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BIBLIOBUS Littérature française

En train spécial - José Moselli (1882-1941)

 

Des aventures de John Strobbins, le détective cambrioleur ; 1911

 

 

 

Voici les faits, tels que les narra le sénateur fédéral Cornélius Van der Snack au juge d’instruction Toby Hunter, de San Francisco.

— La session parlementaire étant close, déclara M. Cornélius Van der Snack, je résolus de retourner à San Francisco où m’appelaient mes intérêts.

« Je fis donc venir à Washington, où je me trouvais, le train spécial qui sert à tous mes déplacements. Or, écoutez-moi bien, monsieur le juge, ce train est composé d’une locomotive type « Pacific Railroad », d’un tender et de trois wagons. L’un de ces wagons contient ma chambre à coucher et mon salon-bureau, le deuxième me sert de salle à manger et le dernier est réservé à la cuisine et au logement de ma suite. C’est tout. Ma suite : elle se compose de Thomas Flanagan, valet de chambre, âgé de soixante et un ans, de Jean Coctot, cuisinier, dont le poids dépasse cent kilos, et de mon secrétaire Ralph Campbell, fils du gouverneur de l’État de Nevada, dont la parfaite honorabilité est au-dessus de tout soupçon. – Vous allez voir pourquoi tous ces détails.

« Ah ! J’oubliais : le tender est assez vaste pour contenir le charbon et l’eau nécessaires à la traversée du continent, c’est-à-dire que je ne m’arrête nulle part. Quant aux deux mécaniciens, ce sont de vieux serviteurs dont je suis sûr comme de moi-même.

« Or, nous étions partis depuis trois jours de Washington. Le train roulait à toute vitesse à travers l’État de Wyoming et venait de franchir la grande arête des Montagnes-Rocheuses. La station de Green-River venait d’être dépassée à plus de soixante-dix miles à l’heure. C’était la nuit. Je venais de renvoyer mon secrétaire, Ralph Campbell et un cigare aux lèvres, j’allais m’accouder à la rambarde qui entoure la petite plate-forme située à l’extrémité de mon wagon-salon. La température était idéale ; au ciel, les étoiles scintillaient et, de chaque côté de la voie, c’était le désert, animé de loin en loin par le galop inquiet d’une troupe de chevaux sauvages.

« Tout à coup, sans que j’aie rien entendu venir, un homme parut devant moi. Il était vêtu d’un costume de velours noir et portait de fines bottes de Topeka. J’allais parler, lorsque je vis briller dans la main de l’intrus un minuscule revolver browning dont le canon était dirigé vers moi :

« — Chut ! Sénateur Van der Snack ! dit l’homme à voix basse : un mot et vous êtes mort. »

« Que pouvais-je faire ? Appeler ? Au milieu du fracas occasionné par le convoi qui roulait avec un bruit de tonnerre, personne ne m’eût entendu !

« J’étais acculé entre la rambarde et le revolver de l’homme !

« — Sénateur ! dit le bandit, retirez de la poche de votre redingote le portefeuille qui s’y trouve : joignez-y votre montre, elle ne vaut pas cher, mais j’y tiens. Enveloppez le tout dans votre mouchoir et passez-le-moi en étendant le bras. Surtout, ne faites que les gestes strictement nécessaires à l’exécution de ces ordres ou sans ça…

« Que voulez-vous ? J’obéis. Ah ! Le brigand était bien renseigné : mon portefeuille contenait plus de quarante mille dollars en billets de banque !

« L’homme prit le paquet que je lui tendais sans cesser de me tenir en joue, l’enfouit dans une des poches de sa veste, puis il s’écria :

« — Au revoir, sénateur Van der Snack : je suis votre serviteur !

« Et d’un rapide saut en arrière, il bondit dans le wagon et ferma d’un tour de clé la porte qui faisait communiquer avec la plate-forme.

« Je suis robuste. Mais mon matériel est résistant. Il me fallut une dizaine de poussées successives pour enfoncer la porte. Je rentrai aussitôt dans le wagon et fit agir le signal d’alarme. Bien que le train marchât à quatre-vingts miles à l’heure à ce moment, il stoppa en l’espace de quelques secondes. Inutile de vous dire que pendant ce court espace de temps, je fouillai rapidement le wagon : mon homme n’y était pas !

« Il ne peut avoir sauté du train à cette vitesse ! pensai-je ; et le convoi arrêté, je fis venir mes gens et leur fis fouiller les wagons et le tender de fond en comble. Peine perdue : l’homme n’y était plus. Je fis explorer la voie à plus de deux miles en arrière avec les lanternes de la locomotive. Ce fut en vain. Nulle trace de chute. Rien.

« La rage au cœur, je fis remettre en marche et arrivai à Frisco sans autre incident. Voilà.

Le juge Toby Hunter resta perplexe.

Un à un, les occupants du train furent interrogés. Leur bonne foi apparut évidente, ils étaient innocents.

