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Poèmes - Sully Prudhomme

 

 

Œuvres de Sully Prudhomme/Poésies 1865-1866

Œuvres de Sully Prudhomme, Alphonse Lemerre, Poésies 1865-1866 (p. np).

POÈMES


 

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LE JOUG

à georges lafenestre

 
Quand le jeune cheval vient de quitter sa mère,
Parce qu’il a senti l’horizon l’appeler,
Qu’il entend sous ses pieds le beau son de la terre,
Et qu’on voit au soleil ses crins étinceler,
Dans le vent qui lui parle il agite la tête,
Et son hennissement trahit sa puberté :

C’est son premier beau jour, c’est la première fête
De sa vigueur naissante et de sa liberté !
Fils indiscipliné, seul devant la nature,
Il éprouve un orgueil qu’il ne connaissait pas,
Et, l’œil tout ébloui de jour et de verdure,
Il ne sait où porter la fougue de ses pas.
Va-t-il dans l’Océan braver les flots superbes
Sous son poitrail blanchi sans cesse reformés,
Ou lutter dans la plaine avec les hautes herbes,
Se rouler et dormir dans les foins embaumés ?
Va-t-il gravir là-bas les montagnes vermeilles ?
Pour sauter les ravins ployer ses forts jarrets ?
Ou, se fouettant les flancs pour chasser les abeilles,
Sur la bruyère en fleurs courir dans les forêts ?
Va-t-il, sur les gazons, poursuivant sa compagne,
Répandre sa jeunesse en généreux ébats ?
Ou, l’ami d’un guerrier que la mort accompagne,
Respirer l’air bruyant et poudreux des combats ?
Quels seront ses plaisirs ? Pendant qu’il délibère
Et que sur la campagne il promène les yeux,
Il sent derrière lui comme une aile légère
D’un toucher caressant flatter ses crins soyeux,
Puis un poignet soudain les saisir et les tordre…
Oh ! ce n’étaient donc pas les vents ou les oiseaux ?…

Il se tourne, il voit l’homme ; il trépigne et veut mordre :
Et l’homme audacieux l’a pris par les naseaux.
Le quadrupède altier se rassemble et recule,
Il se cabre, il bondit, se jette par côté,
Et, secouant la main que son haleine brûle,
Au roi majestueux résiste épouvanté.
En fatigants transports il s’use et se consume.
Car il est contenu par un lutteur adroit
Qui de son bras nerveux tout arrosé d’écume
Oppose à sa fureur un obstiné sang-froid.
Le cheval par ses bonds lui fait fléchir le torse,
Dans le sable foulé lui fait mettre un genou ;
Puis par le poing du maître il est courbé de force,
Et touche par moments sa croupe avec son cou.
Enfin, blanc de sueur et le sang à la bouche,
Le rebelle a compris qu’il fallait composer :
« Je t’appartiens, tyran, dit le poulain farouche ;
Quel joug déshonorant veux-tu donc m’imposer ?
Crois-moi, je ne suis point un serviteur vulgaire :
Quand on les a sanglés, tous mes pareils sont morts ;
Tu me peux librement, à la chasse, à la guerre,
Conduire par la voix sans cravache et sans mors.
J’ai la fidélité si l’homme a la prudence,
Dans tes regards divins je lirai tes désirs ;

Laisse-moi partager avec indépendance
Tes glorieux travaux et tés fougueux plaisirs ;
Respecte ma beauté, car ma prunelle brille
Et ma robe luisante a la couleur du blé ;
Et respecte mon sang, car j’ai dans ma famille
Des coursiers d’Abydos dont Homère a parlé ! »
Mais l’homme a répondu : « Non, je me civilise,
Et toute la nature est soumise à ma loi ;
L’injustice envers elle est à moi seul permise,
J’ai besoin d’un esclave et je m’adresse à toi. »

Jeune homme de vingt ans, voilà bien ta fortune !
Tu cherchais simplement ton naturel milieu ;
Le pacte humain te pèse, et sa loi t’importune :
Tu voulais rester seul avec ton âme et Dieu.
Et tu disais : « La terre au bonheur me convie,
Ce bonheur est un droit, et ce droit est sacré ;
Je n’ai ni demandé ni désiré la vie :
Il est juste, il est beau que j’en use à mon gré ! »
Tes courses dans les champs, par les oiseaux guidées,
Te montraient les blés d’or mûris par un Dieu bon ;
Tes rêves exploraient le palais des idées
Sur la trace d’Homère et du divin Platon.
Alors, tu t’es épris des bois et des montagnes ;

Les vents réjouissaient ta sauvage fierté,
Ton regard possédait les immenses campagnes,
Et ton cœur proclamait l’antique Liberté :
Non pas la Liberté comme Barbier l’a peinte,
La reine des faubourgs trônant sur le pavé,
Qui fait périr le droit dans sa brutale étreinte,
Les bras rouges d’un sang qu’on n’a jamais lavé ;
Mais la Liberté pure, aux ailes grandioses,
Qui porte l’espérance et l’amour dans ses yeux,
Et chante, le front ceint de moissons et de roses,
Un pied dans les sillons, la chevelure aux cieux !
Et devant cette vierge offerte à ta caresse
Dans le ravissement tu t’étais arrêté,
Comme un adolescent contemple sa maîtresse
Et ne peut croire encore à sa félicité.
Inquiété d’un sang que la jeunesse embrase,
Tu palpitais ; debout, au seuil de l’avenir,
Tu laissais déborder dans les pleurs de l’extase
L’infini que ton cœur ne pouvait contenir.
Mais, un jour, tu frémis ; une secrète gêne
A de tous tes désirs noué l’avide essor :
On t’apprend que tout homme est l’anneau d’une chaîne,
Et que la liberté n’est qu’un bienfait de l’or ;
On t’apprend qu’au sortir du ventre de sa mère

L’enfant signe ce pacte avec l’humanité ;
Que, sans avoir de droit sur un pouce de terre,
Il donne sur lui-même un droit illimité ;
Qu’elle n’est pas à toi, la fleur que tu veux prendre :
Paye et vends si tu peux ; paye et vends le bonheur ;
La terre voit tous ceux qui n’ont jamais su vendre
Pâlir sur sa mamelle, une main sur le cœur.
Soumets-toi ; car le monde, en sa marche pressée,
Entraîne le plus fort, trouble le plus hardi,
Étend son lourd niveau sur l’homme de pensée
Qui fléchit à son tour servile et refroidi.
Tel un dur laminoir qui hurle et s’accélère
Dévore le barreau brut, intraitable, ardent,
L’écrase, le façonne en sa terrible serre
Et n’en fait bientôt plus qu’un tiède et noir serpent,
Tu croyais, pour sauver ta liberté chérie,
Qu’il suffirait de dire à tes concitoyens :
« Je ne vous connais pas ; la terre est ma patrie ;
Trafiquez de vos droits, moi je garde les miens ! »
Mais en vain tu fuyais leur froide tyrannie :
Ils t’ont traîné soudain dans le commun torrent.
En vain, leur alléguant ton cœur et ton génie,
Tu réclamais l’honneur d’un destin différent ;
Sache que leur faveur est un bruit d’une année,

Qu’un rêveur n’est plus rien quand son front a pâli,
Et que le plus fameux, cherchant un Prytanée,
Ne trouve que l’insulte, et le rire, et l’oubli ;
Qu’on pourra t’accuser de tendre des mains viles
Pour n’avoir pas vendu le toit de tes aïeux,
Car un peuple à ses rois fait des listes civiles,
Mais il ne sait plus faire une offrande à ses dieux.
Et tu diras en vain que tes chants sont utiles,
Que nul œuvre n’est grand sans l’inspiration :
Ce n’est plus aujourd’hui que surgissent les villes
A la puissante voix d’un sublime Amphion.
Le monde répondra : « Non, je me civilise.
Je veux des ouvriers et surtout des soldats :
Le trafic enrichit et la guerre est permise ;
Tu me dois ton amour, ton génie et ton bras !  »

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A LA NUIT

 
O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
Dans l’espace infini versent tranquillement
Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
         Et dans l’homme un divin calmant,

Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
A celui d’une veuve exercée aux douleurs,
Qui pense au lendemain inexorable, et tremble
Pour son enfant qui dort les mains pleines de fleurs.

Tu regardes la terre avec mélancolie ;
Tu ne ris point là-haut comme le jour moqueur ;
Tu plains les maux de l’homme, et pour qu’il les oublie
         Tu poses la main sur ton cœur.


Mais pourquoi t’en vas-tu, passagère céleste ?
Pourquoi rends-tu la terre à son cruel soleil ?
Demeure cette fois, je t’en supplie, ah ! reste ;
S’il faut souffrir encore, à quoi bon le réveil ?

Tu nous sauveras tous, ô Nuit, si tu demeures :
Nous ne le craindrons plus, cet ennemi prochain,
Ce dé fatal caché dans la robe des heures
         Qu’on nomme avec effroi : Demain.

Demain ! c’est le réveil des corps pour la fatigue,
Des âmes pour le mal et les muets tourments,
Des cités pour le bruit, l’ambitieuse intrigue
Plus stérile que l’onde en ses vains mouvements ;

C’est le réveil des cœurs pour le désir avide,
Le regret, l’espoir vague et le vorace ennui,
Des fronts pour la pensée insatiable et vide
         Que leurre l’idéal enfui ;

C’est le réveil des bras pour la bêche et les armes,
Des langues pour l’erreur et pour la trahison,
Des pieds pour l’aventure et des yeux pour les larmes,
Des lèvres pour la faim, la fièvre et le poison !


Vois : maintenant tout dort, la montagne immobile,
La vallée odorante où le vent s’assoupit,
Et le fleuve, et la plaine où la bourbeuse ville
         Comme un dragon noir s’accroupit.

Vois : les hauts peupliers penchent leurs têtes sombres ;
L’air en les inclinant ne les agite pas ;
Ils tiennent leur conseil, semblables à des ombres,
A des spectres géants qui se parlent tout bas.

Le marbre des tombeaux blanchit dans l’herbe brune.
Écoute ! entre les pins les morts légers vont seuls,
D’un pas surnaturel, inondés par la lune,
         Traînant leurs antiques linceuls ;

Ils errent. C’est assez que leur âme ressente,
Affranchie à jamais des soins de l’avenir,
Du repos désiré l’onde rafraîchissante,
Et savoure le miel du lointain souvenir.

Les vivants sont muets, car, sous ton aile immense,
Ils boivent le sommeil avec l’ombre du soir,
Lait sombre et merveilleux qu’aspirent en silence
         Toutes lèvres à ton sein noir.


Comme on voit se tremper et s’alourdir l’éponge
Qui descend par degrés jusqu’au fond du bassin,
Le cerveau lentement dans les rêves se plonge,
Et de vapeurs chargé tombe sur le coussin.

Ils subissent, couchés, leur molle servitude ;
Lasse, la volonté trahit son propre effort,
Et la raison sans règle, au gré de l’habitude,
         Se détend comme un lent ressort.

Puis un espiègle enfant, dieu de la fantaisie,
Impose un jeu bizarre à chaque faculté,
Et va dans l’infini dépayser la vie
En y mêlant les mœurs d’un empire enchanté.

Tantôt ce dieu, trompant un long deuil pour une heure,
Emprunte son suaire à l’ange de la mort,
Puis sous les traits pâlis de l’être aimé qu’on pleure
         De la tombe entr’ouverte il sort ;

Tantôt, bourreau commis au châtiment d’un crime,
Secouant le coupable après l’avoir bercé,
Il lui montre partout le meurtre et la victime,
En injectant ses yeux du sang qu’il a versé.


L’invincible sommeil rend les méchants esclaves
Des forfaits que le jour leur faisait oublier ;
Mais aux Socrates purs, dénouant leurs entraves,
         Il donne un démon familier.

La vierge dort, bras nus ; sa poitrine respire,
Flot murmurant qui monte et décroît tour à tour ;
La Pudeur vigilante en se penchant l’admire
Et lutte avec la bouche errante de l’Amour.

Un songe sur sa tête en souriant dispose
Le ruban désiré qu’il montre encor plus beau :
Le bonheur de l’enfant est celui de la rose
         Qui fait ses perles d’un peu d’eau.

