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- Agréments de voyage - Jules Renard (1864 – 1910)
Agréments de voyage - Jules Renard (1864 – 1910)
L’Œil Clair ; NRF, 1913 (p. —).
Vouloir être seul dans un compartiment, c’est signe d’égoïsme, d’orgueil, et d’inaptitude à s'amuser de rien.
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— Oui, madame, je le ramène de Paris, où je l'ai fait opérer ; il avait des végétations ; à six mois, il a déjà bien voyagé pour son âge, ce petit !
— Nous, madame, à notre voyage de Nice, nous sommes restés, mon mari et moi, dix-neuf heures dans le même wagon, serrés comme des sardines dans leur boîte.
— Il paraît que c’est un si beau pays !
— Oh ! oui ; pas plus beau que le nôtre. C’est différent ; ainsi, tenez, au lieu d’un champ de blé, vous voyez un champ de fleurs !
— Je lui donne sa goutte, et puis je lui souffle dans le nez avec une poire exprès.
— Qu’il est mignon ! regardez comme il rit l Ça ne comprend pas encore, mais ça rit et on dirait que ça a l’idée que ça nous fait plaisir !
— Il a un peu souffert de l’opération.
— Oui, ses menottes sont maigres. Il n’en a pas plein la peau. Si vous voyiez les miens !
— Quel âge ont-ils, madame, vos bébés ?
— Ils sont tous les deux mariés, madame.
— Oh ! alors.
— N’est-ce pas ? Mon mari était malade la semaine dernière, mercredi ; il criait : " J’ai le ventre pourri, j’ai le ventre pourri ! " Mais je lui ai administré une purge de ma façon. Jeudi il n’y paraissait plus.
— C’est curieux ! madame. Quelle chaleur !
— Il fait chaud, parce que ça stationne ; si ça marchait, vous verriez ! à cause de l’air !
— Heureusement qu’on viendra au-devant de nous, à la gare, en auto.
— Faites attention ! Il n’y a rien de plus mauvais que l’auto pour les enfants. Ne craignez pas de lui mettre quelque chose sur la figure, un fichu de laine, sa couverture... Oh ! il se réveille, le trésor !
La dame adresse ensuite au trésor un bruit de lèvres, comme si elle excitait une troupe de petits cochons.
Puis les deux dames continuent à se passer l’une à l’autre divers fruits de leur expérience, qui se trouvent être les mêmes, ce qui les étonne.
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— Tout est gelé, monsieur, cette année ; il y a bien du dégât.
— On dit toujours la même chose, au commencement de l’année, et à la fin on regorge de fruits.
— Vous avez un jardin, monsieur ?
— Non, monsieur, j’habite Paris au sixième. Quel beau temps !
— Si la terre était trempée, il serait tout de même plus beau. Qu’est-ce que nous allons devenir ?
— Ne vous désolez pas ! Il va pleuvoir. Je le sens.
— Moi aussi, j’ai mes douleurs, mais elles ne me disent rien de bon.
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— Vous faites de l’auto, monsieur ?
— Non, monsieur, je porte des lunettes noires parce que je suis menacé de la cataracte.
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Le mari. — Oh ! les beaux arbres !
L'épouse. — Ah ! oui.
Le mari. — Pourquoi dis-tu : " Ah ! oui ! " sans regarder ? Justement il n’y a pas d’arbres. Nous traversons une plaine toute nue.
L’épouse. — C’est vrai.
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Les vaches ont enfin compris. Le plus rapide des trains ne leur ferait pas perdre une bouchée.
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A notre passage assourdissant sur un pont de fer, la lune tremble et se noie dans l’eau.
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Les gens qui dormaient et qui se réveillent ont un peu d’angoisse au regard comme s’ils étaient surpris par une catastrophe.
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Dans le couloir un voyageur marche sur le pied d’un autre, et c’est l’autre qui s’excuse :
— Oh ! pardon, monsieur !
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Ce garçon du wagon-restaurant perd l’équilibre, tombe sur moi et mon potage, et dit :
— J’ai pourtant l’habitude !
Il tient à m’avoir fait mal.
— Je vous ai fait mal, monsieur ?
— Non.
— Oh ! si, j’ai dû vous faire mal !
— Mais non !
Ça ne lui suffit pas qu’il m’ait écrasé, il veut que je l’avoue.
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Le même offre à une dame un entremets au caramel. Une secousse, un heurt de garçons ; le caramel chancelle ; un peu plus, il s’aplatissait par terre. Le garçon qui l’offrait trouve à l’instant juste ce qu’il faut dire.
— Nom de Dieu ! Madame !
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On n’a qu’une certitude, celle que le cuisinier n’est pas assez adroit pour cracher directement dans les assiettes.
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Un gros monsieur bègue dit :
— Quand, quand sera-t-on à Caen, Caen ?
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Un voyageur arrivé dit aimablement :
— Au revoir, mesdames j au revoir, messieurs.
Au revoir ! où ça ?
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Un petit abbé, tout jeune, très gentil, bien peigné, lit la Revue Hebdomadaire ; il fait sur les pages des marques au crayon. Il a sur ses genoux un joli chapeau rond, plutôt de Breton que de curé. Il regarde, en dessous, le livre de sa voisine, et, quand il a pu lire le titre, il semble ravi. C’est la Lanterne Magique, de Paul Margueritte. Ce livre et la revue ont le même éditeur !
C’est toujours impressionnant, un jeune prêtre ! On songe à quoi il s’est engagé, peut-être sincèrement. Il croit que sa robe ! Il verra.
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Ce n’est pas pour faire de la politique à tout propos, mais enfin, ce gros monsieur barbu et ventru, qui a fumé un énorme cigare sans demander la permission aux dames, il lisait l'Éclair et l'Écho de Paris.
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Dans le coin, un homme dort, la tête renversée, la bouche ouverte, le visage immobile et pâle. Il fait mal à voir, effrayant, comme un mort que nous avons assassiné. - FIN