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BIBLIOBUS Littérature française

Francesca Polo - Stendhal (1783 – 1842)

  Écrivain français, nom de plume de Marie-Henri Beyle (1783 – 1842)

 

À Madame C..., à Paris,
Paris, le 9 février 1830.
 
Vous sentez, ma chère amie, l’attrait dramatique que l’ancienne Venise a pour moi ; une anecdote fort piquante, portrait de mœurs très émouvant, m’a été contée un de ces soirs par le charmant C..., qui l’avait lue dans un vieux manuscrit de famille. Mon imagination s’est échauffée ; lisez cette ébauche, et que votre jugement de femme décide si je dois continuer ou en rester là.
 
 
Venise. - Un petit passage derrière une église,
à droite le canal. Vue de nuit.
Francesca Polo. - Polo, son mari.
- Fabio Cercara, son amant.
Le provéditeur Cercara, frère de Fabio et son rival.
 
Fabio. - Voilà le jour, adieu.
Francesca. - Reste encore un moment ; la nuit est si obscure que personne ne te verra sortir ; et, quand on te verrait près de cette maison, que m’importe ? N’est-ce pas pour la dernière fois que je t’embrasse ?
Fabio. - Ce soir je quitte Venise, mais sous peu de jours je te ferai savoir l’endroit que j’aurai choisi pour ma retraite.
Francesca. - Ah ! n’est-ce pas à Turin que l’on t’exile ? à cent lieues d’ici ?

Fabio. - Oui, l’arrêt du Sénat porte Turin ; mais mon frère est provéditeur, il peut tout dans Venise.
Francesca. - Méfie-toi de ton frère.
Fabio. - Que tu es injuste ! Il m’aime comme un père. Je lui ai dit que je partais pour Turin ; je compte y être dans trois jours ; je me fais voir à l’ambassadeur de Venise, et je reviens m’établir dans quelque village, sur le bord des lagunes. Quelquefois, du moins, je pourrai voir de loin la maison que tu habites. Je t’écrirai.
Francesca. - Hélas comment tes lettres pourraient-elles m’arriver ? As-tu donc oublié la jalousie de mon mari ? Sa vanité n’ouvre la porte de son palais qu’aux premiers personnages de l’État.
Fabio. - (Quatre heures sonnent.) Grand Dieu ! voilà quatre heures ! Je veux prendre une mèche de tes cheveux. (Il la coupe et la prend.)
Francesca. - Âme de ma vie, souviens-toi que je t’aime ; surtout plus de soupçons ; je mourrai plutôt mille fois que de t’être infidèle.
Fabio. - Aie confiance dans l’homme qui te parlera de cette mèche de tes beaux cheveux et de quatre heures du matin. (Francesca rentre chez elle.)
Fabio. - Je ne suis plus un homme ; à mon âge pleurer !... Quitter Venise est au-dessus de mon courage. Ô ma belle patrie ! Sera-ce vivre que de vivre loin de toi ?... J’en veux presque à mon frère de m’avoir fait sortir de prison ; du moins, j’étais à Venise, j’entendais le son des horloges, Francesca m’écrivait, son sot mari venait me voir...

Oui, mais cette prison pouvait finir par le supplice. Mon frère est provéditeur, mais il n’y a que huit jours que Badoer est mort ; sa famille est puissante. Aussi pourquoi se vantait-il d’avoir été aimé de Francesca ?... (Cette pensée le met en colère.) Je le tuerais de nouveau.
Cercara. - Comment cet homme est-il ici ? - Sortirait-il de chez la Polo ? Il n’a pu venir que par la petite rue que je suivais moi-même, et il n’y a pas de barque sur le canal... (Il regarde le canal.) Grand Dieu ! aurait-elle un amant ? (Cercara s’approche de Fabio et le reconnaît.) Quoi ! mon frère !... Vous voulez donc vous faire assassiner ? Comment, j’ai mis sur pied la moitié des agents secrets du Conseil des Dix pour vous garder des assassins, et vous venez vous y exposer follement ! Ô jeune homme, que je m’en veux de vous aimer ! J’aurais dû vous laisser deux ou trois mois en prison, cette tête folle se serait refroidie...
Fabio. - Mon frère, je le jure par le saint nom de Dieu, il n’y a pas dans la belle Venise un fils qui aime son père comme je vous aime ; vous m’aviez conseillé de ne pas sortir de notre palais ; mais, puisque je pars dans quelques heures, je puis vous avouer la cause de toutes mes folies : j’aime. Ce n’est pas un goût léger que je me permettrais d’avouer à un frère si respectable par son âge, par ses dignités, par ses grandes actions. Il y a deux ans que j’aime la femme de Venise la mieux gardée ; c’est pour elle que je ne vous ai pas suivi à votre campagne de Candie. Enfin (il pleure) ne vous attendez à rien de raisonnable de moi aujourd’hui. Quitter Venise est une action au-dessus de mes forces ; l’âme ne doit pas souffrir davantage à se séparer du corps.