Le pâle cénobite en sa cellule close
S’est assoupi, lassé par sa longue oraison ;
Il songe, il croit sentir que sa tête repose
Sur l’épaule du Christ assis dans sa prison.

Le jeune homme, oubliant sa lampe solitaire,
Dans le vaste avenir par l’espoir emporté,
Rêve que la Justice a parcouru la terre
         Sur l’aile de la Liberté.


L’astronome obstiné monte à la plate-forme,
Et, comme un enchanteur, d’un appel sûr et lent
Fait descendre le ciel dans sa lunette énorme ;
Il se croit incliné sur un lac d’or tremblant.

Achevant l’œuvre aimé que son désir abrège,
L’artiste sent ses doigts obéir à ses yeux ;
Il voit le dur Paros crouler comme la neige
         Aux pieds du souverain des dieux !

Le paysan croit voir un sillon qu’il imprime
Fumer sous le soleil, les fauves moucherons
Bruire étincelants dans l’air rose et sublime,
Et ses bœufs s’allonger en alignant leurs fronts

Eh bien ! qu’ils dorment tous visités par tes songes,
O Nuit ! qu’ils soient heureux ou punis dans tes bras !
Ils ne connaissent pas l’erreur où tu les plonges ;
         S’ils s’en plaignent, tu partiras !

Arrête-toi ; fais dire à l’Aube qu’elle attende
Ou choisisse une terre où soit béni le jour ;
Fais-lui dire qu’ici la misère est si grande
Qu’on ne peut plus sourire à son joyeux retour.


O Nuit, selon sa vie, à tout homme qui veille
Inspire ton horreur ou ta sérénité,
Et donne pour jamais à celui qui sommeille
         Le rêve qu’il a mérité !

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CHŒUR POLONAIS

à amédée durande

 

les vieillards

Ce sont eux ! j’ai posé l’oreille contre terre
Les bruits sourds qu’on entend sont des pas de chevaux ;
Que le jeune soldat se rappelle son père,
Et que l’ancien s’apprête à des combats nouveaux !

Que nul de vous ne songe aux sanglots de l’épouse,
Aux longs baisers d’adieu sur le front de l’enfant ;
Mais qu’à l’heure d’agir la colère jalouse
Fasse oublier qu’on aime et songer qu’on défend.


Sachez qu’il n’est permis d’autre plainte au courage
Qu’un suprême soupir, celui du trépassant,
D’autres pleurs dans les yeux que les larmes de rage,
D’autre faiblesse au cœur que la perte du sang.

Ce sont des gens soldés, des troupes asservies :
L’or fait les plus nombreux, mais l’âme les plus forts,
Et nous vendrons du moins si chèrement nos vies
Qu’ils seront les vaincus si l’on compte les morts.

Leur sang sera l’engrais des récoltes futures :
Ils nous volent nos champs, ils les doivent nourrir.
Allez ! laissez aux vents le soin des sépultures ;
Les femmes prieront Dieu pour ceux qui vont mourir !

 

les jeunes gens

Pères, nous acceptons que le canon nous broie ;
Nous ne languirons pas sous le fouet exécré.
Nous sommes préparés, ayant grandi sans joie ;
Sur nos premiers jouets nos mères ont pleuré.


Nous n’avons pas connu ces belles gaîtés folles,
Salut de la jeunesse à la création ;
Nos fronts décolorés n’ont d’autres auréoles
Que les blêmes reflets de l’indignation.

Nous avons oublié les yeux des jeunes filles ;
Pères, les vôtres seuls nous peuvent enflammer !
Quand un grand deuil civique assombrit les familles,
Les enfants sont muets, ils n’osent plus s’aimer.

Ils n’osent plus s’aimer : les cœurs cessent de battre
Pour vouer à la haine un culte simple et froid.
Les vierges sont nos sœurs quand nous allons combattre,
L’amour avec respect cède la place au droit.

Nous marchons librement, détachés de la vie
Comme si nous étions des spectres de vingt ans ;
Les jeunes de Valmy nous porteraient envie :
Nous vibrons tout entiers dans les tambours battants !

Et nos aïeux, tous ceux dont la Pologne est veuve,
Viennent nous parler bas ; nous nous sommes voués,
Et nous voulons tomber dans la prétexte neuve,
Comme ces vieux héros dans les drapeaux troués.

les femmes

Combien sont emportés dans chaque jour qui passe !
Que Dieu sauve aujourd’hui tous les sauvés d’hier,
Et qu’aux derniers partants il nous donne la grâce
De pouvoir dire adieu d’un front tranquille et fier !

Nous les aurions suivis, vaillantes que nous sommes,
Si nos forces servaient nos soupirs belliqueux :
C’est un cruel chagrin d’abandonner les hommes,
Quand la patrie est faible et qu’on l’aime autant qu’eux !

Qu’espérons-nous ? ceux-là que nous aimions naguère
Sont morts ; les nouveau-nés dorment sur nos genoux,
Et nous ne pouvons pas soulever pour la guerre
Les bataillons futurs que nous portons en nous.

Ces défenseurs perdus, n’en attendons plus d’autres !
Les hommes plus heureux dont la justice a soin
Ont des foyers trop doux pour s’occuper des nôtres ;
Leurs femmes sont près d’eux, et nous sommes si loin !


Nous mourrons ! on verra le vainqueur solitaire,
Cherchant partout une âme à qui donner des lois,
Rencontrer seulement le cadavre et la terre
Et la honte pour prix de ses sanglants exploits.

 

les prêtres

Si l’aigle peut casser le réseau qui l’arrête
Et se ravir soi-même au lâche ravisseur,
Si le lion blessé peut retourner la tête
Et tordre avec ses dents le poignard du chasseur,

Marchez ! et si le Christ aux colères sacrées,
A fouetté de sa main des voleurs inconnus,
Et s’il a fait surgir de leurs caves murées
Des hommes qu’on pleurait comme s’ils n’étaient plus,

Marchez ! Quand la Vertu lève un poids qui l’opprime,
La conscience humaine est blanche devant Dieu ;
Et, tant que respirer ne sera pas un crime,
Vous les pourrez chasser de la fourche et du pieu.


Qu’ils meurent par la faux, ceux dont la tyrannie
Du labeur pacifique a détourné la faux !
Elle est le fer du pauvre, elle est trois fois bénie
Par la foi, la justice et les virils travaux.

La vengeance du ciel descendra dans vos armes ;
Les pères fatigués les passeront aux fils,
Et, du haut des clochers tout ébranlés d’alarmes,
Nous étendrons sur vous les pâles crucifix.

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LE GUÉ

à étienne carjat

 
Ils tombent épuisés ; la bataille était rude.
Près d’un fleuve, au hasard, sur le dos, sur le flanc,
Ils gisent, engourdis par tant de lassitude
Qu’ils sont bien, dans la boue et dans leur propre sang

Leurs grandes faux sont là, luisantes d’un feu rouge,
En plein midi. Le chef est un vieux paysan :
Il veille. Or il croit voir un pli du sol qui bouge…
Les Russes ! Il tressaille et crie : « Allez-vous-en ! »

Il les pousse du pied : « Ho ! mes fils, qu’on se lève ! »
Et chacun, se dressant d’un effort fatigué,
Le corps plein de sommeil et l’esprit plein de rêve,
Tâte l’onde et s’y traîne à la faveur d’un gué.


De peur que derrière eux leur trace découverte
N’indique leur passage au bourreau qui les suit,
Et qu’ainsi leur salut ne devienne leur perte,
Ils souffrent sans gémir et se hâtent sans bruit.

Hélas ! plus d’un s’affaisse et roule à la dérive,
Mais tous, même les morts, ont fui jusqu’au dernier.
Le chef, demeuré seul, songe à quitter la rive…
C’est trop tard ! Une main le retient prisonnier.

« Vieux ! sais-tu si le fleuve est guéable où nous sommes ?
Misérable, réponds : vivre ou mourir, choisis.
— Il a bien douze pieds. — Voyons, » dirent ces hommes,
En le poussant à l’eau sous l’œil noir des fusils.

L’eau ne lui va qu’aux reins, tant la terre est voisine,
Mais il se baisse un peu sous l’onde à chaque pas ;
Il plonge lentement jusques à la poitrine,
Car les pâles blessés vont lentement là-bas…

La bouche close, il sent monter à son oreille
Un lugubre murmure, un murmure de flux ;
Le front blanc d’une écume à ses cheveux pareille,
Il est sur ses genoux. Rien ne surnage plus.


Du reste de son souffle il vit une seconde,
Et les fusils couchés se sont relevés droits :
Alors, ô foi sublime ! un bras qui sort de l’onde
Ébauche dans l’air vide un grand signe de croix.

J’admirais le soldat qui dans la mort s’élance
Fier, debout, plein du bruit des clairons éclatants !
De quelle race es-tu ? toi qui, seul, en silence,
Te baisses pour mourir et sais mourir longtemps !

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DANS LA RUE

a georges guéroult

 

I


Six percherons égaux, blancs et nourris d’avoine,
Traînaient un chêne entier dont les cimes pendaient,
Et les larges pavés du faubourg Saint-Antoine
A chaque tour de roue en remuant grondaient.

Les feuilles bruissaient et balayaient la rue
Dans un flot de poussière ; on entendait parfois
Grincer le cabestan, gémir l’énorme grue,
Les ferrailles sonner sur le père des bois.


Les passants inquiets que le trafic agite,
Le manœuvre aux bras lourds, les pâles artisans,
La marchande aux longs cris, le désœuvré sans gîte,
Et le gamin railleur, ivrogne de quinze ans,

Tous les êtres forains que la misère entasse
Contemplaient le bel arbre et marchaient avec lui,
Car ce chêne avait l’air d’une forêt qui passe,
Et son dernier frisson serrait le cœur d’ennui.

Plus de vents, plus d’oiseaux. Comme un orgue sonore
Dont le silence même est plein des voix du ciel,
D’une âme aérienne il bourdonnait encore,
Mais il était frappé de l’automne éternel.

Les pierres de la route ont froissé son feuillage ;
Une coupure au pied, dont les cercles nombreux
Mesurent sa largeur et supputent son âge,
A soudain terminé son festin ténébreux.

Ses racines là-bas rongent toujours la terre ;
Comme une hydre sans corps elles mangent en vain,
Pendant qu’ici le tronc inerte et solitaire
A consommé sa sève et dépérit de faim ;


Mais il cherche le ciel où les eaux économes
Roulent en noirs flocons, car il a soif surtout ;
Il souffre de ce char et de ce fleuve d’hommes,
Lui qui resta mille ans immobile et debout.

Comme un pilier de temple il vivait sans secousses,
Laissait les ouragans sur sa tête courir,
Et distillait l’orage en perles sur les mousses,
Noir l’été, blanc l’hiver, impuissant à mourir.

 

II


Pourquoi suivions-nous l’arbre, à pas lents, sans rien dire ?
Étions-nous assombris par de lointains regrets ?
Toute femme est dryade et tout nomme est satyre :
On redevient sauvage à l’odeur des forêts.

Sous un fouet implacable, entre les murs des villes,
On pense aux porches verts pleins de mourants échos :
On rêve, au lieu de l’or et des labeurs serviles,
L’arc et la chasse errante aux savoureux repos.


L’orgueil recule un but qu’il nous force à poursuivre,
Et nous allons toujours, ce vautour au côté :
L’ignorance aux yeux bleus voyait assez pour vivre,
Pour goûter la lumière et choisir la beauté !

Les herbes sont des lits, les branches des berceuses :
Courons-y, désertons nos durs chemins de grès ;
Calmons à la fraîcheur des sources paresseuses
Cette fièvre des pieds que nous nommons progrès.

Ainsi tous, ouvriers d’une diverse tâche,
Car l’un tient la truelle et l’autre le flambeau,
Nous marchions, tourmentés d’une révolte lâche,
Comme si nous menions l’âge d’or au tombeau.

 

III


O nature intraitable ! humanité farouche !
Non, peuple, tu n’es pas aussi vieux qu’on te fait !
Dès que du bout du sein ta nourrice te touche,
Comme un enfant sevré tu te souviens du lait.


