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BIBLIOBUS Littérature française

Arlequin maître de maison - Jean-Pierre Claris De Florian (1755 – 1794)

 

Comédie épisodique en un acte









Personnages :

– Arlequin
– Argentine, sa femme
– Le chevalier de Valcourt
– Grano
– Durval, ami d'Arlequin
– La comtesse de Nerville
– Concertini, compositeur de musique
– La Brie, domestique d'Arlequin

Le théâtre représente un salon richement meublé, dans lequel on voit un clavecin et plusieurs instruments de musique ; La Brie range les meubles et met tout en ordre, lorsque le chevalier de Valcourt arrive en uniforme d'infanterie.

SCÈNE 1 : LA BRIE, LE CHEVALIER.
LA BRIE : Monsieur demande-t-il quelqu'un ?
LE CHEVALIER : J'aurais voulu parler à M. Arlequin.
LA BRIE : Il n'y est pas, monsieur ; je suis étonné que le suisse vous ait laissé monter.
LE CHEVALIER : Il me l'a dit ; mais comme je suis déjà venu plusieurs fois sans trouver M. Arlequin, je serais bien aise de parler à son valet de chambre ; je crois que c'est vous ?
LA BRIE : Oui, monsieur ; qu'y a-t-il pour votre service ?
LE CHEVALIER : Auriez-vous la complaisance de satisfaire ma curiosité sur deux ou trois points ?
LA BRIE : Vous n'avez qu'à parler, monsieur.
LE CHEVALIER : Il n'y a que fort peu de temps, je crois, que M. Arlequin est le maître de cet hôtel et qu'il jouit d'une grande fortune ?
LA BRIE : Il y a environ deux mois.
LE CHEVALIER : Serait-ce une indiscrétion de vous demander quel est le caractère de M. Arlequin ?
LA BRIE : Oh ! monsieur, nous avons toujours du plaisir à répondre à cette question-là. M. Arlequin est le meilleur et le plus honnête homme du monde ; il nous traite comme ses enfants, et c'est toujours nous qui nous souvenons avant lui qu'il est notre maître. Il fait beaucoup de bien, parce que c'est là son grand moyen de s'amuser. Ses amis lui reprochent d'être trop généreux ; mais il dit qu'il n'aime l'argent que parce que cela se donne. Il est toujours de bonne humeur : rire et donner, voilà sa vie. Enfin, monsieur, ses domestiques sont heureux de le servir, ses amis de le connaître ; et lui n'est heureux que du bonheur de tout ce monde-là.
LE CHEVALIER : Le portrait que vous en faites est d'un homme d'esprit et d'un bon serviteur.
LA BRIE : Monsieur, quand on est bon serviteur, on a toujours de l'esprit en parlant de son maître.
LE CHEVALIER : Vous savez sûrement par quel hasard il possède une fortune si considérable ?
LA BRIE : Comment ! regardez-vous comme un hasard qu'un homme de bien soit fort riche ?
LE CHEVALIER : Non, assurément ; mais je sais que M. Arlequin n'était pas né dans la classe des gens riches, et l'on dit que c'est par un testament qu'il se trouve dans l'opulence.
LA BRIE : On dit vrai, et il ne s'en cache pas. M. Arlequin était un pauvre bourgeois de Bergame, lorsqu'un certain monsieur le comte de Valcourt, qui voyageait en Italie, fit connaissance avec lui, le prit en amitié, et l'engagea à venir passer quelque temps en France. M. Arlequin le suivit ; et, six mois après leur arrivée à Paris. M. le comte de Valcourt est mort, et a laissé tout son bien à M. Arlequin, qui en fait un excellent usage.
LE CHEVALIER : Voilà ce dont je voulais être sûr. Et avez-vous appartenu à ce comte de Valcourt ?
LA BRIE : Oui, monsieur ; j'ai été longtemps son domestique.
LE CHEVALIER : Dites-moi, ne lui avez-vous jamais entendu parler de ses parents ? et n'a-t-il pas eu quelque scrupule de laisser toute sa succession à un héritier, de préférence à sa famille ?
LA BRIE : Ah ! je vous réponds que ce scrupule l'a peu tourmenté. Je l'ai entendu quelquefois parler de cette famille.
LE CHEVALIER : Eh bien ! que disait-il ?
LA BRIE : Il en disait le diable, et il avait raison, parce que tous ses parents se sont fort mal conduits avec lui. Au reste, il ne s'est jamais expliqué avec nous sur tous les mauvais tours qu'ils lui ont joués ; mais nous bénissons Dieu de ce qu'il a eu l'esprit de donner tout son bien à un homme qui l'aimait véritablement, et que nous aimons tous.
LE CHEVALIER (à part) : Il n'y a rien à répondre. Croyez-vous que M. Arlequin tarde à revenir ?
LA BRIE : Oh ! oui ; il est parti ce matin pour aller sur la route d'Italie au-devant de sa femme, qui doit arriver aujourd'hui ; et il nous a dit qu'il irait toujours jusqu'a ce qu'il l'eût rencontrée. Ainsi, peut-être ne reviendra-t-il que demain avec elle ; peut-être aussi reviendra-t-il ce soir. Si monsieur est pressé de lui parler, il n'a qu'à se donner la peine de repasser vers les neuf heures.
LE CHEVALIER (tirant sa montre) : Il n'est que six heures, je repasserai ; vous voudrez bien lui dire qu'un officier, parent de quelqu'un qui l'a beaucoup aimé, est venu pour causer avec lui d'affaires très-intéressantes.
LA BRIE : Un officier, parent de quelqu'un qui a beaucoup aimé M. Arlequin ? Monsieur, il y a une grande quantité de personnes qui l'ont beaucoup aimé. Ainsi, si vous vouliez dire votre nom, cela serait plus sûr.
LE CHEVALIER : Non, je ne peux dire mon nom qu'à lui : je reviendrai plus tard. Bien obligé de votre complaisance, monsieur : je suis fâché de vous avoir fait perdre tant de temps.
LA BRIE : Oh ! monsieur ! je suis votre serviteur. Si mon maître revient, il vous attendra sûrement.
Le chevalier sort.


SCÈNE 2 : LA BRIE, seul.
LA BRIE : Il est poli, cet officier, et d'une jolie figure... Ah çà, il me semble qu'il n'y a plus rien à faire à ce salon. J'ai rangé le grand appartement pour madame ; je n'ai plus qu'à attendre monsieur. Pardi ! il faut que je joue un peu de violon ; il y a longtemps que je néglige ce talent-là. Voyons. (il prend le violon, et joue faux.) Ah ! comme je suis rouillé ! je pourrais à peine jouer dans les concerts... J'entends des voitures ; oui, c'est sûrement mon maître ; allumons vite. (il allume les bras.) Je suis bien curieux de voir notre maîtresse : courons.
Il prend les deux bougies pour aller au-devant d'Arlequin, qui entre avec Argentine, à qui il donne la main. Arlequin a un habit et une veste noirs sur sa culotte d'Arlequin ; il a une perruque très-bien frisée, et sa batte à son côté en guise d'épée, avec un crêpe à la poignée, un chapeau sous le bras. Plusieurs domestiques le suivent.