Cercara, à part. - Grand Dieu ! aimerait-il Francesca ? (Haut.) C’est par miracle que j’ai pu obtenir ton élargissement de prison à un aussi faible prix ; deux ans d’exil sont bientôt passés.
Fabio. - Vous êtes heureux, mon frère ! Vous ne connaissez pas l’amour, vous ! Vous êtes un grand général, un homme ferme, vous vous moquerez de moi, mais ma douleur est la plus forte... Avec tout autre, je ne saurais pas sortir du silence, mais, avec vous, que j’aime tant, je ne puis me taire. - Ne me méprisez pas trop, ô mon frère ! Un jour, peut-être, combattant à vos côtés, je saurai faire couler le sang ennemi et vous faire oublier mes larmes d’aujourd’hui. Oserais-je vous parler ? Ah, si vous aviez aimé !
Cercara. - Sois content, mon ami ; parle en liberté ; l’amour m’a rendu aussi fou que toi. Mais, à ce qu’il paraît, tu es heureux ?... Rentrons au palais.
Fabio. - Non, les murs des palais, à Venise, ont des oreilles ; j’aime mieux ce lieu solitaire. Vous avez quinze ans de plus que moi, et je vous ai toujours regardé comme un père (il lui prend la main qu’il baise) ; l’aveu que vous venez de me faire me donne la hardiesse de vous dire quelle est ma plus grande peine en quittant Venise. Que je sois jaloux, et jusqu’à la folie, c’est ce que prouve la mort de Badoer.
Cercara. - Oui, je l’avoue, ta folie est grande.
Fabio. - Eh bien, jugez de mon supplice ! Parmi les jeunes gens de mon âge, il n’en est aucun que j’estime assez pour lui confier le nom de la femme que j’aime. Vous savez comme moi à quel point nos serviteurs sont corrompus. Si je demande un service à un homme de cette classe, mon secret appartient au premier noble qui lui jettera une bourse de sequins.

Voulez-vous oublier votre âge, vos dignités et me rendre un service que vous seul pouvez me rendre ?
Cercara. - Parle.
Fabio. - Il ne s’agit de rien moins que de remettre vous-même, vous, provéditeur de Saint-Marc, des lettres d’amour à une jeune femme.
Cercara. - Je suis ton frère et non pas ton père ; je serais un sot si je ne faisais pas une folie pour le meilleur ami que j’aie au monde.
Fabio. - Connaissez-vous le sénateur Polo, notre cousin ?
Cercara, changeant de couleur. - Grand Dieu ! (À part.) Le mari de la femme que j’aime !
Fabio. - Cela vous étonne ; jamais on ne m’a vu chez lui qu’une fois tous les ans pour quelques devoirs de famille.
Cercara. - Eh bien ?
Fabio. - Si vous daignez me rendre ce service, je vais vous mener au couvent des franciscains ; le portier de ce couvent m’a introduit dans le jardin ; je monte dans un bâtiment abandonné au fond de ce jardin ; la petite rue qui sépare ce bâtiment du palais Polo n’a que six pieds de large ; je monte au quatrième étage, je place une échelle qui fait pont sur la rue.
Cercara, faisant un effort sur lui-même. - Et Francesca vous reçoit ?
Fabio. - Vous ferez un signal, vous ne lui parlerez point, c’est ce qu’elle a exigé de moi...
Cercara. - Quoi ! m’avez-vous nommé ?
Fabio. - Certainement non, vous frappez deux clefs l’une contre l’autre, la fenêtre vis-à-vis devra s’ouvrir, vous ne verrez personne et jetterez la lettre ; comme il n’y a que six pieds de distance, rien de plus facile.

- Mais, vous semblez atterré ?
Cercara. - Je vous servirai, j’exécuterai toutes vos commissions ; mais il fait grand jour ; il ne faut pas qu’on nous voie ; allez m’attendre au palais. (Fabio sort.)
Cercara, seul. - Est-il bien possible, grand Dieu ! La femme que j’aime depuis si longtemps, qui, enfin, m’accordait de l’amitié ! - Hélas ! je croyais que ce nom d’amitié se changerait en amour... Elle en aime un autre... avec passion... et depuis deux ans !... J’ai abrégé la guerre de Candie, je suis revenu avant le temps marqué par mon devoir !... Enfin, elle en aimait un autre ! Ô douleur ! Ce que n’ont pu m’apprendre tous mes espions ! Ô douleur ! Mais je veux les voir ensemble. Je conduirai Fabio chez elle... Et cet imbécile de mari, si jaloux, et dont la jalousie ne semblait s’oublier que pour moi seul ! Grand Dieu, que je suis malheureux !... Les plus grands malheurs d’une vie agitée ; le jour même où, de général en chef, on me fit passer à la place de podestat d’un bourg !... Non, rien n’est comparable à la douleur qui m’ôte toute force !
 
