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BIBLIOBUS Littérature française

Dans le Zwyn - Théo Varlet (1878 – 1938)


(1901)

J’étais parti, à travers dunes, cet après-midi de juin, vers la petite plage hollandaise où j’aime parfois goûter l’absolu farniente d’une vie solitaire et végétative.

Je suivais, entre les saules étêtés brandissant leurs baguettes feuillues, la longue route ensablée du polder : des fermes en planches imbriquées, sous d’énormes chaumes où les mousses salines du littoral toisonnent leur mordorure. Le chemin tourne à droite, et, à gauche, se diffuse en sentiers rayonnant sur la bruyère vers les dunes aux croupes musculeuses et hirsutes, aux fronts chauves hérissés dans le vent.

Monde bizarre de la lande où l’épiderme moelleux se crève en blanches tumeurs de sable. La marche élastique et joyeuse fait jaillir, à bout portant, la fuite bondissante d’un lapin épouvanté : au seuil des terriers, dans l’ombre bleue, s’empreint la sieste tiède ; indéfiniment, les lapins effarés vont redresser à distance craintive leur silhouette falote, haletants sous leurs oreilles en minuscules ailes de moulin ; – et, à l’orée d’une sapinière, ils groupent l’hémicycle de conciliabules où leur moustache lorgne, d’une timidité arrogante, les terriers tutélaires béants à portée de plongeon.

Le roide talus d’une levée, raccordée là-bas au système compliqué des digues, fut devant moi. Sur l’altitude du rempart, la région s’aplanit indéfiniment. La plaine verte du Zwyn, coupée de drains, s’enfonçait, vers les tours de l’Écluse et les campaniles minces des hameaux. Devant l’autre rive, devant les dunes de la Zélande bleue à l’horizon, la grande marée d’équinoxe miroitait, extravasée sur la vague plaine. Mais inondation mince et facilement guéable, car les dunes basses allongeaient un promontoire à fleur d’eau, de sorte que l’étranglement du goulet mesurait à peine deux cents pas.

Sur le lit de l’ancien golfe, les rameaux charnus de la salade de mer tonifiaient la marche. Des îles de bruyère violette sporadaient le vert aqueux de la plaine. Je sautai plusieurs longs fossés géométriques. Par instant, il semblait que le flux avait imbibé le sol marécageux : chaque pas enfonçait, laissant, avec un bruit de piston, une empreinte spongieuse. J’ôtai mes chaussures. Le tapis de plantes se raréfia sur une boue grise où l’on glissait comme dans l’argile humide. Boue collante et ignoble, évoquant sous le pied des viscosités de crapauds. Parfois, une plaque de teinte plus sinistre engloutissait la cheville. Évidemment, l’eau avait détrempé le terrain, et je traversais une lagune mouvante.

Mais le sable, le vrai sable avec son bruit satiné, me réconforta, et je m’avançai sur le promontoire. Un soleil indulgent lénifiait le grand golfe vert inondé ; les horizons avaient leur charme des contemplations nonchalantes au haut des dunes ; la mer paressait, infiniment tigrée, jaune et verte, avec le mouvement du flux grimpant les échelons fantastiques des brise-lames, sur la côte de Hollande.

J’allai. La pointe, affleurant s’enfonçait en une grève insensible, mais solide, sous les pieds aperçus dans la caresse transparente de l’eau. Des chevelures d’ajoncs flottaient. Le promontoire cessa ; sous mes pieds se ridait le sable des grèves habituelles. Le flot me baignait à mi-jambe ; cette profondeur semblait continuer jusqu’à l’autre bord, et je pouvais éviter les creux par les prudents sondages de ma canne.