SCÈNE 3 : ARLEQUIN, ARGENTINE, LA BRIE.
ARLEQUIN : Voici mon salon, ma chère amie. Tu vois que ma maison est fort jolie ; quand je dis ma maison, c'est la tienne, car je suis le maître de tout : mais, comme tu es ma maîtresse, tout est à toi. (Argentine regarde avec surprise.) Bonjour, la Brie. Eh bien ! voilà ma femme : elle est gentille au moins ! Ah çà, laissez-nous, mes amis, parce que je suis mieux quand je suis tête à tête avec ma femme. (La Brie et les autres sortent.) Eh bien ! que dis-tu ?
ARGENTINE : Je crois rêver, mon cher Arlequin. Comment, tous ces domestiques, ce beau palais, tout cela est à toi ! Mais tu es donc bien riche, mon ami ?
ARLEQUIN : Oh ! je le suis trop ; mon argent m'ennuie : je n'ai plus l'agrément de désirer rien ; sitôt que je veux quelque chose, crac, en payant je l'ai tout de suite : cela ne me fait pas tant de plaisir que quand je l'attendais longtemps, et qu'il fallait le gagner. Mais je pardonne à mon argent, puisqu'il t'a fait venir en poste.
ARGENTINE : Mon ami, je n'ai pas perdu un instant, et j'ai quitté Bergame vingt-quatre heures après ta lettre. Mais juge de ma surprise en recevant cette lettre ! J'étais chez notre voisine Olivette, avec plusieurs de nos amis, et je me plaignais de ce que tu m'avais quittée pour aller courir la France avec ce seigneur français qui t'aimait tant, et qui ne t'aimait pas tant que moi.
ARLEQUIN : Ah ! ma chère femme, tu te souviens que je t'en demandai la permission : nous n'étions pas riches ; M. le comte de Valcourt me promettait une bonne pension, si je voulais le suivre un an ; tu me conseillas toi-même d'accepter.
ARGENTINE : Sans doute ; mais cela empêche-t-il de se plaindre ? Tous nos amis te regrettaient aussi. Le facteur entre, et me donne une lettre timbrée de Paris. J'ouvre bien vite ; et imagine mon étonnement en lisant : "Ma chère femme, je suis devenu un grand seigneur. Aussitôt ma lettre reçue, prends la poste, et viens descendre dans l'hôtel d'Arlequin, rue Saint-Dominique, faubourg Saint-Germain, à Paris." Je crus, mon ami, que la tête t'avait tourné ; et comme je n'étais qu'avec des personnes qui t'aiment, je lus tout haut ma lettre : ils en rirent beaucoup, sans vouloir te croire ; mais, en retournant la page, j'aperçus une lettre de change de mille écus : ah ! tu aurais ri à ton tour de voir leurs figures changer ; il y en eut même qui sur-le-champ prirent un air de respect ; tous me conseillèrent de partir : c'était pour te venir joindre, je fus bientôt prête ; mon voyage s'est fait très-promptement ; j'arrive, et mon étonnement redouble.
ARLEQUIN : Ceci est pourtant très-simple ; je n'ai rien voulu te dire avant de t'avoir montré ma maison. Mais voici l'histoire : Ce monsieur le comte de Valcourt, qui m'emmena avec lui il y a six mois, est mort, et il m'a fait son héritier.
ARGENTINE : Son héritier ! cela n'est pas croyable. Et ses parents ?
ARLEQUIN : Bah ! ses parents... il n'en avait point, ou, s'il en avait, ce n'étaient pas de bons parents ; il n'en parlait jamais qu'avec colère, lui qui était pourtant le meilleur homme du monde. Ce pauvre monsieur de Valcourt n'aimait que moi dans la nature ; et il l'a prouvé, car je suis son légataire universel, et je me trouve maître de cette maison, qui était la sienne, de tous ces meubles, et de deux cent mille livres de rente. Es-tu encore fâchée que je l'aie suivi ?
ARGENTINE : À présent que je suis avec toi, j'ai oublié que tu m'as quittée : mais ne nous séparons plus.
ARLEQUIN : Sango di mi ! tu es mon grand trésor. Tu seras contente de l'ordre que j'ai mis dans mes affaires : j'ai conservé tous les anciens domestiques de mon maître, parce qu'entre camarades on se doit ces attentions-là ; et puis, comme je ne m'entends pas trop bien aux finances, j'ai pris un intendant, à qui je donne un quart de mon revenu pour qu'il ne me friponne rien. J'aime mieux cela, et être sûr de lui. Moyennant quoi je me trouve cinquante mille écus de rente, une fort bonne maison ; et je donne à souper sept fois pas semaine à des personnes choisies, des connaisseurs, des musiciens, des amateurs, des compositeurs ; car, depuis que je suis riche, j'aime beaucoup les gens d'esprit. Je me souviens d'avoir ouï dire à M. le comte de Valcourt que les gens riches étaient obligés d'aimer les gens d'esprit, pour qu'on leur pardonnât d'être riches. D'ailleurs cette société-là t'amusera, toi, car tu es une savante ; et à Bergame tu passais tes journées à lire.
ARGENTINE : Mon ami, si tu es heureux, si tu es content, je vais l'être aussi, et nous le serons bien davantage ensemble. Mais pourquoi t'es-tu habillé de noir ?
ARLEQUIN : Je ne pouvais pas m'en dispenser, et tu auras la bonté de t'y mettre aussi ; c'est le deuil de M. le comte de Valcourt ; je le porterai toute ma vie. Oh ! les gens qui nous font du bien sont nos plus proches parents.
ARGENTINE : Oui, sans doute.
ARLEQUIN : Ah çà, écoute : tu es peut-être fatiguée ; il est sept heures et demie, il peut venir du monde. Si tu es lasse, je vais faire fermer ma porte.
ARGENTINE : Non, mon ami ; je serais enchantée de te voir faire les honneurs de ta maison.
ARLEQUIN : Dès que cela t'amusera, tout est dit ; je vais sonner pour que l'on arrange ton appartement.
ARGENTINE : Est-ce que nous n'avons pas le même ?
ARLEQUIN : Sango di mi ! je l'espère bien ; mais il est d'étiquette, dans ce pays-ci, parmi ce que l'on appelle les honnêtes gens... car je suis du nombre des honnêtes gens ; autrefois j'étais bien honnête homme, mais je n'étais pas des honnêtes gens ; à présent que j'ai de l'argent, j'en suis et il est d'étiquette parmi nous que madame ait son appartement, et monsieur le sien, c'est l'usage ; et, pour arranger l'usage avec l'amour, vois-tu, je n'habiterai jamais le mien.
Il sonne.


SCÈNE 4 : ARGENTINE, ARLEQUIN, LA BRIE.
LA BRIE : Monsieur a sonné ?
ARLEQUIN : Écoute, la Brie ; fais arranger le bel appartement pour ma femme, et puis tu iras courir chez une trentaine de marchandes de modes, une trentaine de marchands d'étoffes, une trentaine de bijoutiers, enfin une trentaine de tout ce qui travaille pour les dames ; et que toutes ces trentaines-là se trouvent demain dans son antichambre avant qu'elle ne soit éveillée, entends-tu ? Va, mon ami, je t'en prie ; et puis tu diras à la porte qu'on laisse entrer à l'ordinaire. Je te serai bien obligé de faire ce que je te dis.
LA BRIE : Monsieur, le grand appartement est prêt ; je l'ai arrangé pendant votre absence. Et puis j'ai oublié de vous dire qu'il est venu un officier parent d'un de vos amis, à ce qu'il dit, qui n'a pas voulu laisser son nom, et qui doit revenir ce soir.
ARLEQUIN : Il faudra le laisser entrer. Moi j'aime les officiers ; j'ai eu un frère qui était presque officier, il est mort soldat. Recommande bien à la porte qu'on le laisse entrer, et va faire toutes mes commissions.
LA BRIE : Si monsieur le permet, je vais y envoyer Champagne, et je resterai, selon la coutume, pour annoncer.
ARLEQUIN : Comme il te plaira, mon ami ; ce que tu jugeras le mieux.
La Brie sort.


