BIBLIOBUS Littérature française

Aventure sur mer.- Édouard Corbière(1793 - 1875)


Un bâtiment sarde, destiné pour Gênes, avait perdu à la Havane son capitaine, le seul homme du bord qui pouvait reconduire le navire en Europe. Le capitaine du brick la Céladine, de Bordeaux, avait sous ses ordres un lieutenant à qui il désirait procurer les avantages dont sa capacité et sa bonne conduite l'avaient rendu digne. Il lui proposa la place qui s'offrait à bord du navire sarde. Le lieutenant accepta avec joie, et il se disposa à partir pour Gênes, en qualité de capitaine provisoire du navire étranger.

Ce jeune marin avait fait, dans le cours de plusieurs voyages à la Havane, la connaissance d'une Française à qui il avait réussi à inspirer l'attachement le plus vif. En apprenant le départ prochain de son amant et en prévoyant l'isolement dans lequel il allait se trouver au milieu d'un équipage d'étrangers, Mathilde n'hésita pas à sacrifier sa position et son avenir à l'homme qu'elle aimait plus que sa famille et que sa vie.

Le bâtiment sarde appareille, emportant avec lui le jeune officier de la Céladine et sa jolie maîtresse, heureuse d'avoir tout sacrifié à son amour, et fière de s'associer aux dangers que son dévouement pouvait lui faire courir auprès de celui à qui elle avait voué son existence.

Cet acte d'abnégation et de courage édifia les jeunes camarades de l'heureux lieutenant. Mathilde fut citée comme le plus rare exemple de fidélité par tous les Français qui la connaissaient. On parla beaucoup des deux amans dans les premiers jours qui suivirent leur départ, et on les oublia ensuite, pour s'occuper du choléra qui régnait alors avec beaucoup d'intensité à la Havane.

Un brick du Havre, la Milise, commandé par le capitaine Noël, avait fait voile peu de temps après le bâtiment sarde que l'on croyait déjà bien loin, et que les marins du brick havrais ne s'attendaient guère à gagner.

Cependant, au bout de quelques journées de mer, le capitaine Noël aperçut, au nombre des bâtiments qu'il rencontrait dans les débouquements, un navire qu'il crut reconnaître pour celui que conduisait l'ancien lieutenant de la Céladine. En s'approchant de ce brick, ses doutes se confirmèrent. C'était le bâtiment sarde parti avant lui, et qui poursuivait sa route, mais avec une apparence de défiance et d'hésitation que les marins savent reconnaître aussi bien qui si les navires avaient, comme les individus, une démarche et une physionomie.

Curieux de connaître la cause qui avait pu retarder ainsi dans les débouquements un navire monté par l'un de ses amis, le capitaine de la Milise fit gouverner de manière à parler à son nouveau compagnon de route. Rendu à peu de distance du brick sarde, il le hèle au porte-voix et demande des nouvelles du lieutenant français... Un des hommes de l'équipage lui répond que le malheureux est tombé dangereusement malade, et que cet événement les a jetés dans un tel embarras, qu'ils ne savent plus quelle route suivre pour se rendre à leur destination ou pour regagner la Havane. Une jeune femme paraît bientôt sur le pont : c'est la pauvre Mathilde, qui confirme douloureusement la vérité de ce triste rapport. L'équipage sarde, presque abandonné à la merci des vents et des flots, sur un navire qu'il ne sait ni manœuvrer ni conduire, implore la pitié et le secours du brick français. Le capitaine Noël met en panne, et se rend à bord du bâtiment étranger.

Il trouve le jeune Lag... étendu presque mourant dans sa cabane et luttant avec un courage, hélas ! trop inutile, contre un mal terrible qui paraît offrir tous les symptômes du choléra. A côté du malade veille depuis plusieurs jours, sans vouloir prendre un seul instant de repos, l'infortunée Mathilde.

C'est elle qui, seule jusque-là, a soigné son amant, et c'est de sa main qu'il a reçu tout ce que son ingénieuse tendresse a cru lui préparer de salutaire. La contagion, que redoutent les gens de l'équipage, elle l'a bravée pour devenir la garde et l'infirmière de celui qu'elle aime, et la crainte de cette contagion lui a laissé du moins le privilège d'approcher seule du lit du moribond. A la vue du capitaine Noël, le malade semble oublier ses souffrances pour ne s'occuper que de sa maîtresse ; il supplie le capitaine français d'engager Mathilde à passer à bord de la Milise ; il veut sauver à cette infortunée le spectacle de la mort qui ne peut tarder à le frapper. Mathilde a compris l'intention de son amant. Elle prévient par un seul mot les instances que le capitaine Noël croit devoir faire auprès d'elle pour remplir la volonté du mourant. Je l'ai suivi, lui dit-elle, jusqu'ici, et j'aime mieux mourir à côté de lui, que de l'abandonner pour ne plus le revoir.