Le palais Cercara
Cercera, Fabio.
Cercara. - Écoute : on ne sait ni qui meurt ni qui vit ; je vais te faire une donation de tous mes biens.
Fabio. - Vous, mon frère ! qui passez pour si ambitieux !... à peine âgé de trente-cinq ans, quand les plus beaux mariages...
Cercara, s’emportant. - Ne me parle jamais de mariage... Une fille qui m’était promise m’a fait déclarer, lorsque tu as tué Badoer, qu’elle renonçait à mon alliance.

Fabio. - Quoi ! je vous aurais nui !
Cercara. - Oui, beaucoup ; mais tais-toi, ou je me fâche. Il se peut que je passe à notre armée de Dalmatie... Je puis mourir... Enfin, ce que tu as fait contre moi sans t’en douter, en tuant Badoer, ne doit pas changer mes projets. Allons chez le notaire, nous signerons l’acte qui est dressé... Quant à la commission à l’égard de Francesca Polo, j’étais préoccupé quand tu m’en as parlé ; explique-moi tout.
Fabio. - J’ai honte d’occuper de tels détails un grave provéditeur... Vous avez vu la fenêtre et combien il est facile de jeter les lettres.
Cercara. - Tu passais par cette fenêtre ; mais elle ne pouvait te recevoir que la nuit ; et avec un mari qui passait pour jaloux, où te recevait-elle ?
Fabio. - Dans le chambre même où dormait ce mari si jaloux.
Cercara. - Mais s’il se fût éveillé ?
Fabio. - Que nous importait notre vie ! il n’y avait que ce moyen de nous voir ; elle m’aime autant que je l’aime.
Cercara. - Que me font ces détails de sentiment ! Et tu y allais souvent ?
Fabio. - Pas dans les commencements ; mais, depuis six mois, presque toutes les nuits.
Cercara. - Et cet imbécile de mari, dont la jalousie est célèbre dans Venise...
Fabio. - Jamais il n’a eu le moindre soupçon ; mais il m’a fallu renoncer au bonheur de voir Francesca chez elle... Dans les lieux publics mêmes je n’ose la regarder.
Cercara. - Il est vrai, moi l’ami du mari, je ne t’ai jamais vu, jamais il ne m’a parlé de toi.

Et cette femme si grave et si réservée en apparence...
Fabio. - Comme on la connaît mal ! Son caractère est gai et folâtre comme celui d’un enfant ; quand vous la voyez si grave et si sérieuse, elle songeait aux contrariétés que nous causaient les espions que son mari place partout... Mais quels sont ces hommes ?
Cercara. - Ce sont de braves Esclavons, qui ont servi sous mes ordres et qui accompagneront ma barque lorsque je te conduirai à la terre ferme... Mais il faut que tu viennes avec moi prendre congé de Polo.
 
Le palais Polo
Cercara, Fabio, Polo.
Polo. - Mon noble cousin, vous voulez plaisanter... Moi, le protecteur de votre famille et de ce beau jeune homme ! Ce n’est que de votre crédit et de votre protection que j’attends les emplois qui manquent encore à mon illustration. C’est vous qui m’avez donné l’état qu’on me voit dans Venise.
Francesca, entrant (à part.) - Ô ciel ! Fabio !
Polo. - Mais voilà notre épouse qui, peut-être, ne se souvient pas trop de notre jeune cousin. (À Francesca.) Un hasard, que je regrette, a toujours éloigné de mon palais ce brave jeune homme... un peu trop impétueux seulement. Pour je ne sais quelle dispute, il a eu un duel avec Loredano Badoer, et notre sage République ne reconnaît pas de duel entre ses nobles ; elle laisse cet usage à nos voisins les Allemands et aux peuples barbares. Pour nous, à Venise, tout duel n’est qu’une tentative d’assassinat...
Francesca. - Qui ne connaît la bravoure de notre jeune parent ? Badoer était un soldat renommé...

Je suis heureuse de vous voir, Fabio ; je ne m’attendais pas à ce bonheur.
Cercara, avec ironie. - Il y a trois mois, peut-être, que vous n’avez vu ce jeune cousin ?
Polo. - Il y a plus, peut-être. Moi-même je ne lui ai pas parlé depuis la fête du Bucentaure.
Francesca. - J’espère bien n’être pas trois mois sans le revoir. (À Cercara.) Il ne faut pas souffrir que cet exil se prolonge ; ces lois sévères sont-elles faites pour le frère du provéditeur Cercara, pour le seul héritier de la plus noble famille de Venise ?
Cercara. - Pour moi, je conseille à Fabio de profiter de l’occasion pour visiter l’Europe ; nos banquiers tiendront des fonds à sa disposition à Paris, à Madrid et même à Londres.
Fabio. - Je profiterai de votre générosité (regardant Francesca) et je ne serai que peu de jours à Turin.
Cercara, à part. - Francesca a l’air joyeux. Cette annonce d’une longue absence ne l’afflige point. Auraient-ils le projet de se rejoindre ? Quelle audace chez une femme aussi jeune !

 

(extrait de : Le Rose et le Vert et autres histoires)

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021