SCÈNE 5 : ARLEQUIN, ARGENTINE.
ARLEQUIN : Je leur parle toujours très-poliment, parce que je me souviens du plaisir que me faisait une politesse ; et cela coûte encore moins que les gages.
ARGENTINE : Dis-moi, mon ami, j'ai peur de ne pas avoir le ton qu'il faudrait au milieu de ton monde ; je paraîtrai peut-être ridicule.
ARLEQUIN : Oh ! que non. Si je voyais du grand, grand monde, ce serait différent, on n'est sûr de rien avec ce monde-là ; mais je ne vois que des gens d'esprit, et rien n'est si aisé que d'être de leurs amis. Tu n'as d'abord qu'à leur faire voir que tu leur trouves de l'esprit, ensuite disputer un peu avec eux, et les bien écouter quand ils te prouveront que tu as tort ; convenir bien doucement qu'ils ont raison : tout de suite ils te trouveront charmante. D'ailleurs tu es maîtresse de maison, toi, et ce titre augmente beaucoup le mérite d'une femme.
ARGENTINE : Tu ne me rassures guère, mon cher ami.
ARLEQUIN : Allons donc, tu es trop jolie pour avoir peur. Les jolies femmes sont comme les grands seigneurs, elles n'ont qu'à vouloir, pour plaire à tout le monde.
LA BRIE (annonçant) : Monsieur Grano.
ARLEQUIN (à Argentine) : Le diable m'emporte si je sais qui c'est.


SCÈNE 6 : ARLEQUIN, ARGENTINE, GRANO.
GRANO : Je n'ai point l'honneur d'être connu de vous, monsieur, mais le motif qui m'amène vous fera excuser la liberté que je prends. Je m'appelle Grano ; j'ai consacré ma vie à la recherche de tout ce qui pouvait être utile à l'humanité, et me valoir un peu d'argent. Je suis enfin parvenu à découvrir un secret qui doit faire régner l'abondance dans tout le royaume, et m'enrichir à jamais.
ARLEQUIN : Monsieur, je vous en fais mon compliment. Quant à moi, grâce à Dieu, je suis à mon aise ; et votre projet ne peut me regarder en rien.
GRANO : Pardonnez-moi, monsieur. Sur le bruit de votre probité, c'est vous que j'ai choisi pour mon associé ; je veux tripler votre fortune, tandis que je ferai la mienne : et vous allez convenir que rien n'est plus sûr. Puis-je m'expliquer devant madame ?
ARLEQUIN : Oui, oui, monsieur ; c'est ma femme.
GRANO (saluant) : J'espère que madame sera la première à vous engager à l'entreprise ; je vous demande d'avance le secret à tous deux ; vous allez savoir en un instant ce qui m'a coûté des années de recherches et de peines. il y a vingt ans que je me fatigue, que je me tourmente pour imaginer le moyen de faire de la farine sans blé, et je l'ai trouvé.
ARLEQUIN : Vous l'avez trouvé ?
ARGENTINE : Cela me paraît une fort belle découverte.
GRANO : Oui, madame, je l'ai trouvé ; et le pain que je fais avec ma farine est cent fois meilleur, plus sain et plus léger que le pain ordinaire. Ajoutez à cela que dans ma farine il n'y a point de son, et que la livre de pain ne reviendra pas à un sou.
ARLEQUIN : Et avec quoi faites-vous donc ce pain-là ?
GRANO : Avec des noyaux de cerises.
ARGENTINE : Comment donc ?
GRANO : Oui, madame ; par le moyen d'un petit moulin que j'ai inventé, et que je porte toujours dans ma poche : tenez, le voilà. (il tire un petit moulin, qu'Arlequin regarde attentivement.) En moins d'une demi-heure je mouds une livre de noyaux de cerises ; cette livre de noyaux me donne juste une livre de farine, parce qu'avec ma mouture il n'y a rien de perdu ; et vous remarquerez que l'on peut avoir toujours sur soi un de ces petits moulins, sans que cela gêne beaucoup : de sorte que toutes nos dames, tous nos jeunes gens, au lieu de faire du filet, de la tapisserie ou des nœuds, peuvent, en s'amusant, moudre, dans leur après-midi, deux ou trois livres de farine. Vous conviendrez que cette occupation est aussi agréable et plus utile que tous leurs petits ouvrages, qui ne servent qu'à les distraire. Par là, tous les citoyens s'occuperont de l'agriculture ; et pour peu que l'on ait soin de faire des plantations de cerisiers, afin que les noyaux ne manquent point, on ne pourra plus dire de personne qu'il a de la peint à gagner son pain, puisqu'au contraire tout le monde fera du pain pour se délasser. Le peuple sera dans l'abondance, le pays s'enrichira, l'agriculture sera honorée, et vous jugez que l'auteur des moulins à noyaux sera récompensé.
ARLEQUIN : Ma foi, cela me paraît fort bien vu. Moi, je n'aurais jamais cru que l'on pût faire du pain de noyaux : c'est clair pourtant. Et en quoi puis-je vous être utile ?
GRANO : Monsieur, quoique j'aie découvert le secret d'enrichir le royaume, il s'en faut bien que je sois à l'aise. Je n'ai pas de quoi acquérir le fonds de cerises nécessaire pour commencer mon entreprise : si vous aviez la bonté de vous associer avec moi, alors nous pourrions tailler dans le grand, et acheter d'abord toute la vallée de Montmorency. Vous voudriez bien avancer l'argent, et je vous rendrais ma part aux cerises prochaines.
ARGENTINE : Monsieur, nous vous sommes fort obligés ; mais mon mari n'est pas assez riche pour faire ce que vous désirez. Nous admirons votre projet ; mais l'association nous est impossible.
GRANO : Je répondrais pourtant bien à madame qu'avant deux ans nous aurions un million de produit net.
ARLEQUIN : Oh ! dès qu'elle ne le veut pas, tout est dit ; je ne voudrais pas déplaire à ma femme pour un million. Mais écoutez, monsieur Grano, vous n'êtes pas riche ; en attendant votre pain de noyaux, il faut que vous ayez recours aux boulangers de blé ; permettez-moi de vous prêter quelques louis d'or, que vous me rendrez quand votre pain aura la vogue. Tenez, mon ami, avec cela commencez toujours par une livre de cerises ; ce n'est pas cher ; faites du pain, et de livre en livre vous arriverez à la vallée.
GRANO (prenant l'argent) : Monsieur, je n'oublierai jamais la marque d'amitié que vous me donnez, et vous pouvez être sûr que cet argent vous sera rendu du premier que je gagnerai. Je suis fâché de n'avoir pas un associé tel que vous. Mais si jamais je deviens riche, ce sera vous qui m'apprendrez quel usage on doit faire de son bien.
Il salue et s'en va.
ARLEQUIN : Ce pauvre homme ! je lui ai fait plaisir, et c'est là mon plus grand plaisir. Que dis-tu de ses noyaux ?
ARGENTINE : Ma foi, mon ami, j'ai eu de la peine à l'écouter sans rire. C'est une terrible chose que la fureur de trouver des secrets. On aime mieux imaginer quelque chose de parfaitement ridicule que de ne rien imaginer du tout.
LA BRIE (annonçant) : Monsieur Durval.
ARLEQUIN (à Argentine) : Tiens, voici un de mes meilleurs amis et un homme du plus grand mérite, qui se connaît à tout ce qui se fait dans le monde.


