BIBLIOBUS Littérature française

Critiques - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

 

— Comment certaines critiques peuvent-elles vous être désagréables ?

— Elles me sont désagréables comme tout ce qui m’est désagréable.

— Mais ce critique n’a aucun talent !

— Sa nullité ne me console pas.

— Celui-ci est un inconnu.

— D’accord, personne ne peut me renseigner sur son compte.

— Il n’a rien fait !

— Rien ; mais il m’agace !

— Celui-là voudrait avoir un nom redoutable, de l’importance, faute d’autorité. Il y travaille avec une application féroce, quotidienne, depuis des années, sans résultat. Il finira par se dévorer les pattes ; c’est un raté de l’envie.

— Comme il vous plaira ! Je l’ignorais jusqu’à ce jour. Il se révèle à moi par un article qui me désoblige. Une fois au moins, il n’aura pas perdu sa peine.

— Celui-là prolonge l’affaire Dreyfus ; quel talent vous auriez, si Dreyfus était encore au bagne !

— J’ai oublié Dreyfus libre ; je ne peux pas m’en prendre à lui d’une sotte critique !

— Celui-là ne comprend pas. Il l’avoue : excusez-le !

— Je l’excuse, mais je lui en veux.

— Cet autre ne supporte aucun succès d’ami.

Tout succès lui paraît un lâchage d’amitié ; songez qu’il doit souffrir !

— Tant mieux ; mais ça m’attriste de perdre ainsi même un ami auquel je ne tenais pas.

— Cet autre ne parle pas de vous, mais il parle de vos plus chers amis.

— Ils ne me sauront aucun gré de la préférence.

— Et cet autre est grave, presque consciencieux ; il distingue l’analyse de la synthèse. Il a, sans esprit et sans goût, de vieilles idées générales qu’il croit neuves. Oui ou non, votre manière se conforme-t-elle à ses idées générales ?

— Je me fiche de ses idées générales, non de sa critique qui me blesse.

— Ce dernier enfin juge en moraliste. Il admet le bien et le mal, mais il désire qu’on ne sépare point les deux, et qu’à côté du mal on place toujours le bien. Accordez-lui cette grâce !

— Ne pourrait-il se charger lui-même de cette enfantine besogne ?... Et vous en oubliez : le critique éploré, par exemple, qui nous aimait tant, autrefois, qui luttait, à notre insu, dans l’ombre, pour " notre gloire " et qui, soudain, nous déclare (c’est d’ailleurs la première fois qu’il se déclare), que nous n’écrivons plus rien de bon et qu’il se dérobe.

— Voyons ! celui-là est gentil ! Il mérite quelques mots de regrets ; dites-lui poliment : " Vous êtes bien aimable, Monsieur, d’avoir attendu, pour me retirer votre sympathie, l’heure où je n’en ai plus besoin, " et vous serez quitte ; mais ne vous énervez donc pas comme ça !

— La sensibilité sert à tout.

— Et les éloges, qu’en faites-vous ?

— Oh ! soyez tranquille ! Je les accepte, je les savoure, je les range, je les classe, je les relis avec une gratitude attendrie ; mais si précieux qu’ils soient, si solidement qu’ils me soutiennent aux minutes de doute, ils ne peuvent faire que les critiques...

— Toutes ? — ... Oui ! la plus fausse, la plus niaise, la plus basse, n’aient quelque chose de (je cherche un autre mot, je n’en trouve pas), de désagréable, de physiquement désagréable, comme l’averse par un beau temps, l’épine au doigt, le choc au genou, la mouche dans le bol de lait.

— Alors, fâchez- vous !

— Je me fâche !

— Faites-le voir ! Répondez à ces critiques ; répondez-vous ?

— Jamais. Ou plutôt si, toujours. J’écris la réponse, aussi spirituelle, accablante, méprisante, définitive que je peux, mais je ne l’envoie pas.

— Vous la déchirez ?

— Je la garde !

— Pourquoi ?

— Parce qu’au moment de cacheter la lettre, à a dernière seconde, on a la vision nette de l’homme inutile, irresponsable, affolé et douloureux que doit être un critique professionnel, la notion claire de l’indulgence et de la pitié qu’il mérite ! Ce n’est pas un adversaire, ce n’est, comme on l’a défini, qu’un monsieur indiscret qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ! A la vanité succède l’orgueil. On se dit : " Ah ! non, tout de même. " Et on serre la lettre dans un tiroir ! Elle est écrite, ça suffit.

— Ça soulage ?

— Ça forme le style et le caractère.

— Excellent résultat !

— Ce n’est pas le seul. De méchantes critiques peuvent, malgré eux par hasard, exercer, comme ils disent, une influence sur l’œuvre. D’abord, on les dédaigne ; on s'efforce de n’y plus penser, on n’y pense plus ; puis elles reviennent. Elles se détachent du critique oublié comme si elles n’étaient pas de lui. C’est le critique qui était inintelligent, non telle critique. Isolée, elle paraît moins injuste ; elle poursuit, elle s’impose. On s’imagine l’avoir trouvée soi-même, et, demain, on en tiendra compte.

— Pourtant, ne jamais répondre, n’est-ce pas une faiblesse ?

— Serait-ce une force de risquer d’être ridicule comme s’il s’agissait d’une affaire d’honneur ?

— Quoi de plus grave pour le véritable homme de lettres qu’une offense littéraire ?

— Quoi de plus digne qu’une réplique au fond d’un tiroir ?

— Est-il plein ? Y a-t-il de quoi faire un volume ?

— Oh ! une petite brochure.

— Qu’il faudra publier. Toujours se taire ! Réfléchissez que le critique vaniteux se gonfle de votre silence. — L’occasion s’offrira bien de le dégonfler. Oui, tôt ou tard, il cède à la fatigue, comme si son métier l’écœurait, il ne se surveille pas, il s’oublie un moment et vous adresse, au lieu d’une malveillance habituelle, un éloge inattendu. On peut alors, on devrait lui répondre : " Je me f... de vos compliments, comme de vos mépris ! "

— C’est ça qui serait courageux !

— Héroïque ! C’est pourquoi auteur et critique aiment mieux se jeter dans les bras l’un de l’autre. - FIN

La crise du rouge - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

Ça commence !

Abel me dit :

— Il n’est que temps ! Il faut mettre les fers au feu ! Mon beau-frère, l’ami intime du ministre, va s’occuper de vous. De mon côté, j’irai voir X et Y et Z, etc., etc.

Qu’il aille ! S’il ne réussit pas, je tâcherai de ne pas lui en vouloir.

On n’ose plus regarder ses amis. On a peur de leur dire :

— Qu’est-ce que vous attendez pour aller voir, vous aussi, le ministre ?

X me raconte une histoire graveleuse et je dis :

— Vous me faites rougir !

Il me regarde avec un sourire qui se prolonge trop.

Abel parle, l’air endormi :

— Mon beau-frère a vu le ministre. Il rapporte cette impression que si ce n’est pas impossible, ce n’est pas inévitable.

— Ah !

— Bref, ça ne tourmente pas le ministre ; moi, j’ai vu le président de la Société des gens de lettres. Il a déjà écrit pour Pinçon, mais il veut bien prendre part à une démarche collective en votre honneur. Il est évident qu’aux yeux du ministre vous n’offrez pas la surface de Pinçon.

— Ça m’est égal ! Pourquoi ?

— Vous n’avez rien publié depuis la dernière promotion, vous n’exhibez pas une grosse pile de livres, vous n’écrivez pas dans les grands journaux. Pinçon passera, s’il passe, à l’ancienneté.

— Alors, je m’incline !

— Si vous aviez un homme politique dans votre manche, me dit Z, je crois que ce serait fait !

D’ailleurs Z fera tout ce qu’on voudra, mais il ne croit pas à ce qu’on fera, il ne croit qu’aux hommes politiques.

Un ministre, pas celui qui décore, a dit à Abel que j’étais en bonne position, et qu’il parlerait, chaque fois qu’il en aurait l’occasion, au ministre qui décore.

— Vous n’avez pas encore de dossier, me dit Abel. — Mais, dis-je, il y a plus de six mois qu’on m’embête !

— Vous n’en avez pas encore, réplique Abel.

C’est notre démarche collective qui fournira la première feuille de votre dossier. Ne vous impatientez pas, gardez-vous de considérer la croix comme une récompense. Ce n’est qu’une formalité qui peut être plus ou moins longue. Je suis pessimiste et je vous communique tout de suite, selon mon habitude, ce qui vous est désagréable.

— Vous êtes un ami charmant, que j’aime bien !

Y, qui est décoré, vient d’écrire directement au ministre. Il me passe la lettre et me dit :

— Si vous voulez mettre les virgules !

Le ministre a dit à quelqu’un qui me le répète :

— Nous verrons !

— Zut !...

Par bonheur, personne ne m’a entendu.

Est-ce qu’il appartient à un ministre de récompenser un artiste ?