Je savourai d’être au milieu de ce lac miroitant. Mais il fallut vite repartir, car je sentais le sable céder doucement, – comme il arrive sur toute grève mouillée où l’on reste en place. Un trou plus profond me fit obliquer. Dix pas, et la dépression continuait, comme une berge. Difficulté imprévue. Faudrait-il me résigner à un bain complet ? Cet instant de réflexion m’avait enfoncé jusqu’aux genoux. Je me dépêtrai, inquiet. Cette ligne de pilotis, là-bas, je pourrais peut-être l’escalader, et franchir sur eux le passage. Seul parti raisonnable. Je courais presque, dans les éclaboussements de ma hâte à quitter ce gué instable. Six pas encore. Mais, brusquement, un vertige, un pied enfonça. Deux enjambées pataugèrent, immobilisées dans un engloutissement mou, de l’eau jusqu’au ventre. Au cœur, un choc glacé : l’Enlisement ! Bras tendus vers les poteaux inaccessibles, une horreur stupide, – l’Enlisement ! – paralysa mon cerveau, la durée d’un spasme. L’instinct eut un ahan forcené de fuite. Rien. Le sable dépassait les genoux, entravait les cuisses d’une succion horripilante. Une certitude atroce tumultua : j’étais perdu ! Mes yeux fermés d’horreur virent l’angoisse des étouffements, une main d’agonie crispée sur l’eau clapotante. Puis, le frisson rouge et hurleur du néant… Je regardai, presque surpris de vivre. L’eau me battait l’estomac. Cela durerait bien dix minutes ; plus, peut-être, si le sable n’était vaseux qu’à la surface.

L’eau gagnait par millimètres. Une lucidité me roidit aux résignations suprêmes. Soit. J’allais mourir. Tous les stoïcismes autrefois médités bandaient mon âme hautaine aux acceptations de l’inévitable. Je mourrais sans terreur.

Devant moi, les dunes rosissaient ; de petits nuages très hauts viraient au lilas tendre. Je tournai la tête. Le soleil carmin se couchait sur la mer de vermeil fondu. Splendeur ! toute l’âme dehors dans les somptuosités solaires, j’oublierais les angoisses mortelles, et, peut-être je m’évanouirais avec le dernier rayon de l’Astre. Sous le pourpre globe déformé, l’horizon se gonflait. Les sphinx de cuivre rouge et les chimères d’or s’écartelaient de prodigieux rayons de lumière rose, dont le reflet m’enveloppait, sur l’infinie guillochure de l’eau. L’hémisphère tentaculé d’une apocalyptique méduse cramoisie flotta. À l’horizon géométrique, mon naufrage sombrait… Mais l’ultime rubis mort vibra d’un jet ardent d’émeraude instantanée : le Rayon-Vert ! – Ironie de la fatalité accordant à mon trépas le divin météore des amants heureux !

L’eau cerclait ma poitrine. Au large, un yacht sillait, sous le rose triangle incurvé de sa voilure. En une pose de linceul, j’allongeai les pieds… il y eut une résistance ! Mes pieds touchaient ! – une dureté régulière ; mes orteils palpaient la chose avec un tact d’espoir exalté. Un clou dépassait. Une poutre. Un pieu ! planté, peut-être, dans le sable résistant… Dressé sur les pointes, j’attendis, démesurément. La descente s’arrêtait. Le solide, après cette fluidité suceuse, me donna la volupté de la terre ferme ; une délivrance exultante, savourée en le symbole du Rayon-Vert. Mais une évidence désespérée jaillit : quel secours ? comment profiter de ce pieu isolé ? La marée descendait ; la nuit allait venir, puis le flux, et la noyade remplaçait l’enlisement. Une agonie interminable multipliant la mort. Sursis atroce que je devais refuser ! – Mais une lâcheté de conservation m’immobilisait, dans l’obscure jouissance d’un répit, dans la vague attente d’un improbable salut.

Un dernier lambeau de brise traîna. Puis le tiède silence d’arrière-crépuscule, tandis que le couchant flutuait ses mauves pâleurs. À la crête des dunes s’élargit un halo clair : la lune, de rose ivoire lumineux, émergea, morcelée en reflets aux vaguelettes du jusant, et sa luminosité perpétua le jour. L’échelle obscure du brise-lames gravissait vers l’horizon enclos du noir rempart des digues, avec la tour carrée de Sainte-Anne et celle à poivrières de l’Écluse.

Un frêle carillon pointilla neuf fois la quinte mineure de sa double sonnerie. Neuf heures. Je frissonnai. J’eus peur : la marée serait basse à onze. Il y avait déjà quatre heures qu’elle baissait. Comme j’étais dans un creux du courant, l’eau, qui me venait au nombril, ne baisserait plus, pour moi. Vers une heure le flux m’atteindrait, – dans quatre heures ! – et, au lever du soleil, je serais submergé.