SCÈNE 7 : ARLEQUIN, ARGENTINE, DURVAL.
ARLEQUIN : Eh ! bonjour, mon cher monsieur Durval ! que je vous présente ma femme, qui arrive dans l'instant d'Italie.
DURVAL : Ce pays-ci ne dédommagera sûrement pas madame de tout ce qu'elle a quitté dans le sien.
ARGENTINE : Je crois, au contraire, monsieur, avoir infiniment gagné à l'échange.
DURVAL : Madame, nous devons être fiers de la préférence.
ARLEQUIN : Oh ! mon cher ami, vous connaîtrez ma femme ; elle n'est pas comme moi, qui ne sais rien : c'est elle qui a lu tout, elle connaît tout, elle passait toutes les journées à Bergame à lire des livres français. Oh ! diable, elle est en état de disputer avec vous. Asseyez-vous donc. (ils s'asseyent tous trois ; Arlequin continue.) Et, à propos, comment vont les arts, mon ami ? Où en est cette tragédie que vous dirigez ? avance-t-elle ? Je ne me souviens pas de son nom : Na... Na... Na... Nasica, je crois ; je n'aime pas ce diable de nom, et je ne sais pourquoi votre protégé a été choisir ce Nasica. C'est tiré d'Homère, je crois ?
DURVAL : Eh ! non pas ; c'est un sujet romain : la conjuration des Gracques.
ARLEQUIN : Eh bien ! oui ; mais tous ces noms-là ne sonnent pas bien. Gracques, Nasica, je ne sais pas, si j'étais vous, je leur aurais fait donner d'autres noms. Avance-t-il, votre jeune homme ?
DURVAL : Je l'ai abandonné tout à fait. Ces jeunes gens qui commencent à tourner des vers sont d'une indocilité, d'une indépendance qui finit par leur casser le cou. Enfin croiriez-vous, mon ami, que ce jeune homme, à qui je m'intéressais, que je voulais former et faire connaître, dont je corrigeais même les vers, je lui ai demandé un petit service, et il me l'a refusé ?
ARLEQUIN : Oh ! ceci est pis que de faire un mauvais Nasica ; c'est être ingrat : fi donc ! ne me l'amenez plus.
ARGENTINE : Monsieur, il faut être indulgent pour la jeunesse. Presque toujours, à cet âge-là, la tête est mauvaise, et le cœur excellent.
DURVAL : Je vous fais juge, madame de mes griefs contre mon protégé. Autrefois j'ai fait des vers comme un autre, et j'avais même tourné assez joliment l'épisode de Pyrame et Thisbé en grands vers ; j'ose même dire qu'il y a du eu, du sentiment ; enfin, c'est bien, et M. Arlequin vous dira que je m'y connais un peu, et que je suis difficile.
ARLEQUIN : Eh bien ?
DURVAL : Eh bien ! monsieur, cet épisode était mort dans mon portefeuille ; vous savez que j'ai toujours négligé de faire imprimer tous ces petits riens qui échappent à ma plume. L'autre jour j'ai relu mon épisode, j'en ai été content ; et, pour ne pas le perdre, j'ai prié notre jeune homme de vouloir bien le faire entrer dans sa tragédie de Scipion : il me l'a refusé, mais refusé net.
ARLEQUIN : Ah ! le coquin, il a refusé ! c'était tout fait pourtant.
DURVAL : Je vous dis, j'y avais mis la dernière main.
ARGENTINE : Mais, monsieur, il me semble que c'était difficile.
DURVAL : Point du tout, madame. Assurément je me connais en tragédie : je vous en citerai cent où, au milieu du sujet, l'on parle de tout autre chose ; je vous dirai même que cette diversité d'aventures repose l'attention du spectateur ; on est bien aise de perdre de vue les premiers personnages, de faire connaissance avec d'autres, et puis de venir retrouver les premiers : mais voilà ce que mon jeune homme n'a pas voulu entendre. Aussi, monsieur Arlequin, j'ai bien fait le serment de laisser là tous ces petits auteurs qui se croient du mérite, qui prennent le feu de leur jeunesse pour du talent, et leur fougue pour du génie. Je vous dirai plus, c'est qu'ils ont un certain mépris pour le sang-froid avec lequel nous écoutons ce qui les enflamme. Je me connais en hommes, mon cher ami ; et je vous assure que ces petits messieurs font très-peu de cas de nous autres connaisseurs, qui les jugeons pourtant, qui les formons, dont le métier vaut bien le leur ; car il y a bien plus de mérite à se placer au bout de la carrière, à avertir ceux qui courent des périls qu'ils rencontreront, à leur donner des avis salutaires, à leur distribuer les couronnes, qu'à les gagner soi-même.
ARLEQUIN : Oh ! vous savez bien, mon cher Durval, que je vous ai promis d'être toujours de votre avis ; et je n'ai jamais manqué à ma parole.
DURVAL : La littérature, mon ami, n'est pas la seule qui me donne du chagrin. Vous vous souvenez de ce jeune peintre que je protégeais, dont je voulais faire quelque chose : eh bien ! ce petit monsieur veut me quitter, mes lumières ne lui suffisent plus ; il veut aller à Rome voir les tableaux de Rome. Cependant vous savez que j'ai un cabinet rempli de Bouchers.
ARGENTINE : Mais, monsieur, s'il veut faire de grands progrès, il est nécessaire qu'il voie l'Italie.
DURVAL : Je conviens, madame, qu'il y a de beaux tableaux en Italie ; mais, à vous parler vrai, ce grand genre ne me plaît point ; j'aime mieux nos petits tableaux français, où l'on voit une petite paysanne qui porte un pot de lait, ou bien un petit berger qui joue de la flûte ; c'est gracieux, c'est joli ; il semble que c'est peint avec du couleur de rose ou du blanc, et mes yeux sont plus flattés d'un petit tableau comme cela que de ces grands sujets de votre pays, où les personnages sont toujours dans de grandes affections, où tous les hommes sont si bruns, si noirs ; on voit leurs muscles, leurs nerfs, à en être effrayé. Enfin, je n'aime pas vos peintres...
ARGENTINE : Cependant, monsieur...
LA BRIE (annonçant) : Madame la comtesse de Nerville.
ARGENTINE : Qui est cette dame-là, mon ami ?
ARLEQUIN : Diable ! c'est une femme qui a terriblement d'esprit ! mais elle est toujours malade.
Tout le monde se lève, la comtesse entre.