On parle de Pinçon, le concurrent. L’un dit : moi, je n’ai jamais pu finir un de ses volumes. L’autre : je ne lis que la fin de ses livres. L’autre : je les lis en cinq minutes. Ensuite, on s’accorde à affirmer qu’il me battra. A quoi servirait d’être ministre, si on ne refusait rien ?

— Tu seras chevalier, me dit Z, et tu n’es pas obligé d’apprendre à monter à cheval !

Avant d’avoir la croix, il faut la porter !

Aujourd’hui, Abel a mis son chapeau haut de forme, et c’est les sourcils froncés, la mine méchante, qu’il veut personnellement faire une visite au chef de cabinet et le sommer de lui dire si, oui ou non, le ministre me décore. Il arrête une voiture.

— Dites, je vous prie, au cocher de me conduire au ministère de l’Instruction publique.

Dites ! Ce sera votre démarche, votre demande officielle. Dites-le !

Mais le cocher ne sait pas où ça se trouve, moi non plus, et c’est Abel qui doit, du fond de la voiture, jeter l’adresse :

— Rue de Grenelle !

Z me console déjà :

— Et puis, vous n’avez pas besoin de ça, vous n’allez pas dans le monde !

— Au contraire, dis-je, ça ne me serait agréable qu’à la campagne.

Abel revient. Le chef du cabinet lui a dit :

— Comment pouvez-vous croire que je n'ap-n'ap n'ap-puierai pas la candidature de votre ami de toutes mes forces ?

Et il a aussitôt ajouté :

— Et vous, Abel, vous ne vous mettez pas sur les rangs ?

— En résumé, me dit Abel, d’après mes calculs de probabilité, vous avez trente chances sur cent, et Pinçon soixante. Mais personne n’est sûr de rien.

— Vous savez, me dit W, que vous serez décoré ; mais parlons d’autre chose !

Et il me parle de ses ennuis de famille et de ses amours.

Il a mal au genou et sa femme est enceinte.

Quand on espère l’avoir, c’est quelque chose ; quand on l’a, ce doit être peu de chose ; dès qu’on ne l’a pas, ce n’est plus rien.

J’entends un peu partout : Oh ! vous le sauriez, on le sait un mois d’avance ! — On ne le sait qu’à l’apparition de l'Officiel. — Le ministre lui-même ne le sait pas, — Il annoncera dans huit jours qu’il reculera sa promotion de huit jours. — Pinçon met déjà la sienne à sa boutonnière, etc., etc...

— Avez-vous lu, me demande Abel, une note dans le Gaulois : c’est comme si elle était écrite par le ministre ! Ce qui m’inquiète, c’est que le Temps et les Débats restent muets. Je reçois ce matin les félicitations d’un ancien concierge du lycée ou j’ai fait mes études. Il a lu la note du Gaulois. Elle était fausse. L’Officiel...

La suite au mois de janvier prochain ! - FIN

Dialogue du jour - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

— Il faut être fort !

— Pardon ! II faut avoir du talent.

— Oui, sans doute, c’est presque indispensable, mais dès qu’on en a, il faut le faire valoir, le discipliner, l’administrer, l’exploiter, afin qu’il rapporte.

— De l’argent ?

— Et le reste, de la considération, des honneurs.

— Et de l’honneur ?

— Certainement.

— Et de la gloire ?

— De la gloire aussi, et de la gloriole, tous les biens de ce monde ; ne méprisons rien !

— Quel idéal !

— C’est le but de la vie ; sans ce but, la vie n’aurait aucun sens.

— Mais avec ce but, la vie est une corvée odieuse !

— Ah ! dame ! Il faut s’y entraîner, commencer jeune.

— A quel âge ?

— A la naissance. Naître c’est la première façon d’arriver. L’arrivisme part de là. On naît, donc on arrive ! Puis il faut se faire baptiser, puis il faut communier, puis achever ses études.

— Lesquelles ?

— Les plus brillantes.

— Puis être soldat ?

— Puis, libéré du service militaire, il faut se mettre tout de suite à avoir du succès.

— De quel genre ?

— Du genre qui fait le plus de bruit et qui rapporte le plus d’argent.

— Et puis ?

— A trente ans, on est décoré ; à quarante, académicien.

— Et si on ne l’est pas ?

— Il faut l’être.

— Ensuite ?

— Sans s’arrêter d’avoir beaucoup de succès d’argent, on vieillit considérable, riche, puissant et officiel ; on tient une place énorme. — Et après ?

— On meurt en triomphe, à l’heure qu’on s’est fixée.

— Et le bonheur ?

— On l’a eu.

— Comment dites-vous ?

— Je dis : on l'a eu, par-dessus le marché, sans s’en apercevoir.

— Sans prendre le temps de le goûter ?

— On le goûte en courant. Le bonheur, c’est quelque chose de rapide, de mêlé, de violent et de vague, qui bouscule et suffoque. L’unique bonheur, c’est d’être très fort, dans un tourbillon.

— Et d’avoir du talent ?

— Je répète que le talent n’est pas inutile.

— Ne saurait-il suffire ?

— Seul, il ne sert à rien.

— Ne pourrait-on point, par exemple, écrire une belle oeuvre et se f... du reste ?

— Une belle œuvre ! C’est dix, vingt livres ou pièces qu’il faut écrire pour être fort.

— Vingt ! si on peut.

— On le doit.

— Je les suppose écrits ; j’espère qu’alors on a le droit de se reposer.

— Pour être plus fort ?

— Pour être enfin heureux.

— C’est la même chose ; non, pas de repos ! Il faut faire rendre à de nouvelles œuvres encore beaucoup d’argent.

— Combien ?

— Le plus possible.

— Où est la limite ?

— Il n’y a pas de limite à la force. Q ’est-ce qu’un homme de lettres qui ne roulerait pas les directeurs, les critiques, les confrères et les financiers ?

— Si on se contente du nécessaire ?

— Le superflu est nécessaire.

— Un chef-d’œuvre, abandonné à lui-même, ne saurait-il produire assez d’argent ?

— Vous êtes fou ! Et la réclame ! L’a-t-on inventée pour les chiens ?

— Il faut s’occuper de ça aussi ?

— Surtout de ça. Tapons sur la tête du public, abrutissons-le.

— Ne vaudrait-il pas mieux reconnaître, de temps en temps, que la pièce est médiocre ou le livre mauvais ?

— A quoi bon cette faiblesse ?

— Ça délasserait.

— Voulez-vous être académicien, oui ou non ?

— Je veux d’abord qu’on m’offre la croix, si je la mérite.

— Demandez-la fortement, et envoyez-la chercher à domicile, au ministère, par vos amis.

— Quels amis ?

— Tout le monde.

— Et pour obtenir un fauteuil à l’Académie ?

— Faites trente-neuf visites.

— Avec mes chefs-d’œuvre sous le bras ?

— Oui, pour la forme ; vos œuvres suffiront.

— Mais, si on méprise ou ignore deux douzaines de ces messieurs qu’on va voir ?

— Naturellement, on en ignore ou méprise au moins vingt-quatre.

— Et on les visite tout de même, par lâche hypocrisie ?

— Par simple politesse à la mode.

— Ce n’est donc pas une question de dignité ?

— C’est une question de force.

— Que vous êtes insupportable, avec votre force !

— Puisque le bonheur ne se mesure qu’à la force, et qu’être fort c’est avoir plus de succès que les autres, plus de richesses, plus de célébrité que n’importe qui, et que vivre, c’est dominer, je veux dire présider.

— Présider quoi ? — Tout ! les sociétés, les commissions, les inaugurations, les enterrements, tout, tout.

— Et l’amour ?

— Je ne l’oublie pas. Les femmes aiment les hommes forts ; il leur faut des femmes.

— En quelle quantité ?

— Une à la fois, si on ne peut pas mieux, mais une série de maîtresses enrichit l’homme fort. Songez que, dans toute femme nouvelle, il y a un sujet de pièce ou de roman. Extrayons-le ! L’homme d’une seule femme reste faible d’esprit.

— Et la nature, lui accordez-vous une petite place ?

— Aucune ! Ah ! diable, prenez garde ! point de promenades perdues, point d’horizons indéterminés, point d’eau, point d’arbres, pas de rêveries malsaines ! Pas de bêtises.

— Compris ! De sorte que, selon vous, l’homme qui ne se soucierait que d’avoir du talent, vivrait à l’écart et refuserait de faire un pas vers les récompenses, quelles qu’elles soient, estimant que, son œuvre terminée, ce n’est pas à lui de se déranger, cet homme-là serait...

— Un artiste.

— Ah !

— Et un serin. - FIN

Dialogue du jour - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

— On ne lit plus !

— Erreur ! on lit beaucoup, on n’a jamais tant lu, et on ne demande qu’à lire davantage.

— Mais les livres ne se vendent pas !

— Lesquels ?

— Presque tous, et se vendent moins que les autres les romans, les contes, les livres d’imagination. Personne ne les achète, sauf l’homme de lettres, car l’homme de lettres est un monsieur qui achète des livres.

— Et qui a trois francs dans sa poche !

