BIBLIOBUS Littérature

Sully Prudhomme – Le prisme

 

Œuvres de Sully Prudhomme,

Poésies 1879-1888, 

Alphonse Lemerre, éditeur, s.d., Poésies 1879-1888 (p. np).

 

 

 

A ALFRED RUFFIN



À toi, mon cher ami, que la Muse m’a donné pour premier émule au lycée, où déjà nous la courtisions jusque dans nos devoirs, sous la discipline libérale de M. Deltour ; à toi, poète excellent, si ambitieux pour notre art que tes vers ne te semblent jamais assez dignes du jour, je dédie, non sans timidité, ce livre comme au plus incorruptible des juges.

J’y ai rapproché des poésies qui diffèrent de date et d’accent. Les unes, fort anciennes (les sujets traités en font foi), sont demeurées longtemps à l’état d’ébauches, mais je m’étais toujours promis de les achever ; les antres, plus récentes, ne sont pas toutes inédites. Ces diverses poésies réunies forment un recueil où tu reconnaitras l’empreinte des sentiments et des pensées que la vie a fait naitre en moi depuis ma jeunesse jusqu’à présent.

Accepte, je te prie, cet hommage à ton talent et ce témoignage de ma solide affection.

Sully Prudhomme.

Comme un rayon solaire, au sortir de sa source
Droit et blanc, s’il rencontre un prisme dans sa course,
Au choc s’y décompose et d’un spectre irisé
Va colorer l’écran qui le reçoit brisé,
L’âme perd sa candeur en traversant la vie.
Le dur milieu terrestre où son essor dévie
Par le heurt la divise et lui fait découvrir
Tous ses pouvoirs latents d’aimer et de souffrir.
Or ce livre, où des ans la diverse influence
Varie une chanson que le soupir nuance,
Est l’écran diapré par le reflet vivant
D’une âme qu’analyse un monde en l’éprouvant.

PRÉLUDE

L’INSPIRATION

À Mademoiselle Ernestine Bertrand.

Nos vers prennent souvent naissance
D’une impression qui, soudain,
Provoque une réminiscence
Par quelque appel proche ou lointain.

De nos songes le sort dispose,
Le poème est à sa merci :
Que je voie éclore une rose,
Je revois un sourire aussi ;

Que son parfum m’effleure l’âme,
Ce tendre éveil met en émoi
Quelque ancien amour qui réclame
Une larme, un soupir de moi.

Qu’une eau vive à mes pieds promène
Le cristal vibrant de ses flots,
Sa musique me semble humaine
Et me rappelle des sanglots.


Que l’air chasse une feuille morte,
Je songe à son vague chemin,
Au même vent qui nous emporte,
À notre inconnu lendemain.

Qu’une vapeur dans l’azur passe,
Il me faut sonder l’infini,
Je vole d’espace en espace
Où fuit le rêve au rêve uni.

Ainsi ma Muse emprunte au monde
Et ne reçoit que du hasard
Son inspiration féconde
Que n’égale jamais son art.

LA RÊVERIE

À Madame Amélie Ernst.

La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.

La bulle éclôt ; de plus en plus ténue
Elle se gonfle, oscille au moindre vent,
Puis, détachée, elle aspire à la nue,
Part et s’envole, et flotte en s’élevant.

Elle voyage (ainsi fait un beau rêve),
Sans autre but que de s’enfuir du sol ;
Une vapeur, un parfum la soulève,
Un rien l’entraîne ou ralentit son vol.

Dans un nuage autrefois suspendue
Elle voguait par l’éther, en plein jour !
Du ciel tombée elle est au ciel rendue,
Elle remonte à son premier séjour.


Et c’est pour elle un souverain délice,
Fille de l’air, moins pesante que lui,
De l’explorer, et qu’elle plane ou glisse,
De se fier à son subtil appui.

Miroir limpide et mouvant, toutes choses
Y font tableaux passagers et tremblants ;
Les monts lointains et les prochaines roses
Et l’infini se mirent dans ses flancs.

Sous le soleil dont tous les feux ensemble
En s’y doublant s’y croisent ardemment,
Elle s’irise et rayonne, et ressemble
À quelque énorme et léger diamant.

Mais il suffit que près d’elle se joue
Une humble mouche, un flocon dans les airs,
Et soudain crève, et tombe, et devient boue,
La vagabonde où brillait l’univers !
 
La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.

DANS LES PYRÉNÉES

sonnet

À Madame Marie Javal.

La cascade émeut l’air d’un obsédant murmure,
Elle croule en flocons ou jaillit en faisceaux,
S’évapore en poussière ou s’épanche en arceaux,
Et miroite au soleil comme un acier d’armure.

Torrent pyrénéen, né d’une source pure
Loin des champs asservis où rampent les ruisseaux,
Quel charme ont pour les yeux et les lèvres tes eaux
Où nul contact humain n’a laissé de souillure !

Des sapins et du ciel reflétant les couleurs,
Tu retrempes la vie en un flot d’espérance ;
Ta fougue et ton tumulte enchantent les douleurs.

Perdu dans ta fraîcheur et dans ta transparence,
J’oublie, un jour, le deuil des naïades de France
Qui roulent vers la mer tant de sang et de pleurs !

L’ÉVENTAIL

À Madame Hermine Lecomte du Noüy.

C’est moi qui soumets le zéphire
À mes battements gracieux ;
Ô Femmes, tantôt je l’attire
Plus vif et plus frais sur vos yeux ;

Tantôt je le prends au passage
Et j’en fais le tendre captif
Qui vous caresse le visage
D’un souffle lent, tiède et plaintif.

C’est moi qui porte à votre oreille
Dans un frisson de vos cheveux
Le soupir qui la rend vermeille,
Le soupir brûlant des aveux ;

C’est moi qui pour vous le provoque
Et vous aide à dissimuler
Ou votre rire qui s’en moque
Ou vos larmes qu’il fait couler.

À MON BEAU-FRÈRE

francisque gerbault

Heureux frère, lorsqu’en famille,
Après le diner tous les soirs,
Tu vas pencher tes arrosoirs
Cent fois de charmille en charmille,

Moi, par la Chimère hanté,
Suivant une rime à la piste,
Je jalouse, ô champêtre artiste !
Ton œuvre utile à ta santé.

Jardinier naïf et modeste,
Riant sous ton double fardeau,
Tu portes aux fleurs un peu d’eau,
Et la Nature fait le reste ;
 
Des chaudes sueurs de mon front
Moi j’arrose un vers qui végète,
Et dans mon labeur de poète
Jamais les dieux ne m’aideront.


Toi, récompensé par la terre,
Au point du jour, le lendemain,
Tu t’en vas à ton ministère,
Une fleur éclose à la main ;

Moi, frère, après des nuits moroses
Je trouve tous mes vers mauvais,
Et dans les chemins où je vais
Je ne suis pas connu des roses.

À Enghien.

SUR UNE OREILLE

SONNET

Ce lourd bandeau pour mon chagrin
Dérobe une mignonne oreille ;
Elle fuit les regards, pareille
Au camée en son noir écrin.

Pour y suspendre un bijou fin
Les Grâces l’ont faite à merveille ;
Heureuse la boucle vermeille
Qui la mord d’un baiser sans fin !

Sourde aux médisances traîtresses,
Elle est attentive aux caresses
De Lamartine et de Mozart.

Qui la courtise l’effarouche :
Un soupir timide et sans art
Est le seul aveu qui la touche.

SONGE D’ENFANT

À Madame Gabrielle Géruzez.

Je me souviens qu’après l’école, un jour d’été,
Dans les champs je m’assis, par un saule abrité,
Et là, sous la feuillée au soleil transparente,
Trouvant sur le foin tiède une couche odorante,
Je m’assoupis. Bientôt je sentis, en rêvant,
Comme un baiser du ciel à mon âme d’enfant.
Les insectes des prés et les blondes abeilles
Vinrent sans doute alors bruire à mes oreilles ;
Les libellules d’or dont l’aile est un éclair,
Les frêles papillons qui sont les fleurs de l’air,
Vinrent d’un lac peut-être ou d’un buisson de roses
Voltiger sur ma bouche et mes paupières closes ;
Sans doute quelque oiseau pour bercer mon sommeil
Chanta la liberté, l’espace et le soleil,
Et des bois d’alentour une odeur d’églantines
Vint, errante et légère, effleurer mes narines ;
Dans mes cheveux peut-être un souffle ami passa.
Ma mère me sourit ou ma sœur m’embrassa.
Je ne sais, mais jamais le pinceau du mensonge
N’assembla les couleurs d’un plus aimable songe.

Je me voyais heureux : les arides leçons
Sur les lèvres du maître expiraient en chansons ;
La classe étroite et sombre en jardin transformée
N’avait plus sa banquette et n’était plus fermée ;
J’y respirais sans crainte et je m’y promenais
Poussant un cerceau d’or qui ne tombait jamais.
Qu’il est loin ce jouet docile, et loin ce rêve !
Comme le lourd rocher qui soulevé sans trêve
Retombe obstinément sur Sisyphe en sueur,
Je pousse ma pensée en haut vers la lueur
Qui me promet, pour prix de ma tâche, une aurore.
Mais le sentier qui monte est ténébreux encore.
Et je risque en roulant ma charge, à chaque tour,
D’être écrasé par elle avant d’atteindre au jour.

A UNE FIANCÉE

Je vous dirai de vous, tout bas, ô jeune fille,
Le bien que ne dit pas d’une enfant sa famille :
Vous avez été bonne en vous laissant chérir,
En laissant vos regards, sans réserve et sans feinte,
Causer innocemment par leur naïve atteinte
Les peines qu’ils devaient innocemment guérir.

Les graves jeunes gens sont prompts à la tendresse ;
Ils prennent le soupir que l’éventail adresse
Pour un appel d’amour sincère et généreux.
Un brin d’espoir offert sur l’aile du caprice
Leur suffit pour bénir comme une bienfaitrice
La vierge dont le rêve a voltigé sur eux.

Mais, dans vos abandons aux grâces fraternelles,
Vous sentiez que ce sont les plus douces prunelles
Qui doivent à ceux-là le plus de vérité,
Qu’il est des jeux d’enfants où le bonheur s’engage,
Et vous avez parlé le cher et doux langage
Sans avare prudence et sans témérité.

 
Nous allons donc, ô rare et consolante fête !
Voir entrer dans la vie un songe de poète,
Voir un cœur noble et pur s’unir à son pareil,
Voir la candeur aimer et s’épancher joyeuse,
Comme la neige, à l’aube, en fondant radieuse,
Réfléchit le baiser triomphant du soleil !

LE NID BRISÉ

A Giacomelli, sur une gouache qu’il m’a donnée.

Sous leur nid tombé, pêle-mêle,
Gisent leurs pauvres petits corps,
La patte inerte, inerte l’aile,
Les uns mourants, les autres morts.

Suspendus au lien fragile
Qu’un coup de vent rompt aujourd’hui,
Que d’amours dans ce pot d’argile,
Que d’espoirs brisés avec lui !

La mère n’en sait rien encore :
Dans les champs, dès le point du jour.
Pour sa famille elle picore,
Elle reviendra… Quel retour !

Déserteurs du ciel solitaire
Dont les hôtes sont mal nourris,
Bien des moineaux plus près de terre
Acceptent de nous leurs abris !


Oiseaux ! n’acceptez rien des hommes,
Nichez loin de nous dans l’azur,
Tout asile est traître où nous sommes,
Le nid pesant, le clou peu sûr.

SONNET

a mademoiselle renée labélonye.

Quand il est si facile, à dix-sept ans, de plaire,
D’être heureuse, ô Renée ! en se laissant chérir,
Sans nul autre labeur que celui de fleurir,
Avec un doux baiser maternel pour salaire ;

Quand ton front par l’esprit ingénu qui l’éclaire
Même sans rien savoir pouvait nous conquérir.
Tu l’as, dans son Avril, voulu déjà mûrir,
Et je salue en toi ce courage exemplaire !

Ah ! qu’imitant ton zèle ardemment studieux,
Toutes tes sœurs de France aux futurs hyménées
Puissent offrir ainsi des âmes bien ornées !