SCÈNE 8 : ARLEQUIN, ARGENTINE, DURVAL, LA COMTESSE.
LA COMTESSE : Je suis mourante, monsieur Arlequin ; et j'ai pourtant voulu me traîner chez vous.
Elle salue Argentine.
ARLEQUIN : Madame la comtesse, je suis bien reconnaissant de vos bontés, et j'ai l'honneur de vous présenter ma femme.
LA COMTESSE : Je suis enchantée de faire connaissance avec madame ; mais je lui demande la permission de m'asseoir : je suis d'une faiblesse à ne pas pouvoir me soutenir. (elle tombe dans un fauteuil.) Bonjour, monsieur Durval : comment vous portez-vous ?
DURVAL : Madame la comtesse est bien bonne ; mais c'est à elle qu'il faut demander des nouvelles de sa santé.
LA COMTESSE : Je n'en ai point, de santé, vous le savez bien, je n'en ai jamais eu ; mes vapeurs m'abîment plus que jamais.
ARLEQUIN : C'est une terrible maladie que ces vapeurs ; mais, moi, je crois que, si l'on pouvait oublier qu'on est malade, on serait tout de suite guéri.
LA COMTESSE : Oublier... Voilà bien de vos propos, monsieur Arlequin ! Puis-je oublier le battement des mes artères temporales, le froid que je sens au sommet de la tête, mes sifflements dans les oreilles, mes trémoussements par tout le corps ? Vous êtes excellents, messieurs qui vous portez bien, vous ne voulez pas croire aux maladies : mais je voudrais vous voir mes suffocations, mon hémoptysie, mes battements à la céliaque, à la mésentérique supérieure, ou à l'aorte ; car enfin mon pouls est quelquefois si petit, qu'il est effacé dans quelques paroxysmes : et vous ne voulez pas que je sois malade ! Et je vous dis, messieurs, que je me meurs. Je le sais, peut-être.
ARGENTINE (à part, à Arlequin) : Ah ! mon ami, c'est un médecin que cette femme-là !
LA COMTESSE : Que dit madame ?
ARGENTINE : Je suis surprise du prodigieux usage que vous avez des mots consacrés à la médecine.
LA COMTESSE : Eh ! madame, c'est le fruit de mes souffrances ; c'est la douleur qui m'a rendue savante bien plus que l'étude : je n'en souffre pas moins, mais j'ai le plaisir de savoir le siège et la cause de mes maux. Par exemple, mes vapeurs, je sais à merveille leur origine ; je suis convaincue que, si l'on pouvait guérir le racornissement et l'éréthisme de mes nerfs, je n'aurais plus de vapeurs ; c'est cet éréthisme qui est cause de tout ; j'en ai la preuve trop claire dans la cardialgie, les borborygmes et les coliques que j'éprouve : enfin mes méninges sont affectées, j'ai des suffocations au diaphragme, des palpitations au péricarde, en un mot, je souffre de partout ; je suis quelquefois dans une atonie affreuse, je sens des emphysèmes douloureux : j'ai beau employer les carminatifs. Madame, si vous voulez que je vous parle vrai, je crains d'avoir une tympanite.
ARLEQUIN : Oh ! il faut espérer que non, madame la comtesse. Qu'est-ce que c'est qu'une tympanite ?
LA COMTESSE : C'est une hydropisie venteuse.
DURVAL : Madame, il est bien malheureux pour les lettres que vos souffrances vous empêchent de vous y livrer ; vous étiez née pour faire un grand chemin ; et les premiers vers que vous me fîtes l'honneur de me montrer indiquaient un talent bien marqué pour la poésie.
LA COMTESSE : Ah ! ah ! vous vous en souvenez, monsieur Durval ?
DURVAL : Sûrement, madame ; et je regrette tous les jours que vous ne vous livriez pas au travail.
ARGENTINE : Il est difficile de travailler quand on souffre.
ARLEQUIN : Oh ! cela doit être ; car moi, qui me porte bien, j'ai voulu faire un ode l'autre jour, je n'ai jamais pu seulement trouver le premier couplet.
LA COMTESSE : Malgré mes maux, je fais quelque chose dans ce moment-ci, et même un ouvrage de longue haleine.
DURVAL : Peut-on vous demander ce que c'est ?
LA COMTESSE : Un poème épique.
ARGENTINE : Qu'est-ce que c'est que cela ?
ARLEQUIN : Y a-t-il un sujet à ce poème-là ?
LA COMTESSE : Sans doute.
DURVAL : Ce serait une indiscrétion que de demander... ?
LA COMTESSE : Vous voulez que je vous le lise, je vois bien cela. Quoique je sois mourante et que je souffre beaucoup de l'abdomen, je vais vous en montrer un morceau, à condition que vous me direz franchement ce que vous en pensez : car si vous me flattez, je vous promets de ne pas achever.
ARGENTINE (à part) : Je sens que je la flatterai.
DURVAL : Ah ! madame, que vous êtes bonne !
ARLEQUIN : Madame..., nous écoutons.
LA COMTESSE : Voici ce que c'est : le sujet de mon poème est l'anatomie.
ARGENTINE : Comment, madame ?
LA COMTESSE : Oui, madame, l'anatomie, c'est le sujet de mon poème ; j'en ai déjà quarante-deux chants de faits. Voici le commencement.
ARLEQUIN : Je vous demande pardon, madame la comtesse, je ne sais pas trop bien ma Fable, moi : l'anatomie, c'est quelque guerre, quelque chose comme cela.
DURVAL : Eh ! non pas, mon ami, c'est la connaissance du corps humain.
ARLEQUIN : Ah ! c'est vrai ; et c'est là le sujet qu'a choisi madame la comtesse ? C'est bon, j'écoute.
LA COMTESSE : "Non..."
ARLEQUIN : Comment, non ? vous ne voulez pas nous le lire ?
LA COMTESSE : Eh ! je commence, écoutez donc : « Non... »
DURVAL : Non est donc le commencement ?
DURVAL : Sans doute ; taisez-vous donc.
LA COMTESSE : « Non, je n'invoque point les filles du Permesse ;
Ce n'est point à Phébus qu'aujourd'hui je m'adresse :
Assez d'autres sans moi, dans leurs frivoles chants,
Prodiguent à ce dieu leurs vœux et leur encens ;
Moi, j'invoque la Mort. O déesse homicide !
Toi qui moissonnes tout dans ta course rapide,
O Mort ! viens m'animer ! Di... »
DURVAL : Ah ! que c'est beau !
ARLEQUIN : Ah ! que c'est beau !
ARGENTINE : C'est trop beau.
LA COMTESSE : « O Mort ! viens m'animer ! dirige mes travaux,
Conduis mes pas tremblants au milieu des tombeaux !
Viens d'un squelette humain me montrer la structure ;
Laisse-moi dans son flanc retrouver la nature ;
Laisse-moi distinguer jusqu'à ses moindres traits,
Et, le scalpel en main, t'arracher tes secrets !
O Mort ! à ton flambeau j'allume mon génie,
Et je veux te forcer d'ajouter à la vie ! »
Voilà l'invocation : qu'en dites-vous ?
DURVAL : Madame, c'est fort beau, c'est sublime !
ARLEQUIN : Oh ! superbe !
DURVAL : Vous me permettrez pourtant une petite observation : vous finissez là par ce beau vers :
« O Mort ! à ton flambeau j'allume mon génie. »
La mort a-t-elle un flambeau ?
LA COMTESSE : Sans doute, monsieur, le flambeau de la mort ; mais c'est connu.
ARLEQUIN : Oui ; mais cependant... je suis de l'avis de M. Durval, moi.
LA COMTESSE : Je vous assure, messieurs, que je ne m'attendais pas à cette objection ; elle n'est pas fondée, c'est un de mes plus beaux vers. Qu'en dites-vous, madame ?
ARGENTINE : Ma foi, madame, les autres me paraissent de la même force.
LA COMTESSE : Vous êtes bien honnête ; mais cependant celui-là est bien plus fortement créé, et je suis étonnée qu'il ne soit pas du goût de M. Durval.
DURVAL : Ma foi, madame la comtesse, je vous conseille de l'ôter. Otez-le, croyez-moi, vous en ferez aisément un autre ; mais donnez-moi cette marque d'amitié, je vous en supplie ; et, pour vous en marquer ma reconnaissance, j'ai un épisode tout fait, dans mon portefeuille, que je vous donnerai : vous le mettrez dans votre poème.
LA COMTESSE : Il est bien question de votre épisode !
DURVAL : Madame, c'est l'histoire de Pyrame et Thysbé, et je vous réponds qu'avec quatre vers, deux au commencement, deux à la fin, vous l'encadrerez à merveille.
LA COMTESSE : Bah ! vous ne savez pas ce que vous dites, et je ne vous achèverai pas mon poème ; en vérité, j'avais meilleure opinion de votre goût. Je n'en puis plus, je me suis épuisée pour vous dire ce peu de vers ; j'ai besoin de regagner mon lit. Adieu, monsieur Arlequin, adieu, madame ; je me meurs : voilà mes vapeurs qui me prennent.
ARLEQUIN : Permettez que je vous donne ma main.
LA COMTESSE : Non, non, laissez-moi, au nom de Dieu, laissez-moi m'en aller : je me meurs.
Elle sort.