— Naturellement. Il les trouve toujours. Le public, non.

— Il n’a peut-être pas les trois francs ?

— S’il les a, il les garde.

— Il n’estime peut-être pas que votre livre vaille trois francs. — Comment le saurait-il ?

— Par expérience de public trompé.

— La marchandise est pourtant bonne !

— En principe, elle doit l’être ; vendez-la moins cher.

— J’ai essayé !

— Mal, timidement, de mauvaise grâce et sans insister.

— Le public n’aime pas la littérature.

— Au contraire, il l’aime trop, il les aime toutes. Voyez les journaux d’information à fort tirage, aucun ne se passe de contes.

— Le public lit un journal, une revue, un livre prêté ou de cabinet de lecture, un livre volé, plutôt qu’un livre acheté !

Il achèterait le livre pas cher, que vous mettriez à sa portée, presque comme une revue ou un journal. Les revues ont peur.

— Ce public de livre n’existe pas.

— Il faut le trouver.

— Comment ?

— C’est un truc : cherchez le public !

— Où est-il ?

— C’est un secret. Ah ! dame ! l’éditeur doit faire un léger effort. Allez partout, à la petite ville, à la campagne. Il y a là des lecteurs que vous ne soupçonnez pas : le rentier, le fonctionnaire, le commerçant qui vivote, et, par les longues soirées d’hiver, l’ouvrier curieux et le sage paysan.

— Pourquoi pas le domestique, le bouvier ?

— Le bouvier et le petit berger aussi, qui a le temps, qui parfois s’ennuie, comme sa croûte de pain, derrière ses moutons.

— Ce peuple de bourgeois et d’humbles ne sait pas lire un livre.

— Par vous, il apprendra.

— Il ne supporte que la mauvaise littérature.

— Je vous répète qu’il les accepte toutes. A la faveur de son ignorance, vous lui en ferez passer de la bonne.

— De la vieille ?

— De la nouvelle.

— D’homme connu ? D’auteur connu ?

— D’inconnu, de débutant ; le peuple ne regarde pas au nom. Que cette indifférence profite aux auteurs vivants, même aux plus jeunes.

— L’inédit coûte cher à imprimer.

— Surtout quand on ne le vend pas.

— Il faudrait de gros tirages.

— Préférez-vous un faible tirage qui reste dans vos magasins ?

— Ce qui serait possible avec des célébrités ne saurait l’être avec des inconnus. Vous tuerez les jeunes.

— Les faites-vous donc vivre ?

— Les éditeurs accomplissent généreusement leur devoir, monsieur ! Ce ne sont pas des bandits.

— Ce sont des hommes charmants ; mais, s’ils éditent, à parler vrai, ils ne publient pas : publier, c’est rendre public.

— Que tous les autres éditeurs commencent, alors...

— L’un d'eux a osé.

— Qui ?

— Un homme de courage et de bon sens.

— Inutile de dire son nom, je le connais. Je lui ai déjà prédit le désastre de sa première collection.

— Et ce fut une fortune ! Encore un désastre comme celui-là !...

— Un livre inédit, bon marché, ne peut être que laid de format, de papier, d’impression, de brochure, de reliure, etc.

— 1° Puisque le grand public n’y connaît rien ! 2° Qu’est-ce que vous faites des progrès de la science ? 3° II y a des livres à trois francs qu’on n’achèterait pas avec des pincettes ; 4° Oubliez vous que certaines œuvres d’art ne sont que des horreurs prétentieuses ?

— Si vous gagnez le public pauvre, vous perdrez l’autre.

— Lequel ?

— L’amateur à trois francs.

— Un amateur, même riche, qui s’obstinerait à vouloir payer trois francs ce qu’on lui offre pour vingt sous ï Vous voulez rire ?

— Je parle de l’amateur éclairé, lettré, de l’homme de goût.

— Un amateur n’est pas forcément un snob. A mon goût, à moi, le véritable amateur éclairé s’inquiète d’abord du contenu, non du contenant. S’il y tient, qu’on tire exprès pour lui quelques exemplaires sur beau papier. Il y gagnera encore.

— Selon vous, le lettré achèterait donc ce livre parce qu’il s’y connaît, et le grand public parce qu’il n’y connaît rien ?

— Voilà !

— C’est, en effet, une révolution.

— Une simple révolte littéraire.

— Et quand tout le monde aura sa bibliothèque ?

— On créera autre chose. Par exemple : le livre nutritif, qu’on fait cuire et qui se mange ; ça se vendra comme du pain ; pour vingt sous, on aura un volume et un déjeuner ; ensuite, le livre qui fond dans l’eau salée ; c’est alors du lecteur lui-même qu’on pourra dire qu’il boit un bouillon !

— Très drôle ; mais moi, je suis sérieux, je crie : casse-cou !

— Vous ne savez pas crier autre chose. Il faut pourtant vous habituer à ce qu’on ne se casse pas la g... chaque fois que vous en faites le vœu.

— Vous me dites tout ça pour que j’achète enfin votre livre ?

— Du tout : le premier des avantages du livre nouveau à bon marché, c’est que l’auteur peut, sans s’appauvrir, vous faire cadeau d’un exemplaire. Le voici, monsieur ! - FIN

Dialogue du jour - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

— Qu’est-ce donc que cette Académie Goncourt ?

— Une académie de plus, exactement une " société littéraire".

— Et vous en êtes ?

— Par hasard ! Un coup de veine !

— Que d’académies ! N’importe qui peut donc en fonder une ?

— Oui, s’il est riche, et s’il obtient l’agrément du Conseil d’Etat.

— Je ris, parce que je pense que, si je voulais, moi, sans me ruiner, je pourrais, tout comme un autre, créer une académie nouvelle.

— Certes ! Mais vous vous en gardez bien.

— A quoi sert la vôtre ?

— Elle nous offre quelques rentes.

— Combien ?

— Pas assez ! Il y a cependant de quoi nous faire dîner ensemble huit ou neuf fois par an. C’est le plus agréable. Nous dînons en ville, comme les vrais académiciens, mais à nos frais et mieux. Un soir, nous attribuons le prix de cinq mille francs (je cite les statuts) " au meilleur ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année ".

— L’autre Académie distribue des centaines de prix !

— La nôtre un seul, c’est une de nos supériorités !

— Ne commencez pas ! Ne blaguez pas l’Académie française, notre honneur à l’étranger, la gardienne de nos traditions, et, etc...

— Je sais, je sais ; j’accorde ce que vous voudrez à l’illustre voisine ; mais, chez nous, on meurt moins !

— A qui offrez-vous le prix ?

— Je cite encore les statuts : " Le prix sera donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme... "

— Et à la pauvreté ?

— Il n’en est pas question.

— Le pauvre a plus de talent que le riche !

— Il est peut-être plus difficile au riche d’en avoir. Laissons cela. Je continue : " Le roman, dans des conditions d’égalité, aura toujours la préférence sur les autres genres. " J’ajoute que nous ne nous permettons jamais de nous offrir le prix à nous-mêmes.

— Il ne manquerait plus que ça.

— L’exemple nous viendrait de haut.

— Vous recevez beaucoup de livres ?

— Il nous suffirait de recevoir les vingt meilleurs. Comptez-en cinq ou six douzaines.

— Vous les lisez tous ?

— Il faut bien.

— Sérieusement ? De la première à la dernière ligne ?

— Oui, les chefs-d’œuvre ; ils sont rares. Certains auteurs ont l’obligeance de nous fixer par le premier chapitre ; avec d’autres, on insiste ; pour beaucoup ce serait de l’indiscrétion d’aller jusqu’à la fin.

— Votre société a la réputation...

— Déjà, elle, si jeune !

— De choisir des livres plutôt bizarres.

— Un choix, c’est presque toujours une erreur volontaire !

— Le public ne vous suit pas !

— Il est tellement fatigué ! Mais vous, lecteur inlassable, au courant de tout, juge averti qui nous jugez, ô grand public, que pensez-vous de notre livre de cette année ?

— Je ne l’ai pas lu.

— Et de nos livres des années précédentes ?

— Je ne les ai pas lus.

— Vous en lisez d’autres ! A notre place, quel livre choisi riez- vous ? Donnez un titre ?

— Ce n’est pas mon affaire.

— Pour une fois, mêlez-vous de ce qui ne vous regarde pas, aidez-nous ! Cette année, par exemple, quel livre vous a causé le plus vif plaisir ?

— Attendez ! Je cherche : je me rappelle un livre d’histoire...

— Notre Académie ne s’occupe que des romans.

— Je ne lis jamais de romans.

— J’en étais sûr. J’ai posé la question à quinze publics pareils à vous, et les quinze publics m’ont répondu la même chose. Personne ne lit plus les romans, du moins ceux des jeunes inconnus. Il faut croire que c’est une vilaine corvée ! Notre " société littéraire " vous l’épargne et, loin de lui en savoir gré, à chaque roman qu’elle vous désigne, vous faites la moue !

— Choisissez un livre qui nous plaise, peut-être le lirons-nous.

