flétrisse assez ; une fatalité épouvantable m’a entraînée ; je suis tombée de déception en déception, d’égarement en égarement, jusqu’au plus profond de l’abîme ; j’ai enfin commis le plus grand des crimes, puisque j’ai aussi trahi votre amour, votre saint et noble amour. Je ne vous demande ni pitié ni pardon. Je sais que vous ne pouvez plus aimer une femme telle que je suis devenue, malgré Dieu lui-même qui m’avait fait naître avec un noble cœur et capable peut-être de grandes vertus… Mais voyez-vous, Hervé, ne me refusez pas la dernière grâce que j’implore de vous. Je ne survivrai pas à la douleur de voir se briser si cruellement mon dernier espoir de vertu… votre amour. Mais je veux avoir eu du moins le seul courage qui me soit possible, celui d’une sincérité sans bornes ; je veux que vous entendiez comme un prêtre ma confession tout entière, et peut-être prononcerez-vous sur ma tête courbée une parole de paix et de miséricorde.

» Elle continua ainsi longtemps ; elle fut pathétique, éloquente ; elle déroula à mes yeux toute une vie de dérèglements et d’hypocrisie à faire trembler. Mais telle est la puissance de l’aveu que, à mesure qu’elle s’accusait, elle semblait se purifier et se grandir. Ce qui m’avait fait horreur à lire loin d’elle, je l’écoutais avec une sorte de terreur presque respectueuse ; les actes les plus condamnables, au moment où elle s’en confessait, se paraient à mes yeux d’une beauté sinistre ; elle me fascinait et me dominait en raison même de sa honte, car je ne voyais plus dans ses bassesses que son courage à me les révéler. On eût dit, à me voir pâle, frémissant, éperdu, et à l’entendre, elle, me parler d’une voix vibrante, sa belle main tenant la mienne avec force, comme si elle eût craint que je ne lui échappasse, on eût dit que j’étais le coupable et qu’elle allait m’absoudre ou me condamner. Enfin, que vous dirais-je ? elle était divinement belle. Il vint un moment où je n’entendis plus rien, où mon regard perdu dans le sien n’y vit plus que les flammes d’un ardent amour, où mes lèvres attachées à ses lèvres y burent le poison d’une volupté terrible, où tout disparut, tout s’abîma, tout s’anéantit dans le sentiment de cette volupté.

Hervé s’interrompit. Thérèse lâcha son bras. Elle respirait à peine. Ils firent quelques pas séparés.

— Ne vous lassez pas de moi, dit enfin Hervé, nous approchons de la conclusion. Encore un peu de patience, et le récit de mes pitoyables faiblesses sera terminé.

» Je tombai dans une sorte d’assoupissement causé, je pense, par la longue tension de mes nerfs, l’abondance de mes larmes, et aussi l’absence totale de nourriture depuis vingt-quatre heures. C’était une complète prostration de forces. Je ne sais au bout de combien de temps je m’éveillai, mais il faisait sombre, les lumières étaient éteintes ; je rallumai une bougie, tout en cherchant à rappeler mes esprits ; je ne savais pas si je sortais d’un affreux cauchemar, d’une léthargie…

Je regardai autour de moi comme pour chercher Éliane. Il n’y avait personne dans la chambre ; mes yeux rencontrèrent la table, le portefeuille avait disparu.

» Je ne m’arrêterai pas davantage à vous peindre ma fureur et mon désespoir ; la Providence avait choisi ces jours pour épuiser sur moi sa colère. Vers neuf heures du matin, on m’apporta un billet d’Éliane ainsi conçu :

« Le comte de Marcel est au plus mal ; on s’était grossièrement trompé sur sa blessure. La fièvre et le délire ne l’ont pas quitté depuis douze heures. Il n’a plus, selon toute apparence, que très peu d’instants à vivre. Mon cœur est brisé par ce malheur ; je ne me consolerai jamais de la fin si cruelle d’un de mes meilleurs amis. Vous comprendrez, monsieur, qu’il me devienne impossible, au moins d’ici à bien longtemps, de vous recevoir chez moi. »

» La lecture de ce billet ne me causa presque aucune émotion, tant je les avais toutes épuisées la veille. Notre cœur est aussi impuissant pour la douleur que pour la joie. Il y a un terme que nous ne dépassons guère : au-delà c’est l’abrutissement ou la défaillance. Le fond des deux calices est vite atteint ; c’est un breuvage de même saveur et d’effet pareil, une lie narcotique qui engourdit l’âme et la plonge dans une stupide insensibilité.