Tu crois renaître aux jours des nudités dansantes,
Au temps des droits sans loi, des devoirs sans rigueur ;
C’est la forêt perdue, ô peuple, que tu chantes,
Quand tu te sens monter la Marseillaise au cœur.

Encore mal dompté, comme un loup sous les grilles,
Tu hais le maître : attends, et tu seras ton roi ;
Tu veux, sauvage et gai, danser sur les bastilles ;
Attends, et, citoyen, tu bâtiras pour toi.

Fais-toi libre en changeant par les vertus civiques
En un sage concert tes fougues d’autrefois :
Les peupliers sanglants sur les places publiques
Ne te rendront jamais la liberté des bois,

Depuis l’heure où le luth, te révélant tes larmes,
Et te traînant, surpris, des forêts dans les champs,
T’enseigna la charrue et les murs et les armes,
Et le pacte des bons pour la guerre aux méchants,

Tu te rendis esclave et toutefois plus digne,
Car ta chaîne unissait tes mille bras instruits :
Pareil aux oliviers qu’un laboureur aligne,
Tu connus ta richesse en mêlant tous tes fruits ;


Et, si des conquérants ont attaché la honte
Au joug utile et sain que tu t’étais donné,
Grandis, sois patient comme la mer qui monte,
Et comme elle engloutis ceux qui t’ont dominé ;

Mais ne regrette plus ta liberté première :
Faune hier, montre l’homme au chêne que tu fends ;
Frappe et bénis deux fois sa tête hospitalière,
Abri de tes aïeux, palais pour tes enfants !

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LE LION

à gaston prudhomme de la pèrelle

 

I


La nuit dans le désert vient à pas lents s’asseoir
Avec sa robe d’ombre et son bandeau d’étoiles ;
Elle rafraîchit l’air en balançant ses voiles,
L’herbe fume et l’Asie est comme un encensoir.

C’est l’heure du lion. Sur les brûlantes pierres,
Et sous un jour pesant aux rayons irrités,
Il a dormi. C’est l’heure, il ouvre les paupières,
Se dresse en soupirant, les ongles écartés,

Et va ; ses grands yeux clairs dans les ténèbres plongent,
Puis il gronde en dedans et rugit tout à coup :
Ses flancs pleins de tonnerre en frémissant s’allongent,
Sa crinière terrible est droite sur son cou.
Le palais échauffé d’une soif importune,
Il va voir si la source a de l’eau dans son lit,
Et s’arrête parfois : le croissant de la lune
L’étonné, la splendeur des astres le remplit.
Son allure est d’un sage, il marche avec mystère
Comme un prêtre des nuits ; à chacun de ses pas,
Son pied en se posant semble arrêter la terre ;
Quand il passe, elle tremble et ne résonne pas.
Mais, pendant qu’au torrent il se penche pour boire,
Sur le bord opposé rampe une forme noire…
Le tigre ! on n’aperçoit que les yeux et les dents :
Cette mâchoire blanche et ces deux trous ardents
Ressemblent à la mort épiante et cruelle.
Le lion le regarde à travers ses cils roux,
En arrêt ; l’onde encor de ses lèvres ruisselle.
Enfin, quand le silence a grossi les courroux,
Tout tremble au roulement des murmures de rage,
Et les bandes d’oiseaux, qui, la nuit, dans les airs,
Émigrent assoupis, rêvent qu’un double orage
Amoncelle plus bas des bruits et des éclairs.


O terreur ! ils se sont élancés l’un sur l’autre
En même temps, si prompts que l’œil les a perdus ;
Comme une grappe énorme ils semblent suspendus ;
Puis le couple acharné dans l’eau tombe et se vautre :
Sous leurs piétinements durs et précipités
L’eau vive, les roseaux, les graviers et les mousses
Volent, craquent, foulés, chassés de tous côtés ;
On ne voit qu’une masse aux nerveuses secousses
Dans un tumulte sourd ; les puissants coups de crocs
Au velours jaune ou noir font de brûlants accrocs ;
Le plus faible en aura jusqu’à ce qu’il ne bouge
Et n’ait plus dans le corps ni souffle ni chaleur.
L’air s’infecte, la source a changé de couleur,
Et le tigre a roulé dans une bourbe rouge.
Le lion s’est dressé sur le vaincu mourant,
Le flaire, s’en éloigne, et, maître du torrent,
Se secoue en silence et recommence à boire.
L’onde fraîche a calmé le feu de sa mâchoire,
Mais le sang qu’il a bu s’allume dans son cœur ;
Il rôde, il a besoin de sa jalouse amante.
La féroce au col nu, la fauve sans vainqueur
L’appelle ; il la pressent ; sa force le tourmente,
Et bientôt rugiront ces amours forcenés
Où les mâles affreux sont les plus sûrs de plaire,

Où la loi d’un baiser pareil à la colère
Les tient avec fureur et plaisir enchaînés.
La lionne, plaignant son ardeur inutile,
Traîne son cri lascif, et, voyant qu’il la suit,
De ses flancs caressants aux grâces de reptile
L’enveloppe et s’échappe, et l’attire et le fuit.

Et, quand viendra l’instant où le levant se dore
Et sent avec lenteur le soleil approcher,
Le lion montera sur le front d’un rocher
Pour saluer d’en haut la rayonnante aurore.

 

II


Le soleil cherche en vain le prince des déserts.
Où donc est-il ? Hélas ! il a passé les mers.
Nul combat aujourd’hui, nul amour ne l’enflamme,
Et voici le chagrin qui dévore son âme :
Au lieu de sable rose il trouve des carreaux,
Au lieu d’air sans limite une barrière étroite,

Et, mendiant l’espace, il va de gauche à droite,
Et revient, le front bas, en frôlant des barreaux.
Il ne connaissait pas dans l’Arabie entière
De si dur ébénier que sa dent n’ait tordu ;
Ces barreaux merveilleux sont faits d’une matière
Où la mâchoire crie avant d’avoir mordu.
Les astres dans leur cours visitaient sa caverne,
Ici fume une lampe. Il est mort à demi,
Jouet épouvanté d’un fantasque ennemi
Dont l’œil, présent ou non, l’environne et le cerne ;
Car il n’est jamais seul : cet œil, cet œil est là.
Son cerveau de lion ne comprend pas cela :
Quand ce tyran divin le regarde, il lui semble
Qu’il est traîné par terre ou cloué, puis il tremble
Comme sous un ciel bas prêt à crouler sur lui.
Le lion vous imite, ô faibles hirondelles
Qui tournoyez dans l’air, ne vous sentant plus d’ailes
Quand le serpent se dresse et que son charme à lui.
Il s’est maintes fois dit : « Si je pouvais lui plaire,
Ne faire qu’en ami toutes ses volontés,
Et, lui léchant le corps, obtenir pour salaire
Un pas de plus à joindre aux pas qu’il m’a comptés ? »
Mais, quand il promenait le long de la poitrine
Sa langue chaude et rude en ouvrant la narine,

De cette proie offerte il détournait les yeux :
« Cette colonne auguste est de la chair vivante…
Dans ces veines d’azur quel sang délicieux ! »
Et soudain le tenté fuyait, pris d’épouvante.

Dans la cage voisine, un autre roi vaincu
Songe. C’est son rival : le tigre a survécu.
Comme son cœur est dur, il ne perd pas courage.
Il tourne, en se dressant à tous les coins de(mur ;
Une issue est cachée à l’angle, il en est sûr,
Et la cherche ; bientôt son enquête l’enragé ;
Bondissant, de la grille il ébranle le fer,
Y fait craquer ses dents et saigner ses gencives
Le fer sonne en brisant ses fureurs convulsives,
Sa gorge est un volcan, sa prunelle un enfer.
Il craint l’homme, non pas comme un génie occulte,
Mais comme un fouet vivant qui lui cingle le dos ;
Il ne le lèche pas : la haine est tout son culte.
Malheur ! quand il saura qu’il est de chair et d’os !
Car il est révolté, lui, fou des grandes chasses,
D’attendre qu’un valet serve de temps en temps
A sa superbe faim d’odieuses carcasses
Au lieu des festins chauds, jeunes et palpitants.


Leurs prisons cependant au cirque sont roulées,
Affront barbare, abject, qu’ils souffrent tous les soirs.
Où sont-ils ? Tous les yeux de ces têtes foulées
Étincellent sur eux comme des brillants noirs.

Le peuple impatient les acclame en tumulte.
Fils de la solitude, ils baillent éblouis,
Et se couchent. Alors, le rire humain l’insulte ;
a Çà, dompteur, tes lions se sont évanouis ! »

Mais lentement s’élève une rumeur profonde,
On se tait : les railleurs ont senti cette voix ;
Car il n’est pas de bruit plus solennel au monde
Après les grands soupirs de la mer et des bois.

Le dompteur entre. Il parle, il caresse, il ordonne.
Le lion se dérobe en grommelant tout bas,
Puis s’irrite et revêt sa royale personne ;
Son regard fixe et grave a dit : « Je ne veux pas. »
L’homme veut. L’indompté répond trois fois de suite
Dans un muet colloque à faire frissonner :
« Je ne veux pas. »
                         Le tigre, ému, flairant la fuite,
Va, vient.

             On entendrait des mouches bourdonner.
Pitié ! du fouet d’acier les coups, cuisante grêle,
Font jaillir la douleur. Hurlant de tout son corps,
Le lion rampe, il vient manger dans la main frêle
Qui de sa haute échine a courbé les ressorts.
La foule crie. Elle aime, entre toutes les fêtes,
A craindre en sûreté. Rugis donc, ô lion,
Et bondis, car elle aime à voir sauter les bêtes
Afin que l’homme seul ne soit pas histrion.

 

III


O terre ! il faut que l’homme usurpe ton écorce,
Mais tu pleures tes fils plus robustes, plus francs ;
Tu préfères, en eux, ta simple et droite force
A l’ascendant rusé qui nous fait leurs tyrans.
« Il est beau, nous dis-tu, que pour vous mon zéphire
Dans les toiles surpris se condamne au travail ;
Que sur un double fer une brute en délire
Chasse mes horizons à grands coups de poitrail.

Il est beau d’affronter des vagues inconnues,
De dépêcher au loin votre âme sur un fil,
D’obliger le poids même à remonter les nues,
Et de mêler deux mers à la face du Nil.
Allez et prenez tout. Mes entrailles ouvertes
Vous livrent l’aliment et le secret du feu ;
Prenez mes bœufs, mes blés, je répare mes pertes ;
Mais ne torturez pas, la douleur est à Dieu.
Le plaisir est borné, la douleur infinie,
Et Dieu seul la dispense à de justes degrés.
Ils ne sont pas sans droits, les êtres sans génie :
Vous ne les valez plus quand vous les torturez.
Leur cruauté s’éteint dès que leur besoin cesse,
Mais la cruauté même est pour vous un besoin ;
Ils savent se haïr sans feinte et sans bassesse,
Et peut-être, la nuit, quand tout ce peuple est loin,
Ces deux monstres, lassés de vos petits vacarmes,
Indignés et surpris du nombre des bourreaux,
Se pardonnant, leur guerre, et, les yeux pleins de larmes,
Se parlent de justice à travers les barreaux.