— Lisez le livre que nous prenons la peine de choisir, il vous plaira peut-être.

— Ah ! débrouillez-vous ! C’est notre droit de déclarer, au petit bonheur, que votre Académie n’a fait jusqu’ici, ne fait, et ne fera rien de remarquable.

— C’est le nôtre de ne pas nous émouvoir.

— Avouez que votre prétention est ridicule. Vous donnez cinq mille francs au livre couronné (couronné, ô potaches !) et vous ne donnez pas un sou aux autres. Vous avez l’air de dire : il n’y a qu’un livre !

— C’est un air que vous nous prêtez ; mais nous ne disons pas cela le moins du monde ; nous ne disons rien. Nous versons à l’élu les cinq mille francs, sans commentaires.

— Comme ce doit être pénible aux autres candidats, s’ils vous croient quelque autorité !

— Rassurez-vous, ils ne nous en croient aucune. Ils ne croient qu’aux cinq mille francs.

— Pardon, vous votez ! Ce vote a un sens, si vous votez bien.

— Nous votons comme des électeurs en chair et en os, surtout en nerfs.

— Et votre majorité décide, elle impose tel livre, elle condamne le reste en tas. Elle joue le rôle tyrannique des majorités. Quelle méthode en art !

— Le moyen d’agir autrement ? La majorité n’est même pas nécessaire. A cinq voix contre cinq, celle du président compte pour deux.

— Au premier tour ?

— Au premier.

— C’est contraire à tous les usages.

— C’est un statut.

— Et les absents ?

— Ils votent par lettre.

— De sorte qu’à la dernière heure, par de bonnes raisons, par votre éloquence ou votre adresse, vous ne pouvez pas modifier l’opinion littéraire de l’absent.

— Puisqu’il n’est pas là.

— Mieux vaudrait tirer au sort, Nous sommes-nous jamais vantés de rendre la justice ?

— Décidément, votre petite Académie n’a pas d’importance.

— A qui le dites-vous ?

— Votre prix est sans valeur.

— Il vaut cinq mille francs. C’est un joli lot et le billet ne coûte que la peine d’écrire un livre, autant que possible un bon livre.

— Qu’est-ce qu’un bon livre ?

— Isolément, chacun des Dix le sait, mais, réunis, pourraient-ils se flatter de le savoir encore ?

— Enfin, ce Foyer ?

— Eh bien ?

— Vous aimez ça ?

— J’aime cette pièce.

— Vous trouvez ça bien ?

— Je trouve le Foyer très bien.

— Très bien, très bien, très bien ?

— Je trouve le Foyer très bien ; une fois suffit, mais si vous désirez des détails, j’ajoute que c’est une œuvre forte, audacieuse, émouvante et vraie.

— Diable !

— Ah ! dame ! quand on me pousse !

— Procédons par ordre, s’il vous plaît. Forte ! ça ne veut rien dire. Emouvante ! c’est affaire de sensiblerie personnelle. Il y a des gens qu’une piqûre fait crier et qui pleurent sans motif. Mais audacieuse et vraie ! D’abord, ou est l’audace ?

— Il y a deux espèces d’auteurs dramatiques : ceux qui font tout et ceux qui ne font rien pour plaire au public. Il y a aussi les faux audacieux qui ne choquent le public que lorsqu’ils Font désarmé par les concessions, et mis dans l’impossibilité de se rebiffer. Les auteurs du Foyer ne se reprochent aucune concession. Pas un des personnages de leur pièce (sauf le petit Robert, mais il est si petit qu’on le remarque à peine) ne se propose de sympathiser avec le public de la Comédie-Française.

— Est-ce du courage ou un calcul ? On connaît Mirbeau.

— Et Thadée Natanson... Que voulez- vous dire ?

— Qu’ils comptaient sur un succès de scandale.

— C’est risquer gros. Les succès de scandale sont rares et courts. Vouloir un succès de ce genre serait déjà une espèce d’audace. Pourquoi ne pas admettre simplement qu’ils comptaient sur une autre presse, et sur un autre public, sur une presse qui aurait compris... vous lisez la presse ?...

— Toujours, quand je la prévois mauvaise.

— ...et sur un public moins timoré ?

— Ils se sont lourdement trompés.

— Pas si lourdement î On devine déjà des remords dans la presse. J’en connais de particuliers, très comiques, et d’une bravoure ! Quant au public... Attendez ! Jusqu’ici, il a une bonne tenue, malgré les protestations et si la pièce l’amuse...

— Elle l’ennuiera.

— Vous me rappelez ce mot, qu’on cite souvent d’un critique obscur : A peine assis à je ne sais quelle répétition générale, il disait à son voisin : " Croyez-vous que ça va être mauvais, hein ? " Pourquoi le public s’ennuierait-il au Foyer ? L’admirable Mme Bartet s’amuse bien, elle, en le jouant !

— Par bonheur, le non moins admirable M. de Féraudy est malade.

— Oui, c’est votre veine ! Ne vous réjouissez pas trop ! on en a tiré de plus loin, et je vous annonce qu’il a repris son rôle avant-hier soir.

— Tant pis !... Non, je ne lui en veux pas, à lui..., tant mieux ! tant mieux !

— Et ils ont fait le maximum !

— Qu’est-ce que ça prouve ?

— Qu’ils vont gagner beaucoup d’argent.

— Et après ! Ça ne prouve pas que ce soit une pièce vraie ! Vous disiez : une pièce vraie. Où voyez-vous de la vérité là-dedans ?

— Partout.

— Vous connaissez des gens comme ça ?

— Comme quoi ? Comme qui ? Comme la baronne Thérèse Courtin ?... Vous me demandez si je connais des femmes qui trompent leur mari ?

— Je ne parle pas de cette dame.

— Comme qui, alors ? Comme ce Biron !...

Vous me demandez s’il existe des financiers cyniques qui abusent de leur argent ! Qu’est-ce qu’ils en feraient ?... Comme l’abbé Laroze ?... Evidemment les auteurs auraient pu dire : ce prêtre n’est pas responsable. Il travaille aux ordres de l’Eglise... Comme le député Tripier ?... vous n’êtes donc pas électeur ?

— Vous savez bien que je parle du seul Courtin. Oh ! ce Courtin, qui vit de sa femme ! Pouah !

— Vous ne lisez donc pas les journaux, depuis le début de l’interminable et ennuyeuse affaire ? — Mais un sénateur !

— Vous n’allez pas réclamer pour le Sénat ! Trois cents bouches riraient de vous.

— Un académicien ! Vous croyez qu’on peut être académicien et...

— Achevez. Vous reculez d’épouvante ! Oubliez-vous que le principe même de l’Académie française, sa raison d’être, son excuse, sa coquette-coquette coquette-rie, c’est de savoir se recruter dans tous les milieux.

— Voilà une plaisanterie d’un goût !

— J’exagère. Mais oseriez-vous soutenir qu’il n’y ait pas un sot à l’Académie française ?

— Je ne vais pas jusque-là.

— Eh bien ! J.-G. Courtin n’est qu’un sot, un grand sot, monumental, tout en façade, et la sottise mène à tout. Il n’est pas plus difficile à un sot d’une telle ampleur, de mentir pour paraître, de voler, et de vivre de prostitution, que d’écrire des phrases stupides sur les prix de vertu.

— Mais Mirbeau attaque la charité.

— Thadée Natanson aussi... Vous faites exprès de l’oublier.

— Cette belle institution sacrée !

— Ils lui préfèrent la justice, et M. le comte d’Haussonville lui-même, autre membre de l’Académie française, avoue que des erreurs ont pu être commises au nom de la sainte charité. Le Foyer est une de ces erreurs.

— Oui, oui, une erreur, en effet !

— Vous m’entendez bien ! Le Foyer est une de ces hypocrisies sociales.

— Il y a d’autres œuvres charitables !

— Mirbeau et Natanson ne peuvent pas tout faire à la fois.

— Ils généralisaient.

— S’ils ne généralisaient pas, vous diriez : peuh ! il ne s’agit que d’un cas particulier ; ce sont des myopes !

— Je dis, je dis que cette collection de fripouilles m’écœure. Tant de fripouilleries au même endroit, en quelques heures, par les mêmes individus, que voulez-vous ? ça me donne mal à l’estomac.

— Vous ne vous écoutez donc jamais parler ?

— Comment ? Où ça ?

— Dans le monde. Vous y brillez !

— Qu’en savez-vous, sauvage ?

— J’y vais quelquefois, oh ! rarement. J’y étais l’autre soir, avec vous, à un dîner, un dîner mondain dans toute son horreur. On s’est diverti aux frais des absents. Pas un homme qu’on ait épargné, pas une femme qu’on ait respectée. Tous tarés, toutes salies ! Une douzaine de ménages parisiens, et non des moins huppés, jonchèrent bientôt la nappe boueuse. C’était charmant, mais vous étiez le plus spirituel. Ce fut, pour vous, un vif succès. Comment ces jeux féroces, qui ne vous gênent pas à table, vous courroucent-ils, à ce point, sur une scène ?