» Une seule pensée me restait distincte : je voulais partir, quitter à l’instant Paris, ne plus voir un visage connu, fuir ces tristes murailles qui semblaient chargées de malédictions. Je croyais, j’étais bien jeune, qu’on se fuyait soi-même, et que, en allant loin, bien loin, au-delà des monts et des mers, j’irais aussi, peut-être, au-delà de ma douleur.

» Je m’embarquai à Marseille pour l’Amérique du sud. Pendant les huit jours que je restai là à attendre le premier vaisseau qui ferait voile pour Rio-Janeiro, j’appris deux nouvelles funestes ; la mort de Marcel et le retour à Paris de son beau-frère, le marquis de R***, qui, averti par des amis charitables, avait saisi une correspondance, portait partout ses plaintes et menaçait d’un procès qui allait achever de perdre la marquise, déjà cruellement compromise par le duel et la mort de son frère, dont elle était regardée comme l’unique cause.

» Durant toute la traversée, je quittai à peine ma chambre, si l’on peut donner ce nom aux six pieds carrés qui contenaient mon lit et ma table. J’avais d’effroyables accidents nerveux, on me prenait pour un homme frappé d’aliénation mentale ; personne n’était désireux de m’aborder, mais j’avais un compagnon invisible, le sentiment constant, aigu de mon crime, le remords, qui ne me laissait de repos ni jour ni nuit. Un reste de religion, ou peut-être tout simplement l’horreur naturelle d’une organisation robuste pour la destruction, m’empêchèrent d’attenter à ma vie. Tout ce que je fis, tout ce que je tentai pendant près de deux années pour trouver du répit fut vain. J’allais, j’allais toujours, sans m’arrêter, de ville en ville, de désert en désert ; je parcourus les plus beaux pays du monde, je vis les scènes les plus grandioses de la nature ; je pressai, j’entassai les images dans ma mémoire, mais ma pensée, sans se lasser non plus, franchissait tous les obstacles que j’élevais entre elle et ma faute ; elle s’acharnait à sa proie ; et cette proie c’était mon propre cœur que rien ne soulageait alors, que rien depuis, n’a su guérir.

» Les émotions du jeu me tentèrent ; je gagnai d’abord immensément, puis je perdis à peu près tout ce que je possédais, sans plus m’affecter de la perte que du gain. Seulement cette ruine presque totale me força de revenir en Europe et de me rapprocher de ma famille, qui ne savait ce que j’étais devenu et à laquelle je fus contraint de recourir. Ce fut une dernière misère assez vivement ressentie par mon orgueil. Je ne pus me résoudre toutefois à remettre les pieds sur le sol de la France. Je débarquai à Livourne, d’où je me rendis à Florence. Je m’étais déterminé presque machinalement à aller là plutôt qu’ailleurs. J’avais rencontré à bord un moine italien avec lequel, durant la traversée, il m’était arrivé de causer plus longuement et plus intimement que je ne l’avais fait depuis mes malheurs. Ce moine était un Dominicain, jeune encore, mais fatigué, soit, comme on le racontait, par des abstinences et des macérations volontaires, soit par une maladie des poumons gagnée dans ce voyage au Brésil, qu’il avait entrepris pour les intérêts de son ordre. Il allait tenter de se guérir en essayant les climats les plus doux de l’Italie. Il devait habiter successivement Florence, Pise et Naples.

» Le père Anselme, c’est ainsi qu’on l’appelait, m’avait inspiré sinon de l’intérêt, mon cœur était mort à tous les sentiments bienveillants, du moins une respectueuse curiosité. Dès le premier jour où nous nous étions abordés, il avait paru trouver du plaisir à s’entretenir avec moi. Ces entretiens, d’abord très vagues, avaient pris peu à peu, grâce à lui, quelque chose de plus sérieux et de plus intime.