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L’AMÉRIQUE

 
Quand l’arche s’arrêta, du linceul gris des ondes
S’éleva lentement la terre d’aujourd’hui ;
Mais Dieu la divisa cette fois en deux mondes,
Une moitié pour nous, l’autre moitié pour lui.
Il nous livra l’Europe et l’Asie et l’Afrique,
Du Nil au Borysthène et de Marseille à Tyr ;
Mais il se réserva la féconde Amérique,
Voulant y voir son œuvre en liberté grandir.
Pour que ce monde heureux fût complet comme l’autre,
Il en ouvrit le ciel à des êtres humains,
Mais il ne plaça pas, comme il fit dans le nôtre,
Sous leur front le génie et le soc en leurs mains.
Il les laissa courir dans les vierges savanes,
Chasser, dormir, flatter leurs instincts sans remords,

Donner à leurs enfants pour berceaux des lianes,
L’infini bleu pour tombe à leurs vieux parents morts.
Et, comme la campagne, ardente et respectée,
Leur prodiguait plus d’or, plus d’oiseaux et de fruits,
De fleurs et de rayons que la route lactée
D’étoiles à leurs yeux dans la splendeur des nuits,
Ces êtres innocents, noyés dans la lumière,
Dans un air plein de sève et de miel et de feu,
Se trouvaient là si bien qu’ils adoraient la pierre,
L’arbre et le firmament, car tout leur était Dieu.
Ils croyaient, peu jaloux de gloire et de conquête,
User assez des biens qui leur étaient offerts,
Quand ils s’étaient noués des plumes à la tête
Ou fait un lit nomade avec des rameaux verts ;
Ils n’avaient pas besoin de transformer les choses,
D’y puiser savamment des éléments meilleurs ;
Ils sentaient leur bonheur, ils en touchaient les causes,
Ils n’avaient pas besoin de le rêver ailleurs.

L’Amérique vivait dans un repos superbe,
Promenant vers la mer ses fleuves aux longs bras,
Balançant dans l’azur sa chevelure d’herbe
Au fracas éternel de ses Niagaras.
Elle poussait au ciel des végétaux énormes,

Ses nopals, ses cactus, et ses bois résineux,
Ses nocturnes forêts pleines d’étranges formes
Tordaient paisiblement d’inextricables nœuds.
Ses beaux oiseaux ridaient le golfe solitaire,
Ses lies fleurissaient sous les vents alizés ;
C’était l’hymen fécond du ciel et de la terre,
Et des étés sans fin naissaient de leurs baisers.

Mais, parfois, il passait dans la tiède atmosphère
Un flot d’air étranger, trouble et chargé de sang ;
Une rumeur montait, et de l’autre hémisphère
Le sol semblait au loin frémir en gémissant.

L’homme y recommençait son aventure étrange !
La terre est molle encore et le bonheur a fui ;
Hors de l’arche, aussitôt qu’il eut touché la fange,
L’homme sentit le mal se retremper en lui :
« A moi le fer, le feu, la mer et la campagne !
Rappelons-nous les arts des enfants de Caïn.
A la forge, mes fils ! au labour, ma compagne !
Changeons l’or en écus et les blés mûrs en pain.
Quand les bras sont nombreux, la tâche en est moins dure :
Enchaînons-nous ensemble, unissons-nous d’efforts,
Et, comme des cancers aux flancs de la nature,

Creusons et bâtissons des villes et des ports !
Qui vient à l’horizon nous disputer la terre ?
Debout, les jeunes gens ! c’est moi qui suis le roi !
La gloire, c’est l’éclat du meurtre militaire,
La patrie est la place où je vous fais la loi !
Gloire et patrie ! Allez, ces mots feront fortune.
Des champs de nos voisins n’êtes-vous pas jaloux ?
Que ne leur jetons-nous notre chaîne commune ?
La conquête est un droit, les vaincus sont à nous. »
Puis les vaincus ont dit : « Nous sortîmes tous des frères.
Faisons les lots pareils du labeur et du gain !  »
Et le même drapeau prit des couleurs contraires :
« Je suis aristocrate. — Et moi, républicain.
— Moi, j’aime le tyran qui payait bien mes pères.
— Moi, j’abhorre celui qui tortura les miens.
— Le fort pouvoir d’un seul fait les États prospères.
— L’égal pouvoir de tous fait les grands citoyens.
— Je confesse le Christ. — A Jupiter l’empire.
— Moi, j’ai foi dans Allah ! — Moi, je n’ai foi dans rien. »
Chaque philosophie avec un froid délire
Jetait son ombre vaine à la clarté du bien ;
Chaque religion, jurant par son apôtre,
S’animant de son dieu contre un culte imposteur,
Le fer dans une main, le symbole dans l’autre,

Tuait la Créature au nom du Créateur.
La peste, le besoin, le cilice et les armes
Travaillaient tour à tour les générations,
Et chacune, en passant dans la rage et les larmes,
A balayé la terre aux vents des passions ;
Ainsi les ouragans qui poussent les nuages
Les font s’entre-choquer comme les bataillons,
Et de pluie et d’éclairs forment ces grands orages
Qui laissent derrière eux la campagne en haillons.
L’Asie a vu courir plus de vingt Alexandres ;
Que devient la verdure où passe le torrent ?
Les colosses d’Égypte ont ajouté leurs cendres
Aux sables que tourmente un soleil dévorant ;
L’Europe a vu pâlir ses plaines les plus belles
Sous la herse gauloise et le chariot germain,
Et sous la grande route aux dalles éternelles
Que fondait sous ses pas le lourd piéton romain.
Les rois vont pulluler sur l’empire en poussière,
Des trônes sont bâtis sur les épis broyés,
Chacun dispute à mort sa part dans la matière,
Chacun dispute à mort la place de ses pieds !

Dieu voilé, tu pouvais, pour punir cette engeance,
La laisser d’elle-même un jour s’anéantir,

Et sa propre fureur eût servi ta vengeance ;
Mais une fois encor tu crus au repentir,
Et tu dis à Colomb : « Cherche une voile et marche,
Va toujours devant toi, par mon souffle emporté ;
Où luit la Croix du Sud je conduirai ton arche,
Car je veux par l’exil sauver la liberté ! »
Et l’inspiré partit. Qui ne sait l’aventure :
L’espoir, le doute ingrat, l’équipage ennemi,
Les trois sommations à l’horizon parjure,
La honte d’un retour, la peur de l’infini ?

L’Amérique était calme, et cependant vers elle
Accouraient effrayés tous les oiseaux marins ;
De l’approche du monstre ils portaient la nouvelle,
Mais l’incrédule terre apaisait leurs chagrins :
« Ils vont si lentement par des plaines si grandes ! »
Et les déserts dormaient sur la foi des deux mers.
Dans leur tranquillité se déployaient les Andes :
On aurait dit qu’Atlas du poids de l’univers
Avait, heureux Titan, soulagé son épaule,
Et qu’il dormait paisible au bord d’un océan,
Couché sur son fardeau, posant sa tête au pôle,
Et laissant ses pieds pendre aux flots de Magellan.
Quand il les vit ramper avec leurs faibles ailes,

Le mont ne rida point son front immaculé :
« Paix, mes filles, dit-il aux neiges éternelles,
Avant que je me dresse ils auront reculé. »
Sentant de ses forêts frémir les vieilles souches
Et leur plaintive houle importuner ses flancs :
« Rassurez-vous, dit-il, ô mes vierges farouches,
Votre seuil est terrible, ils s’en iront tremblants. »

Ah ! tu ne savais pas ce que peuvent les hommes,
Toi qui les défiais avec un tel dédain.
Monde nouveau, demande à l’ancien qui nous sommes ;
Où nous aurons passé tu seras vieux demain.
Déjà tes beaux déserts, hachés par nos charrues,
Sont des carrés de riz, de canne et de coton ;
Ils subissent le rail et le pavé des rues ;
Leurs sauvages troupeaux connaissent le bâton !
L’homme apporte avec lui le fouet et les entraves,
Il déshonore tout ; ton sol épouvanté
Comme une vieille Afrique a bu des pleurs d’esclaves,
Il t’a fait, malgré Dieu, trahir la liberté.
Encore un peu de temps, et les guerres civiles
D’une rosée impie abreuveront tes champs ;
Bois donc ! et tu sauras pourquoi les fleurs sont viles
Dans les jardins de Rome au soleil de printemps.

Quand l’étranger funeste, à genoux sur la grève,
Fit à Dieu sa prière, encor pâle d’effroi,
Il le remercia d’avoir béni son rêve
Et donné par ses mains tout un monde à son roi.
Il n’a pas ressenti la paix surnaturelle
Que dépose dans l’âme un sol inexploré ;
Il a vu cette plage et mis le pied sur elle
Sans lui parler tout haut dans un trouble sacré :
« Rien des choses d’Europe ici ne m’accompagne,
O terre, je viens nu sous ton soleil nouveau !
Je ne te plante au cœur ni le drapeau d’Espagne
Ni le vieux labarum rougi comme un drapeau ;
Sur le premier gazon je veux bâtir ma hutte ;
Je mêlerai mon sang au sang des habitants ;
Moi, mes fils et les tiens nous unirons sans lutte
En fraternel faisceau nos fronts indépendants ;
Imitons la forêt dont les chênes robustes
Puisent au sol commun sans batailler entre eux :
Les racines jamais ne font les parts injustes,
Les cimes en chantant se baisent dans les cieux ! »

Mais nos aventuriers trouvaient des mers dociles,
Des fleuves roulant l’or à crever les tamis,
Et, pour guider leurs pas, des peuples imbéciles

Qui leur tendaient la main comme à des dieux amis.
A la terre nouvelle, apôtres d’infamie,
Ils ont communiqué le ferment des méchants,
Et l’on vit se ruer sur la vierge endormie
Les soudards du vieux monde et ses roués marchands.
Ah ! depuis trois cents ans ils l’ont bien réveillée !
Quel bruit de pas humains ! quelle ardeur ! quels travaux !
Sur la Cybèle jeune et de fleurs habillée
Qu’ils ont passé de fois leurs ignobles niveaux !
A quoi bon, tristes gens, vos ports et vos boutiques,
Si vous traînez au flanc le principe du mal,
Et si le vieux démon des fureurs politiques
Vous emporte avec nous dans son cercle fatal ?
Ce cercle est tout tracé par notre antique histoire :
A ton tour, peuple fier, tu salûras César,
A ton tour tu verras au seuil de ton prétoire
La tache de ton sang, la marque de son char :
Tu verras quelque fils des empereurs du Tibre
Porter un monde au bout de son sceptre insolent,
Pareil au bateleur qui tient en équilibre
Sur la pointe d’un glaive un disque chancelant !
Tu connaîtras aussi les gloires, les conquêtes,
Et les sanglots perdus dans le bruit des tambours,
Le triomphe et le deuil, la panique et les fêtes,

Après les jours brillants l’horreur des mauvais jours.
Tu briseras tes lois, tu les voudras refaire,
Et, jouet éternel de tes ambitieux,
Quand l’un te voudra vendre un flambeau qui t’éclaire
L’autre te montera le bâillon jusqu’aux yeux.
A la féroce épée, à la toge hypocrite,
Mendiant tour à tour des chartes pour tes droits,
Tu feras comme nous, ton histoire est écrite :
Flux et reflux sans fin de l’anarchie aux rois.

Ta fortune est vulgaire et nous la croyions belle,
O terre de Colomb ! et, quand la liberté,
A travers l’Océan volant à tire-d’aile,
Vint jeter dans tes bras son corps ensanglanté
Nous la croyions ravie aux soufflets de la guerre,
Et notre amour jaloux l’accompagnait là-bas.
O terre de Colomb ! ta fortune est vulgaire ;
Nous te croyions bénie, et tu ne l’étais pas.

Enfin l’homme a partout tenté la mer profonde :
Il n’est plus d’Amérique où s’enfuir ; les vaisseaux
Ont fait de leur sillage une ceinture au monde,
Et nous n’espérons plus dans l’infini des eaux :
Si loin que l’émigrant veuille pousser ses voiles,

Sa route le ramène en sa propre maison.
Nos yeux sont possesseurs de toutes les étoiles,
Mais nos pieds désormais se savent en prison.
Dans quels climats cachés le cœur sauvage et triste
Se pourra-t-il choisir un volontaire exil ?
Il n’est plus de déserts, l’iniquité persiste :
S’il demeure un seul juste, où se sauvera-t-il ?
Qu’il aille au nord, au sud, au couchant, à l’aurore,
Pour contempler en paix le ciel sévère et doux,
Il doit errer toujours de Sodome à Gomorrhe,
Les méchants lui crieront : « Cette place est à nous. »
Dans l’étroite limite où le sol les rassemble,
La force et le bon droit vont se heurter du front ;
L’équateur les enserre et les confond ensemble,
Ces ennemis mortels corps à corps lutteront !
Jéhovah n’est plus craint, la vieille arche est brûlée,
Et nous ne demandons aucun déluge aux flots ;
Sans allié divin, la justice acculée
Accepte vaillamment la bataille en champ clos.