— Oh ! pardon ! A table, ce n’est pas grave !

— En effet, il ne s’agit que d’êtres vivants ?

— Et au théâtre, c’est une question d’art.

— Oh ! si vous protestez contre le Foyer au nom de Fart, je me tais. Vous êtes trop fort.

— L’avez-vous seulement vu, ce Foyer, qui vous est cher ?

— Mais oui, cette question !

— Combien de fois ?

— Une fois, naturellement.

— Moi, deux. - FIN

Dialogue du jour - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

— Et le Lys ?

— Je n’en connais que le sujet simplifié : une jeune fille se délivre des principes de l’honneur, tel que le comprennent son frère égoïste et son père vieux fêtard, et proclame le droit d’aimer librement. Et sa sœur, qui s’est sacrifiée, elle, et qui en meurt, aux préjugés et aux intérêts bourgeois, lui crie qu’elle a bien raison !

— M. Léon Blum, dans son livre intitulé Du Mariage, imaginait quelque chose de semblable ?

— Du tout. M. Léon Blum ne s’occupe pas spécialement de la jeune fille pauvre ou ruinée et dans l’embarras, mais de toutes les jeunes filles à marier. Il demande qu’elles puissent se préparer au mariage, par de loyaux essais d’amour libre.

— Comme les jeunes gens ?

— Avec plus de méthode.

— En faisant la noce.

— En apprenant à vivre, c’est-à-dire à aimer. Lisez ce livre, sérieux quoique amusant, plein d’idées, d’audace et de raison ; Fauteur y prévoit tout et répond à presque toutes les objections. Ah ! il y en a de fortes ! C’est un des livres les plus sagement révolutionnaires qu’on ait écrits. Bien lu, et médité, il peut avoir une profonde influence sur les mœurs qui ne demandent peut-être qu’à changer.

— Le Lys va leur porter un rude coup.

— Je ne crois pas ; un bon livre pénètre et reste, une pièce meurt avec le succès qui la faisait vivre. Les bourgeois acclament l’émouvante sacrifiée, Suzanne Desprès. Une fois dehors, à l’air vif, ils se calment et ils jugent la thèse. Il ne manque, n’est-ce pas, à la sacrifiée, à sa sœur, à toute cette famille, que de l’argent. S’ils étaient riches, s’ils avaient su garder leur argent, ils vivraient heureux, avec l’estime du monde. Les bourgeois, rafraîchis, sont donc bien décidés à défendre leur argent et les privilèges qu’il crée. " Economisons davantage pour mieux doter nos filles ", voilà sans doute l'unique leçon qu’ils acceptent du Lys. Et puis, qu’est-ce qu’une pièce qui réussit ? Une pièce qui rapporte beaucoup d’argent. Les bourgeois sourient des auteurs d’avant-garde qui font de belles recettes. Il n’y a que l’argent. On n’existe que par l’argent. Le spectacle de la société ne prouve pas autre chose ; elle accumule les preuves et, quand elle essaie de dire le contraire, elle ment, par politesse ou par peur. Quelques bourgeois arrivent à l’hypocrisie de la liberté, aucun au mépris sincère de l’argent. Séduits par le livre grave et piquant de Léon Blum, ils accorderont peut-être l’amour libre à la jeune fille riche, mais la jeune fille sans fortune ne les intéresse pas. Aujourd’hui, plus que jamais, la devise bourgeoise, c’est : tout par l’argent, et pour l’argent. Étiez-vous à la messe de minuit ?

— Non.

— Vous, un fervent catholique ?

— Je vais à la messe, au moins le dimanche, je n’assiste pas aux soirées mondaines de l’Église où l’on patiente jusqu’au réveillon. A minuit, je dors.

— C’est prudent. D’ailleurs, aviez-vous votre billet ?

— Quel billet ?

— Vous ne l’aviez pas ! Alors vous vous seriez cassé le nez à l’église de mon quartier. Il fallait, pour y entrer, un billet de dix sous, pris à l’avance au bureau de tabac, comme un billet de loterie. Des hommes distingués (les commissaires de la fête) veillaient à la porte. En cas de discussion, surtout avec les pauvres, ils étaient secondés par des agents. De belles dames furent bien attrapées. Irrégulièrement fidèles, elles ignoraient les instructions du prône, sans quoi, vous pensez bien que, pour elles, dix sous, ce n’est pas une somme.

— " Votre billet, madame ! " — Point de billet. Il fallait remonter dans l’auto, malgré les fourrures et le chapeau à poils.

— Quel mal voyez-vous à cette mesure égalitaire ?

— Aucun ! Les pauvres, qui attendaient depuis une heure et qui espéraient toujours qu’on finirait par leur ouvrir les portes, s’amusaient beaucoup, en grelottant, des mines vexées des belles dames. Mais ils étaient vexés aussi. Dix sous pour un pauvre, c’est encore dix sous. L’un d’eux s’écria : " Quoi ! il faudra payer à présent ! Si l’église est pleine, le curé va se régaler demain ! Seigneur ! Où va-t-on ? "

— Que voulez-vous que fasse l’Eglise persécutée ?

— Je ne dis pas qu’elle ait tort, je dis qu’elle se met à faire de l’argent comme tout le monde. Où va-t-on ? On va vers l’argent, toujours plus loin, toujours plus bas. Ne venez-vous pas de lire dans votre journal qu’il faudra désormais être riche pour se vanter de boire du Champagne ; les pauvres devront avouer qu’ils ne boivent que du mousseux.

— Ce sera pour les étudiants un nouveau motif de révolte.

— Croyez bien qu’on trouverait encore au fond de leur colère des soucis d’argent et un autre malaise inquiétant. Quelques-uns s’amusent à crier : " A bas Lépine ! ", d’autres, les plus nombreux, se taisent, fatigués, écœurés, vaincus d’avance, et c’est plus grave que de jeter en l’air des képis de sergents de ville. Leur état esprit est commun à une grande partie de la jeunesse. On leur a dit, à ces jeunes gens : M Vous êtes libres ! allez, lancez-vous sans crainte ! Vous n’avez qu’à travailler, et à être intelligents ; depuis que nous sommes les maîtres, la justice règle le monde ! " Et ils s’aperçoivent tout de suite que c’est l’argent. Pour réussir, il faut d’abord de l’argent. Quel mérite ferait d’un fils d’ouvrier ou de paysan un ordinaire médecin ? Tout se paie, les livres, les inscriptions, les examens. Mais ce qui étonne le plus les jeunes naïfs, c’est le piston, le fameux piston qu’ils croyaient fondu au clair soleil de la République : ces yeux de jeune homme, qui s’ouvraient à un avenir rayonnant de luttes égales, n’aperçoivent vite qu’un système compliqué de pistons qui mènent, d’un bout à l’autre de la carrière choisie, un train infernal : coups de piston pour un concours, pour un diplôme, pour la moindre place. Être pistonné ou mourir, c’est-à-dire végéter, n’aboutir à rien. A quoi bon l’effort, l’acharnement, l’ambition virile ?

Aux paroles réconfortantes, le jeune homme hausse les épaules, et le papa, qui ne sait que faire de sa vaine expérience, regarde avec stupeur son grand gamin désabusé. - FIN

Dialogue du jour - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

— Ainsi, vous allez faire du roman ?

— Dame I Prix académiques et bien français, prix de la Société des Gens de Lettres, prix Goncourt, prix de la Vie Heureuse prix des quarante-cinq, prix des Annales ! Etc.. ça vaut la peine !

Il n’y aura plus moyen de ne pas gagner sa vie. Comment mourir de faim avec tous ces prix ?

— Mais le théâtre ?

— Il est vrai qu’un petit lever de rideau bien placé rapporte pendant un trimestre ou deux cinq cents francs par mois. Qu’est-ce que vous me conseillez ?

— Moi, rien.

— Vous n’avez pas d’idées ?

— Si, si, je vous conseille de ne rien faire.

— Rien du tout ? Mais j’ai quelque chose dans le ventre.

— Si vous ne pouvez pas vous retenir, faites. Qu’est-ce que vous avez ?

— Ces jours-ci, je sens un roman.

— Délivrez-vous !

— Le travail du roman n’est-il pas agréable ? On reste chez soi. On s’enferme une dizaine de moisj pas plus, puisque les prix sont annuels, et il faut être prêt ! On écrit tranquillement le livre, et, quand le diable y serait, on finit bien par décrocher un de ces prix, avec n’importe quel roman.

— De quelle espèce sera le vôtre ?

— Ça n’est pas les genres qui manquent ! J’ai le choix entre du Balzac, du Daudet, du Zola, du Goncourt, du Mirbeau et même du Bourget. Le Bourget a l’air plus compliqué, à cause des accessoires, mais je connais des receleurs qui vendent jusqu’à des idées générales pour un morceau de pain.

— Vous n’auriez pas quelque chose de personnel ?