Que plus profondément elles séduisent mieux.
Deux fois dignes d’amour, pour compagnes données
Au cœur par la pensée autant que par les yeux !

IDYLLE MUETTE

A Madame Isabelle Lafenestre.

Naïs, vierge blonde à l’œil noir,
Au bord du fleuve agenouillée,
Y mire sa bouche mouillée
Par le mobile et frais miroir.

Hylas la voit, cueille une rose,
La baise, la porte à son cœur,
La pénètre de sa langueur
Et sur l’eau qui s’enfuit la pose.

De tous les écueils triomphant
La fleur va rapide et légère,
Puis, odorante messagère,
S’arrête aux lèvres de l’enfant.

Ah ! souris ou du moins pardonne.
Vierge, à ce timide baiser,
Tu ne peux pas le refuser :
C’est une fleur qui te le donne.

LA BONNE NOURRICE

A Madame Marie Colin.

 
Aux côtés de l’Amour les Destins ici-bas
Ont placé prudemment une nourrice ancienne
Dont ils ont enchaîné l’existence à la sienne,
Mais que l’enfant oublie et ne reconnaît pas.

Suivant de près son vol d’un pied prompt, jamais las,
Avec lui s’arrêtant, sa jalouse gardienne
Accompagne et conduit la chasse quotidienne
Qu’il fait aux jeunes cœurs sous les nouveaux lilas.

Elle guide ses traits, le surveille et l’empêche
D’être, en ses jeux, tué lui-même par sa flèche,
Le choye et l’entretient beau, rusé, leste et fort.

— « Étrangère, dit-il, d’où me vient ta tendresse ? »
— « Enfant, je te dois tout ! » répond l’antique Mort
En lui baisant sa bouche adorable et traîtresse.

LA CHARPIE

A Madame Louise Sédille.

Le ciel est noir : pas une étoile ;
Les regards fixement baissés,
Jeanne effile un lambeau de toile
          Pour les blessés.

Son ami se bat. Pauvre fille !
Elle a vu partir aujourd’hui
Tous les hommes de sa famille,
          Tous avec lui !

Elle entend gronder plus voisine
La voix lugubre du canon
Sommant, jour et nuit, la lamine
          Qui répond : « Non ! »

L’heure est lente, le fil s’amasse.
Après un labeur sans répit
Jeanne sent sa main qui se lasse,
          Et s’assoupit…


Comme elle achève de la sorte
Son œuvre sainte en s’endormant,
Elle entend remuer la porte
          Tout doucement.
 
Une visiteuse inconnue
Apparaît droite sur le seuil,
Blonde à la prunelle ingénue,
          Pâle, en grand deuil.

— « Ne crains rien, Jeanne, lui dit-elle,
Je porte la croix rouge au bras.
D’où je viens, comment je m’appelle,
          Tu le sauras.

« C’est Marguerite qu’on me nomme,
Et j’arrive des bords du Rhin.
J’aime un cruel et fier jeune homme,
          J’ai ton chagrin.

« Ah ! par notre commune peine.
Par nos rêves, par nos vingt ans,
Nous sommes sœurs ! Laissons la haine
          Aux combattants.

« Faisons de la charpie ensemble,
Car le sang n’a pas deux couleurs,
Et quand on aime on se ressemble.
          Mêlons nos pleurs. »


Ainsi parle la jeune femme,
Et déjà ses doigts empressés
Séparent les fils de la trame
          Pour les blessés.

DEVANT LA VÉNUS DE MILO

A Théodore de Banville.

I

Ton marbre en même temps nous dompte et nous rassure,
Statue impérieuse et sereine à la fois ;
On peut te regarder et t’aimer sans blessure,
Et noble est la leçon de tes lèvres sans voix.

Eros, le dieu léger des amours vagabondes,
Ne peut être, ô Vénus de Milo ! ton enfant :
Tu n’es pas la déesse où l’écume des ondes
Fit naitre un cœur impur, mobile et décevant ;

Non, ta forme nous parle un grave et fier langage
Qui vibre au fond de nous bien au delà des sens.
Et le philtre sacré que ton beau corps dégage
Ne trouble que notre âme et s’y change en encens.

Dans les lignes du marbre où plus rien ne subsiste
De l’éphémère éclat des modèles de chair,
Le ciseau du sculpteur, incorruptible artiste,
En isolant le Beau, nous le rend chaste et clair.


Si tendre à voir que soit la couleur d’un sein rose,
C’est dans le contour seul, presque immatériel,
Que le souffle divin se révèle et dépose
La grâce qui l’exprime et ravit l’âme au ciel.

Quel visiteur profane, hôte d’un statuaire,
Devant la forme calme et l’artiste anxieux
N’a senti l’atelier devenir sanctuaire
Au colloque muet du modèle et des yeux ?

La chair se sanctifie au cœur qui la contemple ;
Assise sur l’autel dans le temple du Beau,
Nul rêve inférieur ne l’outrage en ce temple
Où le désir se tait comme dans un tombeau.

Où n’ose tressaillir nulle autre convoitise
Que celle qui livra Prométhée au vautour,
Où la Beauté, miroir de l’idéal, attise
Une soif de créer plus haute que l’amour,
 
Où l’artiste, imposant lui-même à la Nature
Un type qu’il choisit et n’a pas hérité,
Plus que père, se donne un survivant qui dure
Aussi longtemps tout seul qu’une postérité.

La figure, à l’appel de l’ébauchoir agile,
Se laissant deviner lentement, puis saisir,
Au soleil par degrés sort de l’obscure argile
Et s’offre toute nue aux yeux purs de désir ;


Car l’anoblissement du regard que tu charmes,
O sculpture sévère, est ton plus grand bienfait ;
Ton chef-d’œuvre en éteint les ardeurs sous les larmes
Qu’arrache l’Infini caché dans le Parfait.

II

Ceux de nous que la chair a séduits par la ligne
Pleurent d’être nés tard sous nos rudes climats,
Enviant aux anciens cette fortune insigne
D’avoir connu le Beau qui ne se voilait pas.

La vue au peuple grec n’en fut pas interdite :
Sur le corps se moulait le lin souple et léger.
Heureux les Praxitèle ! ils voyaient Aphrodite
Au grand jour, en plein air, de la vague émerger.

Et, déesse mêlée aux mortelles d’Athènes,
Dans un groupe accompli, sereine, resplendir.
Et, la main sur la hanche, au retour des fontaines.
Élever vers l’amphore un bras et l’arrondir.

Drapée, et cependant fidèle à la lumière
Sous des plis peu jaloux de la dissimuler.
Sa forme souveraine, à leurs yeux coutumière,
Leur exaltait le cœur au lieu de le brûler.


Ils voyaient s’animer et s’alanguir les danses
Sans que l’allure humaine eût aucun rythme bas,
La grâce y dédaigner d’hypocrites prudences
Sans avilir jamais les gestes et les pas.

Ils y pouvaient surprendre une attitude heureuse,
Une élégance innée éclose sans efforts ;
L’âme enfin d’une race aimable et généreuse
Librement devant eux souriait dans les corps.

Mais plaignons nos sculpteurs, nés loin de la contrée
Où florissait la forme en liberté jadis ;
Jamais dans sa candeur ils ne l’ont rencontrée
Sous l’avare soleil de nos pâles midis.

Nous foulons un sol froid qu’à peine un rayon touche,
Où marchent tous les corps cruellement vêtus,
Où la chaste Beauté, menacée et farouche.
Met la peur du regard au nombre des vertus.

Enfants perdus de l’art sur ce sol impropice,
En un siècle rebelle au pur amour du Beau,
Les sculpteurs n’ont point fait le lâche sacrifice
De l’austère Idéal aux mœurs du temps nouveau.

Nous leur devons la saine et consolante joie
De voir le marbre encore offrir des traits humains.
Des contours que la force ou la grâce déploie.
Où l’homme s’est lui-même achevé de ses mains.

 

III

Quel serait notre ennui, s’il nous fallait sans cesse
Vivre sevrés du ciel obstinément voilé,
Sachant bien qu’au-dessus de la nuée épaisse
Rayonnent des splendeurs dans l’éther étoile !

Oh ! combien pèserait sur nos âmes malades
Ce lourd voile offusquant l’azur et l’horizon !
Combien se meurtriraient en vaines escalades
Nos vœux impatients au toit de leur prison !

Mais Dieu ne nous a point infligé ce supplice :
Si des astres l’hiver nous ravit la clarté,
Le brouillard se dissipe et le nuage glisse,
Et tout le firmament brille pour nous l’été !
 
Les étoiles sont loin, mais nous sommes sûrs d’elles ;
La nue en les couvrant n’est qu’un fuyant linceul ;
La nue est passagère, elles sont immortelles,
Elles luisent pour tous et jamais pour un seul.

Nulle n’est fiancée aux regards d’un seul homme.
Nulle ne peut garder sa lumière pour soi ;
Astre et belle aujourd’hui d’un éclat qu’on renomme,
Vénus se montre encore au berger comme au roi.


De la Beauté terrestre, étoile plus prochaine,
Pour les plus chastes cœurs il n’en est point ainsi !
Elle traîne, pudique, une invisible chaîne.
Voilée, hélas ! toujours comme un astre obscurci ;

Ou bien la jalousie, en éveil à toute heure,
Au regard enchanté vient barrer le chemin.
Car il faut en amour que le grand nombre pleure,
Que le bonheur d’un seul frustre le genre humain.

C’est pourquoi bénissons un art qui nous enseigne,
Par le marbre où le souffle est venu s’apaiser,
Un amour dont le cœur ne frémit ni ne saigne,
Affranchi de l’espoir et des deuils du baiser.

N’adorant que la forme où transparait l’idée,
La Beauté dont le vrai rehausse la splendeur,
Le sculpteur nous la donne auguste, possédée
Par l’admiration, gage de la pudeur.

On rougit de montrer le corps seul avant l’âme :
Cette rougeur en lui révèle un saint flambeau ;
Le sculpteur peut montrer la nudité sans blâme,
N’offrant que le Divin dans les lignes du Beau.

Saluons donc cet art qui, trop haut pour la foule.
Abandonne des corps les éléments charnels.
Et, pur, du genre humain ne garde que le moule,
N’en daigne consacrer que les traits éternels !


Car aujourd’hui, malgré les désastres sans nombre
Entassés par la flamme et le fer ennemi,
O Venus de Mile ! tu sors jeune de l’ombre
Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi.

Tu viens régénérer l’aspiration lasse.
Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ;
Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce,
Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais.

SONNET

a pasteur

Au temps d’Hercule, au temps des robustes héros,
La Nature indomptée attaquait l’homme en face ;
L’homme, à son tour, puisant dans sa vigueur l’audace,
Étreignait, front à front, le lion le plus gros.

Il conquit sur la brute, au dehors, le repos,
Mais dans son propre corps un fléau plus tenace
A, depuis, pénétré sans bruyante menace
Pour lui livrer combat cette fois en champ clos.

La maladie, obscure et traîtresse ennemie,
Étend et fait sévir sa puissance affermie
Par l’âpre et long travail de son venin vivant.

Mais tu la prends au piège où ton flambeau l’accule ;
Ton souple et fort génie, ô bienfaiteur savant,
De cette hydre invisible est le nouvel Hercule !

FLEURS D’HERBIER



 

LES SOUVENIRS

SONNET

A Madame Marthe Guéroult.

De nos émois d’enfantt le lointain souvenir
Nous est fidèle encore, en dépit des années ;
Les fleurs de notre avril en vain se sont fanées,
Leurs images en nous ne se peuvent ternir.

Mais au contraire, hélas ! voulons-nous retenir
De nos impressions les plus récemment nées,
Elles s’effacent vite et meurent, condamnées,
Moins anciennes dans l’âme, à plus tôt y finir.

Comme un prompt échanson qui, sans reprendre haleine,
Passe devant la coupe et la tient toujours pleine,
Le temps passe et remplit la mémoire à plein bord.
 
Le souvenir nouveau, c’est la dernière goutte
Qui sous le moindre heurt s’en échappe d’abord,
Tandis que la première au fond demeure toute.

