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BIBLIOBUS Littérature

Impressions de la Guerre - Sully Prudhomme

 

1872

  • Fleurs de sang
  • Repentir
  • La Mare d’Auteuil
  • Le Renouveau

FLEURS DE SANG    
Pendant que nous   la guerre,
Le soleil a fait le printemps :
Des fleurs s’élèvent où naguère
S’entre-tuaient les combattants.

Malgré les morts qu’elles recouvrent,
Malgré cet effroyable engrais,
Voici leurs calices qui s’ouvrent,
Comme l’an dernier, purs et frais.

Comment a bleui la pervenche,
Comment le lis renaît-il blanc,

Et la marguerite encor blanche,
Quand la terre a bu tant de sang ?

Quand la sève qui les colore
N’est faite que de sang humain,
Comment peuvent-elles éclore
Sans une tache de carmin ?

Leur semble-t-il pas que la honte
Des vieux parterres -     
Jusqu’à leur corolle monte
Des entrailles de leur pays ?

Sous nos yeux l’étranger les cueille ;
Pas une ne lui tient rigueur
Et, quand il passe, ne s’effeuille
Pour ne point sourire aux vainqueurs ;

Pas une ne dit à l’oreille :
« Je suis cette fois sans parfum ! »
Au papillon qui la réveille :
« Cette fois tu m’es importun ! »

Pas une, en ces plaines fatales
Où tomba plus d’un pauvre enfant,

N’a, par pudeur, de ses pétales
Assombri l’éclat triomphant.

De notre deuil tissant leur gloire,
Elles ne nous témoignent rien,
Car les fleurs n’ont pas de mémoire,
Nouvelles dans un monde ancien.

O fleurs, de vos tuniques neuves,
Refermez tristement les plis :
Ne vous sentez pas les veuves
Des jeunes cœurs ensevelis ?

À nos malheurs, indifférentes,
Vous vous étalez sans remords :
Fleurs de France, un peu nos parentes,
Vous devriez pleurer nos morts.

REPENTIR 
J’aimais froidement ma patrie,
Au temps de la sécurité ;
De son grand renom mérité
J’étais fier sans idolâtrie.

Je m’écriais avec Schiller :
« Je suis un citoyen du monde ;
En tous lieux où la vie abonde,
Le sol m’est doux et l’homme cher !

« Des plages où le jour se lève
Aux pays du soleil couchant,
Mon ennemi, c’est le méchant,
Mon drapeau, l’azur de mon rêve !

« Où règne en paix le droit vainqueur,
Où l’art me sourit et m’appelle,
Où la race est polie et belle,
Je naturalise mon cœur ;


« Mon compatriote, c’est l’homme ! »
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce cœur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain, et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté dès l’enfance
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux mêmes qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France !

Je ne l’avais pas bien senti ;
Mais depuis nos sombres journées,
De mes tendresses détournées
Je me suis enfin repenti :

Ces tendresses, je les ramène
Étroitement sur mon pays,
Sur les hommes que j’ai trahis
Par amour de l’espèce humaine,


Sur tous ceux dont le sang coula
Pour mes droits et pour mes chimères :
Si tous les hommes sont mes frères,
Que me sont désormais ceux-là ?

Sur le pavé des grandes routes,
Dans les ravins, sur les talus,
De ce sang, qu’on ne lavait plus,
Je baiserai les moindres gouttes ;

Je ramasserai dans les tours
Et les fossés des citadelles
Les miettes noires, mais fidèles,
Du pain sans blé des derniers jours ;

Dans nos champs défoncés encore,
Pèlerin, je recueillerai,
Ainsi qu’un monument sacré,
Le moindre lambeau tricolore ;

Car je t’aime dans tes malheurs,
Ô France, depuis cette guerre,
En enfant, comme le vulgaire
Qui sait mourir pour tes couleurs ;


J’aime avec lui tes vieilles vignes,
Ton soleil, ton sol admiré
D’où nos ancêtres ont tiré
Leur force et leur génie insignes.

Quand j’ai de tes clochers tremblants
Vu les aigles noires voisines,
J’ai senti frémir les racines
De ma vie entière en tes flancs,

Pris d’une pitié jalouse
Et navré d’un tardif remords,
J’assume ma part de tes torts ;
Et ta misère, je l’épouse.