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LES VOLUPTÉS

 

I


O Voluptés, salut ! une longue injustice
Vous accuse d’emplir les enfers de damnés,
Fait sonner votre nom comme le nom du vice
Et ne l’inscrit jamais que sur des fronts fanés ;
Et nous vous bénissons, reines des jeunes hommes ;
Si nous rêvons un ciel, c’est en vous embrassant,
Et vous nous laissez purs, ennoblis que nous sommes
Par la complicité du cœur avec le sang !
Nos lèvres ne vont pas jusqu’à la beauté même,
Et le plus long regard ne nous peut apaiser,
Tant que la bouche et l’œil n’ont pas crié : « Je t’aime ! »
Et fait d’un sentiment le miel de leur baiser.


Stupide libertin, l’homme qui fait sa proie
D’un amour ingénu qu’il se rit d’offenser !
Les beaux corps sont pour lui des pourvoyeurs de joie,
Sans que jamais sentir le convie à penser.

La pudeur n’est pour lui qu’une ardente ceinture
Que le caprice attache et saura dénouer,
Car il ne comprend pas que l’austère Nature
La donne pour combattre et non pas pour jouer.

Ah ! s’il est quelque part des flammes éternelles,
Que ce brutal y tombe et s’instruise à pleurer !
Nous levons sur le beau de plus tendres prunelles,
L’art pensif a des yeux qui savent admirer !

 

II

Mais l’admiration n’est pas l’amour encore ;
L’homme tend vers le beau ses bras pour le saisir,
L’homme veut quelque prise à tout ce qu’il adore.
Et son avide main suit partout son désir.


Posséder la beauté, c’est, dans une caresse
Offerte, mais rendue avec un trouble égal,
Par la fête des sens exprimer la tendresse,
Par l’exquise tendresse honorer l’idéal !

Quand nous traînons, aux jours d’angoisses juvéniles,
Nos grandes soifs d’aimer, qui nous parlent en lois,
Sur le pavé cynique et sans pitié des villes,
Le cœur si misérable et si riche à la fois,

Nous nous rappelons tous une amante première :
Les doigts timidement aux siens entremêlés,
Nous rêvions avec elle en foulant la bruyère,
Sans pouvoir dire un mot, le sein, les yeux troublés ;

La bonté s’exhalait de la terre embaumée,
Tout semblait chaste, heureux, béni sur le chemin,
Comme si la vertu par notre bien-aimée
Pour nous conduire à Dieu nous avait pris la main.

Alors nous vous pleurons, ô petites amantes
Qui teniez sous vos cils le désir à genoux :
L’océan soulevé des ivresses brûlantes
Nous désaltère moins qu’une larme de vous ;


Si nous mêlons encore au plaisir la pensée,
C’est que nous évoquons nos vœux d’adolescents :
Offrir à l’âme l’âme aux lèvres condensée,
Voilà l’amour entier, rêve des cœurs puissants !

On dit que Raphaël, aimant la Fornnarine
Assez pour désirer des nuits sans lendemains,
Laissa le souffle pur de sa jeune poitrine
Fuir sous l’oppression de plaisirs surhumains.

Il en mourut ! Eh bien ! ô vous que l’ennui ronge,
Vous dont l’or vigilant travaille la santé,
De quoi le plaignez-vous ? il meurt aux bras d’un songe,
Vous mourez sur l’écueil d’une réalité.

Oui, Raphaël usa sa fébrile énergie,
Mais jamais sur ce front par un ange habité
Les reflets infernaux de la stérile orgie
N’ont jeté leur rougeur ni leur lividité.

Quand sa bouche, en suivant la correcte figure,
En avait savouré les contours gracieux,
Quand il avait flatté la brune chevelure
Et balancé son cœur dans l’infini des yeux,


Quand il avait d’amour et peut-être d’envie
Sur une œuvre de Dieu fait battre son côté,
Surpris dans l’idéal un peu de l’autre vie
Et donné de la sienne au corps de la beauté,

Alors, pâle et divin, les yeux ombrés d’un voile,
Mais pleins des feux lointains au paradis puisés,
Il repoussait la femme et portait à la toile
La caresse de l’art, essence des baisers.

 

III

Hélas ! découvrons-nous un seul plaisir au monde
Dont l’œil ne sorte pâle et le front abattu ?
Laissons l’amour vénal et la débauche immonde,
Regardons la justice et l’art et la vertu.

L’homme ne peut goûter ni le vrai ni le juste,
Il ne peut pas s’unir à toute la beauté :
A penser l’idéal l’esprit le plus robuste
S’épuise, et qui le sent périt de volupté.


Le philosophe au loin voyait luire une flamme,
Et, fier, vers le mirage il s’est précipité ;
Mais l’espoir a trahi les ailes de son âme,
Au cœur de la substance il sent l’inanité.

Il ressemble au vaisseau sur des mers immobiles :
Les voiles sans appui tombent le long des mâts ;
Vainement la vigie a vu le bleu des îles,
L’abîme indifférent ne l’y portera pas.

Le soldat a posé son casque sur sa tête,
Le peuple l’accompagne, il est enfin parti,
Il s’est enfin jeté dans l’épaisse tempête !
Il chancelle d’un coup qu’il n’avait pas senti.

Le soir, se soulevant sur la plaine empourprée,
Il cherche, il voit là-bas les feux du camp vainqueur,
Il ne peut soutenir sa blessure altérée
Et tombe, avec la mort et la patrie au cœur,

Le poète tout bas récite son poème ;
Il en a bien souffert, s’il en a bien joui ;
Il connaît trop le prix des pauvres vers qu’il aime,
Au socle de sa harpe il reste évanoui.


Mais la mère pardonne au fruit qui la déchire,
Elle oublie en ses flancs les poignantes chaleurs,
Et, le voyant si beau, trouve un premier sourire
Humide et pâle encor des dernières douleurs

Celui qu’en d’autres cieux la mélodie entraîne,
Quand sous un archet sûr qui flatte en pénétrant
Il fait contre son sein vivre en un cœur de frêne
Ce soupir étouffé, ce chant grêle et souffrant ;

Quand, de ce même archet, délicat tout à l’heure,
Fouettant soudain la corde, à ses fougueux appels
Il la fait sangloter comme un enfant qui pleure,
Et, folle, crier grâce à des baisers cruels !

Ne sent-il pas dans l’air se dissiper sa vie
Et par modes égaux, délicieux tourment !
Courir dans tous ses nerfs l’irritante harmonie
Qui l’épuisé et le charme inexorablement ?

Le sculpteur, fasciné par le limon qu’il creuse,
Travaille seul, debout, comme étonné, sans voix ;
Son œil fixe et profond, sa main ferme et fiévreuse
Se portent de concert sur tout l’œuvre à la fois !


Car elle est là, Vénus ! elle est là, toute nue.
Elle dort dans la terre, il va la réveiller ;
Il ne l’invente pas, mais il l’a reconnue,
Et son pouce ne fait que la déshabiller !

Au moment où Vénus, comprenant qu’on l’appelle,
Du bloc indifférent sous les doigts curieux
Sort sa divine épaule et sa tête immortelle
Et cherche le sourire et le salut des dieux,

Croyez-vous que l’artiste, émerveillé lui-même,
Devant ce qu’il a fait immobile et transi,
Ne sente pas en lui de la beauté suprême
Un envahissement qui peut tuer aussi ?

L’architecte hardi, père des Propylées,
En porte la figure et le poids sous son front,
Et les pierres demain, nobles et calculées,
D’un vol sublime et sûr pour le ciel partiront ;

L’enceinte monte ; enfin sur les hautes colonnes,
Tranquille et patient, il assoit le fronton,
Comme aux têtes des rois Dieu pose les couronnes,
Et sa grande âme unit Archimède à Platon.


Le peuple alors se presse autour du nouveau temple :
Il rend hommage à l’homme, à la muse, au compas,
Et l’artiste orgueilleux dans le ciel se contemple,
Car c’est lui que la foule admire de si bas.

Auprès des grands piliers, accoudé sur la base,
Il lève ses regards vers les vastes plafonds ;
Toute sa vanité s’abîme dans l’extase,
Il pleure, il peut mourir de ces plaisirs profonds.

Oui, l’homme qui, serrant sa pensée avec force,
La jette chaude encor dans un moule du beau,
Celui-là dépérit, et son humaine écorce
Se crispe et se consume au toucher du flambeau.

Arbitres de nos cœurs, de quel droit, à quel signe
Distinguez-vous la honte au front des voluptés ?
Laquelle est généreuse et laquelle est indigne
Quand le même infini séduit les volontés ?

Qu’il attire le beau sur des lèvres célestes
Pour dire avec le marbre ou le luth son bonheur,
Qu’il affronte un vil peuple ou des soldats funestes,
L’amant de l’idéal expire au champ d’honneur.


Mais, si par aventure il fallait que je fisse
Dans ces mortels plaisirs le plus généreux choix,
Je me voudrais sentir l’amour du sacrifice :
Les dévouements sont beaux et bénis à la fois !

J’aimerais mieux, plus grand sous des larmes viriles.
Pour prouver la vertu gravir un Golgotha,
Ou pour le droit sacré tomber aux Thermopyles,
Que de blêmir tremblant sur la Fornarina.

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LA PAROLE

à léon chaillou

 
Voix antiques des flots, de la terre et des airs,
Écroulements lointains qui suivent les éclairs,
Frisson du lourd blé jaune aux taches de pivoines,
Chuchotement léger des fuyantes avoines,
Clairon des ouragans, fracas des grandes eaux,
Respiration vague et molle des roseaux,
Élégie enchaînée au fond des sources creuses,
Lamentable soupir des forêts ténébreuses,
Taisez-vous ! Trop longtemps de crainte ou de langueur,
Par un accent humain vous troublâtes le cœur,
Vous mentiez, taisez-vous ! Il n’est qu’un souffle au monde
A qui la raison fière en se levant réponde :
C’est la parole, ô bruits, et vous n’enseignez rien.
Ah ! si l’on vit s’asseoir sur le tigre indien

Le vainqueur indolent au front chargé de treilles.
Les arbres s’incliner jusque dans les corbeilles,
Et les marbres, sortis des monts aux larges flancs,
Se ranger dans l’azur comme des palmiers blancs,
C’est qu’une voix savante accompagnait la lyre,
Et, des peuples domptant le primitif délire,
Par l’harmonie apprit à ces troupeaux humains
La féconde union des esprits et des mains,
L’ordre, ce lent bienfait des paisibles querelles,
Et l’art, ce jeu voulu des forces naturelles.

Les hommes se parlaient sans un langage appris :
La peine et le plaisir s’exhalaient dans les cris ;
La terreur bégayait des prières farouches ;
Le soupir échangeait les âmes sur les bouches ;
Dans le rire éclatait l’étonnement joyeux,
Et le discours trahi s’achevait dans les yeux ;
Peut-être au bord des eaux, seul et baissant la tête,
Quelque sauvage enfant qu’on eût nommé poète,
Las de son ignorance et plein d’un vague ennui,
Sollicitait les joncs à pleurer avec lui,
Mais quoi ! si la Nature a fait cette merveille
D’accorder les frissons du cœur et de l’oreille,
Quel art plus merveilleux, disciplinant le bruit,

L’a, pour les exprimer, de nos pensers instruit ?
Quand l’invisible esprit d’une secousse forte
De sa prison de chair a-t-il forcé la porte ?
Et quel étrange accord des lèvres et des fronts
Lui permit d’échanger des messages si prompts ?
Qui sait comment, tirés de leurs sombres demeures,
Tous les pensers d’un peuple, ombres intérieures,
Fantômes fugitifs qu’on ne se peut montrer,
Dans des mots inconnus purent se rencontrer ;
Comment l’esprit enfin, proclamant sa présence,
Put dire à son pareil avec de l’air : « Je pense » ?
Ne se pourrait-il pas qu’au même lieu conduits,
Deux hommes tourmentés du silence des nuits,
Communiant déjà de leurs mains fraternelles,
Eussent ensemble aux deux élevé leurs prunelles,
Qu’ils eussent embrassé les mondes infinis,
Puis, se sentant plus grands, d’intelligence unis
Et dignes d’obtenir le verbe en récompense,
Se fussent dit tout bas l’un à l’autre : « Je pense » ?