LE SOIR

A l’aube, la main dans la main,
Nous suivions une allée étroite ;
A midi, sur le grand chemin,
Je marche à gauche, vous à droite.

Nous n’avons plus un ciel pareil,
Le votre est brillant, le mien sombre ;
Vous avez choisi le soleil,
J’ai gardé le côté de l’ombre.

Le jour vous rit, et sur vos pas
Le sable fin se diamante ;
Le jour pour moi n’enrichit pas
Le sol gris que mon pied tourmente.

Les chants d’oiseaux et les aveux
Vous charment le cœur et l’oreille,
La brise flatte vos cheveux,
Et vos lèvres tentent l’abeille ;


Et moi par de vaines chansons
J’attise dans mon cœur ma plaie,
Le cri des nids dans les buissons
M’attriste plus qu’il ne m’égaie.

Mais, ô mon amie, un ciel clair
Est de trop d’ivresse prodigue ;
La caresse éparse de l’air,
L’encens même des fleurs fatigue ;
 
On sent dans l’âme un cher repos
Descendre avec le jour qui baisse,
On cherche un appui, l’œil mi-clos,
La voile des désirs s’affaisse.

Ne viendrez-vous pas vous asseoir
Sur le bord obscur de la route,
Où je vous attendrai le soir.
Quand l’ombre la couvrira toute ?

UN MOT D’ENFANT

A Madame Julie de Launay.

 
J’adore les enfants, tout haut, devant eux-mêmes,
Et voyez si j’ai tort ; un marmot m’entendit
Et, de son air câlin : « Monsieur, puisque tu m’aimes,
Je te promets, dit-il, de te donner un nid. »

Un nid ! sentez-vous bien quelle divine chose ?
Cet ingénu trésor, l’appréciez-vous bien ?
Un enfant, dont le cœur pas plus gros qu’une rose
Peut tenir dans un nid, fait ce présent au mien !
 
A quelque ambitieux que hante la chimère
De graver à jamais son nom dans le granit,
Un oiseau, tiède encor des ailes de sa mère,
Offre tout simplement pour don suprême un nid !

Un nid ! c’est la chaleur intime et le murmure,
La tendresse et l’espoir dans l’ombre palpitant,
C’est le libre bonheur bercé par la ramure,
Bonheur bien enfoui, voisin du ciel pourtant.


Un nid ! mon cher enfant, il me vient une larme,
Tant ce petit mot-là m’est allé droit au cœur ;
Comme un chatouillement dont on souffre avec charme,
De mes vœux fatigués il émeut la langueur.

Ce mot a rencontré dans l’infini de l’âme
Une oasis profonde, et soudain découvert
La source qui répand la fraîcheur sur la flamme
Et fait pour un moment oublier le désert.

Enfant, prends-moi la main, je me sens seul au monde,
J’approuve, les yeux clos, ton choix que Dieu bénit ;
Des vierges sur les prés dansent là-bas la ronde,
Choisis-moi la colombe et j’accepte le nid.

SOUVENIR D’UNE SOIRÉE

DE MUSIQUE

A Madame Marie Gaston Paris.

Non, je ne suis pas fait pour ces molles soirées.
J’en sors plein de senteurs, plein de vapeurs dorées,
Et triste à fuir le monde au plus noir des forêts.

Hier elle était là, souriante, et si près !
Et je ne savais rien, je n’osais rien lui dire.
Un orchestre où vibrait l’écho de mon martyre,
Tumulte harmonieux des archets et des doigts,
Accompagnait l’essor d’une touchante voix,
Comme autour d’une fleur qui s’ouvre et s’abandonne
Un essaim de frelons capricieux bourdonne,
La presse de baisers doucement importuns
Et mêle, frémissant, le murmure aux parfums.

Elle écoutait chanter, mains jointes, comme on prie.
Moi, jaloux des accents qui l’avaient attendrie,
Inquiet et souffrant du bonheur de la voir.
J’éprouvais mon néant. Ma jeunesse, en un soir.
Comme sous le ciel terne et mouillé de l’automne

De lui-même et sans bruit l’arbre se découroune,
Dispersait dans la mort avec un froid plaisir
Toute sa frondaison d’espoir et de désir.
Vous m’êtes familiers, ô vol pesant des heures,
Soupirs que nul n’entend, larmes intérieures
Qui baignez mon orgueil généreux abaissé
Comme la pluie inonde un temple renversé ;
Mais cette angoisse-là, je l’ignorais encore.

Je partis. J’errais, l’âme embaumée et sonore,
Et, dans ma rêverie aux vagues profondeurs,
J’écoutais, en marchant, d’un monde de chanteurs
Se répondre et mourir toutes les voix mêlées,
Comme un peuple d’échos perdus dans les vallées.
O musique, torrent d’ivresse et de langueur,
Vague pour la raison, mais si précise au cœur,
Qui, surprenant dans l’air des plaintes naturelles,
Fais parler l’espérance et la douleur entre elles,
Langage universel comme l’est le baiser,
Ton sanglot doux au cœur y tinte à le briser !

Au retour, je trouvai tous mes livres d’étude
Épars dans ce désordre où se plaît l’habitude,
Et ces frères disaient : « Nous t’avons attendu ;
Quelle pâleur ! quel trouble ! imprudent, d’où viens-tu ? »
Rompant leur digue enfin, mes larmes enhardies
Coulaient, et maudissaient toutes ces mélodies,
Fleurs couvertes d’un voile, exhalant ici-bas
L’encens d’un paradis que je ne voyais pas.


« C’est fini, m’écriai-je, il faut n’aimer personne.
En moi tout ce qui brûle et tout ce qui frissonne,
Je le veux refroidir et je le veux figer !
Je serai comme un spectre à la terre étranger
Avec Dante à ma gauche et Pascal à ma droite ;
Je ferai de ma vie une cellule étroite
S’ouvrant d’un seul côté sur mon propre tombeau ;
Je n’aurai pour amis qu’un livre et qu’un flambeau ;
À l’arbre de science avare de sa sève
Opiniâtrement je grefferai mon rêve,
Et je l’y planterai jusques au suc amer
Comme un coin dans un buis sous un maillet de fer ! »
Et j’insultais l’amour comme un dieu parasite,
Épris d’austérité, plus fort qu’un néophyte
Q.ui voit en souriant tomber ses cheveux blonds.
Puis enfin (car, la nuit, les sabliers sont longs),
Roulant autour de moi son étreinte paisible,
Le sommeil, doux serpent, de son œil invisible
M’enchanta. Sur mon front les songes ont volé,
Et les ombres au jour m’ont rendu consolé.
À vingt ans pour renaître il nous faut peu de chose ;
Au salut du matin la vitre toute rose,
Un regard du soleil, tendre caresse aux yeux,
Un coin de marbre blanc dans l’or lointain des cieux,
Un lilas, un nuage, une onde, un bruit d’abeille,
Et nous voilà guéris des chagrins de la veille.
La jeunesse est si forte et si riche en amours
Que, si profonds qu’ils soient, ses désespoirs sont courts.

HASARDS

Que d’étranges hasards, de chances obstinées
N’a-t-il pas fallu pour qu’un jour
Dans la trame sans fin des brèves destinées
Nos deux âmes ensemble ici-bas fussent nées !
Et tu ne sais pas mon amour.

Sous le même soleil et sur la même terre
Se croiseront en vain nos pas ;
Le blé qui nous nourrit, l’eau qui nous désaltère
Sont les mêmes ; pourtant je vivrai solitaire
Comme si tu n’existais pas.

Et je pleure, et, jouet des forces inconnues,
Mes larmes tombent sur le sol ;
Elles sèchent bientôt, et vapeur devenues
Peut-être tu les vois errer avec les nues
Où l’oiseau se mouille en son vol ;


Et peut-être l’oiseau s’abat sur ta fenêtre,
Docile à quelque aveugle loi,
Et tu lui fais accueil, et tu baises peut-être
Comme un envoi du ciel, mais sans les reconnaître.
Ces pleurs que j’ai versés pour toi.

SONNET

Mon cœur veut s’étourdir, mais nul aveu n’en sort
Q.ui ne retourne à vous, hélas ! ou qui ne mente.
Heureux le conquérant dont vous êtes l’amante !
J’envie inconsolé la paix de son beau sort :

Il approche sans trouble et quitte sans effort
La plus charmante, et dit : « La mienne est plus charmante. »
Il aime, il est aimé, nul dieu ne le tourmente.
Il marche le front haut, le cœur tranquille et fort.

Moi que vous n’aimez pas, je palpite et je tremble
Dès qu’un jeune regard me rappelle vos yeux ;
Je le cherche et le crains sous un charme anxieux.

Et j’attendris en vain celle qui vous ressemble
Sans la bien posséder ni vous posséder mieux.
Car je suis infidèle à toutes deux ensemble.

AMIS D’ENFANCE

A Madame Marguerite Mayeur.

Il me semblait un grand garçon,
J’étais une petite fille ;
Grave il m’apprenait ma leçon
Et, tendre, il me disait gentille.

Cet enfant, quel âge avait-il ?
En vérité mon cœur l’ignore :
Toute l’enfance est un Avril,
Nous étions en Avril encore.

Comment son regard me parla ?
Je ne saurais pas bien le dire :
J’espérais quand il était là,
Depuis qu’il est loin je soupire.

N’ai-je rien oublié de lui ?
Se souvient-il de moi ? J’en doute ;
Mais sa voix, encore aujourd’hui,
Chez d’autres enfants je l’écoute.


S’il reviendra, si je l’attends,
Je ne saurais pas vous l’apprendre ;
Mais ses adieux, malgré le temps,
J’en suis encore à les lui rendre ;

Je n’ai pas compris son départ.
Ses adieux seuls m’en ont instruite ;
Ah ! quand même il reviendrait tard,
Je l’épouserais tout de suite.

L’AMOUR ASSASSINÉ

sonnet

 
Comme un pauvre honteux frappe son nouveau-né
Parce qu’il ne peut pas le nourrir sur la terre,
Et, fou de désespoir, dans un coin solitaire
L’enfouit tiède encore et mal assassiné,

J’ai frappé mon amour en naissant condamné ;
Je l’ai mis dans la fosse et j’ai clos sa paupière,
Puis j’ai roulé sur lui la plus pesante pierre,
Et je suis parti seul, de ma force étonné.

Je le croyais bien mort. Étrange découverte !
Je le revois debout sur sa tombe entr’ouverte,
Au milieu des lilas qu’avril y fait fleurir.

— « Ah ! dit-il, le front pâle et ceint d’une immortelle,
Tu ne m’as qu’étourdi, je retourne auprès d’elle ;
Ce n’est pas de ta main que je pourrai mourir ! »

A MARIE MAGDELEINE

 
Sacrifiant au repentir
Les amours que ton Maître blâme,
Après avoir sauvé ton âme,
Tu veux aussi nous convertir.

Hélas ! quand pour nous tu t’appliques
A prier Dieu de tout ton cœur,
Nous idolâtrons la langueur
De tes paupières angéliques,

L’écharpe de tes cils pieux
Dont les ombres, d’azur mêlées.
Baignent les deux molles vallées
Où luit le bluet de tes yeux ;

Tes tempes que la foi colore.
Tes mains joignant leurs doigts polis
Comme les pétales d’un lis
Qui n’a pas achevé d’éclore ;


Ta voix pure à l’accent profond,
Dont la douceur est meurtrière,
La musique de ta prière
Au bord des lèvres qui la font ;

Tes cheveux perlés de tes larmes
Et plus riches du peigne ôté,
Ta jeune et profane beauté,
Œuvre du Dieu que tu désarmes.

Hélas ! tu peux faire un martyr
De l’abandonné qui t’adore,
Mais, en priant plus belle encore,
Tu ne le feras point partir.

Il te faudrait devenir laide
Pour éteindre l’amour en nous :
Tu nous blesses, même à genoux,
Et ta blessure est sans remède.

TRADUIT D’HORACE

(liv. i, ode v)

A M. Gabriel Dehayuin.