SCÈNE 9 : ARLEQUIN, ARGENTINE, DURVAL.
ARGENTINE : Elle est en colère contre vous, monsieur Durval : pourquoi aussi vous aviser de la critiquer ?
DURVAL : Vous voyez, madame, l'orgueil des gens de lettres ; leur esprit chatouilleux ne peut pas supporter tout ce qui n'est pas louange : aussi je n'en veux plus voir, je ne veux plus m'occuper que de musique. Ah ! parlez-moi des musiciens ; voilà des gens polis, dociles, et qui savent le prix du connaisseur qui les encourage ! Dernièrement je donnais des avis à un compositeur ; il fallait voir avec quelle attention il m'écoutait ! et cependant il est convenu depuis qu'il ne me comprenait pas. Vous le connaissez peut-être : c'est Concertini.
ARLEQUIN : Sûrement, je le connais.
DURVAL : Voilà ce qui s'appelle un homme, un grand homme ! Ah ! vous n'avez pas vu son nouvel opéra ? c'est là de la musique, une harmonie douce, tendre et toujours chantante ; une mélodie passionnée, une... Monsieur nous ne sommes pas encore dignes de cet homme-là.
ARLEQUIN : Oh ! sûrement ; il faut qu'il soit bien poli pour avoir la bonté de venir ici.
ARGENTINE : C'est donc un très-grand compositeur ?
DURVAL : Ah ! madame, c'est qu'il n'y a pas un seul morceau qui n'attache, qui n'entraîne : c'est toujours un chant doux, gracieux ; vous vous sentez enlever de terre sans vous en apercevoir, et votre âme reste suspendue dans la région du plaisir tout le temps que vous écoutez. Le grand malheur, c'est que Paris a les oreilles bien longues pour entendre cette musique-là.
ARLEQUIN : Oh ! c'est superbe ! et avec cela une musique toujours gentille, n'et-il pas vrai ?
DURVAL : C'est au-dessus de tout ce que nous connaissons, et ce n'est pas beaucoup dire. Vous l'avez donc entendu ?
ARLEQUIN : Non ; et vous ?
DURVAL : Je ne l'ai pas encore entendu, mais je tiens tout ce que je vous ai dit d'un des amis de Concertini, chez qui j'ai dîné hier.
ARLEQUIN : Oh bien ! réjouissez-vous, car Concertini doit venir ce soir passer une heure avec moi, pour me montrer plusieurs morceaux de son opéra.
DURVAL : Ce soir... Ah ! quel bonheur !... Permettez que je vous embrasse. (il embrasse Arlequin ; à Argentine.) Pardonnez-moi, madame, si je ne sais pas contraindre mes transports ; mais j'ai l'âme sensible, vive, ardente, et je n'entends pas le mot de musique sans répandre des larmes de plaisir. Quelle journée pour moi ! j'entendra Concertini ce soir, et je sors d'une maison où la célèbre Carminette a chanté !
ARLEQUIN : Ah ! ah ! cette cantatrice italienne ? eh bien, qu'en dites-vous ?
DURVAL : Ah ! monsieur, quelle voix ! Cette femme tenait mon âme sur ses lèvres ; rien ne vivait dans moi que mes oreilles. Nos chanteuses de France paraissent ensuite bien misérables.
ARGENTINE (à Arlequin) : Par exemple, mon ami, tu aurais bien dû me faire souper avec une compatriote.
ARLEQUIN : Oh ! je ne la connais pas ; d'ailleurs elle n'est pas de notre pays.
ARGENTINE : Et d'où est-elle donc ?
ARLEQUIN : C'est une Italienne de Paris.
ARGENTINE (riant) : Comment donc ?
DURVAL : Madame, voici l'histoire : Carminette est Française, mais ses parents, qui étaient du petit nombre des vrais amateurs que la musique avait ici il y a quinze ans, lui ont fait prendre l'accent italien dès son enfance. Elle chante comme une véritable Italienne, avec tous les petits agréments, les ports de voix, et cette mollesse d'expression qui enchante l'âme, elle prononce le c en tch, les u en ou, de sorte que, lorsqu'elle chante des paroles françaises, notre langue y gagne infiniment ; elle acquiert dans sa bouche une douceur et une harmonie dont nous ne l'aurions jamais crue susceptible. Vous ne m'entendez peut-être pas ?
ARLEQUIN : Oh ! que si ; c'est une voix que l'on a arrangée exprès. M. le comte de Valcourt faisait de même ; il aimait beaucoup les chevaux anglais, mais quand il n'en pouvait pas avoir, il faisait couper la queue à des chevaux limousins, puis il la leur faisait tenir en l'air, je ne sais comment ; et puis il les croyait des chevaux anglais.
LA BRIE (annonçant) : M. Concertini.