Vous avez nommé l’âme, et vos noms sont perdus,
Vous à qui ces moments délicieux sont dus
Où, d’un ami comprise, une profonde idée
Par le concert des cœurs semble mieux possédée.

Où l’entretien fait poindre à l’intime horizon
L’évidence divine, aube de la raison !
Votre parole même a péri d’âge en âge ;
Les mots se sont polis pour un moins fier langage,
Tels, devenus un fleuve aux pompeuses lenteurs,
Les torrents effacés sont plus loin des hauteurs.
Les vieux mots sont sacrés. L’enfant qui balbutie
En reçoit le dépôt dès qu’il reçoit la vie ;
La vierge, qui les aime au refrain des chansons,
Du timbre de sa voix en rajeunit les sons ;
Les récits des aïeux les rendent vénérables,
Et la loi les transmet redoutés dans ses tables.
Et ne sentez-vous pas que les mots sous la main
Naissent avec des traits comme un visage humain ?
Ils font de la chaleur, du jour, comme la flamme,
Et l’air tressaille en eux des secousses de l’âme.

Jadis, dans les cités, mères des longs discours,
Les mots étaient les rois, ils y règnent toujours :
Toujours dans les rumeurs d’une vaste assemblée
Se dresse tout à coup l’Éloquence troublée.
Son bras lance une chaîne au peuple furieux ;
Elle arrête sur lui la force de ses yeux,
Et son regard déjà fait redouter en elle

Tous les cris que sa bouche en silence amoncelle.
Un frisson court dans l’air, on écoute, elle dit,
Et le discours vibrant se déroule et grandit.
Comme le rameau plie au soupir du feuillage,
Son geste harmonieux rythme son beau langage,
Et, comme un vol d’oiseaux palpite au fond des bois,
Les ailes des pensers bruissent dans sa voix.
Un génie échappé de ses lèvres divines
Va secouer l’honneur dans toutes les poitrines :
L’héroïsme jaillit de l’unanimité !
Magnanime Éloquence, âme de la cité !
Quel peuple est terrassé, s’il peut ouïr encore
Sous la toge aux grands plis battre ton cœur sonore ?
Par ta bouche sacrés, les mots sont souverains ;
Quand bondit Mirabeau, lesquels sont le plus craints
Ou des mots ou des rois ? On dit que Démosthènes,
Haranguant la tempête avant d’instruire Athènes,
Les bras levés, front nu, les pieds dans le limon,
Marchait, sommant les flots qui disent toujours non ;
Et les flots verts jetaient, plus purs que nous ne sommes,
Des insultes de neige à l’orateur des hommes.
Mais, plus maître que lui, Mirabeau, c’est la met.
Il sévit, océan fougueux, mobile, amer,
Dont la vague soulève et dont le gouffre attire,

Et le peuple emporté n’est plus que le navire.
Il l’agite, il lui montre un péril sans salut,
Le fait errer longtemps sans étoile et sans but,
Lui remplit tour à tour les yeux d’éclairs et d’ombre,
L’ébranlé en le heurtant à des écueils sans nombre,
Et quand, pris de vertige, il a crié merci,
L’entraîne à voile pleine au port qu’il a choisi !
Mais un jour, quand, sauvés des tempêtes civiles,
Les hommes dans l’air libre élargiront les villes
Et des champs divisés aboliront les murs,
Paisibles et nombreux comme les épis mûrs
Où s’éveille sans cesse et meurt et recommence
Un grand hymne qui court dans un sourire immense ;
Quand le bronze maudit, pourvoyeur des tombeaux,
Coulera, plus puissant, dans des moules plus beaux ;
Que la vigne aux grains d’or pleins d’oublis et d’ivresses
Suspendra sa guirlande au front des forteresses,
O divine Éloquence, alors tu n’auras plus
Pour image la mer aux éternels reflux,
Tu prendras pour symbole une source féconde,
Un fleuve large et pur, le flot de la Gironde,
Qui, donnant son murmure aux lèvres qui l’ont bu
Trempe au cœur des enfants l’amour et la vertu ;
Et comme l’eau descend des cimes aux vallées

En charriant l’argile et les pierres salées,
Et, sans niveler l’herbe et les chênes entre eux,
Les baigne également d’un torrent savoureux !
Ainsi dans les cités, à travers les campagnes,
Tu répandras ce baume épanché des montagnes :

Heureux les simples cœurs, ils seront rois au ciel ;
Heureux les offensés qui s’éloignent sans fiel,
Car ils seront jugés par leur miséricorde ;
Heureux les fils de Dieu, les hommes de concorde ;
Heureux les désolés, ils vont lever le front ;
Heureux les altérés de justice, ils boiront ;
Heureux les purs, leurs yeux vont goûter la lumière ;
Heureux les doux, les doux posséderont la terre.

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L’ART

à gaston paris

 

PROLOGUE


Que je puisse à mon gré peupler un panthéon
Des plus grands immortels nés de la race humaine !
J’aime la grâce attique et la force romaine,
Je porterai Lucrèce à droite de Platon.

Ces hommes, l’âme haute et la tête baissée,
Scrutent d’un œil puissant deux infinis divers :
Lucrèce dans l’atome abîme l’univers,
Platon dans l’idéal abîme la pensée.


Mais je veux assigner au marbre de Hegel,
Dans mon temple étoilé, la coupole profonde ;
Hegel a mesuré la croissance du monde
De son germe inquiet à son type éternel.

Désormais, fatigué d’interroger les choses,
L’esprit ferme les yeux et dit : Je concevrai.
Il n’est plus le miroir, mais l’artisan du vrai,
Il procède, et son pas marque le pas des causes ;

De tous les changements il suit l’ordre et le flux
Dans la chaîne et le cours de ses propres idées,
Il y voit a leurs fins les essences guidées
S’échapper du néant pour ne s’arrêter plus.

Ainsi que la Babel, effrayante spirale
Qui d’assise en assise a conquis l’horizon,
Pour élargir sans fin le ciel de sa prison
Il dresse obstinément sa logique fatale ;

Jalouse aussi de Dieu, cette orgueilleuse tour
Enfonce sans effroi son large pied dans l’ombre,
Puis au faîte hardi de ses marches sans nombre
S’épanouit enfin dans la beauté du jour !

I

L’IDÉAL


Contemplons de là-haut l’universelle vie,
Et, spectateurs de l’être, évoquons les vieux jours :
La terre impétueuse à sa route asservie,
Vapeur confuse, énorme, aux palpitants contours ;
Chaque atome irrité de ses secrètes chaînes ;
Des esprits échappés les mutuels assauts ;
Le pêle-mêle ardent des amours et des haines,
Dans un tonnerre immense aux lumineux sursauts.
L’ordre insensiblement sort de l’antique lutte ;
Une eau lourde et sans bords roule de noirs glaçons,
Le porphyre s’assied, les sables font leur chute,
Un air sombre et rapide ébauche les saisons.
La ligne harmonieuse annonce la pensée :
Salut à la beauté dans le premier cristal !
Avec le rocher brut à peine commencée,
La forme s’accomplit de l’herbe à l’animal ;

Et voici l’homme enfin ! La Nature s’apaise,
Elle a pour cette fête achevé ses apprêts ;
Du cratère qui brûle à la bouche qui baise
Elle a fait l’étonnant et douloureux progrès.

Et nous ne savons pas si le peuple des sphères
Ne nous prépare point d’indicibles printemps ;
Si, dans l’immensité, de vives atmosphères
N’attendent point en nous leurs premiers habitants.
Vous nous le promettez, ô filles de la terre,
Vos yeux parlent assez d’un voyage infini !
Ce monde inférieur, loin d’errer solitaire,
A des mondes plus beaux est sûrement uni :
Il l’est par le soleil, il l’est par son poids même,
Il attire le ciel, il en est attiré ;
Sirius embrasé me regarde, et je l’aime !
Attends un jour ! je meurs ! la vie est un degré :
J’étais aux premiers temps, car j’ai ma part de l’être,
Si l’être est éternel, j’en suis contemporain ;
Mais j’étais comme on dort, sans jouir ni connaître,
Et mon réveil fut lent ; puis, obscur pèlerin,
J’ai gravi vers l’azur et je m’y porte encore,
Et pour d’autres objets j’espère un sens nouveau ;
J’accomplis ton vieux rêve, ô sage Pythagore,

De climats en climats j’allège mon manteau ;
Et quand l’air sera bon je jetterai le voile,
Je serai libre enfin, libre en un corps parfait,
Parvenu du chaos à la suprême étoile,
Dans la joie et l’horreur du pas que j’aurai fait !
Telle est la loi du monde. Une vertu l’obsède
Et l’emporte à son but ; chaque enfant de la nuit,
Laissant plus bas que soi l’échelon qui précède,
Lève plus haut son front vers l’échelon qui suit.
Lucrèce mêle en vain les éléments nubiles,
Il n’en fera jaillir ni le bien ni le mal ;
Platon, l’adorateur des types immobiles,
Ne sent pas aspirer la vie à l’idéal.
Non ! l’idéal n’est point une immuable idole
Assise dans l’ennui des stériles sommets ;
Il n’est pas le ciel mort, mais l’aigle qui s’envole,
Poursuit sa propre force et ne l’atteint jamais ;
Qui, destructeur zélé de sa coque de pierre,
Formé dans un chaos de ronce et de granit,
Se jette éperdument dans la haute lumière
En secouant la cendre et le sommeil du nid !

II

L’ART


Si le monde en travail incessamment s’achève
Et pousse au but qu’il sait la meute des hasards,
Ce qu’on voit n’est qu’ébauche, et le vrai, c’est le rêve
C’est le monde réel, mais fini par les arts.

Sa beauté de demain, l’artiste la devine,
Dans la scorie épaisse il a pressenti l’or,
Et, plus impatient que la force divine,
Son génie a créé ce qu’elle essaye encor.

S’il n’avait rien conçu d’une plus grande vie,
O Vénus de Milo, pourrions-nous t’admirer ?
Il a devancé l’heure où tu dois respirer
Pour des amants parfaits sur la terre accomplie.

Dans le marbre pesant qui n’a pas de regard
Il t’a donné la forme, avant que la Nature
Ait su de ta beauté tisser la fleur future
Promise au seul baiser de ceux qui naîtront tard.


Quand ceux-là fouilleront nos villes ruinées,
S’ils trouvent cette pierre étonnante, ils diront :
« Comment l’homme a-t-il vu de si loin sous son front
Les femmes d’aujourd’hui qui lors n’étaient pas nées ? »

C’est que le front de l’homme est fait pour contenir
Du mobile univers la figure et l’histoire,
Et, si les traits des morts vivent par la mémoire,
L’espoir prête la forme à la race à venir.

Oh ! la forme ! bienfait que l’âme ingrate oublie ;
Fermons les sens, quel vide et quel exil affreux !
L’âme ne peut s’unir à l’âme que par eux,
Chacune languirait proche et loin d’une amie.

Jamais nous ne pensons que le jour est un bien :
L’aveugle seul comprend que la lumière est bonne,
Que sans un rayon d’elle on ne connaît personne,
Que sans un rayon d’elle on ne possède rien ;

Celui qu’un invincible et lourd silence isole
Ne voit rire et passer que des spectres muets ;
Nos lèvres ont pour lui d’illisibles secrets,
Il n’entend pas chanter le cœur dans la parole.


L'âme a sa gamme intime et les sens ont la leur :
L’artiste sait toucher ces deux claviers ensemble
Et, par l’émotion du nerf profond qui tremble,
Exprime et fait vibrer la joie ou la douleur.

Seule, la volupté n’est qu’un trouble qui charme ;
Mais l’art l’enchaîne au cœur par un chaste unisson,
Et soudain la couleur, le contour et le son
Font éclore un sourire ou perler une larme.