 
Quel est, Pyrrha, le svelte et novice amoureux
Qui, baigné de parfums, sur un amas de roses,
Te presse, à la faveur de cet asile ombreux ?
Pour qui ce négligé qu’avec art tu composes ?
Ces blonds cheveux noués ? Ah ! que de fois ses pleurs
Accuseront les dieux de tes serments trompeurs !
Combien les âpres flots qu’un sombre autan soulève
Surprendront cet enfant qui n’y pense jamais !
L’or de ta voix l’abuse, il en jouit en paix.
Favorable toujours, toujours sienne il te rêve ;
Ignorant que la brise a de traîtres retours,
Il espère ! Malheur à ceux dont les amours
S’embarquent sur la foi de tes grâces candides !
Pour moi, sur le tableau votif il est gravé
Qu’au temple du puissant dieu de la mer, sauvé,
J’ai suspendu mes vêtements humides.

MAJORA CANAMUS



 

LA PHILOSOPHIE

sonnet

sur une statuette de simart

A Madame Aimée Millard.

 
Cette femme qui, triste, en soi-même descend.
Debout, le front penché, c’est la Philosophie.
Solitaire, dans l’ombre elle entre, et se confie,
La main sur la poitrine, à l’appui qu’elle y sent.

La terre, les saisons, l’azur resplendissant,
Toutes les voluptés trompeuses de la vie,
Les choses qu’on peut voir, ne lui font point envie,
Elle réclame et cherche un éternel absent.

Vierge auguste, je t’aime et je connais ta peine.
En approchant de toi, je retiens mon haleine,
Pour que nul souffle humain ne trouble ton labeur,
 
Car j’attends de ta bouche à se taire obstinée,
Le mot que je désire et dont pourtant j’ai peur,
Le mot de ma naissance et de ma destinée.

MÉTAPHYSIQUE

A Madame Ackerman.

Quand l’homme, jusqu’alors ouvrier sans repos,
De la terre eut conquis la face et les entrailles.
Autour de lui rangé les pierres en murailles,
Les bétes en troupeaux,
Il usa noblement de son loisir de maître.
Hanté par un plus haut souci,
A la Nature il s’était fait connaître,
Il voulut la connaître aussi.

Mêlant un clair sourire au sourire de l’onde,
La radieuse Aurore, ainsi qu’un don d’amour,
Semblait dans une rose immense offrir au monde
La candide primeur du jour.
Et, tressaillant, pareille à la baigneuse blonde
Qui rougit et frissonne au sortir de la mer,
A l’orient teignait de pourpre et d’or l’éther.
L’homme sous le baiser des rayons aux prunelles
S’attendrit et posa la main sur son côté :
Les formes lui rendant son cœur visible en elles,
Il nomma la Beauté !


Puis le soleil chassa les vapeurs de rosée,
Et l’horizon sans fond parut à découvert ;
La frêle borne au loin par le matin posée
Tomba, montrant à nu l’horreur du bleu désert.
L’homme conçut alors que l’esprit porte une aile
Qui devance toujours les yeux
Mais devrait épuiser la durée éternelle
Pour épuiser la profondeur des cieux.
Sondant l’abîme où court la terre, humble suivante,
Et songeant que lui-même est à la terre uni.
Saisi d’une sublime et pieuse épouvante,
Il nomma l’Infini !

Puis le soir, quand il vit, dans l’ombre et le silence,
Les globes monstrueux, jaloux de s’épouser
Mais contraints à se fuir par le bras qui les lance.
Essayer sans relâche un aveugle baiser,
Sentant que l’harmonie, œuvre d’une prudence.
Est l’œuvre d’une liberté.
Il reconnut l’indépendance
Au bras qui précipite et n’est pas emporté,
Au moteur primitif, aîné de toutes choses.
Dont l’acte est sans caprice et sans chaînes voulu.
Et, saluant la première des causes.
Il nomma l’Absolu !
 
Enfin, comme il voyait, malgré la longue épreuve
D’un incessant travail, la matière durer,

Et des mondes anciens sous une forme neuve
Le poids persévérer,
Au flot des changements comme au courant d’un fleuve
Sentant qu’il faut un lit, immuable support,
Une source où la vie incessamment s’abreuve,
Il nomma la Substance où se heurte la Mort !

Heureux d’un ferme appui, fort d’une foi sensée.
De ses grossiers autels il négligea le feu,
Et, fier de n’obéir qu’aux lois de la pensée.
Il sut alors qui nommer Dieu !

LE TOURMENT DIVIN

A Madame Louise Labélonye.

I

Dur caillou de la route, aveugle et sourde pierre
Où la lime du temps semble avoir ébauché
Un œil qui dort voilé d’une morne paupière,
En te foulant je sais que je n’ai pas marché
Sur une forme née avec la vie en elle,
Et que si mon talon t’arrache une étincelle,
C’est un feu sans regard à la nuit arraché.

Mais le peu que tu vaux importe à la Nature :
Elle a fait un dépôt de ses forces en toi ;
Pour composer un sol à quelque fleur future,
De tous tes éléments elle a marqué l’emploi.
Tu dors à ta manière, et peut-être ton somme
Est-il frère lointain des noirs sommeils de l’homme,
Où la vie accomplit aveuglément sa loi.

O lis pur, languissant et pâle, où s’est posée
Cette goutte qui tremble et roule comme un pleur,
Je sais bien que cette eau n’est qu’un peu de rosée

Et que nul vrai chagrin n’a causé ta pâleur ;
Mais cependant tu vis ! et si tu n’as point d’âme,
Quelque ombre d’âme en toi déjà rêve et se pâme,
Avec une ombre aussi de joie ou de douleur ;

Il ne fait pas sans doute une nuit si complète
Dans ton être vêtu de la candeur du jour,
Que nul rayon n’y filtre et que rien n’y répète
La vague obsession des zéphyrs d’alentour.
Non, certes, pas un être en la Nature entière,
Dès qu’il tend vers l’azur, n’est tout à fait matière ;
En toi vibre un écho, faible et lointain, d’amour !

Frais papillon, dont l’aile en oscillant voltige
Autour de ce beau lis, et qui, blanc comme lui.
Sembles vaguer dans l’air comme une fleur sans tige,
Tu vis plus que la fleur ; sans connaître l’ennui
D’une immobilité qu’un soufiîe ébranle à peine,
Toi tu vas, à ton gré, du lis à la verveine,
Et peux sucer demain d’autre miel qu’aujourd’hui.

Nourri de sucs plus fins qu’un sens devine et goûte,
Tu jouis davantage et tu discernes mieux ;
Ta face offre au soleil des miroirs, et, sans doute,
Ce que tu vois du monde apparaît à tes yeux
Comme une mosaïque aux teintes délicates.
Un chaos nuancé d’opales et d’agates,
Confus mélange en toi de la terre et des cieux.


Et toi, joyeux enfant, qui dans l’herbe te plonges,
A peine plus haut qu’elle, et poursuis des deux mains
Ce papillon fragile, errant comme tes songes,
Leurre capricieux de tes pas incertains,
Tu vis plus que l’insecte, et la petite flamme
Q.ui sous ton front s’éveille et vacille, c’est l’âme !
C’est l’étoile qui pense au fond des yeux humains ;

Comme un cristal ajoute une ampleur mensongère
Au moindre objet cerné dans ses confins étroits,
La jeune illusion de tes yeux t’exagère
Le jardin paternel moins grand que tu ne crois ;
Pour toi finit le monde où ton horizon cesse ;
Pour toi tout le bonheur tient dans une caresse,
Toute la vérité dans un signe de croix.

Enfin, moi qui suis homme et juge davantage,
Dont le cerveau s’éclaire au foyer lumineux
Que des penseurs sans nombre ont accru d’âge en âge,
Je n’en sais guère plus : dans l’ombre où je me meus
Ces clartés ne me font qu’un douteux crépuscule
Et l’horizon du monde en vain pour moi recule ;
Frère aîné des enfants, j’interroge comme eux.

Comme eux, j’attends ce soir l’aurore en confiance.
Je sais qu’elle est fidèle et j’ignore pourquoi,
Mais seulement plus vain j’ose nommer science
L’ordre et non la raison de mes actes de foi ;
Dupe comme eux, je prends pour les choses réelles

Les spectres de mes sens hallucinés par elles,
Le mirage imposteur de la Nature en moi.

Donc en tous les vivants, de la plante à la béte
Et de la bête à l’homme, un coin de l’Infini,
Qui va s’élargissant, par degrés se reflète ;
C’est un réveil en eux qui s’opère à demi
Au milieu d’une nuit de moins en moins profonde ;
C’est le réveil multiple et graduel du monde
Au branle de ses lois qui n’ont jamais dormi.

II

Comme on voit, à Noël, toute une cathédrale
Surgir illuminée en pleine nuit d’hiver :
La crj’pte, secouant sa torpeur sépulcrale,
Réveiller les rougeurs de ses lampes de fer ;

Puis, plus haut, dans la nef où déjà l’encens fume,
Les ténèbres autour des piliers tressaillir,
Et les feux qu’un tison de lustre en lustre allume
Au bout des cierges poindre et tour à tour jaillir ;

Puis, par degrés montant et croissant, la lumière
Gravir le maître-autel sur les grands chandeliers
Oui, de plus en plus beaux d’ouvrage et de matière
Vers la coupole d’or s’étagent par milliers ;


Ainsi tout l’univers, temple aux arches énormes,
Par degrés s’illumine en son antique nuit.
Et ses porte-flambeaux sont les vivantes formes
Où la Pensée attend, couve, palpite et luit.

Aube intime du monde, âme de toute chose,
Sans cesse la Pensée en quête d’horizon
Monte de forme en forme, avec la vie éclose,
Tour à tour songe obscur, pâle image, et raison !

Sa lueur, que propage à travers l’ombre épaisse
L’aile en feu de l’amour, d’âge en âge grandit,
Et de la plus intime à la plus noble espèce
Aux fronts toujours plus droits rayonne et resplendit.

Poursuivant un miroir où sa loi se révèle
Toujours plus lumineuse à chaque être nouveau,
Dans l’argile plus fine où plus de jour se mêle
Le monde entier travaille au suprême cerveau.

Mais l’œuvre à l’infini lentement se prolonge ;
La poussière des jours tombe du sablier,
Et l’éternelle ébauche en est encore au songe,
Ne faisant qu’entrevoir, hélas ! et qu’oublier.
 
Quand donc sur la dernière assise enfin gravie.
Après avoir monté tous les degrés du ciel,
Trônera la Pensée au faîte de la Vie,
Conscience du monde et phare universel !


Tant de rêveurs sont nés dont ne reste plus trace !
Quand donc aura trouvé sa figure et son lieu
Le prince et le dernier de la plus haute race.
Le vivant idéal qu’on doive nommer Dieu !

III

De la pierre à la fleur, de la fleur à la bête,
Jusqu’à l’homme, en chaque être ici-bas quelque instinct
L’incite à regarder au-dessus de sa tête
Vers l’être plus vivant que jamais il n’atteint.

Quelque lambeau du ciel en tous les yeux miroite ;
Chaque être en voit sa part, mais sent le reste ailleurs,
Et ceux qui n’ont d’en bas qu’une éclaircie étroite
Admirent l’ample azur des yeux supérieurs :

Le caillou, plus aveugle encore que la plante,
Voudrait autour du lis ramper, s’il remuait,
Chercher son ombre au bord de la route brûlante
Et l’appeler son Dieu, s’il n’était pas muet ;

Et peut-être, à son tour, la fleur adore, émue,
Les yeux du papillon, sans se dire : « Je sens. »
Peut-être, quand il passe, elle aspire et salue
Et de tout son parfum lui fait presque un encens ;


Et quand un enfant rôde au milieu des pervenches,
Les papillons jamais n’osent baiser ses yeux,
Et même quand il dort, sous ses paupières blanches
Ils semblent respecter un ciel mystérieux ;

C’est le respect sacré qu’inspire aux bétes l’homme.
Les bétes ont un Dieu qui ne se cache pas ;
Aussi, de quelque nom que notre orgueil le nomme,
Leur culte est le plus vieux des cultes d’ici-bas.