» Tout en gardant le silence sur son véritable nom et sur les événements de sa vie, le moine me laissa entrevoir qu’il avait traversé bien des orages, et que le monde et ses écueils ne lui étaient pas inconnus. Il s’exprimait en français avec une facilité rare ; il abordait tous les sujets avec convenance et liberté. Sa parole, quoique simple, touchait toujours au fond des choses et donnait beaucoup à penser. C’était un noble esprit et un noble cœur. Un jour que, sans rien préciser, je lui avais parlé de mes ennuis, de mes courses sans but et de mon éloignement à rentrer dans ma patrie :

» — Pourquoi ne feriez-vous pas avec moi le voyage d’Italie ? me dit-il.

» Il n’en avait pas fallu davantage pour me décider à suivre ses pas. Après quelques mois de séjour à Florence, il ne se trouva pas bien de l’air trop vif, et résolut de passer la mauvaise saison à Pise. Pendant tout cet hiver, je le vis sans cesse. Nous faisions ensemble des promenades le long de l’Arno, à San Rossore, dans la forêt de pins qui s’étend des cascines jusqu’à la mer, et surtout dans les galeries du Campo-Santo. Cette nature douce et triste, ces œuvres de l’art dont je pénétrai chaque jour davantage les solennelles beautés, agissaient sur mon esprit et m’arrachaient à la constante obsession de ma misère, il me prenait quelquefois des tressaillements subits d’admiration et d’enthousiasme. La vie rentrait en moi. J’en arrivai à éprouver le besoin de confier mes peines, et je fis au père Anselme, en déguisant les noms et les circonstances, la confession de mon indigne amour et des fautes où il m’avait entraîné. C’était un jour que nous revenions d’une course en plein midi le long de la mer ; le ciel n’avait pas un nuage ; la lumière inondait la grève solitaire. Le moine marchait silencieux et pensif à mes côtés. Quand je cessai de parler, il réfléchit quelques instants, puis, me regardant avec une tendresse profonde :

» — Mon enfant, me dit-il, écoutez la parole d’un homme qui a suivi, lui aussi, les sentiers de la perdition ; croyez-moi, il n’est permis à aucun de nous de désespérer de sa vie. L’irréparable aux yeux de Dieu n’existe pas. Si vous êtes poursuivi de trop cuisants remords, si vous croyez la doctrine catholique, il y a des asiles ouverts à la pénitence : faites-vous chartreux ou trappiste ; si, au contraire, comme je le pense, votre cœur est moins frappé de remords que tourmenté de regrets, si vous avez moins de désespoir de vos fautes que de retours cruels vers des illusions perdues, alors, mon enfant, sachez ressaisir les rênes de votre âme. Sachez être homme. Il n’est personne ici-bas, pas même le galérien attaché à son boulet, qui ne puisse encore être bon à son semblable. Quand nous n’avons plus dans notre cœur de quoi nous rendre heureux nous-mêmes, c’est alors souvent qu’il se trouve dans notre esprit de plus riches trésors à répandre autour de nous. Vous êtes jeune ; vous avez une patrie, une famille ; vous avez l’humanité à aimer comme le Christ l’a aimée jusqu’à la fin. Et, tenez, ajouta-t-il en me désignant la tour penchée (nous arrivions en ce moment sur la place du Dôme), vous savez l’histoire de cette tour que le peuple regarde comme miraculeuse. Elle s’élevait sous les yeux de l’architecte, droite, fière, audacieuse, quand tout à coup, arrivée à moitié de sa hauteur, le terrain s’affaissa, et chacun pensa que l’édifice allait s’écrouler. Mais l’artiste, confiant en Dieu et en sa volonté, ne perdit pas courage. Il sut trouver le remède au moment du plus grand péril. Il étaya fortement la tour ; puis, s’étant assuré que l’affaissement du sol ne pouvait dépasser une certaine profondeur qu’il calcula avec précision, il modifia ses mesures, il changea ses lignes, il acheva son campanile sur un plan incliné qui est aujourd’hui l’émerveillement de tous, et fait paraître son œuvre bien plus belle dans sa singularité qu’elle ne l’eût été si aucun accident ne fût survenu.