Vénus, la fronde impie, en cassant tes deux bras,
Nous enseigna du moins comment il faut qu’on t’aime,
Et comment, pour sentir ta divinité même,
L’homme doit oublier que tu l’embrasseras.

 

III


Heureux qui les surprend, ces justes harmonies
Où vivent la pensée et la forme à la fois !
Heureux qui sait donner, en les tenant unies,
Ces deux ailes de l’art aux œuvres de ses doigts !

C’est pour avoir brisé ce concours salutaire,
Épousé la matière ou l’idéal tout seul,
Que l’art trouve sa tombe en étreignant la terre
Ou change par le froid sa tunique en linceul.
Notre idéal veut vivre, il lui faut la lumière,
La chaleur et le sang, il bat du pied le sol ;
Mais, en la revêtant, il donne à la matière
Des plis majestueux que soulève son vol !
Quand sur les pieds étroits d’un vers lâche et sans flamme
Se traîne une grossière ou vaine passion,
Sentez-vous pas gronder au meilleur de votre âme
La colère du bien dans l’indignation ?
Caprices vils ou creux ! le goût se lève et crie
Contre des sentiments où plus rien n’est humain.
Dis-nous, ô Cicéron, père de la patrie,
Que le beau c’est l’honnête en langage romain !
Toi, Phidias, dont l’œil chérit l’hymen sublime
De la pierre sans tache avec l’infini bleu,
Et de qui, par instinct, le goût céleste imprime
A des frontons païens la face du vrai Dieu ;
Et toi qui, le premier, célébras les batailles,
L’antique démêlé d’Ulysse avec les flots,
L’amitié gémissante autour des funérailles,
Et des ressentiments où tremblent des sanglots ;

Vous tous, prodiguez-nous les leçons et l’exemple
Vous, les forts, dont l’esprit veut reposer toujours
Sur le couronnement solide et pur du temple,
Sur l’aile du poème ou le flot du discours !
Enseignez-nous encor le secret de vos lyres,
De vos mâles ciseau, dont la naïveté
Nous fait toucher le vrai jusque dans leurs délires
Et jusque dans les dieux sentir l’humanité.
Transportez-nous encore où le bonheur commence,
Au seuil des paradis que nous promet la mort :
La foi dans l’idéal est la sainte démence
Qui fait de l’œuvre humaine un vertueux effort,
Elle est le goût suprême, et toute fantaisie
Se condamne à périr en lui faisant affront ;
Le beau reste dans l’art ce qu’il est dans la vie !
A défaut des vieillards les jeunes le diront.
Ils chercheront du moins. Leur fierté répudie
Du doute irréfléchi le désespoir aisé ;
Ils sentent que le rire est une comédie,
Que la mélancolie est un cercueil usé ;
Le rêve dégoûté commence à leur déplaire,
L’action sans la foi ne les satisfait pas ;
Ils savent repousser d’un front chaste et colère
Ces deuils voluptueux des vaincus sans combats !

Ils traversent la terre et sa boue et ses ombres
D’un pied désormais sûr et d’un œil familier ;
Du passé paternel ils foulent les décombres
Comme une poudre sainte au sol de l’atelier.
Quand de bons forgerons dans une forge noire
Fredonnent en lançant le marteau sur le fer,
Le passant qui les voit s’étonne ; il ne peut croire
Qu’on puisse vivre un jour dans ce cruel enfer.
Mais eux, avec l’entrain de la force qui crée,
Affrontent la fumée et le four éclatant.
Le travail fait les cœurs ; cette douleur sacrée
Donne un si mâle espoir qu’on la souffre en chantant !

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ENCORE

 
Vous n’avez pas sondé tout l’Océan de l’âme,
O vous qui prétendez en dénombrer les flots !
Qui de vous de tout cœur a pu sentir la flamme
Et de toute poitrine écouter les sanglots ?
Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme
Pour dire : « C’en est fait, l’homme nous est connu ;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime,
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ! »
Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre ;
Le voile usé d’un cœur qui vous semble si vieux
Dans un déchirement pourrait vous faire entendre
Un accent inouï qui mouillerait vos yeux !
Et pourquoi voulez-vous que le dernier poète

Enfouisse avec lui la coupe avec le miel ?
Si haut que dans l’azur il ait porté sa tête,
Il n’a pas visité tous les pays du ciel !
Le pinceau n’est trempé qu’aux sept couleurs du prisme,
Sept notes seulement composent le clavier,
Il suffit, pour surgir, d’un glaive à l’héroïsme,
Pour déplacer le monde il suffit d’un levier !
Faut-il plus au poète ? et ses chants pour matière
N’ont-ils pas la science aux sévères beautés,
Toute l’histoire humaine et la nature entière ?
Ah ! ce thème éternel est riche en nouveautés.

L’art ressemble à la terre où les graines ardentes
Trouveront tous les ans du suc et des amours,
Où les moissons jamais ne sont plus abondantes
Qu’après qu’elle a subi les plus profonds labours.
Les lâches seuls ont peur d’une autre renommée,
Ils murmurent : « Assez » parce qu’ils n’osent pas.
Mais ceux pour qui la muse est une bien-aimée
Cherchent encor sa bouche et n’en sont jamais las.
Un dieu que tout poète en ses préludes nomme
Descendit parmi nous ; salué par les bois
Il chantait ; mais le dieu n’intimidait pas l’homme,
Et des pâtres mortels ont défié sa voix.

La crainte de faillir est une indigne excuse :
Si les maîtres sont forts on les peut approcher.
Et leur gloire après tout n’est pas une Méduse
Qui change la poitrine et la tête en rocher !
Au début de ses chants, de son luth qu’il accorde
Et qu’il n’attaque pas avec des doigts certains,
Le poète novice a fait jurer la corde ;
Mais il marie un jour son génie et ses mains,
Et dès lors il se fie au démon qui le pousse :
On lui dit que les cœurs sont fermés maintenant ;
Mais, comme il a senti la divine secousse,
Il enchaîne l’oreille à son verbe entraînant.
Les beaux vers sont si beaux ! La strophe cadencée
Par son rythme sonore et ses rigides lois
Donne un fier mouvement à l’auguste pensée ;
Elle est impérieuse et touchante à la fois.
D’un vers passionné dont l’harmonie est grande
Nul ne saurait braver l’irrésistible appel.
Une âme habite en lui, le soulève et le scande,
Et l’on sent qu’il respire et qu’il est immortel !
Oh ! si mes doigts jamais ne te rendent sensible,
Poème intérieur dont je suis consumé,
Tu chanteras en moi sur la lyre invisible
Que l’art suspend au cœur de ceux qui l’ont aimé.

Vaincu je me tairai, mais je pourrai sans blâme
Ecouter doucement cette rumeur de flots,
Ce murmure infini que font les vers dans l’âme
Quand nous fermons l’oreille au timbre usé des mots.

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L'AMBITION

 
Tu ne traîneras plus, rêveur mélancolique,
Deux talons paresseux sous un corps famélique :
Viens ! je t’offre une plume et le coin d’un bureau,
Rien ne te manquera…

                              — Qu’au front un numéro.
Non ! je n’écris jamais que mon cœur ne s’en mêle ;
J’honore dans la plume un souvenir de l’aile,
Je ne la puis toucher sans un frémissement ;
Elle me fait penser plus haut, plus librement.
Contre la gloire en vain qu’un stoïque déclame,
Je ne pourrai jamais terrasser dans mon âme,

En lisant Marc-Aurèle, Épictète ou Zénon,
Le rebelle désir d’éterniser mon nom.
Ah ! je voudrais l’inscrire en sculpture profonde
Sur la porte du Temps car où passe le monde,
Où chaque illustre main gravant un souvenir
Lègue au siècle nouveau celui qui va finir !
Je hais l’obscurité, je veux qu’on me renomme ;
Quiconque a son pareil, celui-là n’est pas homme :
Il porte encore au front la marque du troupeau.
Je n’ai ni dieu prêché, ni maître, ni drapeau,
Je n’ai point de patrie autre part qu’en mon rêve ;
Vos mœurs sont un niveau que mon dédain soulève,
Et, si je fais le bien, c’est une œuvre de moi
Que je dois à mon cœur et non pas à la loi.
La médiocrité comme un affront me pèse :
C’est un étroit pourpoint où je vis mal à l’aise ;
Il me courbe les reins, je veux marcher debout,
Ma respiration le fait craquer partout !

— La foule est bien nombreuse, et bien courte la vie ;
La route que tu suis, bien d’autres l’ont suivie,
Et bien peu sont debout ; mesure tes rivaux !
Estime à leur génie, enfant, ce que tu vaux.

— Je les égalerai par l’âme ou par l’étude ;
La génuflexion n’est pas mon attitude,
Quand les regards sur moi ne tombent pas d’un dieu !

— L’avenir ait pitié de ton orgueil ! Adieu.

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LA LUTTE

 
Ne sauras-tu jamais, misérable poète,
Vaincre la lâcheté du rêve et des amours,
Au vent du sort contraire accoutumer ta tête,
Comme tous les vivants lutter dans la tempête,
Ou te croiser les bras sans crier au secours ?

A droite, à gauche, vois ! sur la mer où nous sommes
Chacun risque sa voile et jette son appui ;
Nul ne sait d’où tu viens ni comment tu te nommes,
Frère ! ne cherche pas dans l’océan des hommes,
Comme un nageur tremblant, les épaules d’autrui ;


Et ne t’indigne pas de leur indifférence :
Hélas ! ils ont chacun leurs membres à nourrir ;
Chacun répond au cri de sa propre souffrance ;
Il n’est qu’un bien commun, la divine espérance,
Le reste est la curée : il faut mordre ou mourir.

Songe que l’homme est nu, la terre très avare,
Et fatal ce combat des fougueux appétits !
L’or n’est pas le doux lait que le sein nous prépare :
Le plus prompt s’en saisit, le plus fort s’en empare,
Il roule puissamment sous les ongles hardis.

Pendant que cette foule au grand marché s’écrase,
Tu n’entends ni sa voix ni le bruit de ses pas ;
Tu la laisses courir, et ton âme en extase,
Immobile et profonde, exhale comme un vase
Un parfum qui t’enivre et ne te soutient pas.

Allons, frère, debout ! s’il en est temps encore ;
Fais-toi ta pacotille, achète, et revends cher,
Crie avec les marchands dans le temple sonore :
La fortune se rit de l’homme qui l’implore,
Et l’homme qui s’en plaint fustige en vain la mer.


Si la vie à tes yeux ne vaut pas cette épreuve,
Je ne t’en puis blâmer, mais épouse ton sort ;
Fais comme Ophélia : ceins ta tunique neuve,
Orne ton front, souris, et glisse au gré du fleuve
Vers Dieu, vers l’infini, dans l’oubli de la mort !

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A ALFRED DE MUSSET

 
Poète ! aussi longtemps que marchera la terre
Dans le vide muet qui n’a pas d’horizon ;
Tant que l’homme, implorant un climat salutaire,
Sous la grêle et les vents traînera sa maison,
Nu, forcé d’inventer le pain, le fer, la flamme,
L’art de ne pas périr, ses lois et son bonheur ;
Qu’il frappera son front en y cherchant son âme,
Et sa poitrine obscure en y cherchant son cœur ;
Tant que, posant le pied dans le temple des causes,
Il rencontrera Dieu pour lui barrer le seuil ;
Qu’il verra, comme l’astre et l’onde et toutes choses,
Sur soi-même rouler l’ignorance et l’orgueil ;

Tant que l’air portera les oiseaux et la foudre,
Et les neiges d’hiver et les parfums d’été ;
Que l’amour écrira des serments dans la poudre
En mariant la honte avec la volupté ;
Tant que devra sévir le sort triste qui lie,
A toute heure et partout, avec de cuisants nœuds,
La raison à l’énigme, à l’épreuve la vie,
O poète, ton nom sera jeune et fameux !
Il n’est pas un amour, pas une plaie humaine,
Dont le feu sous ton doigt ne se sente irrité ;
Avec force et plaisir ton vers plonge et promène
Au vif de la douleur la sensibilité ;
Des abîmes du doute où le néant commence
Aux éternels sommets de l’espoir étoile,
Il n’est pas de degré dans la pensée immense
Que n’ait franchi l’essor de ton génie ailé !
Mais tu n’as jamais su lui choisir sa demeure,
Rien ne t’a satisfait des enfers jusqu’aux cieux ;
Le plus gai de tes vers couvre un ange qui pleure,
Le rire de ton masque est mouillé par tes yeux.
Ne pouvant ni chasser ni fixer l’espérance,
A moitié dans ce monde et dans l’autre à moitié,
Tu restes pour le bien dans une indifférence
Qui commande à la fois le blâme et la pitié.