IV

Voir un être où palpite une plus haute vie,
D’un plus lucide esprit, d’un corps plus achevé,
Voir plus qu’on n’imagine ! Ah ! combien l’homme envie
Cet idéal, réel au lieu d’être rêvé !

Sur la terre, où le chien peut caresser son maître,
L’honneur du premier rang nous condamne à chercher
Dans le ciel notre Dieu, sans le jamais connaître.
Et nous n’avons pas même une main à lécher.

L’humanité demande à qui passer la flamme,
Après l’avoir portée aussi haut qu’elle a pu,
En quel être plus beau va s’épurer son âme,
Et sent au-dessus d’elle un échelon rompu ;


En vain cette princesse au vasselage aspire,
Rougissant d’imposer à des brutes sa loi,
Comme un tyran, honteux d’un trop abject empire,
Veut relever sa gloire en servant un grand roi ;

Elle imagine en vain la race olympienne ;
Elle a beau, lui prêtant ses instincts de bourreau.
Mêler, pour l’émouvoir, si peu qu’elle en obtienne,
Le sang d’Iphigénie à du sang de taureau ;

Elle a beau confîer aux mains des Praxitèle
Un marbre pur docile au pur ciseau païen ;
Le génie inventeur et la pierre éternelle
N’ont pas produit ensemble un front égal au sien !

N’ayant pu faire entrer son Dieu dans nulle idole,
Elle a beau l’incarner dans son propre limon.
Vouloir que ce soit lui désormais qui s’immole,
Et que, saignant pour elle, il mérite en son nom ;

Elle a beau, soupçonnant que tout dogme l’abuse,
Mais trop seule pour vivre en se passant de foi,
Du monde entier se faire une idole confuse,
Ou même insolemment s’écrier : « Dieu, c’est moi ! »

Elle se connaît trop pour s’adorer soi-même,
Et le Tout n’est personne et ne peut être aimé ;
Son Dieu fuit son amour dans quelque astre suprême,
Dans un vague empyrée à ses regards fermé.

V

O vous, sereines créatures
Dont l’humble rang borne les maux,
Rochers, fieurs, forêts, animaux,
Exempts des sublimes tortures.
N’enviez pas sa primauté
A votre noble et tristre maître ;
Si grand qu’il vous puisse paraître
Il porte une plaie au côté.

De tous les vivants de la terre
Le plus partait, le dernier né,
L’homme se sent abandonné ;
Son culte lui reste un mystère.
Tandis que la faux et le frein
Vous font haïr sa tyrannie,
Il épuise, lui, son génie
A découvrir son souverain.

Après qu’il a de mille images
Peuplé d’innombrables autels,
A d’éphémères Immortels
Rendu d’infructueux hommages,

Après qu’il a tout adoré,

Jusqu’à la brute sa servante,
Sa solitude l’épouvante,
Son Dieu lui demeure ignoré.

Et sous l’Infini qui l’accable.
Prosterné désespérément,
Il songe au silence alarmant
De l’Univers inexplicable ;
Le front lourd, le cœur dépouillé,
Plus troublé d’un savoir plus ample,
Dans la cendre du dernier temple
Il pleure encore agenouillé.

LES CHERCHEURS

A la comtesse Diane

Jadis l’unique objet des plus hardis voyages,
C’étaient d’illustres rapts ou d’opulents pillages,
Des monstres à détruire ou des viols à venger ;
Les conquérants, jaloux d’éblouir leur patrie,
Suspendant le trophée à la poupe fleurie,
Revenaient la main pleine et le cerveau léger.

Plus tard des curieux, pour devenir des sages,
Allant de ville en ville éprouver les usages,
D’une police heureuse ont fait leur toison d’or ;
Puis ce fut l’ère enfin des hautes disciplines,
Dont le culte a poussé sous les volcans les Plines,
Et la vérité pure eut l’appât d’un trésor.

Colomb n’eut de butin que la vérité pure ;
De la terre il surprit seulement la ceinture,
Laissant les rois jouir de sa fécondité ;
Le premier qui du pôle affronta les banquises
Ne courait point chercher dans les glaces conquises
Un climat moins cruel que le climat quitté.


Le premier qui brava l’aridité des sables,
Sans espoir d’y marquer des pas ineffaçables,
Seulement pour chercher où commence le Nil,
N’eût point pour un Pactole abandonné ses courses,
Mais la soif de savoir, qui pousse l’âme aux sources,
Lui fît, mieux qu’un mirage, oublier le péril.

Et quand, pour y crier l’eurêka d’Archimède,
Montgolfier fend les airs, quel démon le possède
Sinon l’amour du vrai qu’Archimède a senti ?
Goûtant, plus que l’orgueil de se donner des ailes,
Le triomphe annoncé des lois universelles,
La fierté du penseur de n’avoir pas menti.

Tous, obscurs ou fameux, cherchent avec vaillance.
Le plus humble tribut qu’on verse à la science
Souvent pour l’enrichir fait plus qu’il ne parait.
Seul l’avenir en sait le prix et le mérite ;
Aussi, devant l’énigme au front du monde écrite,
Chacun brûle de lire un mot du grand secret.

Comme un python géant caché sous les broussailles,
Quand reluit au soleil une de ses écailles,
Par ce furtif éclair est trahi tout entier,
Le Vrai n’offre de soi nul indice inutile :
Une écaille qui brille au dos de ce reptile
Le livre à ses chasseurs dans son plus noir sentier ;


Car, soudés bout à bout, ses anneaux innombrables
Dans tous les nœuds qu’ils font restent inséparables.
Et tous au choc d’un seul vibrent en même temps ;
Mais nul ne voit d’abord, du seuil de la tanière,
La première vertèbre ébranler la dernière,
Dans ce monstre enroulé, la queue entre les dents !

Platon crut cependant rencontrer ses prunelles.
Et contempler au fond les formes éternelles.
Dont le moule s’impose aux accidents divers ;
Hier même, semblable ati damné que vit Dante
S’assimiler le corps du serpent qui le hante,
Hégel sentait en lui s’engendrer l’Univers.

Mais si haut qu’atteignit l’effort de son génie,
Ce téméraire élan fut l’extrême agonie
De la Chimère antique, échouée à jamais,
Fossile gigantesque et pareil à l’épave
D’un dragon naufragé, mais dont l’essor se grave
En des rocs enfouis qui furent des sommets !

Aveuglés par la brume ou la splendeur des cimes.
Ils ont pu s’égarer, ces chercheurs magnanimes !
Pour tout voir au grand jour ils ont du moins tenté
Du suprême plateau la route âpre et sans roses.
Leurs aspirations vers la cause des causes
Ont de l’homme avec Dieu prouvé la parenté.

SONNET

sur le tremblement de terre

de casimicciola

A Madame Emma Albaret.

Quelle estime fois-tu de ton chef-d’œuvre, ô Terre
L’homme est ton dernier né ; dans les fleurs tu lui ris,
De tes sucs les meilleurs longtemps tu le nourris,
Et tu filtres tes eaux pour qu’il s’y désaltère ;

Puis, pendant qu’il se fie à ton sein tutélaire,
L’écrasant tout à coup, brute sourde à ses cris,
Tu changes pour ton fils en tombeau ses abris,
Ta douceur prévoyante en aveugle colère.

Quand tu jettes ce traître et cruel désarroi
Dans les travaux savants de sa main créatrice,
Sans craindre que l’artiste avec l’œuvre périsse.

Lui veux-tu rappeler par un subit effroi
Qu’il tette par faveur une fière nourrice
Dont, malgré son génie, il n’est jamais le roi ?

DANS UNE ÉGLISE

devant un vieux tableau

A Madame Betzy Derosne.

 
Le Christ a prié seul, il vient de la montagne ;
La lumière en tremblant le vêt et l’accompagne,
Il marche sur la mer,
Car tous les éléments à l’envi le saluent :
Ils savent quel il est, et ses yeux les remuent
Du ciel jusqu’à l’enfer.

Ses disciples ont peur, et Pierre lui dit : « Maitre,
Si je marchais sur l’eau j’irais vous reconnaître. »
Il répond : « Viens à moi ! »
Pierre va. Tout à coup s’élève une tempête.
Il chancelle, Jésus dans sa chute l’arrête :
« Homme de peu de foi ! »

— « Vous êtes fils de Dieu, » lui dirent les apôtres.
Ils ne doutèrent plus. Ils l’ont vu ! mais nous autres,
Ne douterons-nous pas ?
Nous ne demandons point de marcher sur les ondes,
Mais seulement, ô Dieu ! qu’une fois tu répondes
Quand nous crions d’en bas.


Bien souvent, accablés, nous implorons des ailes
Sans entendre jamais des hauteurs éternelles
Tomber ce mot : « Venez ! »
Devant l’Infini sourd au vœu, sourd à la plainte,
Humbles comme tes fils devant la table sainte.
Nous songeons, prosternés.

Ah ! s’il faut, pour te voir, que notre orgueil pâtisse,
Que nous nous confessions dénués de justice,
Pauvres de vérité,
Que, las d’interroger, nous te rendions les armes.
Que nos déceptions aient épuisé nos larmes,
Nous t’avons mérité !

SONNET

A Madame Amélie Hayem

Pascal, qui, tourmentant ton grand cœur attristé,
Eu sublimes efforts épuises ton génie
Pour terrasser le doute et mettre en harmonie
La misère de l’homme avec sa majesté,

Tu sens par la raison le Credo contesté,
Et, lutteur isolé dans l’arène infinie,
Tu combats, une main de ton compas munie,
L’autre cachant ta plaie où le dogme est resté.

Que n’es-tu né plus tôt concitoyen d’Euclide !
Ou plus tard, dans notre âge où tout le ciel se vide
De ses Dieux obscurcis pour s’emplir de soleils !

Nous te verrions, exempt d’une foi qui torture.
Fier penseur, présider sans trouble à nos réveils,
Et, l’âme libre et saine, affronter la Nature.

LA MARÉE

A Madame Émilie Chambre.

Sur les vivants, bêtes et plantes,
Qu’ont lassés les feux du soleil,
De ses urnes sombres et lentes
Le soir épanche le sommeil.

Le vent tombe, mourante haleine
Où semble expirer un secret ;
Tout dort sur le mont, dans la plaine,
Et sous l’immobile forêt.

Le Ciel et la Mer se regardent.
Seuls vibrent à travers la nuit
Les traits d’or que les astres dardent,
Seules les vagues font leur bruit ;

Au roc poli comme une armure
Par leur âpre et fougueux assaut
Elles se heurtent. Leur murmure
Trouble le silence d’en haut.


— « Toutes les lèvres sont fermées,
Dit la Mer, tous les yeux sont clos ;
Aux douleurs par l’oubli charmées,
Grand Ciel, tu verses ton repos.

« Mais moi, je veille et me lamente.
Moi seule tu ne m’endors pas ;
Un fouet invisible tourmente
Mes flots éternellement las ;

« Et quand, secouant leur martyre,
Ils se soulèvent courroucés,
Ils sentent leur poids qui les tire,
Dans leur lit jaloux repoussés.

« Étoiles, que je vous envie !
Le Zodiaque tourne en paix
Sur la courbe déjà suivie
Dont il ne s’écarte jamais ;

« Mes eaux s’entrechoquent sans trêve
Dans leur combat toujours nouveau ;
Leur foule en vain de grève en grève
Court après son fuyant niveau,

« Jouet d’une chaîne ennemie
Et d’un implacable aiguillon,
Elle a, pour un jour d’accalmie,
Des siècles d’agitation.


« Parmi les peines innombrables
Qui font de ce monde un enfer,
En vois-tu qui soient comparables
Au tourment qu’endure la Mer ? »

Des tempêtes et des désastres,
De tous les maux d’en bas témoin,
Le Ciel, sublime océan d’astres.
Entendant cet appel au loin,

Répond : « Ton sort n’est point le pire !
Plains la race au rêve anxieux
Dont le front à m’atteindre aspire
Et qui rampe en levant les yeux ;

« Plains, ô Mer, plains la race humaine
Au bras si frêle et si petit !
Ta masse en se ridant à peine
Brise son œuvre et l’engloutit.