LA MARE D’AUTEUIL 
Jeunes et vieux, ô vous, vengeurs de toutes sortes,
Qui, bravant la mitraille, en avant des remparts,
Tombez, sous un ciel froid, dans les plaines épars,
Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Là même où vous aussi les voyiez autrefois,
Tous ces arbres couchés parmi leurs feuilles mortes,
        J’ose m’attendrir sur les bois.

Ces bois nous étaient chers par leur site et leur âge,
Par l’ancêtre inconnu qui les avait plantés,
Surtout par la douceur des rêves enchantés
Qu’ils éveillaient dans l’âme en versant leur ombrage,
Par leurs sentiers étroits, leur sauvage gazon,
Et la fraîche percée où comme un clair mirage
        Reculait leur vague horizon.

Là dormait une mare antique et naturelle,
Où, vers le piège lent des brusques, hameçons,
Montaient et se croisaient des lueurs de poissons,

Où mille insectes fins venaient mirer leur aile ;
Eau si calme qu’à peine une feuille y glissait,
Si sensible pourtant que le bout d’une ombrelle
        D’un bord à l’autre la plissait.

Trois chênes lui prêtaient leur abri vénérable.
Hors de la terre, autour de leurs énormes flancs,
Leur racine saillante improvisait des bancs,
Et vers l’heure où, l’été, le poids du ciel accable,
Leurs branches sur les yeux ivres d’un vert sommeil
Épandaient un feuillage au jour seul pénétrable,
        Comme une tente en plein soleil.

Leurs hôtes coutumiers, les enfants et les femmes ;
Les rêveurs, les oiseaux, y coulaient l’heure en paix
Sous la protection de ces rameaux épais,
Qui, pleins d’une odeur saine, et par leurs longues trames
Formant comme un grand luth toujours prêt à vibrer,
Rendaient l’air plus sonore au pur essor des gammes
        Et plus suave à respirer.

On lisait d’anciens noms de seigneur ou de pâtre
Dans l’écorce gravés, et que dans ses retours
La sève agrandissait, mais effaçait toujours ;

Dans le tronc, restauré tout le long par du plâtre,
Ouvert et creux au bas, s’était accumulé
Un poussier noir, pareil à la cendre de l’âtre :
        Où des souvenirs ont brûlé.

Ces lieux étaient profonds : nous ne pouvons pas croire
Que les chemins errants qui se perdaient si loin,
Les gros chênes et l’eau, tenaient tous dans ce coin.
Quel prestige éloignait leur limite illusoire ?
Et qui se rappelait, en y flânant jadis,
Que des hauts bastions l’austère promontoire
        Bornait si près ce paradis ?

Jeunes et vieux, ô vous, braves de toutes sortes,
Au cri de la patrie en foule rassemblés,
Que la mitraille abat comme le vent les blés,
Pardonnez, si, ployant sous mes haines trop fortes,
Je songe par faiblesse une dernière fois
À ces arbres couchés parmi leurs feuilles mortes,
        Si j’ose encore aimer les bois.

Les voilà donc à bas, ces géants séculaires,
Les bras épars, tordus dans l’immobilité,
Le faîte horizontal, ras et décapité ;

Sur leur entaille, on compte aux couches annulaires
L’ample succession de leurs ans révolus
Et le temps qu’ont dormi dans l’horreur des suaires
        Ceux dont les noms ne vivront plus.

Ah ! peut-être, s’ils n’ont ni blessure qui saigne,
Ces arbres, ni douleur qu’attestent de longs cris,
Peut-être ont-ils souffert, outragés et meurtris,
Un tourment presque humain, digne aussi qu’on le plaigne ;
Leur ruine, barrière aux chevaux des vainqueurs,
Inspire une pitié que la raison dédaigne,
        Mais qui n’offense point les cœurs !

Peut-être cherchent-ils entre eux pourquoi l’automne
Qui suspendait la vie afin de l’apaiser,
Posant partout son deuil comme un discret baiser,
Farouche cette fois, frappe, ravage, tonne,
Et ne ressemble plus à l’automne de Dieu ;
Ou bien comprennent-ils à l’emploi qu’on leur donne
        Qu’un bel arbre n’est plus qu’un pieu !

Ils s’arment comme nous, fils de la même terre ;
Leur sève et notre sang auront tous deux coulé
Pour cet illustre sol impudemment foulé !

Tandis que sous nos murs l’aigle à la froide serre
Amène ses pillards par les sentiers des loups,
Et que les autres bois font avec eux la guerre,
        Ceux-là du moins la font pour nous.