En attendant, l’espoir vague s’obstinait, me tenant dispos à toute aventure. Malgré la longueur du bain, le froid était supportable, car l’eau coulait, battait avec le jusant par ce canal. Pour ne pas m’engourdir, je peinais de l’une et de l’autre jambe à travers la résistance du sable. Mais une lassitude m’appesantit, me relâcha les muscles, me vida le cerveau. J’avais faim. Devant la lune haute et ronde, en gel ciselé, la plane d’un grand oiseau passa… Si je pouvais me hausser un peu, délivrer mes jambes, partir à la nage !… Mais, sous l’effort de me soulever, ma mince canne de bambou cassa.

Je n’avais plus le courage de remuer mes jambes figées dans la pâte molle du sable. Mes yeux vaguèrent en une instinctive stupidité. Au large, un transatlantique passait, avec la phosphorescence horizontale des cabines illuminées, sous le triangle blanc, rouge et vert des fanaux. Le pouls saccadé de la machine haleta longtemps… Oh ! devant la vie et l’aventure en partance vers les Orients ou les Amériques merveilleuses, être perdu, à trois pas du sable sec, ridant sous la lune sa glaçure violacée !

Sans la gaine qui retenait mes cuisses, je m’abandonnais au hasard des vagues. Une oscillation assoupie balançait mon torse, et, dans mes yeux papillotants, la clarté lunaire irisait des phosphènes. Des gestes maniaques tâtonnaient mes poches. La découverte d’une tablette de chocolat, gluante, mâchée goulûment, me redressa. En mon cerveau, des idées limbiques tentèrent de s’agréger – en vain.

Le sable luisait, l’eau miroitait, la lune glaçait sa netteté minutieuse… La demie d’une heure inconnue picota le silence… Sur les dunes pâles, une ombre se mouvait ; un être apocalyptique, terrifiant : un corps sans tête, avec des anses. Cela venait vers moi, d’abord, puis obliqua vers l’intérieur. C’était une femme avec sa hotte.

J’appelai au secours. La femme n’entendit point. Elle marchait à pas menus, tranquille et courbée. Je hélai plus fort. Elle s’arrêta, inspectant la plaine, et repartit. Je clamai. Elle s’arrêta de nouveau, méfiante. Mais la radiation de la lune l’empêchait de me voir, car elle se remit en marche, plus vite. Alors, je hurlai forcenément, je l’injuriai, je l’implorai, je l’objurguai. Mais elle ne comprenait pas, et, terrifiée, pour conjurer le maléfice, elle se signa d’un grand geste, et s’enfuit, disparue là-bas derrière un brise-lames, tandis que mon désespoir ululait lamentablement sous la lune.

Indéfiniment, mon ivre clameur de bête en détresse m’étourdissait ; je vociférais des syllabes démentes, jusqu’à ne plus éjaculer qu’un sanglot enroué, pénible comme les hurlements silencieux d’un rêve. Mes yeux s’éblouirent ; je m’évanouis ; – et, seul, un vouloir latent de conservation me retint debout, pendant cette défaillance.

Ma conscience s’éclaira ; mais, volontairement, je prolongeai ces limbes délicieuses, d’ignorer ce que je savais en l’intimité de mon cerveau. Cependant, le moi se réorganisa, et, lorsqu’il fallut enfin savoir, une crise – la faiblesse et l’hystérie des sanglots, – exalta un chagrin physique où s’adaptait le prétexte souverainement absurde de ne jamais revoir la petite plage vers quoi, cet hier fatal, je me dirigeais.

Désespérément, je sanglotais, toute l’âme tordue, pressurée en larmes ; et il luisait des souvenirs, de vieux souvenirs crus abolis, et ressuscités de lointains ignorés, dans mon âme enfantine et imploratrice d’un Dieu paternel et consolateur.

Je sanglotais, avec des gestes convulsifs, la tête renversée, les paupières entrouvertes par l’abondance des larmes où la lune diamantait des blancheurs paradisiaques.

Cependant, les spasmes tarirent, les sanglots se desséchèrent, et dans mon cerveau congestionné, une volonté revira brusquement. – Rien n’était perdu, après tout : s’il avait passé quelqu’un, quelqu’un pouvait encore survenir. Ces larmes stupides et lâches disséminaient mes forces, à ménager et à concentrer pour le salut. – Et une résolution subitement stoïque et farouche me redressa… Mais, sur les dunes, les grèves, ni la plaine lunaire, rien de mouvant n’apparut, et mon énergie s’usa dans l’inutilité crispée de l’expectation. J’avais seulement réussi à reprendre le mouvement des jambes et à dissiper leur début d’ankylose. La faim me triturait l’estomac, me contractait le diaphragme… Des temps vagues s’éternisèrent.