Poète amer et doux, tu nous donnes envie
D’arrêter dans nos bras nos travaux généreux,
D’exhaler en soupirs tout le feu de la vie,
De laisser s’arranger les citoyens entre eux,
De fuir dans les boudoirs leurs voix tumultueuses,
Et d’étendre nos corps pour faiblir de langueur
Dans le baume énervant des rieurs voluptueuses,
Dans les navrants plaisirs qui dissolvent le cœur.
Le monde autour de nous est plein d’un bruit de chaînes,
On dirait que ton sein n’en a rien entendu,
Car la cité pour toi ne vaut pas tant de peines ;
Toi qui la dis mauvaise, à qui donc t’en prends-tu ?
Oui, l’âge d’or est loin, mais il faut qu’on y tâche ;
Le bonheur est un fruit qu’on abat pour l’avoir ;
Si tu n’étais pas grand, je t’appellerais lâche,
Car je n’accepte pas le joug du désespoir !
Vois Spartacus qui songe, et, gonflant sa narine,
L’œil creux, voûtant son dos comme un lion traqué,
De son poing frémissant serre sur sa poitrine
Avec l’anneau rompu le droit revendiqué.
Et vois Léonidas : dans sa froideur hautaine
Il montre aux siens leur proie, et, près de les quitter,
Les convie aux enfers où, de la part d’Athène,
L’ombre d’Harmodius va les féliciter.

Ces hommes qui s’offraient pour le juste et l’honnête
Ont jugé que la vie est digne d’un emploi ;
Les brumes de l’Érèbe environnaient leur tête
Sans leur voiler le but, sans étonner leur foi !
Oui, leur foi ! tu souris et tu les plains, sceptique.
Leur foi, sache-le donc, c’était la dignité ;
Car telle est la grandeur de la morale antique :
S’allonger dans la tombe après avoir lutté !
Si leur philosophie est de froideur trempée,
Elle est bonne du moins pour apprendre à mourir.
Ils ne se laissaient choir qu’au-devant d’une épée ;
Ils ont même voulu ne pas daigner souffrir.
Cependant vois leurs maux : les lois mêmes hostiles,
Les guerres corps à corps, de sûreté jamais,
Les besoins, et la nuit sur les secrets utiles,
Et, pour céleste appui, des dieux qu’ils avaient faits.
Et toi, dernier venu dans le lieu de la terre
Où la sainte justice a vu son grain germer,
Où le plus grand esprit n’est jamais solitaire,
Ni le cœur le plus pur sans vierge pour aimer ;
Toi qui naissais à point dans la crise où nous sommes,
Ni trop tôt pour savoir, ni, pour chanter, trop tard,
Pouvant poser partout sur les œuvres des hommes
Ton étude et ton goût, deux abeilles de l’art ;

Toi dont la Muse vive, élégante et sensée,
Reine de la jeunesse, en a dû soutenir
Comme un sacré dépôt l’amour et la pensée,
Tu te plains de la vie et ris de l’avenir !
Je n’entends pas, hélas ! d’une indiscrète sonde
Interroger tes jours : tes pauvres jours ont fui !
Ton âme, perle éteinte aux profondeurs de l’onde,
A descendu longtemps le gouffre de l’ennui.
Je n’imiterai pas ces tourmenteurs des ombres
Qui fouillent un passé comme on force un tombeau,
Je sais trop qu’en moi-même il est des recoins sombres
Que fuit ma conscience en voilant son flambeau !
Non ! mais je cherche en toi cette force qui fonde,
Cette mâle constance, exempte du dégoût,
Posant l’homme en vainqueur sur la face d’un monde
Qu’il a dû corriger pour y rester debout ;
J’admire l’abandon, l’effrayante indigence
De cet être innocent dans les éthers jeté,
S’il porte dans son cœur, dans son intelligence,
L’ornement et l’abri de cette nudité ;
Je reconnais assez, dans sa nature altière,
D’activé liberté, de génie inventeur,
Pour que Dieu, lui livrant l’espace et la matière,
Ose lui déléguer les soins d’un créateur.

De là sa dignité, cette foi dans soi-même
Qui révèle à ce roi sa divine onction,
Et lui dit que son front convient au diadème,
Sa poitrine à l’amour, son bras à l’action !
Poète, oubliais-tu les bas-reliefs antiques
Racontant la naissance et le progrès des arts :
Le soc, le bœuf, la ruche et les essais rustiques
Faits par les jeunes gens sous les yeux des vieillards,
Partout, dans la campagne égale et spacieuse,
Les efforts du labour, les merveilles du fruit,
Et la rébellion farouche et gracieuse
Des premiers étalons que le dompteur instruit ;
Les sages, l’alphabet écrit dans la poussière,
La chasse aventureuse et l’aviron hardi,
Les murailles, les lois sur les livres de pierre,
Et l’airain belliqueux pour l’épaule arrondi ;
Les femmes dessinant les héros dans la trame,
Les artistes au marbre inculquant leurs frissons,
Et le berger poète, inventeur de la gamme,
Suspendant le soupir à la chaîne des sons !
Il est beau, ce spectacle ! eh bien ! il dure encore !
La conquête a changé ; l’ambition non pas !
Nos pères tâtonnaient aux lueurs d’une aurore,
Mais le plein jour enfin se lève sur nos pas ;

Où rampait le sentier nous déployons la route ;
Ce qu’un aveugle instinct surprit et révéla,
Nous l’expliquons ! Le ciel n’est plus pour nous la voûte,
Mais l’infini ! Les dieux ? Nous renversons cela !
Le quadrige est vaincu, nous tenons un Génie
Qui fume, haletant d’un utile courroux,
Et, dans l’oppression d’une ardente agonie,
Attache au vol du temps l’homme pensif et doux.
La Vérité farouche en son repaire antique
Ne sait où reculer sous l’éclair qui la suit ;
Elle est traînée enfin sur la place publique,
Les yeux charmés du jour et honteux de la nuit.
La Liberté, qui pleure en comptant ses victimes,
Pareille à la Phryné, se voile encor le front ;
Ses vieux juges, pesant son âme avec ses crimes,
Par sa beauté vaincus, les lui pardonneront.
Pour nous décourager il fallait moins attendre :
La douleur en travail nous laisse voir son fruit.
On s’est trop bien battu, poète, pour se rendre ;
Nous planterions l’espoir sur l’univers détruit.
Et parce que ta sœur, la sensible Harmonie,
Voyant au fil du luth frémir tes larmes d’or,
Juge à des mots rêvés que la joie est finie
Et t’emporte avec elle en un suprême essor,

Crois-tu que l’Espérance à ta suite envolée
Parte en brisant les dés sur un si bel enjeu ?
Ah ! grand Dieu ! qu’en diraient Socrate et Galilée,
Tous les semeurs de verbe et les voleurs de feu ?
Auraient-ils ennobli nos arts de leur pensée,
Notre religion de leur pressentiment,
Et, portant tout le poids de l’œuvre commencée,
Légué tout le profit de son achèvement ?
Auraient-ils par la lutte et par la découverte
Fait la sécurité qu’on savoure aujourd’hui,
Pour que l’âme plus libre, allant mieux à sa perte,
Corrompit ses loisirs en innovant l’ennui ?
Les abris sont plus sûrs, les volontés meilleures,
On ne meurt plus de faim, mais on en souffre encor ;
Que l’amour et la paix sur toutes les demeures
Comme un soleil égal versent la joie et l’or !
Les hommes qu’étreignait leur misère sauvage
En se liguant contre elle ont pu s’en affranchir ;
Mais cette ligue engendre un nouvel esclavage,
C’est de leurs droits vendus qu’il faut les enrichir.
Tu ne l’as pas compris : ton vague et triste livre
Nous laisse plein de vœux et de regrets confus,
Il donne des désirs sans donner de quoi vivre,
Il mord l’âme et la chair ; je ne l’ouvrirai plus !

Je ne veux plus l’ouvrir ; mon maître est le poète
Amant de l’idéal, comme on l’est d’un drapeau
Pour la grande action qu’à son ombre on a faite,
Qui pose un ferme corps sous la robe du beau,
Qui, ne mesurant pas à l’arpent la patrie,
La reconnaît partout dans tous les droits humains,
Et, comme bienfaitrice honorant l’industrie,
Veille au salut du cœur dans ce progrès des mains.
Si je me suis trompé, si la nature entière,
Depuis les astres morts jusqu’aux mondes vivants,
Au souffle des hasards, sans but et sans carrière,
S’envole n’importe où comme la graine aux vents ;
Si les gazons d’avril ne sont que les complices
D’un instinct décevant que je nomme l’amour ;
Si je dois redouter d’ingénieux supplices
Dans tous les sentiments qui font chérir le jour,
Alors j’embrasserai ta muse abandonnée,
Je lui vendrai mon cœur pour ses douces leçons,
Et je m’endormirai, la tête couronnée,
Soupirant l’élégie et les molles chansons ;
Je dirai qu’il vaut mieux que toute fin soit prompte,
Que la peine est le mal et le plaisir le bien,
Qu’il n’est pas de linceul, pour assoupir la honte
Et bercer la douleur, plus charmant que le tien,

Mais je n’en suis pas là ; j’ai connu la souffrance,
Et le lutteur n’a mis dans l’herbe qu’un genou ;
Il se dresse, il respire, il est fort d’espérance,
Et tu n’es qu’un malade ou je ne suis qu’un fou.

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JE ME CROYAIS POÈTE

à louis bertrand

 
Je me croyais poète et j’ai pu me méprendre,
D’autres ont fait la lyre et je subis leur loi ;
Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,
              Qui le sait mieux que moi ?

Oui, je suis mal servi par des cordes nouvelles
Qui ne vibrent jamais au rhythme de mon cœur ;
Mon rêve de sa lutte avec les mots rebelles
              Ne sort jamais vainqueur !

Mais quoi ! le statuaire, au moment où l’argile
Refuse au sentiment le contour désiré,
Parce qu’il trouve alors une fange indocile
              Est-il moins inspiré ?


Si mon dessein secret demeure obscur aux hommes
A cause de l’outil qui tremble dans ma main,
Dieu, qui sans interprète aperçoit qui nous sommes,
              Juge l’œuvre en mon sein.

Quand j’ai changé mon âme en un bruit pour l’oreille,
Les hommes ont-ils vu ma joie et ma douleur ?
ils n’ont qu’un mot : l’amour, expression pareille
              De mon trouble et du leur.

Heureux qui de son cœur voit l’image apparaître
Au flot d’un verbe pur comme en un ruisseau clair,
Et peut manifester comment frémit son être
              En faisant frémir l’air !

Hélas ! A mes pensers le signe se dérobe,
Mon âme a plus d’élan que mon cri n’a d’essor,
Je sens que je suis riche, et ma sordide robe
              Cache aux yeux mon trésor.

L’airain sans l’effigie est un bien illusoire,
Et j’en porte un lingot qu’il faudrait monnayer ;
J’ai de ce fort métal dont s’achète la gloire,
              Et ne la puis payer.


La gloire ! oh ! surnager sur cette immense houle
Qui, dans son flux hautain noyant les noms obscurs,
Des brumes du passé se précipite et roule
              Aux horizons futurs !

Voir mon œuvre flotter sur cette mer humaine,
D’un bout du monde à l’autre et par delà ma mort,
Comme un fier pavillon que la vague ramène
              Seul, mais vainqueur, au port !

Ce rêve ambitieux remplira ma jeunesse,
Mais, si l’air ne s’est point de ma vie animé,
Que dans un autre cœur mon poème renaisse,
              Qu’il vibre et soit aimé !

 

 

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 02/12/2024

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