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BIBLIOBUS Littérature française

Circonstances atténuantes - Maurice Level (1875 – 1926)

 

 

Ce fut par le journal que la Françoise apprit l'arrestation de son gars.

La chose lui sembla d'abord si monstrueuse qu'elle n'y voulut point croire.

Son gars, son petit gars, si poli, si timide, qui était venu un mois auparavant passer les congés de Pâques auprès d'elle; son gars, un voleur et un assassin?… Elle le revoyait! dans son uniforme de fantassin, avec sa bonne figure; elle sentait encore sur ses joues ridées la caresse de son gros baiser d'au revoir, et, remuant ces souvenirs doux et tranquilles, haussait les épaules, se répétant:

—Sûr, ils se sont trompés. Ce n'est pas lui.

Pourtant, c'était bien écrit, en grands caractères: «Un soldat criminel.» Ça se passait dans la garnison du petit, et l'on disait son nom, en toutes lettres.

Elle demeurait atterrée, les lunettes levées sur le front, les mains jointes, la bouche tremblante, parlant toute seule, dans le silence tiède de la cuisine, regardant sans les voir le vieux chien assoupi près de la porte ouverte, et l'horloge qui, dans sa gaine, coupait le temps de son tic-tac grave et traînant…

Quelqu'un entra. Elle sursauta:

—Qui est là?

Ayant reconnu une voisine, et ne voulant pas laisser deviner son trouble, elle ajouta:

—Je dormais… Il fait si chaud…

Elle, d'habitude un peu silencieuse, réservée, parlait, parlait… posant les questions et faisant les réponses, de crainte qu'on ne l'interrogeât, se demandant, tandis qu'elle débitait ses phrases décousues:

—Sait-elle?…

Elle se tut, ne trouvant plus de mots. Avec un drôle d'air, la voisine lui dit:

—Y a-t-il longtemps que vous n'avez eu des nouvelles du fils?

—Non… Ce matin.

Elle n'ajouta pas comment! Tout aussitôt, un grand besoin lui vint d'être consolée, rassurée, d'entendre une autre voix que la sienne se révolter, proclamer: «C'est une erreur! Ce n'est pas lui, voyons!…»

Elle montra le journal, et, d'un ton qu'elle s'efforçait de rendre plaisant:

—Vous avez lu?… Est-ce drôle, hein?

La gorge sèche, avec des larmes au bord des paupières, elle ajouta:

—On est bête, tout de même… Sur le premier moment, ça m'a donné un coup!… Faut-il!…

La voisine se taisait toujours. Elle répéta:

—C'est drôle, hein!… C'est drôle!…

—Oui, c'est drôle qu'ils soient deux à porter le même nom dans le même régiment.

Avec un grand soupir, la vieille s'écria:

—Je me disais bien, aussi!… Voilà… Ils sont deux… Ce n'est pas le mien!…

—Mais, je ne sais point, fit la commère. Je vous demande… Ce serait à souhaiter… parce que, une supposition que ce soit lui… On raconte déjà que c'est lui qui avait fait le coup chez le tonnelier… Oui, les 300 francs qu'on a volés, juste comme il était en permission.

La mère s'était dressée, toute pâle, les poings fermés:

—Peut-on dire!… Ça n'est pas lui, non, ça n'est pas lui… Vous n'avez pas honte!… Qu'est-ce qu'on vous a fait, pour que vous vous mettiez tous après nous?… Pauvre petiot!… On va bien voir!…

Et, sans fermer la porte derrière elle, sans même prendre ses sabots, elle courut jusqu'à la gare.

Elle arriva à la ville sur le coup de sept heures. Durant le voyage, sa terreur n'avait fait que croître. Elle ne disait plus: «C'est impossible!» mais: «Si c'était vrai!…» La route lui avait paru interminable, tandis que, devant elle, filaient la campagne, les champs, les poteaux télégraphiques et les fils qui montent et descendent dans un balancement vertigineux. Lorsque le train stoppa, elle se mit à trembler, trouvant presque que l'instant où elle allait savoir enfin était trop vite arrivé.