Tout à coup, je vis que le sens du courant avait changé. Le flux remontait. L’eau moirée de lune passait lentement, avec des ondulations chuchotantes aux petites caresses ironiques. La marée envahissait, là-bas, le sable découvert, de son lac miroitant et vertigineux. Stupide, je regardais s’élever l’étiage, le long de ma veste. Deux boutons étaient submergés. Encore deux, puis… Je n’osai plus penser : c’eût été trop terrible – et inutile. Béant, je contemplais l’éblouissement de la lune, cassée en mille petits morceaux de lumière douce.

L’avant-dernier bouton disparaissait, lorsqu’une chevelure d’algues passa. Machinalement, je harponnai cette chose qui n’était pas de l’eau, cette chose flottante que j’enviai un peu, en une profonde et navrée sympathie.

Puis, une pomme de pin, encore fraîche, avec des pointes collantes de résine qui sentait bon. Je revis les grands bois de sapins, les siestes délicieuses d’après-midi torrides, avec le long bourdonnement des insectes fous. Et une nostalgie me fit entendre les reproches navrants de l’eau qui susurrait autour de moi : Imbécile !… imbécile… imbécile…

Un grand frisson : mes aisselles se mouillaient. Ce fut un revigorement. Il me sembla mieux voir ma situation… Devant moi, sur la Hollande, le ciel pâlissait ; une grisaille se fondait à la clarté lunaire. Le silence me sembla plus vide, l’eau plus glacée, et ma détresse plus strictement incurable. Je regardai, condamné à mort, l’aube blafarde blanchir devant moi, résorber les étoiles…

Un heurt léger fit tressaillir mon attention : une grosse branche, presque un tronc, m’avait abordé par le flanc, et commençait à virer pour s’échapper. Je saisis ce débris, dont le contact me causa une joie réconfortante. Réminiscence de la terre ferme, flotteur qui me rassurait d’une espérance vague. Et, appuyé sur la grosse branche veloutée par l’usure de l’eau, je savourais la douceur de la sentir supporter mon effort sans enfoncer.

Les petits flots froids du courant dépassaient mes épaules, me caressaient le cou. Du jaune rosâtre teintait les nuages ; la brume bleuissait à l’horizon, ceinturant les dunes, stagnant sur la plaine. Dans mon cerveau, une réorganisation défensive s’opérait. Le solide contact du morceau de bois m’incita au salut, aux ingéniosités décisives. La réflexion se coordonna, logique. Cette branche ayant trente centimètres de diamètre sur deux mètres de long, émergeait du tiers et possédait une force ascensionnelle capable de me soulager, – de me soulever.

Mais à cette conclusion théorique, je m’arrêtais, n’osant croire possible ce trop simple salut. C’était le dernier espoir : des vaguelettes me mouillaient le menton ; l’expérience allait décider de ma vie. Une crainte superstitieuse de la Fatalité me faisait différer… Encore un instant, pour agir à coup sûr… L’eau, clapotant à hauteur de mon visage, semblait infinie, infranchissable, absorbante…

L’âcre sel d’une lame en pleine bouche me décida, furieusement. Pardieu ! je devais réussir. Et, avec la trépidation d’une horreur, je me bandai à un calme factice.

J’amenai à contre-courant le tronc qui se colla contre ma gorge ; et, d’un coup, je passai mes deux bras par-dessus. Soutenu par la branche, d’une torsion de reins, je plongeai en arrière – et je sentis avec une joie hagarde un remous épais, le long de mes cuisses. La lize cédait ! Par saccades, je dégageai une jambe. Une seule restait prise ; mais le pied ne touchait plus. Je m’arrêtai, les vertèbres glacées… Doucement, la lize fluait ; le courant me dégageait ; je dérivais. Alors, ébloui de bonheur, j’osai le geste suprême, l’effort définitif, le long effort violent, la branche s’enfonça presque… Mais la jambe enfin délivrée se dégagea toute, et, lentement, remonta vers la surface de l’eau, tandis que je me tenais cramponné au bois… Je flottais ! Je flottais à vingt brasses du rivage ! Et, sans lâcher le tronc d’arbre sauveur, un instant je savourai avec une tumultueuse volupté le ciel plein d’aurore claire, et, au-dessus de ma tête, un mince nuage, comme une plume de quelque grand oiseau rose, ivre d’espace et de liberté. (Le dernier satyre et autres nouvelles ; 1901-1923)