— Il faudrait être vraiment dans la purée ! J’ai quelque chose de personnel comme tout le monde : je suis né, j’ai fréquenté l’école primaire, puis le lycée, échoué à des examens, couché avec ma bonne, et je connais un de ces secrets de famille dont vous me direz des nouvelles.

— C’est important ! M. Brisson a déclaré qu’il n’accepterait que de l’original, et, afin que ce soit plus clair, M. Bourget explique que M. Brisson désire aider un jeune homme " dans son développement autonome ". Puis, pour clarifier encore, il cite saint Augustin.

— Je me fiche des mots, mais je les comprends. Si ces messieurs font appel aux talents originaux, nous serons moins nombreux. Le vrai talent original ne court pas après les prix.

— Mais M. Brisson courra après l’originalité. II veut la découvrir de sa propre main.

— Il s’arrêtera à la première venue, à la mienne, par exemple.

— Pardon ! Vous ne devez même pas faire acte de candidat.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour que M. Brisson lise mon roman, ne sera-t-il point nécessaire que je le lui montre, manuscrit ou imprimé ?

Que je le porte moi-même, ou le fasse porter par un ami ou ma concierge, il faudra bien que quelqu’un le porte ; un livre ne marche pas tout seul !

— Délicieux !

— Comment ! si j’apparaissais en personne à M. Brisson, si je lui disais : " Monsieur le direc-direc direc-teur des Annales politiques et littéraires, je ne suis pas un hyprocrite, l’orgueil est même mon meilleur soutien ; or, je viens de terminer un livre que je crois un chef-d’oeuvre ! lisez-le !... " ne le lirait-il pas ?

— M. Brisson est un homme raisonnable.

— On peut, selon sa nature, rechercher les prix ou ne pas en vouloir, mais j’ose dire qu’âgé de moins de trente ans, j’ai déjà la certitude que, pour obtenir un prix, il faut le demander, avec éclat ou discrètement, seul ou par de puissants intermédiaires, par les femmes ou les garçons de bureau ; chacun sa manière : il y en a trente-six ! Mais celui qui ne demande rien n’a rien, rien de rien. Existe-t-il un ministre, un seul, qui se soit dit une fois dans sa vie : " Voilà un jeune homme de talent ! Je ne le connais pas, il reste dans son coin, distrait, les yeux en l’air ; personne ne me parle de lui ; je vais le décorer. " Considérez M. Fallières, notre vénéré Président. Ce doit être un brave homme. Il ne chasse pas toujours. Il lui arrive de prendre un livre. Il se peut que ce livre lui plaise. M. Fallières a-t-il jamais eu cette gracieuse pensée si simple et bien républicaine : " Ce livre est bon. Son auteur doit être un aimable homme. Je voudrais causer un peu avec lui, je l’invite à déjeuner ! " A-t-il jamais eu cette idée-là ? Répondez, monsieur Fallières.

— Il est à craindre que vous ne receviez pas encore une invitation pour demain.

— Ça m’est égal ! Moi, je ne suis pas une poire ; quand je voudrai manger à la présidence, je ferai les démarches nécessaires et j’y mangerai. Je vous quitte ; je vais préparer ma composition de prix.

— Oh ! vous êtes prévenu que vous ne devez pas travailler en vue du concours.

— Quelle modestie ! Quelle blague ! Nos examinateurs seraient bien attrapés ! Je prétends, moi, que, si j’arrive, pour le prix des Annales, à composer un curieux mélange de Faguet, de Jules Bois, de Rageot, de Dorchain, de Brisson et de Daniel Lesueur (ah ! c’est délicat, et il faut le tour de main), mon affaire sera dans le sac.

— Vous auriez encore à séduire Anatole France, Maurice Barrés, Pierre Loti, Donnay, Hervieu, etc...

— Il y a longtemps que ceux-là ne savent plus lire de romans. Ils voteront au hasard, et je compte sur ma veine. Sans ce risque, ce serait trop facile ! - FIN

Propos d’entr’actes - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

Faites donc du théâtre ! Si vous ne devenez pas un bon auteur dramatique, ça vous formera toujours le caractère.

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Non seulement les auteurs n’acceptent que des éloges, mais encore ils exigent qu’on ne dise que la vérité. Comment faire ?

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Ce n’est rien, le succès d’estime, et l’auteur qui n’a que le succès d’estime s’en passerait volontiers, mais non l’auteur qui triomphe et qui gagne beaucoup d’argent. Celui-là veut tout.

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— Ça va bien ? Vous êtes content ?

— Follement.

— Vous faites de l’argent ?

— Beaucoup.

— Le maximum ?

— Plus.

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Çà et là un four purifie Fauteur à succès.

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Quand l’insupportable voisin applaudit trop, on a envie de lui dire :

— Vous êtes libre, mais si vous continuez, moi, je ne fiche plus rien !

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Le critique a trop d’amis qui font des pièces. Si la pièce est mauvaise, il s’en tire toujours, mais si elle est bonne ?...

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Un auteur se vante d’avoir bu toutes les amertumes de la vie, et il ne rend sur la scène que de l’eau de rose.

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Quelle jolie pièce, aimable, humaine, généreuse ! On dirait un acte de contrition.

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Un critique ne doit dire que la vérité. Il doit aussi la connaître.

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L'auteur : Vous feriez mieux de faire des pièces ?

Le critque : Vous feriez mieux de n’en pas faire.

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L'artiste : Oh ! Je ne lis jamais les journaux.

Le critique : C’est bon à savoir ! Moi qui prenais des précautions...

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L'auteur : En dix lignes, vous exécutez une pièce qui m’a coûté un an de travail, vous n’avez pas peur !

Le critique : J’aurais dû dire en deux mots : Quel chef-d’œuvre !

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— Je ne savais que répondre à ce monsieur qui s’est précipité dans ma loge, qui gesticulait, qui suait et qui balbutiait : Oh ! Madame ! Admirable ! Magnifique ! Je ne trouve plus mes mots ! Je suis écrasé ! Oh ! Oh !

— Il fallait lui répondre : Monsieur, ce que l'on conçoit bien s’énonce clairement.

__

Un homme de province s’exprimait ainsi :

— Je suis allé hier, sur votre conseil, au théâtre de... voir la pièce de... J’ai passé une assez bonne soirée. Oui, j’en ai eu pour mon argent. Je ne connaissais pas Mlle X... Elle n’est pas mal du tout, cette petite !

Ce que le provincial appelait cette " petite ", c’est une de nos plus célèbres actrices. Il faudrait peut-être ramener la critique à cette mesure. Mlle X... elle-même s’y habituerait et elle ne serait pas longue à dire : " Vous pouvez mettre mon nom dans votre article ? "

__

L’auteur : Que pensez- vous de ma pièce ?

Le critique : Du bien et du mal.

L'auteur : N’écrivez que les compliments, je lirai les réserves entre les lignes.

__

Jeudi soir, à neuf heures, première représentation de... Prière de n’envoyer ni fleurs ni couronnes.

__

Je connais une ouvreuse si peu discrète qu’elle me donne chaque fois l’impression désagréable que j’achète encore mon pardessus.

__

L'auteur : Enfin, considérez que je suis jeune !

Le critique : Ça m’est égal ! Ayez du talent. Un jeune qui n'a pas de talent, c’est un vieux.

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On est toujours bon critique pour quelqu’un, pour l’auteur ou pour ses amis.

__

On appelle grand critique un critique qui écrit dans ce qu’on appelle un grand journal. - FIN

La lecture du petit acte - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

La salle de lecture est verte. Il y a des bustes dans les coins, au milieu, une table large et longue et, sur cette table, où vingt-cinq personnes pourraient danser, la carafe d’eau, le verre, le sucre et le citron.

Paul Page, le jeune et sympathique auteur, sent qu’il n’aura jamais le courage de boire. Il faudrait mettre de l’eau dans ce verre, du sucre dans cette eau, couper le citron !...

Les artistes convoqués entrent, l’un après l’autre. Paul Page devine les plus connus à leur manière de s’asseoir sans hésiter.

Pendant qu’il lit l'ŒIL du Maître, mal d’ailleurs, et d’une voix qui lui semble celle d’un autre, M. Rouvre, le directeur, hoche la tête ; Paul Page saura plus tard que M. Rouvre imagine déjà quelques jeux de scène. Une dame tousse, parce qu’elle est enrhumée. L’aîné des artistes, M. Robert, écoute, une main derrière son oreille droite, qui devient dure.

On sourit souvent, on rit trois fois. Au mot final, quelques mains applaudissent. Ce n’est pas un triomphe, mais ces gens-là sont plutôt blasés. Une jeune actrice remercie Paul Page de lui avoir donné un si joli rôle.

— Moins joli que vous, Mademoiselle !

Bien répondu.

On cause. L’impression générale est que le petit acte, honorable, plein de promesses, ne renversera rien.

Paul Page voudrait connaître l’opinion de M. Robert, qui est presque sourd.

— Monsieur, dit M. Robert, avec la sincérité exigée, je crois que nous pourrons faire quelque chose de l'Œil du Maître.