Elle murmurait des Pater et des Ave, ajoutant des supplications aux prières qui, machinalement, venaient à ses lèvres:

—Oh! bonne Vierge, vous n'avez pas voulu ça, n'est-ce pas?… Les belles prières que je vous ferai tout à l'heure!…

Derrière la grille, la cour de la caserne s'allongeait toute blanche, avec ses bâtiments carrés. Des soldats étaient assis sur le pas de la porte, causant, dans le calme du soir. Son petit lui avait appris à connaître les grades. Très humble, elle s'arrêta:

—Pardon, monsieur le sergent, je voudrais vous demander un petit mot.
Voilà…

Elle hésita, n'osant dire tout de suite sa vraie peur.

—Voilà… C'est rapport à mon fils… Michon, Jules, de la 3e compagnie… Je voudrais savoir si… je pourrais le voir…

Elle essaya de sourire:

—Je suis sa mère… sa maman… Non? Eh bien!… où est-il donc?… il n'est pas malade, je pense?… Alors?… Si, je sais?… Non, mais non… je ne sais pas… Il est puni?… A la salle de police?… non?… En… en prison… vous dites?… Il va passer en conseil de guerre?…

Elle cacha sa tête dans ses mains:

—Bonne Dame, c'était donc vrai! Bonne Dame!…

Elle s'éloigna, titubant presque. A la prison militaire, on lui dit que le petit était au secret, et ce mot de secret grandit encore son épouvante. Elle le vit seul, à jamais séparé du monde, enfermé. On lui dit d'aller voir son avocat, et, du même pas heurté, elle s'en fut chez l'avocat. Par lui, elle sut toute la vérité. Le doute n'était plus possible. Le petit avait tué pour voler; on avait retrouvé l'argent—près de six cents francs—dans sa paillasse… Enfin, il avait avoué.

Quand elle eut vainement pleuré, supplié pour qu'on le lui laissât voir, elle rentra au village. Chacun savait. Craignant les paroles et les regards, elle revint chez elle, à la nuit. Comme une pauvre bête qui redoute les coups et qui se cache, elle n'osait plus sortir, gardant ses persiennes fermées, prenant chaque matin, en tremblant, le journal glissé sous sa porte.

Ainsi, elle lut tous les détails du crime et tout ce dont on accusait son enfant. Des gens avaient déposé devant le juge, et tous laissaient entendre que c'était le fils Michon qui avait volé le tonnelier. Ça, ça n'était pas vrai! Elle en jurerait… Puis de cela aussi, elle se prenait à douter.

Au bout d'un mois, elle retourna chez l'avocat. Maintenant, elle ne demandait plus à voir son fils, non qu'elle eût cessé de l'aimer, grand Dieu!… Elle avait honte…

—Qu'est-ce qu'ils vont lui faire, mon bon monsieur? Vous n'allez pas me le laisser prendre…

—Ma pauvre femme, j'ai bien peur… Si seulement je trouvais une circonstance atténuante…

—Comment dites-vous ça? Une circonstance… qu'est-ce que ça signifie?…

—Ça signifie quelque chose qui diminuerait sa faute aux yeux des juges. Tenez, par exemple: un homme vole; si on peut prouver que la misère l'a poussé, qu'il a volé, c'est vrai, mais pour donner du pain à ses enfants, eh bien! c'est une circonstance atténuante. Tandis que lui! Il n'en est même pas à son coup d'essai. Cet autre vol—qu'il nie—mais… Enfin, je tenterai tout ce qu'il sera humainement possible de tenter.