« Ah ! si grand qu’il soit, son génie
Ne fait qu’à tâtons explorer
Avec une sonde finie
L’Infini qu’il doit ignorer.

« Moins vains sont tes bruyants tumultes
Que ses guerres et ses discours
Pour des frontières et des cultes
Qu’elle change et défend toujours.


« Elle aussi, que tant de querelles.
Hélas ! n’équilibrent pas mieux,
Porte envie aux lois éternelles
De mon grand peuple harmonieux.

« Vous êtes captives ensemble ;
Son malaise est pareil au tien,
Et son élan vers moi ressemble
A ton élan quotidien ;

« Comme la marée obstinée
Pour te relâcher te reprend,
Son histoire à sa destinée
Tour à tour l’arrache et la rend ;

« Comme vers Phœbé tu t’efforces
Sans fin par un attrait fatal,
Elle lutte sous les amorces
De l’inaccessible Idéal ! »

LA CORDE RAIDE

A Madame Aimée Godard.

Prudente équilibriste à l’œil fixe, au pas lent,
Ma raison se confie au doute vigilant
Et résiste à deux voix qui dans le cirque intime,
L’obsédant tour à tour, l’inclinent vers l’abîme.
L’une lui souffle : « L’homme, en naissant faible et nu,
Se prétend créé prince et n’est qu’un parvenu.
La terre, sa première et dernière patrie,
Ne fut pas pour lui plaire et le servir pétrie :
Il n’y défend ses jours que par d’affreux combats.
Elle voit sa misère et ne s’en émeut pas ;
Le sang que font couler l’injustice et la force
Inonde impunément son insensible écorce.
Aveugle, avant qu’il fût elle tournait sans lui
Et sans lui tournerait demain comme aujourd’hui.
Le doigt sûr qui traça son immuable orbite
N’en prit pas la mesure à ce nain qui l’habite,
Et n’eut point, en réglant sa carrière et son pas,
Ô mortels, le souci d’illustrer vos compas.
Son moteur éternel confond votre génie,
Et vos pleurs de sa loi troublent peu l’harmonie.

Vos cités, vos chemins, vos moissons, vos troupeaux,
Vos codes, vos outils, vos armes, vos drapeaux,
Qu’importe à l’Infini ? La terre en paix chemine
Et laisse fourmiller sur son dos sa vermine. »

— « Ô majesté du front ! chante alors l’autre voix,
Triomphe du vouloir sur l’instinct par le choix !
Puissance de la main ! don sacré du langage !
Hyménée où l’amour à se poser s’engage !
De l’homme sur la brute auguste primauté
Ô justice ! Ô tendresse ! Ô science ! Ô beauté
Ce que vous animez de terrestre matière
N’est, il est vrai, qu’un point dans la Nature entière,
Mais plus vaste qu’un ciel et libre comme Dieu
L’âme est une étrangère en ce grossier milieu ;
Son espace est ailleurs, elle n’est pas mortelle,
Tout le poids des soleils ne pourrait rien sur elle !
Oui, l’homme est bien un roi : nul ne connaît l’ennui,
Et nul ne peut sourire, en l’univers, que lui ! »

Pour moi qui n’ose point sous mon front éphémère
De l’immortalité caresser la chimère.
Et ne me reconnais ni vermisseau ni roi ;
Qui, des pensers d’un peuple héritier malgré moi,
Écho de ses leçons dans mes propres études,
Penserais autrement sous d’autres latitudes,
Dont l’amour par les sens captif impur du sol
Ne peut pourtant rêver sans jalousie au vol,
Et dont l’intelligence, éclair furtif, en elle

Mire, avec l’infini, la durée éternelle,
Je ne saurais sans peur et sans témérité
Élire la doctrine où gît la vérité.
Non ! ma raison, debout sur une corde étroite,
Avec un balancier qui penche à gauche, à droite,
Maintient son équilibre au prix de son repos
Jusqu’au bord de la tombe, où, sombrant, les yeux clos,
Elle s’endormira sans regard en arrière
Ni blasphème enfantin ni suspecte prière,
Refusant tout du cœur, même le désespoir,
Fidèle sans salaire à son cruel devoir.

SONNET

A Madame Alice Renard.

 
L’instinct le plus puissant et le plus noble vœu
Sont tous deux dans le cœur satisfaits sur la terre
Par l’accord simple et doux, que nul conflit n’altère,
De l’amour maternel avec l’amour de Dieu ;

L’un, né fidèle, exempt de serment et d’aveu,
Est de la race en fleur le pur dépositaire ;
L’autre verse avec foi sur l’éternel mystère,
A défaut du grand jour, la lueur de son feu.

Ô mères ! le Calvaire à bon droit vous attire,
Car votre chair aussi pour nous souffre un martyre.
Et Bethléem a fait un autel d’un berceau.

Moi, qu’attriste et confond la Nature insensée,
Créatrice à la fois du tigre et de l’oiseau,
Que ne puis-je endormir par mon cœur ma pensée !

POUR LES ARTS

SONNETS



 

LA GOUTTE DE NECTAR

sonnet

a madame a.-m. blanchecotte

 
Par-dessus l’Océan, les monts et les déserts.
Portant à boire aux dieux sous la sublime voûte,
Ganymède épandit du nectar sur sa route,
De son flacon d’onyx orné de jaspes verts.

La liqueur, en tombant dans la coupe des mers,
Devait bientôt s’y perdre et la parfumer toute,
Quand le Zéphyr passant recueillit cette goutte,
Et, fier de son fardeau, le berça dans les airs ;

Puis aux lèvres de l’homme, humble encore et sauvage.
Il alla déposer le dangereux breuvage
Comme un baiser du ciel, mêlé d’ambre et de feu.

L’homme a connu ce vin dont la saveur altère,
Et n’en voulant plus d’autre il a maudit la terre
Trop pauvre pour suffire aux grandes soifs d’un dieu.

SONNET

a frédéric mistral

 
Dans ta Provence, où l’air est moins troublé qu’ici,
En paix, au grand soleil, Mistral, tu peux encore
Chanter les cœurs qu’allume et les fronts que décore
Un ciel chaud dont l’azur n’est jamais obscurci.

A nos subtils pensers dont tu n’as point souci,
A nos vagues tourments que ta verdeur ignore
Tu n’as jamais prêté ton langage sonore,
Trop ingénu pour eux, trop éclatant aussi.

Nous, nous voulons toucher tout ce qui nous dépasse,
Nous posons, curieux, dans l’âme et dans l’espace,
Sur tous les infinis la loupe et le compas ;

Toi, dont la Muse, au lieu d’explorer, se rappelle,
Fidèle en haut à Dieu, fidèle au peuple en bas,
Tu puises les beaux vers à leur source éternelle.

SONNET

a paul sédille

Le visage d’un temple est immatériel.
L’Architecture a mis au cœur glacé des pierres
Et sous le voile épais de leurs pales paupières
Un grand rêve, et leur peuple est monté vers le ciel.

Servante auguste, elle a pour œuvre essentiel
D’opposer une armure aux saisons meurtrières,
Mais elle est votre sœur, divines ouvrières !
Abeilles, qui puisez le ciment dans le miel ;

Car, butinant la grâce, elle extrait des acanthes,
Des roses et des lis, leurs lignes élégantes,
Miel des yeux et pour l’âme ingénieux appâts ;

La frise imite un lierre et la colonne un arbre ;
Mais l’édifice entier sans modèle ici-bas
Prend l’essor idéal d’une musique en marbre !

DEVANT L’APOLLON DU BELVÉDÈRE

sonnet

a charles degeorge

L’horizon verse en nous l’allégresse ou l’ennui,
Le monde intérieur se teint du jour solaire :
Le climat laisse empreint son vivant similaire
Dans l’âme et le roseau qu’elle a pour frêle étui,

Et la beauté du corps n’est que l’hymen en lui
De sa terre natale et du ciel qui l’éclairé ;
Elle est de leur baiser l’ouvrage séculaire,
Ébauche heureuse, encore à parfaire aujourd’hui.

O Sculpteur ! plus puissant que la Nature même,
Tu coules en airain son modèle suprême
Dans le moule idéal qu’elle n’a pas rempli ;

Ton regard dans la forme humble encore devine
Le pur contour élu par son type accompli :
On te la livre humaine, et tu la rends divine !

SONNET

a louis leloir

Pendant que ton laurier, dépassant les cyprès,
Reverdit sous les pleurs, glorieuse rosée.
Je cherche et ressaisis ton âme, déposée
Dans l’image où ta main l’a mêlée à mes traits ;

J’évoque en ce chef-d’œuvre admiré de plus prés
Ton intime personne à ma forme infusée,
Toute la part de l’homme au tombeau refusée !
Et tes coups de crayon s’y montrent deux fois vrais.

Deux fois révélateurs ! car ils y font revivre
Ta propre vision jalouse de poursuivre
Au fond de mon regard ma pensée et mon cœur.

Ta main, sur le papier, de son plus noble geste
A repoussé la Mort et frustré sa rigueur :
Ta vie inaltérable avec la mienne y reste !

SONNET

a tony robert fleury

Oui, le suprême arbitre en peinture, c’est l’œil :
Nulle inspiration, si l’artiste le blesse,
Ne saurait du pinceau racheter la faiblesse ;
L’œil réclame un plaisir même aux couleurs du deuil.

Mais, tu le sais aussi, l’âme humaine est l’orgueil
Et l’honneur de la terre, et le peintre qui laisse
Une œuvre où l’âme imprime à la chair sa noblesse,
Des plus nobles regards s’est assuré l’accueil.

Cher Tony, tant qu’au ciel Varsovie et Corinthe
Montreront dans les cœurs et les marbres empreinte
La souillure des viols par la force commis,

Que le Juste et le Beau se vengeront des armes
Par les pleurs indignés de leurs derniers amis.
Tu charmeras les yeux en arrachant des larmes.

SONNET

a henner

La terre avec lenteur, dans les âges anciens,
Apprêtait sa palette en composant sa flore.
Fleur suprême, la chair attendit pour éclore
L’essai soigneux des tons dignes d’être les siens.

Lors parut la Beauté, qui par de forts liens
Traîne à ses pieds l’Amour dont le soupir l’implore.
Forme qu’un sang vivace et printanier colore.
Le plus suave, hélas ! le plus frêle des biens !

Mais les peintres, rivaux heureux de la Nature,
Prêtent à cette forme une splendeur qui dure
Et nous ravit les yeux sans nous coûter un pleur.

Grâce à toi, sans souffrir, nous l’aimons sur la toile
Comme dans l’ombre un lis dont l’exquise pâleur
Blondirait au baiser vif et doux d’une étoile.

SONNET

a carolus duran

Combien de fronts jadis le soleil éclairait
Dont pas un jusqu’à nous n’a traversé les âges !
La Nature produit d’innombrables visages
Dont il ne reste plus dans la tombe un seul trait.

C’est pourquoi sans l’artiste à jamais périrait
La forme des héros, des rêveurs et des sages ;
Tous les corps ici-bas font de si courts passages.
Heureux celui que sauve un immortel portrait !

Le portrait fait durer l’âme dans la matière :
Mon âme par la toile est reflétée entière,
Ô Carolus, j’y sens respirer mes douleurs.

Ton pinceau dans mes yeux a surpris ma pensée ;
Elle vivra par toi mêlée à tes couleurs
Longtemps après les vers qui l’auront cadencée.

VAN DYCK

sonnet

a madame jeanne guiffrey

 
Rubens est bien ton maître, ô Van Dyck ! c’est bien lui
Dont l’influence altière en ton œuvre s’accuse ;
Ta palette lui doit le prisme dont elle use
Et la fécondité qu’on t’envie aujourd’hui.

Mais tu n’empruntes pas à la leçon d’autrui
La suprême élégance en tes portraits infuse :
Ce don que la Nature à de plus grands refuse
De ta gloire est le propre et le solide appui.

L’enfance admire en toi son naïf interprète ;
Ton pinceau n’apprit pas la noblesse qu’il prête
A ses modèles, tous ou princiers ou divins ;

Non, cette grâce tendre à ce goût fier unie,
Pour l’inspirer, l’exemple et le conseil sont vains :
C’est ta mère, après Dieu, qui t’a fait ton génie.