SCÈNE 10 : ARLEQUIN, ARGENTIN, DURVAL, CONCERTINI.
DURVAL : Ah ! le voilà !
Tout le monde se lève.
CONCERTINI : Monsiou Arliquino, votre servitour ; il a fallou m'échapper de trente maisons pour venir vous voir ; aussi, je n'ai qu'oun petit moment à vous donner. Le duc de Montalto m'attend, et je souis sour qu'il crie après moi. Bonjour monsieur Dourval.
ARLEQUIN :Monsieur, je suis très-reconnaissant de toutes vos bontés ; et voilà ma femme qui sera ravie de vous applaudir, et de faire connaissance avec vous.
CONCERTINI : J'espère que l'amitié de monsiou Arliquino sera oun titre pour moi auprès de madame : je compte plous sour ce titre que sour mon faible talent.
Il rit.
DURVAL : Oh ! monsieur Concertini, madame arrive d'Italie ; elle est de la secte du goût, elle est digne de vous écouter. Tenez, nous ne sommes ici que trois ; mais jamais peut-être à Paris vous ne trouverez un auditoire qui sente aussi bien tout ce que vous valez.
CONCERTINI : Ah ! j'aurais tort de me plaindre de Paris ; on m'a fort bien traité, et pout-être en Italie on n'aurait pas été si pouli.
DURVAL : Moi, je trouve que bien peu de gens vous ont rendu justice, monsieur Concertini. Combien vous devez souffrir quand vous trouvez sur votre chemin quelques-uns de ces barbares qui osent nier le pouvoir de votre musique, et qui écoutent froidement et sans être émus les sons divins que vous créez !
CONCERTINI (riant) : Ah, ah ! que voulez-vous ! nous voyons tous avec les yous que nous avons ; ceux qui n'en ont point d'yous ne comprennent pas que les autres voient. Je ne réponds jamais à ces gens-là... Mais je souis beaucoup pressé, le douc de Montalto m'attend ; avec la permission de madame, je vais vous faire entendre oun morceau de mon opéra.
DURVAL : Ah ! écoutons, écoutons ; madame, monsieur, écoutons.
CONCERTINI : Voici ce que c'est.
Il se met au clavecin, et prélude avec beaucoup de mines et de grimaces. Durval s'écrie.
DURVAL : Ah ! que c'est beau !
CONCERTINI : Ce n'est qu'oun accord.
DURVAL : J'ai cru que c'était la ritournelle.
ARGENTINE (à part) : Mais ils sont fous !
CONCERTINI : Il faut vous expliquer la scène. Moun opéra est l'opéra de Broutous ; c'est oun joune homme qui m'a fait les paroles ; on dit qu'elles ne sont pas bonnes, mais cela m'est fort égal. Il y a des mousiciens qui ne pouvent travailler que sour de bonnes paroles ; mais moi je regarde les paroles comme oun peintre regarde sa toile ; la mousique doit couvrir tout cela. voici pourtant ce que c'est : Broutous vient d'assassiner César ; il entre sour la scène avec son poignard tout sanglant ; sa mère, Servilie, qui a été la maîtresse de César, le trouve, et lui demande qui il vient de touer ; Broutous lui dit : Oun tyran. - Quel tyran ? - César, lui dit Broutous. Alors Servilie lui chante ceci :
Barbare, qu'as-tu fait ? César était ton père,
Et ton bras lui perce le sein !
Viens combler tes forfaits, assassine ta mère ;
Un tel effort est digne d'un Romain.
Concertini chante ces paroles d'un air très-tendre ; il s'accompagne lui-même avec beaucoup de véhémence ; et toutes les fois qu'il s'arrête, Durval s'écrie : Ah ! que c'est beau ! Arlequin répète tout de suite : Ah que c'est beau ! et Argentine lève les épaules. Cette scène, qui n'est pas qu'indiquée, dépend principalement des acteurs.
DURVAL (s'essuyant les yeux) : Ah ! monsieur Concertini, quel morceau ! quel morceau ! grands dieux ! Vous m'avez fait fondre en larmes.
CONCERTINI (riant) : Ah, ah ! ne plourez pas, c'est fini ; et comme j'ai prévou que cet endroit ferait plourer, j'ai mis là tout de suite oun ballet pour rétablir la gaieté.
ARGENTINE : Comment, monsieur, un ballet ?
CONCERTINI : Oui, madame ; vous savez qu'à l'opéra on personnifie tout : j'ai ousé de la permission pour faire danser oune petite gavotte à la république romaine et à la liberté, en réjouissance de la mort de César.
ARGENTINE : Et Servilie, que devient-elle ?
CONCERTINI : Elle se met dans oun coin pour plourer, tandis que la république et la liberté dansent ; et ma mousique exprime plours par ici, gavotte par là : c'est le plous jouli de l'opéra.
DURVAL : C'est un trait de génie. Ah ! monsieur Concertini, je suis encore ivre de ce morceau. Mais, dites-moi, l'avez-vous fait tout de suite comme il est là ?
CONCERTINI : Oh ! non, j'y ai beaucoup changé.
DURVAL : Eh bien ! pourquoi ne pas graver à la suite de votre opéra toutes ces variantes ? Ces débris de notes sont des chefs-d'œuvre que vous nous dérobez, monsieur Concertini : quand on taille des diamants, l'on recueille jusqu'aux plus petits morceaux.
CONCERTINI (toujours riant) : Ah, ah ! nous verrons. (à Arlequin.) Il a bien de l'esprit, ce monsiou Dourval.
ARLEQUIN : Oh ! votre ariette est magnifique. Il me semble cependant, permettez-moi de vous le dire, monsieur Concertini, il me semble que, lorsque vous parlez de forfaits, d'assassinats, il faudrait un peu plus de bruit, là, un peu plus de... Cela fait du bruit d'assassiner, surtout quand ce sont des grands seigneurs qui s'assassinent. Qu'en dites-vous ?
CONCERTINI (toujours ricanant) : Ah ! monsiou Arliquino, cette objection n'est guère d'oun connaisseur comme vous. Si je voulais dou brouit, je sais bien où en prendre : mais vous sentez que, si ma mousique devient plous forte, elle cesse d'être chantante ; et il faut d'abord chanter, pouis l'on exprime si l'on peut.
DURVAL : Eh ! sans doute ; et voilà ce qu'ils ne veulent pas comprendre ; mais vous nous y amènerez, monsieur Concertini. Soyez tranquille, vous nous rendrez musiciens malgré nous, malgré nos oreilles ; vous ferez à Paris ce qu'Orphée fît chez les Thraces, quoique je sois convaincu que les Thraces étaient moins barbares que nous.
CONCERTINI (toujours riant) : Allons, allons, ne dites pas de mal de votre nation : ah ! qu'il y a encore bien du goût ! Si les Français voulaient s'entendre pour admirer tout ce que nous faisons, vous verriez que ce pays-ci vaudrait bien le nôtre ; mais... ils s'attachent aux paroles, ils veulent que les poèmes soient joulis, qu'ils signifient quelque chose : tout cela gêne oun mousicien. Voulez-vous que je vous dise le grand défaut des Français pour la mousique ? c'est qu'ils ont trop d'esprit, et ça tue l'oreille. Mais on m'attend, je vous demande pardon, et je m'enfouis. Adiou, madame ; adiou, messiours.
DURVAL (courant après lui) : Monsieur Concertini, un mot, s'il vous plaît. Demain matin serez-vous chez vous ?
CONCERTINI : Oui, monsiou.
DURVAL : Eh bien ! j'irai vous voir, et je vous porterai un petit épisode de Pyrame et Thisbé, que vous ne trouverez pas mal, et que vous pouvez faire entrer dans votre opéra ; je vous montrerai cela.
CONCERTINI : Monsiou, je vous serai fort obligé ; nous le lirons ensemble, et nous verrons. Bien obligé, monsiou Dourval. Adiou, monsiou Arliquino.