» Ceci est un apologue, mon noble ami, poursuivit le père Anselme en souriant doucement. Notre vie, c’est la tour de Pise. Nous la commençons avec audace et certitude, nous la voulons droite et haute ; mais tout à coup le terrain sur lequel nous bâtissons vient à s’effondrer. Notre volonté fait défaut, nous croyons que tout est perdu. Souvenons-nous alors de Bonanno Pisano, imitons-le : étayons d’abord notre âme, puis faisons la part de nos fautes, mais, continuons, ne craignons pas la peine, achevons notre vie penchée ; et qu’on puisse au moins douter en nous voyant s’il n’a pas mieux valu qu’elle fût ainsi, et si une perfection plus complète n’eût pas été peut-être moins admirable.

» Le soir même de cet entretien je reçus des lettres qui m’annonçaient la mort de mon frère aîné. Il ne laissait pas d’enfants. J’allais me trouver chef de famille, possesseur d’une grande fortune territoriale. Je crus reconnaître dans cet événement et dans cette coïncidence le doigt de Dieu. Je résolus de rentrer immédiatement en France, et d’y commencer une vie nouvelle. J’allai prendre congé du père Anselme ; il parut heureux de ma détermination et me serra dans ses bras.

» — Mon père, lui dis-je, bénissez en moi la résignation et la volonté que vous y avez mises. »

» Il fit, en silence, sur ma tête, le signe de la croix.

» Nous ne nous sommes jamais revus.

» Le reste, vous le savez. À mon arrivée ici, d’anciens amis de famille me parlèrent de mariage. J’y étais assez disposé. Tout ce qui devait fixer, régler mon existence me semblait bon. Je ne devais plus y laisser de place pour le hasard. On me fit connaître la mère de Georgine, et plusieurs fois nous allâmes ensemble voir cette dernière au couvent. Je la trouvai jolie ; je la savais bonne ; elle était pauvre. Je me laissai séduire par la pensée de réparer une injustice du sort. Je me dis que, ne pouvant plus jouir de rien par moi-même, je jouirais du moins de tous les plaisirs de cette jeune fille élevée dans les privations et dans une austère simplicité. Je crus que cette âme à guider, cette intelligence à conduire serait un intérêt noble et constant dans ma vie. Je désirais passionnément avoir de beaux enfants, et vous voyez que le Ciel m’a exaucé. Georgine est heureuse par moi, elle le sent, elle m’aime. À chaque heure du jour, elle sait me le témoigner. J’ai la conviction d’avoir fait autour de moi un bien réel. Dans ce pays, depuis huit ans que je l’habite, la misère a disparu. Le nécessaire est assuré à tous ; beaucoup même ont ce modique superflu qui fait si aisément bénir l’existence à ceux qui vivent de leur travail. Je suis à la veille d’entrer dans la vie politique. J’espère alors faire plus en grand ce que je fais maintenant sur une très petite échelle. Je ne suis pas insensible au désir d’attacher mon nom à quelque réforme utile pour mon pays.

— Vous ne me dites pas ce qu’est devenue Éliane ? interrompit Thérèse ; l’avez-vous revue ?

— Jamais, dit Hervé. Elle avait quitté la France quand j’y suis rentré. On m’a dit qu’elle s’était fixée à Naples. Je n’en sais pas davantage. Voici la première fois, depuis huit années, que je prononce son nom.

Ils entraient dans la cour du château ; la cloche avait depuis longtemps appelé pour le déjeuner ; des domestiques étaient partis dans plusieurs directions pour avertir Hervé et Thérèse.

— Mais arrivez donc ! leur cria Georgine du plus loin qu’elles les aperçut ; les enfants s’impatientent, le cuisinier se désespère ; on n’a pas idée de se promener par ce temps-là et à de pareilles heures.

Disant cela, elle tendit la main à Thérèse, embrassa Hervé, et ne vit pas sur le visage de tous deux qu’un mystère venait d’être révélé, qu’un lien nouveau et secret unissait leurs cœurs ; heureuse Georgine ! elle ne devina pas l’orage qui grondait sur sa tête.

Il est sur la terre des êtres singulièrement préservés ; ils passent à côté des plus graves événements sans les voir ; ils se trouvent mêlés aux drames les plus terribles sans les soupçonner ; ils reçoivent l’étreinte d’une main convulsive sans que rien en eux frémisse, et sourient dans la bénignité d’une ignorance tranquille aux cœurs dévastés, aux fronts qu’a touchés la foudre : ce sont de bonnes et douces natures qui vivent leur temps et s’en vont de ce monde sans y avoir fait ni mal ni bien. Georgine était un peu de celles-là.