SONNET

a emmanuel lansyer

 
La face de la terre a l’attrait d’un visage,
Et l’horizon changeant selon l’heure est pareil,
Tour à tour assombri, blêmissant ou vermeil,
Au front où les pensers impriment leur passage.

Toi qui fais de la brosse et de la lyre usage
Pour célébrer les champs, la mer et le soleil,
Éclaire mon regard de ton savant conseil,
Inspire-moi l’amour calmant du paysage !

Peintre, donne à mon cœur des leçons par les j’eux ;
Poète, dicte-moi les mots harmonieux
Dont la sonorité rend la couleur des choses !

Car je veux oublier, ivre d’air et d’azur.
Pour les sites charmants, sereins, ou grandioses.
Un monde où rien n’est vrai, ni sublime, ni pur.

SONNET

a madame la vicomtesse de grandval

 
Les rumeurs de la mer et les soupirs des bois
Expriment la douleur ou farouche ou touchante,
Mais l’on sent, plus troublé, quand c’est l’homme qui chante,
Le cœur et l’air vibrer ensemble dans la voix ;

Que des sons fraternels sous l’archet et les doigts
Servent la plainte humaine, elle est plus arrachante,
Elle déchire l’âme et cependant l’enchante
Par un céleste écho des terrestres émois.

Et souvent la Musique est plus puissante encore :
Son charme ouvre à l’extase un paradis sonore.
De sublimes séjours à la terre inconnus ;

C’est le monde où le rêve est rejoint par la vie,
Si beau qu’hélas ! nos morts n’en sont plus revenus.
Vous y planez d’avance, ah ! que je vous envie !

SONNET

a mounet sully

 
Mon cœur brûle tout seul dans un exil profond,
Palpitant et voilé comme un feu sous la cendre ;
J’y sens vibrer mes vers, mais nul n’y peut descendre
Pour ouïr la musique intime qu’ils y font.

Comment donc sans l’ouvrir en peux-tu voir le fond ?
Ami, comment peux-tu, mieux que moi, faire entendre
Dans ta voix, tour à tour si terrible et si tendre.
Le vrai soupir où l’âme au souffle se confond ?

Quelle est donc ta magie, ô toi qui me révèles
Dans mes propres bonheurs des délices nouvelles,
De nouveaux aiguillons dans mes propres tourments ?

Ah ! vous autres, pour nous vous êtes des orfèvres
Qui savez enchâsser dans l’or les diamants,
Car la beauté des vers s’accomplit sur vos lèvres !

SONNET

a constant coquelin

 
L’œuvre du comédien reste toute avec lui.
Il voit rire ou pleurer le peuple qu’elle enivre ;
De ses créations rien ne doit lui survivre
Que la gloire ! Du moins il en aura joui.

Le poète sent fuir son rêve évanoui
Loin de son âme, épars dans les feuillets du livre ;
Aux mains de ceux qu’il charme il ne peut pas le suivre,
Et n’en peut savourer le triomphe aujourd’hui.

Ah ! quand même ton art, sauveur de mon poème,
L’associe aux faveurs de la foule qui t’aime,
Sur tes lèvres en vain mes vers sont applaudis,

Mon orgueil n’ose pas en tirer avantage,
Car si je les ai faits, c’est toi qui les as dits,
Et tu m’ôtes l’honneur d’un laurier sans partage.

SONNET

a coquelin cadet

Pour son retour à la Comédie Française

 
Bientot las de sa fuite un rebelle étalon
Dans les bois échappé, s’égratignant aux branches,
Se prend à regretter les marguerites blanches
Et l’herbage soyeux du maternel vallon ;

Tu veux donc, repentant, d’un leste et lier talon,
Comme autrefois, Cadet, heurter les bonnes planches,
Le béret sur la nuque et les poings sur les hanches,
Souple et fringant valet applaudi d’un salon !

Traître à Molière, en vain ton masque dissimule
Tous tes pleurs généreux et de frère et d’émulé :
Ton sang te revendique, obéis à sa voix !

Quel bonheur ! n’est-ce pas ? de réveiller encore,
En l’honneur des aïeux, dans le rire gaulois
La gaité du bon sens qu’un beau verbe décore !

SONNET

a léontine beaugrand

Sur sa retraite

Qui nous consolera de ton brusque départ.
De ton injuste exil, savante enchanteresse
Dont le pas élégant à sa chaste caresse,
Sans corrompre le cœur, enchaînait le regard ?

Tu forçais les penseurs à respecter ton art,
Car c’est par toi qu’émus d’une noble allégresse
Ils comprenaient pourquoi les sages de la Grèce
Au culte de la danse avaient marqué sa part.

C’est par toi, par ton vol aux courbes expressives,
Que des ailes de l’âme et des lignes du corps
Nous sentions les profonds et merveilleux accords.

Si tes grâces, Beaugrand, doivent rester oisives,
Qui nous rendra l’extase où tu nous ravissais
Par ton charme si fin, si pur, et si français ?

POUR MON LYCÉE



 

VERS

lus à un banquet du lycée condorcet

Mes chers camarades,

Mon office important de président m’impose
Devant vous le devoir de ne parler qu’en prose,
Et… Mais je crois, bon Dieu ! que je viens de rimer !
Je voulais en langage austère m’exprimer,
Et voilà de retour la rime en vain bannie !
On ne peut à son gré dompter cette manie
D’assortir les beaux sons, d’en chercher les échos.
Et de les ordonner par nombres musicaux.
C’est surtout au réveil d’une image touchante,
C’est quand la voix du cœur tressaille en nous et chante,
qu’à notre insu tout bas nous en rythmons l’essor
Et cédons au plaisir d’en faire tinter l’or.
Et comment refréner tout élan poétique
Dans ce riant banquet, vierge de politique ?
Par la fraternité, par ses faciles nœuds,
Exempts de nous heurter au problème épineux
D’être en paix sans s’aimer, d’être unis sans se plaire,
Nous célébrons gaiment l’égalité scolaire,

Où les rangs sont donnes par de loyaux combats,
Sous de justes tyrans qu’ont choisis des papas.
C’est le lieu formé sous leur règne équitable
Qui nous ramène tous à cette large table.
Ce lien si solide est pourtant bien subtil,
Et peut sembler d’abord aussi ténu qu’un fil :
Nous sommes, en effet, tous de différents âges,
Occupés dans ce monde à différents ouvrages,
Car l’un fait des budgets et l’autre fait des vers.
Nos bandes, au hasard par des maîtres divers
Sur des bancs inégaux tour à tour élevées,
Toutes au même instant ne s’y sont pas trouvées ;
Nos foyers différaient, et dans nos pensions
Nous n’avons pas fleuri sous les mêmes pions ;
Le lycée a changé : vers la place du Havre
Sa façade plus neuve et plus belle me navre,
Et combien d’entre nous ne voient pas sans souci
Leurs chers contemporains transfigurés aussi !
Des choses ni des gens rien n’est resté le même ;
Nous reconnaissons-nous ?… Et pourtant je vous aime.
Oui, je vous aime tous, vous mes derniers cadets,
Vous mes aînés qu’hier d’en bas je regardais.
Nous avons, je le sens, eu la même nourrice !
Souffrez que mon sourire un moment s’attendrisse
Pour l’Université dont nous bûmes le lait
Si pur, quoique si vieux, au même gobelet.
A sa faveur, le pacte ancien qui nous rassemble,
Pour gracieux qu’il soit, est plus fort qu’il ne semble.
Je l’éprouve ce soir, et certes il m’est doux

De me voir accueilli fidèlement par vous
Comme un marin naguère embarqué petit mousse :
Il est parti, des mers affrontant la secousse
Et les longs calmes plats non moins à redouter,
Pour chercher s’il n’est pas quelque fruit à goûter
Et quelque ciel à voir, plus suaves encore
Que ceux dont le hameau paternel se décore ;
Il revient, il accourt au toit qu’il a laissé,
Fier d’étaler aux yeux le singe bien dressé
Et la noix de coco bien lisse qu’il rapporte.
Sa famille l’attend et, du seuil de la porte,
Pour voir tant de richesse entrer dans la maison,
Le guette… Il la retrouve en pleine floraison :
Les anciens, vénérés gardiens des chers usages,
Et les derniers venus dont les jeunes visages,
Exprimant la même âme avec plus de vigueur.
Sont nouveaux pour ses jeux sans l’être pour son cœur.
Ainsi je me réveille, au retour, sur la grève
D’où je fis voile, enfant, pour l’infini du rêve,
Et sauvé, mais tremblant de ma témérité,
J’en cueille le bienfait, désormais abrité,
Et j’en goûte, oubliant les flots et leur tourmente,
La récompense, auguste hier, ce soir charmante.
Mais, si calme que soit le refuge du port,
Si bon que le sommeil nous semble après l’effort,
N’ayez peur que la paix de l’Institut m’endorme.
On dit que la coupole a quelque peu la forme,
Sous la neige, en hiver, d’un bonnet de coton
Gigantesque et pompeux tiré jusqu’au menton.

Mais c’est un méchant mot dont il ne faut rien croire ;
On court, à s’y fier, le risque d’un déboire.
Car j’ai dû, pour ma part, dévorer trente fois
Trois cents vers manuscrits depuis moins de deux mois,
Et combien de romans, par surcroît, ai-je à lire !
Pour un labeur si propre à causer le délire.
Ne vous semble-t-il pas que le prix de vertu
Serait plutôt à ceux qui le donnent bien dû ?
Non, je ne m’endors pas au sein d’une Capoue ;
Un scrupuleux souci me hante et me secoue :
Comme un pauvre qui songe à tous ses créanciers,
Je me sens débiteur de tous mes devanciers
A qui mon art novice emprunta ses modèles ; —
De mes amis d’enfance aux censures fidèles,
Qui, soigneux de mon vers comme de leur trésor,
Y savent dégager de la gangue un brin d’or ; —
De ceux qui, plus nouveaux, pour affronter la lice,
A leur noble folie ont besoin d’un complice,
Et, suivant son exemple, ont droit à son appui ; —
De mon pays enfin qui, trop mûr aujourd’hui
Pour se complaire aux jeux d’une muse légère
Et d’une rêverie aimable et mensongère,
Réclame, pour armer son cœur dans ses périls.
Des poètes, hélas ! moins tendres que virils !
Pourtant rassurez-moi, dites-moi que la grâce,
L’amour, l’aveu tremblant qui s’échappe à voix basse,
Ou les hardis coups d’aile et les soifs d’infinis,
Ne sont pas pour toujours de nos chansons bannis ;
Que la fleur dont le sol où nous vivons s’honore,

La fleur de l’élégance est bien française encore ;
Qu’au règne du scalpel inexorable et sûr
Notre âme peut encore échapper dans l’azur !
L’azur ! en vérité, mes amis, je m’égare :
A table vous parler d’azur sans crier gare,
Quel guet-apens ! Je n’ai, je crois, qu’à me rasseoir.
Redescendons sur terre, il y fait bon ce soir.
A défaut de nectar buvons le jus de vigne
A notre cher lycée, à sa règle bénigne,
Au généreux savoir de ses maîtres aimés,
A la longue union des cœurs qu’ils ont formés !
De nos cœurs, assurés, dès le seuil de la vie.
Dans la route montante avec effort gravie,
D’un mutuel soutien qui perpétue entre eux
Tout ce que la jeunesse a de plus généreux.

L’UNIVERSITÉ

A M. Deltour,

mon ancien professeur au Lycée Bonaparte.

Je ne suis pas ingrat, je t’aime et je t’honore
Pour tes saines leçons, noble Université !
Car il m’est salutaire, à l’âge d’homme encore,
Le puissant cordial dont tu m’as allaité ;

Et tes bras généreux sont ceux de la Patrie
Qui, fière de ses fils, les unit sur son cœur ;
Leur âme, par tes soins éclairée et fleurie.
Te doit son ornement, sa règle et sa vigueur.