— Merci, Monsieur.

— Seulement, ajoute M. Robert, tout est à faire !

— Merci, Monsieur.

Soudain, l’artiste qui devait, pour ses débuts, jouer le rôle du fiancé, tire Paul Page à l’écart et lui rend le rôle. Il ne se trouve pas assez commun pour accepter un rôle d’amoureux paysan, et il aimerait mieux une pièce en cinq actes. — Le théâtre ne confiera plus rien à ce Monsieur, dit M. Rouvre. Dureuil va le remplacer ; réflexion faite, Dureuil sera meilleur.

— Que ne prenait-il Dureuil tout de suite ? pense Paul Page, il m’aurait épargné cet affront.

Mme Pralin, l'actrice qui jouera la fermière, le console. Quelle bonne maman ! Elle a l’air enchanté. Elle s’amuse. Ronde, corpulente et gaie, elle réalise le rêve de Paul Page.

— En voilà une, dit-il à M. Rouvre, dont je ne doute point. Elle sera parfaite.

— Pas plus parfaite demain qu’aujourd’hui, dit M. Rouvre, après-demain que demain.

— Quand elle saura son rôle ?

— Elle ne le saura jamais.

Il paraît que c’est la marque de Mme Pralin. Elle accepte tous les rôles, les aime tous, et n’en apprend aucun.

— Ne vous inquiétez pas, dit-elle à l'auteur, quel qu’il soit : nous avons le temps ! A quoi bon se fatiguer ? Le public n’est pas encore là. J’ai besoin du public, il faut que le public me porte, alors je marche. Et votre pièce me plaît tellement que nous la mènerons, sans nous faire de bile, jusqu’à la centième ; vous verrez !

Mlle Berthe sera, dans L’Œil du Maître, la sœur sacrifiée, celle qu’on n’épouse pas. La pauvre fille, trop grande, trop laide, trop vieille, doit mettre la salle en joie par sa résignation douloureuse, sa mimique niaise et sa toilette ridicule.

— J’ai une peur bleue de ce rôle, déclare-t-elle ; que va dire la Presse ? La semaine dernière, je jouais Agrippine ; dans quinze jours, je jouerai votre Sacrifiée, Je saute, d’un bond, du tragique en plein comique ; la presse croira que je ne sais pas ce que je veux, que je me moque d’elle, et elle se f... de moi.

— Au contraire, dit Paul Page, sans conviction, vous lui donnerez une idée de la souplesse de votre talent.

— Ne craignez rien, dit M. Rouvre, ce sera une victoire !

— Vous vous y connaissez, dit Paul Page ; me voilà tranquille !

Mais, aussitôt, M. Rouvre affirme qu’au théâtre, personne n’y connaît rien.

Comme s’il s’agissait d’une noce, ces dames préparent déjà leurs costumes.

— J’espère, dit tout haut Mme Pralin, que la direction va faire des frais ; moi, je veux quelque chose de chouette !

La direction, loin de désespérer Mme Pralin, ne répond pas. M. Robert lancera des guêtres. Il transformera le fermier en régisseur.

— C’est la même chose, dit-il ; le régisseur ne se distingue du fermier que par les guêtres.

— J’ai bien envie, moi, dit le vétérinaire, qui crée un rôle de quelques lignes, de mettre un chapeau haut de forme et une redingote.

— C’est une trouvaille, dit M. Rouvre, railleur. Vos bestiaux croiront que vous leur faîtes une visite.

Le vétérinaire, mortifié, ne réplique rien, mais il appelle Paul Page dans un coin :

— Je vous assure, Monsieur, que tous les vétérinaires que j’ai vus à la campagne, portaient une redingote et un chapeau haut de forme.

— Il y a des exceptions, dit Paul Page.

Un des témoins du mariage annonce qu’il mettra une cravate rouge.

— Excellente idée, dit M. Rouvre. Au théâtre, ce qui n’éclate pas est terne. La cravate rouge, qui vous offusque, Monsieur Paul Page, ajoutera une tache heureuse. Le soleil se montrerait sur la scène qu’il devrait d’abord se faire repeindre.

— L’idée est cocasse, dit Paul Page ; je nous vois maquillant, un à un, les rayons du soleil.

— Il le faudrait, je vous assure, dît M. Rouvre. Pour le décor, je vous gâterai. J’ai justement un décor qui a servi à George Sand.

— Je vous remercie, Monsieur Rouvre, de la délicate attention.

— Il ne convient pas, Monsieur Paul Page, que le décor, par son luxe, nuise à la pièce. Ne vous énervez point, ayez bon espoir.

— Dans tous les cas, dit Paul Page, j’espère qu’on s’accordera à trouver L'Œil du Maître bien écrit.

— Oh ! ça !... répond M. Rouvre.

Il se rattrape par une flatterie.

— Il n’y a que le premier acte qui coûte ; puisque vous avez le don du théâtre, j’attends de vous la pièce en cinq actes que vous m’apporterez l'année prochaine.

Tout de suite, Paul Page ébauche un plan.

— Que diriez-vous, cher Monsieur Rouvre, d’une grande comédie villageoise ?

— J’allais vous la demander, dit M. Rouvre. Faites-nous cinq actes à la manière de George Sand ; hélas ! nous pleurons toujours George Sand ! - FIN

Agréments de voyage - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

Vouloir être seul dans un compartiment, c’est signe d’égoïsme, d’orgueil, et d’inaptitude à s'amuser de rien.

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— Oui, madame, je le ramène de Paris, où je l'ai fait opérer ; il avait des végétations ; à six mois, il a déjà bien voyagé pour son âge, ce petit !

— Nous, madame, à notre voyage de Nice, nous sommes restés, mon mari et moi, dix-neuf heures dans le même wagon, serrés comme des sardines dans leur boîte.

— Il paraît que c’est un si beau pays !

— Oh ! oui ; pas plus beau que le nôtre. C’est différent ; ainsi, tenez, au lieu d’un champ de blé, vous voyez un champ de fleurs !

— Je lui donne sa goutte, et puis je lui souffle dans le nez avec une poire exprès.

— Qu’il est mignon ! regardez comme il rit l Ça ne comprend pas encore, mais ça rit et on dirait que ça a l’idée que ça nous fait plaisir !

— Il a un peu souffert de l’opération.

— Oui, ses menottes sont maigres. Il n’en a pas plein la peau. Si vous voyiez les miens !

— Quel âge ont-ils, madame, vos bébés ?

— Ils sont tous les deux mariés, madame.

— Oh ! alors.

— N’est-ce pas ? Mon mari était malade la semaine dernière, mercredi ; il criait : " J’ai le ventre pourri, j’ai le ventre pourri ! " Mais je lui ai administré une purge de ma façon. Jeudi il n’y paraissait plus.

— C’est curieux ! madame. Quelle chaleur !

— Il fait chaud, parce que ça stationne ; si ça marchait, vous verriez ! à cause de l’air !

— Heureusement qu’on viendra au-devant de nous, à la gare, en auto.

— Faites attention ! Il n’y a rien de plus mauvais que l’auto pour les enfants. Ne craignez pas de lui mettre quelque chose sur la figure, un fichu de laine, sa couverture... Oh ! il se réveille, le trésor !

La dame adresse ensuite au trésor un bruit de lèvres, comme si elle excitait une troupe de petits cochons.

Puis les deux dames continuent à se passer l’une à l’autre divers fruits de leur expérience, qui se trouvent être les mêmes, ce qui les étonne.

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— Tout est gelé, monsieur, cette année ; il y a bien du dégât.

— On dit toujours la même chose, au commencement de l’année, et à la fin on regorge de fruits.

— Vous avez un jardin, monsieur ?

— Non, monsieur, j’habite Paris au sixième. Quel beau temps !

— Si la terre était trempée, il serait tout de même plus beau. Qu’est-ce que nous allons devenir ?

— Ne vous désolez pas ! Il va pleuvoir. Je le sens.

— Moi aussi, j’ai mes douleurs, mais elles ne me disent rien de bon.

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— Vous faites de l’auto, monsieur ?

— Non, monsieur, je porte des lunettes noires parce que je suis menacé de la cataracte.

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Le mari. — Oh ! les beaux arbres !

L'épouse. — Ah ! oui.

Le mari. — Pourquoi dis-tu : " Ah ! oui ! " sans regarder ? Justement il n’y a pas d’arbres. Nous traversons une plaine toute nue.

L’épouse. — C’est vrai.

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Les vaches ont enfin compris. Le plus rapide des trains ne leur ferait pas perdre une bouchée.

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A notre passage assourdissant sur un pont de fer, la lune tremble et se noie dans l’eau.

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Les gens qui dormaient et qui se réveillent ont un peu d’angoisse au regard comme s’ils étaient surpris par une catastrophe.

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Dans le couloir un voyageur marche sur le pied d’un autre, et c’est l’autre qui s’excuse :

— Oh ! pardon, monsieur !

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Ce garçon du wagon-restaurant perd l’équilibre, tombe sur moi et mon potage, et dit :

— J’ai pourtant l’habitude !