SCÈNE 11 : ARLEQUIN, ARGENTINE, DURVAL.
DURVAL : Quel homme ! quel génie !... Mais, madame, vous devez avoir eu bien plus de plaisir que moi, vous qui avez le bonheur d'être Italienne. Ah ! pourquoi ne suis-je pas né dans cette patrie du goût, des talents, de l'harmonie ; de l'harmonie, cet art divin, ce don du ciel que les dieux nous ont accordé pour charmer nos peines, pour augmenter nos plaisirs ! C'est aux Italiens que la Divinité a confié ce présent céleste ; ce sont eux qui viennent nous donner de nouvelles sensations, nous faire connaître de nouveaux plaisirs, adoucir nos mœurs, polir nos âmes et nos oreilles ; et nous, Français, nous, descendants des Goths et des Sicambres, nous avons encore les oreilles sicambres.
ARGENTINE : Monsieur Durval est sûrement musicien ?
DURVAL : Moi, madame ? point du tout. Cela m'empêche-t-il de sentir, d'avoir une âme, et de me connaître au plaisir que j'éprouve ? Je serais bien fâché d'être musicien ; je perdrais peut-être en sensations ce que je gagnerais en science : la musique est faite pour ceux qui ne la savent pas.
ARLEQUIN : Oh ! c'est si vrai, que, moi, je n'ai jamais voulu l'apprendre, parce que dès lors je n'y aurais plus rien compris.
DURVAL : Madame, c'est avec douleur que j'en conviens, mais notre nation n'est pas faite pour la musique ; enfin, nous sommes au moment où, avec quelques efforts de plus, nous sortions de notre barbarie, et ces efforts, nous avons négligé de les faire. Nous qui possédons tant d'hommes distingués par leurs lumières, par leurs talents, croiriez-vous que la musique a eu de la peine à trouver des défenseurs dans cette classe de gens éclairés ? ils n'ont pas daigné combattre pour elle !
ARGENTINE : Mais je le crois bien, monsieur. Comment ! vous voudriez que ceux qui nous apprennent à penser, ceux qui tiennent dans leurs mains nos cœurs et nos esprits, descendissent de ce sublime emploi à celui de soldat d'un compositeur ? Vous voudriez qu'au lieu de se tenir étroitement unis pour étendre la raison, la vérité, ils abandonnassent cette belle cause pour les intérêts d'un opéra ! Vous n'y pensez pas, monsieur ; ils ne prendront sûrement pas la peine de se haïr pour des prétentions aussi ridicules : en vérité, si cela arrivait, il me semblerait voir des abeilles quitter leur miel, et se tuer entre elles pour faire régner un bourdon.
ARLEQUIN : Savez-vous bien que ma petite femme a lu, au moins ? Oh ! sango di mi ! elle sait tout ; moi je ne sais rien : mais elle m'aime, et je crois savoir tout.
DURVAL : Mais vous m'étonnez, monsieur Arlequin ; vous ne défendez pas la musique, vous qui l'aimez, qui la soutenez.
ARLEQUIN : Oh, moi ! je l'aime à cause de vous autres ; sans cela vous auriez dit que je suis une bête. Il faut avoir de l'esprit comme elle pour avoir un avis à soi. Je n'ose rien dire, parce que vous traitez d'imbéciles tous ceux qui ne pensent pas comme vous.
DURVAL : Je voudrais avoir le temps de discuter une cause aussi intéressante, je prouverais sûrement à madame combien la musique élève son pays au-dessus de tous les autres. Mais il faut que je coure chez le duc de Montalte ; Concertini chante peut-être, et mon cœur vole après lui.
Il salue, et s'en va.


SCÈNE 12 : ARLEQUIN, ARGENTINE
ARGENTINE : Mon ami, cet homme de mérite est un peu fou.
ARLEQUIN : Oh ! que non ; il s'est rendu comme cela exprès ; je t'assure qu'il a bien de la peine à avoir tout le plaisir qu'il nous dit.


SCÈNE 13 : ARLEQUIN, ARGENTINE, LA BRIE.
LA BRIE : Monsieur, voilà cet officier qui est déjà venu ; il demande à vous parler en particulier.
ARLEQUIN : Dis-lui d'entrer, je suis tout seul avec ma femme.


SCÈNE 14 : ARLEQUIN, ARGENTINE, LE CHEVALIER.
LE CHEVALIER : Est-ce à monsieur Arlequin que j'ai l'honneur de parler ?
ARLEQUIN : Oui, monsieur ; donnez-vous la peine de vous asseoir.
LE CHEVALIER : Monsieur, je désirerais beaucoup pouvoir vous entretenir dans votre cabinet.
ARLEQUIN : Monsieur, c'est tout comme si vous y étiez ; madame est ma femme, et, grâce à Dieu, nous sommes toujours ensemble comme si nous étions tout seuls : ainsi imaginez-vous que vous êtes tête à tête avec moi.
LE CHEVALIER : C'est à votre honnêteté que je vais confier le secret de ma vie. Vous êtes l'héritier du comte de Valcourt ?
ARLEQUIN : Oui, monsieur ; et malgré cela je le pleurerai longtemps.
LE CHEVALIER : Monsieur, je suis le malheureux fils du comte de Valcourt.
ARLEQUIN : Vous êtes son fils ! Mais il n'était pas marié.
LE CHEVALIER : Pardonnez-moi, monsieur, : le comte de Valcourt devint amoureux de ma mère dans une garnison où il était, et voulut l'épouser. Ma mère n'avait ni fortune ni naissance ; la famille du comte s'opposa à son amour, et le comte, à l'insu de tous ses parents, épousa ma malheureuse mère. Voilà le contrat de mariage.
ARLEQUIN : Oh ! je vous crois, car je vous plains déjà.
ARGENTINE : Mais comment se fait-il, monsieur, que le comte de Valcourt ait donné tout son bien à mon mari de préférence à sa femme et à son fils ?
LE CHEVALIER : Ma malheureuse mère se brouilla avec son époux peu de temps après ma naissance, pour des raisons que je rougirais de rapporter, et que mon respect pour ma mère me force de vous taire. Le comte, indigné, abandonné celle qui l'outrageait, et confondit avec sa coupable femme le malheureux enfant que vous voyez. Ma mère m'éleva, et me soutint avec le peu de fortune qui lui resta ; elle me plaça dans le service, où j'ai gagné l'amitié de mes chefs, sans pouvoir regagner celle de mon père ; il est mort toujours irrité. Ma mère l'a suivi peu de temps après ; et ayant appris que vous étiez l'héritier de tous les biens du comte de Valcourt, je viens vous demander, monsieur, si, en mourant, mon père n'a pas pensé que j'existais.
ARLEQUIN : Non, monsieur, non, mon cher ami. (il pleure.) Il n'a pas dit un mot de vous ; mais, grâce à Dieu, c'est moi qui ai tout votre bien ; et c'est fort heureux pour vous, car je m'en vais vous le rendre, mon cher ami. N'est-ce pas, ma femme, tout lui appartient ?
ARGENTINE : Sans doute, mon ami ; il faudra tout rendre.
LE CHEVALIER : Comment ! mais la loi est pour vous ; le mariage de mon père n'a jamais été déclaré ; et je n'ai rien à prétendre. La loi...
ARLEQUIN : Je n'ai que faire de la loi quand mon cœur et ma femme parlent ; vous voyez bien qu'ils me crient tous les deux à la fois que votre bien n'est pas à moi ; ainsi, mon cher ami, je vais tout vous rendre : seulement ne me demandez pas ce que j'ai dépensé pour faire venir ma femme, et tout ce que j'ai mangé ici ; je ne pourrais pas vous le rendre, parce que nous sommes fort pauvres.
ARGENTINE : Monsieur, vous êtes trop juste pour ne pas accorder tout ce que mon mari vous demande. Rentrez dans tous vos droits, et nous, mon ami, nous allons retourner à Bergame.
LE CHEVALIER : Où suis-je donc ? Je ne sais si je veille : quoi ! vous avez la générosité...
ARLEQUIN : Mais vous n'avez donc pas vécu avec des honnêtes gens, puisque cela vous étonne ? Écoutez, j'ai une prière à vous faire, mon cher maître ; car votre père l'était, et je l'aimais bien : faites-moi le plaisir de conserver tous les domestiques que j'avais conservés, et puis payez au tailleur cet habit-ci, que je n'ai pas payé, car je veux toujours porter le deuil de mon bon maître.
LE CHEVALIER : Vous m'attendrissez, mon ami, mon bienfaiteur ; j'accepte tous vos bienfaits, mais soyons une même famille : quand vous me connaîtrez, vous m'aimerez peut-être. Je vous estime, je vous respecte, je vous honore comme vous le méritez. Restez avec moi, soyez ma sœur, madame, et vous mon frère : je serai le plus heureux des trois. - FIN

 

Date de dernière mise à jour : 03/02/2023