Comme une vaste armée arrêtée en silence
Écoute-au loin rouler un galop d’escadrons,
Des arbres abattus les innombrables troncs
Attendent, menaçants, taillés en fer de lance ;
Les souches des plus gros siègent comme un sénat
Qui, dans un grand péril, se recueille, et balance
        Les chances du dernier combat.

Seuls, ces débris guerriers des beaux chênes demeurent ;
L’eau qui baignait leur pied n’est plus qu’un bourbier noir.
On ne reviendra plus à leur ombre s’asseoir :
Les couples sont brisés, tous ceux qui s’aiment pleurent ;
Leurs gardiens d’autrefois se sont faits leurs bourreaux ;
Plus de nids, plus d’amours ! Qu’ils tombent donc et meurent
        Comme les hommes, en héros !

Jeunes et vieux, ô vous, martyrs de toutes sortes,
Qui, par une mitraille invisible assaillis,
Tombez en maudissant l’épaisseur des taillis,

Frères, pardonnez-moi, si, voyant à nos portes,
Comme un renfort venu de nos aïeux gaulois,
Ces vieux chênes couchés parmi leurs feuilles mortes,
        Je trouve un adieu pour les bois !

LE RENOUVEAU 
L’air soupire encor, tout sonore
Du dernier canon qui s’est tu ;
Le sol est tout tremblant encore
Des escadrons qui l’ont battu ;

Il plane encore des fumées
Sur les monceaux de noirs débris ;
Du piétinement des armées
Les champs sont encore meurtris ;

Et déjà, comme les étoiles
Perçant l’infini ténébreux,
Les amours écartent les voiles
Qu’un deuil immense a mis sur eux.

Les amours purs, les amours graves
Des fiancés et des époux,
Accompagnaient au feu les braves,
Menacés par les mêmes coups ;


Ils s’enfonçaient dans les mêlées,
Invisibles, silencieux,
Les lèvres par pudeur scellées,
Et par respect baissant les yeux ;

Car, dans la commune détresse,
Les jeunes gens, prêts à périr,
Refoulant toute leur tendresse,
Ne brûlaient que de s’aguerrir ;

Pour la seule amante permise,
La patrie, ils s’étaient levés,
Laissant la femme, la promise,
Ou les aveux inachevés ;

Il semblait que le mot « Je t’aime ! »
Sous la douleur enseveli,
Fût, devant le péril suprême,
À jamais tombé dans l’oubli.

Mais voici qu’à l’espoir renaissent
Les amours en secret constants ;
Avec la sève ils reparaissent
Aux ordres divins du printemps :


Levant leurs yeux encor humides
Et des récentes peurs hagards,
Ils cherchent, revenants timides,
À croiser leurs anciens regards ;

Et puisque les prés reverdissent,
Que l’air s’embaume de lilas,
Que l’oiseau chante, ils s’enhardissent,
Ils s’appellent entr’eux tout bas.

Plus d’un n’aura pas de réponse :
De quelque fosse inculte sort
L’écho seul du nom qu’il prononce ;
Son compagnon sous l’herbe dort ;

Sous l’herbe en hâte remuée,
Il dort, perdu, ne recevant
Que les pleurs froids de la nuée,
Les soupirs sans âme du vent.

Ton œuvre, ô guerre, la plus triste,
C’est d’ôter la main de la main,
C’est d’étouffer à l’improviste
Dans son aube un cher lendemain,


De violer les destinées,
D’abattre les hommes sans choix,
Et d’atteindre en les races nées
Les races à naitre à la fois.

Les couples d’amours qui demeurent
Font cependant de nouveaux nids ;
Parmi tant d’isolés qui pleurent
Ils se sentent mieux réunis ;

Ils se blottissent mieux ensemble
Après tant de jours alarmants ;
Le retour du baiser leur semble
Plus doux que ses commencements,

Ainsi, comme ils surent s’attendre
Un long hiver, la neige aux pieds,
Ils se sont rejoints dans la cendre
Des anciens toits incendiés ;

Fils de la nature éternelle
Par qui les champs ont refleuri,
Les amours, invaincus comme elle,
Vont réparer le sang tari.


O peuple futur qui tressailles
Aux flancs des femmes d’aujourd’hui,
Ce printemps sort des funérailles,
Souviens-toi que tu sors de lui ! - FIN

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