Il tient à m’avoir fait mal.

— Je vous ai fait mal, monsieur ?

— Non.

— Oh ! si, j’ai dû vous faire mal !

— Mais non !

Ça ne lui suffit pas qu’il m’ait écrasé, il veut que je l’avoue.

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Le même offre à une dame un entremets au caramel. Une secousse, un heurt de garçons ; le caramel chancelle ; un peu plus, il s’aplatissait par terre. Le garçon qui l’offrait trouve à l’instant juste ce qu’il faut dire.

— Nom de Dieu ! Madame !

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On n’a qu’une certitude, celle que le cuisinier n’est pas assez adroit pour cracher directement dans les assiettes.

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Un gros monsieur bègue dit :

— Quand, quand sera-t-on à Caen, Caen ?

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Un voyageur arrivé dit aimablement :

— Au revoir, mesdames j au revoir, messieurs.

Au revoir ! où ça ?

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Un petit abbé, tout jeune, très gentil, bien peigné, lit la Revue Hebdomadaire ; il fait sur les pages des marques au crayon. Il a sur ses genoux un joli chapeau rond, plutôt de Breton que de curé. Il regarde, en dessous, le livre de sa voisine, et, quand il a pu lire le titre, il semble ravi. C’est la Lanterne Magique, de Paul Margueritte. Ce livre et la revue ont le même éditeur !

C’est toujours impressionnant, un jeune prêtre ! On songe à quoi il s’est engagé, peut-être sincèrement. Il croit que sa robe ! Il verra.

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Ce n’est pas pour faire de la politique à tout propos, mais enfin, ce gros monsieur barbu et ventru, qui a fumé un énorme cigare sans demander la permission aux dames, il lisait l'Éclair et l'Écho de Paris.

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Dans le coin, un homme dort, la tête renversée, la bouche ouverte, le visage immobile et pâle. Il fait mal à voir, effrayant, comme un mort que nous avons assassiné. - FIN

Les drames de la conscience - Jules Renard (1864 – 1910)

L’Œil Clair ;  NRF, 1913 (p. —).

LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L’ÉTAT

DANS LES MÉNAGES

Mme Schmahl nous demande notre avis sur la nécessité du droit de vote pour les femmes. Je peux lui donner l’opinion, qui n’est pas la mienne, des paysans républicains de mon village. " Si les femmes votaient, disent-ils, elles voteraient toutes comme le curé, et la République serait perdue ! "

L’argument, qui ne vaut rien contre le principe, laisse prévoir que le projet de réforme de Mme Schmahl risquerait d’être accueilli dans les campagnes par quelque mauvaise humeur, comme le vote des " quinze mille ".

L’influence du curé sur la femme est-elle donc la même qu’autrefois ? Causez avec une vraie croyante, qui passe pour telle. Il est curieux de voir ce qu’elle prend de la religion, et spécialement ce qu’elle en laisse. Elle affecte de plus en plus de s’adresser à Dieu sans se servir d’un personnage de transmission. Volontiers, pour paraître tout à fait sincère, elle n’irait plus à l’église. " Est-ce que je m’occupe du curé ! " dit-elle à chaque instant. Cette nuance de dédain ne froisse pas le curé. Il s’en accommode : il faut bien — pour vivre.

Et d’ailleurs, il lui reste les bigotes.

La bigote, au contraire, ne voit dans la religion que le curé. Le peu qu’elle croit, elle le croit bassement et petitement. Elle ne s’occupe que du curé, qui au fond ne tient qu’à elle, sachant bien que c’est son unique, dernière et durable force. Son troupeau en est composé, un peu mélangé, car aucune messe n’empêche une bigote de mentir, de bavarder, de calomnier, ou d’être insupportable, et jamais une bigote n’est sortie de l’église avec un peu plus de bonté et d’indulgence. Le curé n’y regarde pas de si près. Il se glorifie de régner sur des apparences de foi. Il ne recherche pas la qualité, mais le nombre. Il prend et garde toutes les bigotes, avec la complicité des maris.

A quoi pensent les maris !

M. Briand nous a offert la séparation, et tout le monde se plaint de cette loi, même les curés ; c’est pourtant une assez bonne loi, qui met chaque année quelque argent dans les caisses municipales et qui accorde, en fait, la liberté à ceux qui veulent la prendre. Mais les maris refusent de se donner eux-mêmes la peine d’achever l’œuvre personnelle de M. Briand et ils espèrent qu’il saura bien, pour répondre au petit travail de résurrection des curés et des bigotes, trouver quelque chose de mieux qu’un discours périgourdin.

Sous prétexte que les curés abusent déjà, et multiplient les syndicats mort-nés, les petits cafés-concerts villageois, et les audacieuses contrefaçons de Jeanne d’Arc, les maris voudraient voir M. Briand foncer de nouveau sur un ennemi à terre qui paie maintenant son terme comme un bourgeois, supprimer les processions, régler des cloches inoffensives et tracasser de pauvres femmes qui se métamorphosent pour instruire un lot de deux ou trois petites filles. Ce sont là des besognes qui répugnent à la fin, même à une police gouvernementale. Il y a un moyen si simple ! Qu’au nom du sens commun, les maris complètent donc la séparation chez eux et séparent une bonne fois leurs femmes des curés ! Mais ils ne veulent pas. Le mari feint de dormir. La femme lui a dit : " Toi, le chef de famille, tu es un esprit supérieur et tu votes ! " Ça lui suffit. Il ne s’aperçoit pas que : " Tu es un esprit supérieur " signifie : " Il y a une foule de choses que tu n’es pas assez fin pour comprendre ! "

C’est le mépris de la femme pour la pensée de l’homme, qui répond au dédain de l’homme pour l’intelligence de la femme. Cette division, cause première de tant d’autres, sur le plus grave des problèmes, s’appelle tolérance, tolérance familiale qui dissimule quelques petites concessions mutuelles inavouées d’un autre ordre.

Notez que le mari est le plus souvent anticlérical par programme, peut-être député et qu’il a voté la loi néfaste.

A quoi rêve ce mari ?

La femme va à la messe, lui n’y va pas. Pourquoi ? Et pourquoi y va-t-elle toujours, puisqu’il n’y va jamais ? S’agit-il de niaiseries ou de religion ?

Ce mari se croit-il délivré parce qu’il siffle un air d’indifférence ?

Le curé reprendrait une fière attitude s’il disait à la femme : " Vous n’entrerez point dans mon église sans votre mari ! "

C’est d’ailleurs ce qui sera probablement répondu à cette femme aux portes du paradis. On ne saurait admettre qu’une femme qui aime bien son mari aille au paradis toute seule, comme une égoïste. Non, madame, vous n’irez pas !

" Liberté " crie le mari avec mollesse. Pour qui ? Pour le voisin, oui, mais la femme n’est pas un voisin, une étrangère. Ce que vous faites avec elle n’est pas neutre : se marie-t-on pour réaliser l’union idéale et mettre tout en commun, sauf Dieu ? Dans la chambre à coucher, il y a un grand christ au chevet du lit de la femme. Le mari ne partage pas le christ. Il partagerait, si c’était un vide-poches. Comme ils sont plus logiques les époux qui s’agenouillent ensemble au pied du lit, sur leur double prie-Dieu !

Imaginez le cas contraire, moins fréquent, où c’est le mari qui veut aller à la messe. Admet-il que sa femme se permette de ne pas l’y suivre ?

Mais on ne forge pas la conscience. Ah ! tant pis ! Essayez, luttez, essayez encore ou convertissez-vous, ou n’épousez pas imprudemment, si vous voulez que le mot bonheur garde un sens. Ça vaut la peine. Le reste n’est que confusion et veulerie. Le mari, je ne dis pas maître chez soi, mais pleinement d’accord, par l’âme, le cœur et l’esprit (le mariage n’est rien s’il n’est pas tout), avec sa femme son égale, ne fera plus rire les curés. Que deviendront-ils, leurs bigotes perdues ?

Déjà dans le moindre village, plus d’un mari essaie ce tour de force ou d’adresse de se dégager avec sa compagne ! Le milieu est hostile, il faut du courage. Il y a l’habitude, les convenances, l’usage, la routine, selon le cas ; les gens distingués disent : la tradition. C’est inouï ce qu’on trouve d’euphémismes pour désigner, comme pour excuser ce qui reste de religion ! Il y a surtout, et l’exemple leur en vient de haut, l’inconscience civique, la faiblesse de caractère.

Dans la Bigote qu’on joue à l’Odéon, il est vrai que le mari, M. Lepic, ne peut rien contre sa bigote ; il est toujours vaincu, et il tâche, philosophe résigné, de se venger de ses défaites successives par sa bonne humeur.

Parce que la pièce n’est ni violente ni grossière, on a cru devoir, par précaution bienveillante, dire que je ne prenais pas parti. On se trompe. Si je ne prenais pas parti, je mériterais de figurer au rang des maris dont je viens de parler. J’approuve M. Lepic. - FIN