M. Toby Hunter fit donc venir à son cabinet le chef de la Sûreté de San Francisco, M. Mollescott, à qui il fit part de l’attentat perpétré contre le sénateur :

— Je vais moi-même me charger de l’enquête, déclara Mollescott. J’agirai au mieux. Je vous demande seulement, monsieur le juge, l’autorisation de faire usage de mes armes si ce bandit essaie de m’échapper ! Il faut en finir avec lui !

Il fallait que James Mollescott fût hors de lui pour prononcer de pareilles paroles, lui, un homme d’ordre par excellence. Mais sa rage contre John Strobbins qui l’avait tant de fois joué était à son comble :

— Faites pour le mieux, M. Mollescott, répondit le magistrat avec un geste évasif.

Fort de cette approbation tacite, le chef de la Sûreté de San Francisco prit congé du juge et commença son enquête. Il alla à nouveau questionner le sénateur, mais celui-ci ne put que lui répéter sa déposition au juge Toby Hunter…

L’affaire paraissait insoluble.

En vain, pendant les quinze jours qui suivirent, James Mollescott explora tous les bouges de San Francisco : il ne put trouver la moindre trace de John Strobbins.

Cependant, le seizième jour, James Mollescott, qui, chaque matin, venait passer une heure à son cabinet pour se mettre au courant de la besogne quotidienne, ne parut pas.

L’émoi fut grand dans la police. Des recherches aussitôt ordonnées restèrent vaines. James Mollescott avait-il été victime de quelque guet-apens ?

On fut vite rassuré à cet égard. Le lendemain du jour où James Mollescott avait disparu, les employés du Central Pacific Railroad de service à la gare d’Oakland entendirent de faibles gémissements sortir de dessous un des wagons d’un train arrivant de San José (banlieue de San Francisco). Ils regardèrent et, après bien des recherches, aperçurent enfin une sorte de large sangle semblable à un hamac, accrochée au milieu d’un des boggies dans laquelle un homme était couché. À grand’peine, ils le dégagèrent et le déposèrent sur le quai. L’homme était couvert de suie. Des liens maintenaient ses chevilles et ses poignets. Un bâillon enserrait sa bouche, mais il était à demi défait, ce qui avait permis à l’infortuné de se faire entendre.

En hâte, les employés coupèrent entraves et bâillon. L’homme se leva. Il paraissait légèrement étourdi. Il regarda autour de lui d’un air égaré :

— Où suis-je ? demanda-t-il.

— À la gare d’Oakland !

— Ah !… Allez me chercher une voiture : je veux de suite prendre le ferry-boat pour San Francisco…

— Mais…

— Obéissez, vous dis-je ! Je suis M. James Mollescott, chef de la Sûreté de Frisco !

Un homme d’équipe s’élança.

Trois quarts d’heure après, M. James Mollescott réintégrait son bureau et mettait fin aux craintes que ses amis avaient conçues sur son compte.

Voici ce qui lui était advenu : comme il passait à la nuit dans un coin désert de la Porte d’Or, deux hommes s’étaient approchés de lui, et avant qu’il ait pu faire un geste, l’avaient à demi étranglé avec un de ces lassos avec lesquels les Mexicains capturent les chevaux.

James Mollescott était revenu à lui quelques instants plus tard dans un hangar encombré de toutes sortes de marchandises. De solides cordelettes l’empêchaient de faire un mouvement et un bâillon bien serré ne lui permettait pas le moindre mot.

Trois hommes se tenaient près de lui. L’un d’eux s’écria :

— James Mollescott ! Tu me fais peine, tu es trop naïf… Ah ! Il en a de l’astuce, le sénateur Van der Snack de te confier le soin de ses recherches.

« Tiens, dis-lui cela de ma part… Je me suis tout simplement fait véhiculer dans son train spécial dans une sangle accrochée sous un boggie… Une fois que j’ai eu terminé le délestage de mon sénateur, j’ai repris ma place d’où j’ai eu le plaisir de l’entendre pester…

« Arrivé à San Francisco, je suis tranquillement parti après avoir revêtu un costume d’homme d’équipe que j’avais emporté avec moi ! Voilà. Ce n’est pas plus difficile que cela ! D’ailleurs, tu vas en juger ! Je m’en vais t’installer sous un train qui n’est pas spécial, celui-là !

Et James Mollescott s’était vu transporter au-dehors vers une rame de wagons déserte. Les bandits l’avaient alors déposé dans une sangle accrochée sous l’un des véhicules, et, après un ironique bonsoir, l’avaient laissé.

Impuissant, Mollescott avait entendu venir des employés. Ceux-ci accrochaient le wagon à un convoi qui partit quelques minutes plus tard.

Les trépidations firent glisser le bâillon. Et le train ayant été disloqué à la gare d’Oakland, l’infortuné policier avait pu avertir de sa présence…

Le sénateur Van der Snack n’a jamais revu ses bank-notes. Il a vendu son train spécial et voyage en Pullmann – comme tout le monde. - FIN