La Françoise s'en retourna, plus lasse et plus douloureuse que jamais, l'esprit torturé par ces mots nouveaux: «Circonstances atténuantes». Comme elle aurait voulu la trouver, cette excuse, à quoi s'accrocherait peut-être un peu de pardon!… Mais rien. Le crime seul restait évident, monstrueux, sans rien qui pût en amoindrir l'horreur…

Le jour du jugement arriva. Elle repartit, achevant de gravir son calvaire. Dans le train, elle priait, invoquant tous les saints, et, dans sa tête vide, ces mots, si souvent répétés, résonnaient: «Circonstances atténuantes… Circonstances atténuantes…»

Elle attendit dans une pièce triste, avec les témoins qui parlaient tout bas devant elle. Quand vint son tour, elle entra d'un pas incertain, clignant des paupières sous la lumière trop blanche, et, tout de suite, son regard fut sur le gars qui, la tête baissée, un mouchoir à grands carreaux bleus dans les doigts, pleurait à courts sanglots… Ensuite, elle se raidit devant les juges.

Elle avait voulu comparaître. A cette heure, elle se demandait pourquoi… Elle ne savait rien, la pauvre vieille; elle n'avait rien à dire!… Qu'est-ce qu'elle était là?… Rien. La mère de ce petit, simplement. Elle l'avait fait, oui… caressé, oui… élevé, oui… Il était à elle, pourtant… Mais non, il n'était plus à elle aujourd'hui.

A toutes les questions, elle répondait par des signes ou d'inintelligibles paroles. Un grand silence pesait sur la salle. Une infinie pitié descendait sur cette paysanne en deuil, tassée par le chagrin.

—C'est votre seul enfant? dit le président.

—Oui, monsieur.

—Tant qu'il a été chez vous, avez-vous eu à vous plaindre de lui?

—Oh non! monsieur!…

—Lui connaissiez-vous de mauvaises fréquentations?

—Jamais. Ni son père, que tout le monde aimait et respectait, ni moi, n'aurions permis… On peut dire que nous étions bien estimés, allez!…

—Nous savons, nous savons…

Puis se tournant vers l'accusé:

—Vous le saviez aussi, et c'est bien pour cela que, vous sentant à l'abri derrière l'honorabilité de vos parents, vous profitiez de votre séjour chez votre mère pour voler… Comment soupçonner le fils de si braves gens?… D'aucuns peuvent dire: «Je ne suis qu'à demi responsable. Les mauvais exemples que j'eus sous les yeux m'ont perdu». Vous, vous n'avez même pas cette excuse.

Alors, la vieille parut faire un puissant effort sur elle-même. Dans ses yeux tout petits, où les larmes avaient mangé les cils, une lueur étrange passa, et, le front baissé, sans un geste, d'une voix qui ne tremblait presque plus, elle parla.

—Pardonnez-moi, monsieur. Il faut que je vous dise la vérité. Le petit est coupable, bien coupable, c'est vrai… Mais il n'est pas le seul… Tout à l'heure, je vous ai dit que je n'ai jamais rien eu à me reprocher… J'ai menti. Les trois cents francs du tonnelier, c'est moi qui les ai volés, moi… Quand le petit est venu en permission, je lui ai avoué… Alors, cet enfant, il a pris peur… il s'est dit que sa mère allait être perdue d'honneur et de réputation… et c'est pour les rendre, pour que personne ne porte plainte, qu'il a volé à son tour… Enfin, il s'est affolé… il a été surpris… et le malheur s'est fait.

Elle se tut un instant, oppressée; puis, d'un ton plus bas:

—J'ai menti… Je suis une mauvaise femme. C'est moi qui ai été le mauvais exemple… Il faut m'arrêter… C'est une circonstance atténuante pour lui, n'est-ce pas?… Pardon, monsieur…

Plus courbée, les épaules plus humbles et la tête plus basse, elle semblait petite, petite…

… Le fils ne fut condamné qu'aux travaux forcés à perpétuité. Elle, mourut peu après, réprouvée par tout le village. On dit pour elle une rapide messe, et l'on mit son corps en pleine terre, tout au bout du cimetière, en un coin où, dans les plus beaux jours, l'église et son clocher n'étendaient même pas leur ombre.

Cette histoire me fut contée près de sa tombe qu'ornaient seules une croix de bois noir, abîmée par le temps, et une couronne de perles rouillée, tordue, cassée, où, cependant, je pus lire ces mots:

A Françoise Michon.—Les juges de son fils.

(Les Portes de l'Enfer – 1910)  

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021