Fidèle à la Nature et sévère comme elle,
Tu laisses au combat à discerner les forts,
Tu ne regardes pas qui suce ta mamelle :
Seul, chez toi, le mérite est l’artisan des sorts ;

Disputant aux foyers qu’un vol précoce effraie
D’heureux dons enfouis qui les illustreront,
Ton accueil enhardit la vocation vraie
Qui soupire hésitante et frémit sous le front.


Partout pour l’avenir épiant les couvées,
Tu sauves à tout prix, dès leur premier éveil,
Les voix de rossignols qu’on aurait étouffées,
Les prunelles d’aiglons qu’on fermait au soleil.

Si la gaîté du ciel rarement illumine
Tes austères préaux qui n’ont pas d’horizons,
Un peu du grand zéphyr qui souffle à Salamine
Mêle un salubre arôme à l’air de tes prisons.

Dans le sol sans gazon de tes cours sans platanes
Cependant une fleur attique germe et croît,
Et tes enseignements, si purs quoique profanes,
Font en nous l’esprit ferme et libre et le cœur droit.
 
Pour moi, je te rapporte en nourrisson fidèle
Le meilleur des pensers que je rime aujourd’hui ;
Si j’ai fait un bon vers, il te doit son coup d’aile.
Sa trempe et son éclat, car ton sang coule en lui.

STANCES

A PIERRE CORNEILLE

Deux siècles ont passé, deux siècles, ô Corneille !
Depuis que ton génie altier s’est endormi
En recevant trop tard pour sa dernière veille
L’aumône de ton roi par la main d’un ami.

Comme un chêne géant découronné par l’âge,
Déserté des oiseaux qu’il attirait hier
Et qu’éloigne le deuil de son bois sans feuillage,
Tu finis seul, debout dans un silence fier.

Ta renommée avait par son aube éclatante
Alarmé le Mécène ombrageux de ton art :
Un monarque a laissé, par sa grâce inconstante,
Le laurier du poète inutile au vieillard.

Mais, après deux cents ans, voici que ta patrie,
Qui dispense elle-même aujourd’hui sa faveur,
Dans son grand fils, plus cher à sa gloire meurtrie,
De l’Idéal invoque et fête le sauveur !



Car si déjà tes vers par leur saine puissance
Rendirent la noblesse aux lèvres comme au cœur.
Aux rires de Thalie enseignant la décence,
Aux cris de Melpomène une austère vigueur.

Leur mâle accent encore aujourd’hui nous révèle
Ce qui dort d’énergie en notre volonté,
Et sait y faire encor palpiter la grande aile
De l’héroïsme ancien, vaincu mais indompté !

De Chimène et du Cid la tragique aventure
Nous exhausse le cœur pour nous mieux émouvoir.
En nous montrant l’amour qu’un jeûne ardent torture
Et qui lutte enchaîné par le sang au devoir.

Quand, fouillant le passé, ton génie en ramène
Des traits d’honneur fameux que tes beaux vers font tiens
Tu sais communiquer ta vieille âme romaine
Par la voix d’un Horace à tes concitoyens !

Tu nous rends généreux par l’exemple d’Auguste,
Quand du ressentiment le sublime abandon
Ose trahir en lui la sévérité juste
Pour nous faire admirer la beauté du pardon !

Polyeucte en un chant magnifique et suave
Nous promet un royaume où la paix peut fleurir,
Et témoigne en tombant, devant les dieux qu’il brave,
Que le Dieu qu’il révère enseigne à bien mourir !


O tragédie ! appel profond de l’âme à l’âme
Par les plus grands soupirs arrachés aux héros,
Qui rend des passions la louange et le blâme
Vivants au fond de nous par de poignants échos,

Art sobre de parure, à la fois économe
Du lieu, du temps où gronde et frémit l’action.
Plus jaloux d’évoquer l’éternel fond de l’homme
due de flatter des yeux la frêle illusion !

Corneille, dans tes vers résonne impérieuse
La formidable voix que cet art prête aux morts,
Et la frivolité d’une race rieuse
Y sent comme un reproche éveillant un remords.

Ses jeux lui semblent vains sous ta parole grave,
Ses querelles, hélas ! méprisables aussi ;
A ses communs élans que la discorde entrave
Tu rouvres l’Idéal comme un ciel éclairci !

Quand de tes vers vibrants la salle entière tremble,
Les hommes ennemis pareillement émus,
Frères par le frisson du beau qui les rassemble,
Pleurant les mêmes pleurs, ne se haïssent plus !

Non ! car l’enthousiasme a le saint privilège
De rendre au vol des cœurs sa pure liberté,
Comme l’essor croissant des nacelles s’allège
De tout le sable vil qu’elles ont emporté,


Et, sous un même vent d’espérance et d’audace,
Ils sont tous entraînés vers les mêmes hauteurs.
D’où l’immense horizon, que l’œil sans voile embrasse,
Nivelle et noie en bas l’arène et les lutteurs.

C’est ainsi qu’au-dessus des passions vulgaires,
Aux vertus qui s’en vont nous forçant d’applaudir,
Tu nous fais oublier nos misérables guerres
Dans un monde où tout l’homme aspire à se grandir

Ah ! du moins, pour un jour, au pied de ta statue,
Imposant l’accalmie au forum agité,
La France, de sa gloire ancienne revêtue,
Peut jouir, grâce à toi, de l’unanimité !

Et devant toi l’espoir ose en elle renaître.
Car, après deux cents ans, ses maux n’ont point tari
Le sang vivace et pur qui t’avait donné l’être,
Et n’ont pas épuisé le sol qui t’a nourri.

Au nid d’où sortit l’aigle un aiglon peut éclore
Dont l’œil porte à son tour des défis au soleil,
Et dont l’aile, après lui, tente le ciel encore
D’un vol imitateur mû par un sang pareil !

Chez tes fils d’aujourd’hui retrempés par l’épreuve
Que ton œuvre virile engendre des rivaux !
Que ton solide verbe offre a leur âme neuve
Un moule rajeuni pour des pensera nouveaux !


L’air que tu respirais gonfle aussi leurs poitrines,
L’accent qui l’animait passera dans leurs voix,
Ta langue peut s’user, mais ses nobles ruines
Légueront à leurs vers le souffle d’autrefois !

Salut, Maître, salut ! Si la mort n’est qu’un somme,
Réveille-toi, respire, entends, vainqueur serein,
Le retentissement sur la terre et dans l’homme
Des poèmes sortis de ta bouche d’airain !

Vois la pompe qu’un peuple en ton honneur étale
Pour rendre, à son appel, ton réveil triomphant !
Ressuscite et reçois, dans ta ville natale,
L’hommage de la France à son sublime enfant !

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

I

La Nature soutient depuis des jours sans nombre
L’assaut du genre humain, sans trêve ni merci ;
L’homme par son génie impatient de l’ombre
L’oblige à lui livrer son mystère éclairci.

Il l’oblige à servir un maitre qui la viole,
A lui livrer tout nus son âme et ses attraits ;
En pillant ses beautés l’art fait d’elle une idole,
La science une esclave en pillant ses secrets.

Comme une vierge austère à la pudeur farouche,
Sous le feu menaçant des avides baisers,
Tient closes à la fois sa paupière et sa bouche
Et défend sa poitrine avec ses bras croisés,

Et fuit le collier d’or qu’offrent des mains impures
A sa naïve grâce afin de l’embellir,
Parce que sa fierté redoute en ces parures
Des chaînes qui pourraient en l’ornant l’avilir,


Ainsi, sans l’homme heureuse et plus belle inutile,
La Nature le craint ; elle semble abhorrer
Les affronts du scalpel savant qui la mutile,
Les hommages de l’art qui croit la décorer.

Elle refuse au traître ennemi qui la guette,
Avec un fier mépris ses lèvres et ses jeux.
Elle voudrait pour l’homme être aveugle et muette
Et sous ses voiles fuir son joug impérieux.

Mais il sait la forcer par ruse ou par contrainte
A lever la paupière, à desserrer les dents ;
Elle résiste, cède, échappe à son étreinte…
Et la lutte est ancienne et durera longtemps.

II

O Rousseau ! champion de cette vierge auguste,
Tu pris parti pour elle en ce rude combat,
Et tu t’émus, sentant que sa cause était juste,
Tremblant pour l’homme aussi qu’elle n’y succombât,

Car tu craignais qu’enfin la vaincue asservie
Ne fît pas plus heureux ni plus grand le vainqueur.
Et que ce conquérant, corrupteur de sa vie.
N’employât sa pensée à dépraver son cœur.


Tu craignais que déjà la Nature outragée
Par l’homme monstrueux dans ses plus saintes lois
Ne fût par l’esclavage et le vice vengée
Sur son propre bourreau qui bâillonnait sa voix.

Tu l’entendais pousser des soupirs de détresse,
Tu t’es entre elle et l’homme avec amour jeté.
O Jean-Jacques, ton siècle en a fait sa maîtresse,
Mais le premier ton cœur épousa sa beauté !

Tu la fis admirer dans les pleurs de Julie,
Respecter par Émile et cultiver en lui,
Et ton rêve l’offrit aux peuples accomplie
Dans la justice ayant la raison pour appui.

Hélas ! tu fis le plan d’un temple à la Justice,
Mais tu n’étais plus là pour guider les maçons !
Ils ont d’abord gâché dans le sang leur bâtisse,
Ivres du vin trop chaud de tes fières leçons.

III

Ah ! quel penseur prévoit le destin de son rêve !
Il en jette la graine au vent et disparaît,
Et ce qui sortira des sources de la sève,
C’est peut-être une fleur, peut-être une forêt.


L’une et l’autre ont surgi de tes vives semences :
La forêt populaire aux ténébreux élans
Qui du fond de l’Érèbe aspire aux cieux immenses
Et la fleur poétique aux pétales tremblants.

Dans ton âme sauvage à la fois et souffrante
Cette fleur a germé quand, le bâton en main,
La besace à l’épaule, à ta jeunesse errante
Tu cherchais un asile au hasard du chemin.

Tu voyais blêmir l’aube à l’horizon des plaines
Et midi cribler d’or l’ombre des bois épais,
Et le soir empourprer les montagnes lointaines,
Et la nuit abîmer les mondes dans la paix.

Ces spectacles perdus pour les hôtes des villes
Font regretter l’Éden aux songeurs vagabonds ;
Pour toi, contre les murs et les cités serviles
Ils furent dès l’enfance en révoltes féconds.

Et tu frémis, penseur qu’un joug pesant terrasse,
De voir à quels emplois ton sang te ravalait,
De sentir ton génie abaissé par ta race.
Prêtre de la Nature et, pour manger, valet !

IV

Hé bien ! c’est pour ton culte à la grande déesse
De tout poète aimée, et qui prête en retour
Aux plus beaux vers leurs cris, leur souffle et leur richesse,
Que la Muse aujourd’hui te salue à son tour !

Elle salue en toi le premier qui sut rendre
Aux yeux pour la campagne un regard attendri,
Au cœur l’intime accent que tout cœur peut comprendre,
La chair et la couleur au langage amaigri.

Elle salue en toi son frère et son complice
Dans ses sombres douleurs et ses rébellions,
Car elle aussi connaît l’obscur et lent supplice
De traîner des désirs hautains sous des haillons.

Ton malaise au milieu de l’humaine mêlée
Où la liberté lutte avec son anneau vil,
La Muse aussi l’éprouve ; elle succombe ailée
Sous la chaîne et l’ennui de son terrestre exil.

L’un et l’autre égarés par la même fortune
Dans un monde où vos vœux grondent inassouvis,
Vous y souffrez tous deux d’une offense commune :
Son souvenir t’est dû comme à ses propres fils !


Car si tu n’as pas eu les divines ressources
Du murmure des vers pour endormir tes maux,
Des poètes futurs tu fécondas les sources
Par de nouveaux tourments et des soupirs nouveaux.

Sois donc honoré d’elle, et que tous les poètes,
A l’heure où tu reçois, publiquement offert.
Le bandeau d’or qui ceint les plus puissantes têtes,
Y mêlent des rameaux cueillis au laurier vert ! - FIN

Date de dernière mise à jour : 18/10/2024

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