Le capitaine de la Milise, convaincu bientôt de l'inutilité des efforts qu'il ferait auprès de cette pauvre fille pour l'engager à quitter son amant, et privé de tous les moyens de secourir le malade, voulut du moins contribuer autant qu'il le pouvait à sauver l'équipage sarde, en lui donnant un officier qui fût en état de le conduire. Il laissa à bord du bâtiment étranger son lieutenant, M. Bérez, pour remplacer le malheureux Lag...

Les deux bricks, après avoir navigué quelque temps ensemble dans les débouquements, se séparèrent, l'un pour venir au Havre, l'autre pour se rendre à Gênes.

En acceptant le commandement du bâtiment sarde, le lieutenant de la Milise avait senti qu'il lui serait nécessaire de réunir tout son courage pour supporter le spectacle des scènes déchirantes qui allaient avoir lieu à bord.

Le pauvre jeune homme auquel il venait de succéder ne pouvait résister longtemps aux douleurs qui à chaque instant lui arrachaient les cris les plus aigus. Sa maîtresse, exténuée par les veilles qu'elle avait prodiguées au moribond, prévoyait avec une terreur que redoublait encore sa faiblesse le moment où elle perdrait l'homme qui seul l'attachait à la vie. Au bout de quelques jours de fatigues, de larmes et d'angoisses, elle-même se sentit atteinte de la maladie qui dévorait Lag... Ce ne fut qu'après des efforts inouïs qu'on parvint à l'éloigner du lit du mourant, pour la placer dans une petite chambre où ses yeux n'auraient pas du moins à supporter la vue de la mort prochaine de celui que son dévouement n'avait pu arracher au trépas.

Dès ce moment fatal, la sollicitude du nouveau capitaine se partagea entre les deux malades. Tous les moments qu'il pouvait dérober aux soins qu'exigeait la conduite du bâtiment, il les passait au chevet des deux amans. Rien n'était plus touchant et plus pénible, rapporte cet officier, que d'entendre à chaque instant ces infortunés demander des nouvelles l'un de l'autre. Il semblait que chacun d'entre eux ne souffrît que dans la personne de l'autre malade. Quand Lag... voyait son compatriote s'approcher de lui en revenant d'auprès de Mathilde, il n'entrouvrait ses lèvres éteintes que pour répéter : Et Mathilde, est-elle mieux ? En reviendra-t-elle ?.. Oh ! si elle pouvait en revenir ! Puis un moment après c'était Mathilde qui disait au capitaine : Et ce pauvre Lag... ? Oh ! s'il pouvait vivre, je mourrais contente ! Dites-lui que je l'aimerai jusqu'au tombeau !»

Les vœux de la malheureuse ne furent pas exaucés : son amant succomba enfin à ses souffrances.

On lui cacha d'abord ce trépas funeste ; mais au bout de quelques jours elle pénétra l'horrible mystère... Il lui semblait, disait-elle, quoiqu'elle n'eût pas vu Lag... depuis le jour où elle était tombée malade, qu'il lui manquait quelque chose de plus qu'auparavant. L'instinct de son cœur lui avait tout appris, tout révélé, jusqu'à l'heure même où son amant avait cessé de vivre.

Dès cet instant elle parut entrevoir avec moins de terreur le moment de sa mort prochaine. Rien ne l'attachait plus à la vie, disait-elle... Elle se prépara à mourir avec un calme qu'elle venait de retrouver dans l'excès même de son malheur.

Le capitaine s'efforçait de lui inspirer un espoir qu'il n'avait plus pour elle, mais c'était en vain.

Elle expira, l'infortunée !... Un cadavre, recouvert d'une toile à voile, fut monté de la chambre sur le pont. Les hommes chargés de ce sinistre fardeau pleuraient en le portant. Les autres matelots, les mains jointes et la tête découverte, virent en sanglotant passer le cadavre devant eux, et longtemps encore après que les flots l'eurent enseveli pour toujours, les yeux du capitaine et de l'équipage restèrent fixés, pleins de pleurs, sur l'endroit où le corps de Mathilde avait disparu... disparu pour l'éternité !

Oh ! si dans les mystérieuses profondeurs de l'Océan, les deux cadavres, jetés à la mer à si peu d'intervalle l'un de l'autre, venaient à se rencontrer, à se heurter ! Mais là, plus rien... rien... Des ossements horribles, des cœurs en lambeaux que la gueule affreuse des requins aura déjà rongés... et ces deux cœurs se froissant sans tressaillir, eux qui furent remplis de tant d'amour l'un pour l'autre ! N'y a-t-il donc rien autre chose dans autant d'amour, que le néant et l'éternité ?

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021