Les jours suivants, Hervé et Thérèse ne se parlèrent plus. Le récit d’Hervé avait bouleversé le cœur de Thérèse ; lui-même se sentait profondément ébranlé. Il y a des révélations qui sont des révolutions. Il est des dangers contre lesquels le silence est la seule armure.

Un matin, Thérèse était descendue au salon un peu plus tôt que de coutume ; il n’y avait personne encore. Un feu mal allumé emplissait l’être d’une fumée épaisse ; les vitrés chargées de brume ne laissaient pas percer le regard sur les jardins. La table était encore dans le désordre de la veille.

L’ouvrage commencé de Georgine, les jouets des enfants, un volume de Walter Scott, dont Hervé faisait le soir lecture, y étaient restés. Le piano était ouvert. Dans une corbeille, placée en face des fenêtres, quelques chrysanthèmes penchaient mélancoliquement leurs têtes violacées ; je ne sais pourquoi ce salon parut à Thérèse d’une tristesse lugubre. Elle essaya de lire un journal, elle ne put ; elle se mit au piano, préluda longtemps, mais aucune phrase ne s’achevait sous ses doigts ; elle voulut chanter, alors les pleurs qu’elle réprimait se mirent à couler. Tout à coup elle sentit une main se poser doucement sur son épaule, elle se retourna : c’était Hervé qui la regardait avec une indicible expression de tendresse et de douleur.

— Vous ressemblez à Éliane, lui dit-il ; seulement vous êtes beaucoup plus belle.

En ce moment la porte s’ouvrit ; c’était Georgine avec les enfants et deux voisins qui venaient s’établir à Vermont pour plusieurs jours. Thérèse s’échappa et fut cacher ses larmes. C’est ainsi, par un incident insignifiant, par un hasard vulgaire, que se brisent souvent, au moment où ils vont se nouer, les fils de deux destinées. Tout fut dit : la dernière parole qui devait être échangée entre Hervé et Thérèse vint se perdre dans les compliments et les lieux communs de la politesse de province.

Le lendemain, à sept heures du matin, un beau cheval sellé et bridé attendait devant le perron du château ; sur la selle du domestique qui devait suivre, une petite valise était attachée. Hervé parut ; il remit un billet au valet de chambre qui lui ouvrit la porte d’entrée.

— Quand madame sera éveillée, vous lui donnerez cette lettre.

Disant cela, il monta lentement en selle, traversa au pas la cour du château, puis, piquant des deux, il s’élança au galop dans la longue avenue. Au bout de quelques minutes, un détour du chemin le ramena en vue de Vermont. Il s’arrêta, regarda longtemps une fenêtre dont les jalousies venaient de s’ouvrir.

« Thérèse ! » murmura-t-il, et il s’éloigna de toute la vitesse de son cheval.

Sa lettre à Georgine motivait son départ. Les intérêts de son élection l’appelaient à la petite ville de B… et l’y retiendraient une huitaine de jours.

Thérèse, malgré les instances de Georgine, quitta Vermont avant le retour d’Hervé. Elle demeura fort peu de temps dans sa famille et s’embarqua pour New-York. Georgine n’eut plus de ses nouvelles qu’à de rares intervalles.

Aujourd’hui, l’océan est entre Hervé et Thérèse. Ils ne se reverront pas, ou du moins ils ne se reverront que lorsque l’âge les aura rendus méconnaissables l’un à l’autre. Ils étaient faits pour s’aimer ; le devoir les sépare, et chacun d’eux, sans se l’être dit, garde au fond de son cœur un ineffaçable et cher regret. Leur histoire est celle de plusieurs d’entre nous. Passer un jour tout auprès d’un bonheur immense, le voir, croire qu’on le saisirait en étendant la main, et ne pas s’y arrêter pourtant, c’est l’héroïsme ignoré de bien des nobles cœurs. J’en sais qui se pleurent et s’appellent tout bas à travers l’espace. Ô, mon Dieu ! vous qui leur avez donné la force des grands sacrifices, donnez-leur-en au moins l’amère volupté ! - FIN