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Stavro (suite)
Oui, commença Stavro beaucoup plus tard, quand Mikhaïl désespérait d’entendre sa réponse. Oui, je présenterai sincèrement des excuses à Adrien… Sincèrement, mais pas humblement… Et pas tout de suite, mais lorsque vous m’aurez écouté…
Vous dites : « perversion », « violence », « vice ». Et vous croyez m’écraser sous la honte. Cependant, je venais de dire que je suis malhonnête. Et c’est là le pire, parce que, par là, je comprends : faire le mal consciemment. Mais, perversion ? Mais, violence ? vice ? Mon bon Mikhaïl !… Cela se fait tous les jours, autour de nous, et personne ne se révolte !… C’est entré dans les lois, dans les coutumes ; c’est devenu une règle de vie. Et moi je suis un des estropiés de cette vie perverse : tout, dans ma vie, fut perversion, violence et vice ; c’est-à-dire que j’ai grandi sous le souffle de ces calamités. Pourtant, je n’y avais pas d’inclination. C’est regrettable d’être obligé de parler malgré soi, mais je profite de ce que nous sommes encore dans la nuit comme dans le royaume des taupes. Et ce n’est pas pour me défendre que je veux parler : oh ! cela m’est égal !… C’est pour vous donner, moi, l’homme immoral, une leçon de vie à vous, qui êtes des personnes morales, surtout à vous, Mikhaïl, qui ne la connaissez pas toute, comme vous le pensez peut-être.
Je suis un homme immoral et malhonnête. Pour la malhonnêteté, je m’en excuse ; quant à l’immoralité, c’est moi qui dois être juge. Le juge de qui ? Cela vous reste à voir. Une circonstance de ma vie vous en fournira le moyen ; et ce fait, c’est l’aventure de mon mariage.
Vers l’année 1867, peu après l’entrée du prince Charles dans les principautés, je rentrais moi aussi dans mon pays, mais pas, comme lui, en prince. Je rentrais défait par la perte romantique de ma sœur aînée, et vicié par la vie aventureuse que j’avais menée en la cherchant pendant douze ans à travers l’Anatolie, l’Arménie et la Turquie d’Europe. Dommage pour vous que je ne puisse pas commencer par vous raconter mon enfance, la triste fatalité de ma sœur, et les circonstances de ma perversion. Ce serait trop long. Peut-être qu’un jour, je le ferai, si vous voulez continuer à me serrer la main ; et si vous ne le voulez plus, cela me sera tout à fait indifférent.
J’avais à ce moment-là dans les vingt-cinq ans, je possédais un peu d’argent et trois langues orientales, mais j’avais presque oublié le roumain. Les gens de mon enfance ne m’ont pas reconnu et cela m’allait très bien : je ne voulais pour rien au monde être reconnu. D’ailleurs, j’avais même des papiers comme raïa[3]. Parlant mal ma langue, j’ai donc passé pour un étranger.
Pourquoi revenais-je dans mon pays ? Pour rien et pour une grande chose. Pour rien, parce que je n’avais plus de racines dans le sol où j’avais vu le jour et parce que je me trouvais bien à l’étranger. Cependant, ce bien n’était qu’apparent. Je menais une vie libre, nomade, mais vicieuse. De la femme, je ne connaissais que la sœur et la mère : l’épouse ou l’amante m’étaient inconnues. Et je les désirais ardemment, mais j’avais peur de les approcher. – Voilà une chose que vous ne connaissez pas, Mikhaïl !… Ah ! que de tort on fait dans la vie ! Lorsqu’on voit un homme estropié d’une jambe, ou d’un bras, personne ne lui jette l’opprobre, chacun a de la pitié ; mais tout le monde recule, personne n’éprouve de pitié devant un estropié de l’âme !… Et pourtant c’est le pilier même de la vie qui lui manque. Il me manquait. En rentrant en Roumanie, je venais pour le demander à ceux dont les mœurs sont plus conformes à la vérité sensuelle. Ils me l’ont donné, mais tout juste pour me faire connaître un moment cet appui, et ils me l’ont retiré promptement, honteusement, pour me rejeter dans le vice. Voici comment :
Sitôt arrivé, j’ai repris mon métier de salepgdi[4], en battant les marchés et les foires, mais en dehors de Braïla, aux environs, et même plus loin. Dans la ville, personne ne savait quelle était mon occupation. Le salep, je l’achetais en cachette chez un Turc, me donnant pour compatriote et lui laissant voir seulement ce que je voulais. Ainsi, je travaillais peu et gagnais bien, surtout que je m’appuyais sur la réserve que je portais dans ma ceinture. Là-dessus, je me mis à faire des connaissances.
Habillé en ghiabour[5], et payant, sans regarder, des okas de vin par-ci par-là, je suis tombé un jour, dans la Oulitza Kaliméresque[6], sur un bon vin en même temps que sur ce que je cherchais depuis mon retour (environ une année) : le vin était parfois servi par une belle crâsmaritza, la fille du patron. Et je suis devenu le fidèle consommateur de ce bon vin, ainsi que la proie des flammes que lançaient les yeux noirs de l’idole. Mais j’ai été prudent : la maison était austère et très riche. En plus, elle n’aimait pas les étrangers, bien que sa fortune vînt d’eux.
Alors, la première des choses que je fais à la hâte est de me procurer des papiers roumains, opération facile dans les pays du saint-bakchiche[7]. D’un jour à l’autre, j’enterre « Stavro, le salepgdi », et je deviens Domnul Isvoranu, « marchand de cuivreries de Damas ». Le nom et la qualité plaisent. On a des égards et des attentions. La maison n’avait pas de mère. Le père était vieux, sévère, et souffrant des jambes.
Après trois mois de fréquentation, je me vois un soir retenu à dîner en famille. Là je rencontre une tante qui remplaçait la mère, accaparait la fille avec sa tendresse ; mais je constate surtout qu’il est toujours bien de ne jamais mentir qu’à moitié. À table se trouvaient deux frères, grands et forts comme des gdéalats[8], qui étaient établis précisément marchands de tapis et de cuivreries de Damas, à Galatz. Pour mon bonheur, je connaissais Damas et leur métier mieux qu’eux ; j’avais vendu souvent des tapis et des cuivres ciselés de ce pays-là.
Pendant le repas je parle, je raconte des histoires et des scènes de la vie en « Anadole », et j’appuie surtout sur la tristesse que couvrent les tapis et les cuivres de Damas, où l’on voit travailler à leur fabrication, tout entière manuelle, des enfants de cinq ans et des vieillards presque aveugles : les premiers, gagnant deux météliks par jour (dix centimes), ne sachant, presque pas, ce que c’est qu’une enfance, et entrant dans la vie par la porte du supplice ; les derniers, s’épuisant d’inanition et n’ayant droit ni au repos ni à la sérénité de la vieillesse.
Mes histoires amusent la demoiselle et, par leur côté triste, lui arrachent des larmes ; mais les autres ont le cœur dur ; ils ne retiennent que le côté anecdotique. Cela me déplaît, et si fortement, que je suis sur le point de reculer ; mais je me rappelle à temps que je ne viens pas dans cette maison pour épouser tout le monde. La fille se montrait à mon goût, et c’était elle que je voulais épouser.
Avec elle, mes rapports se bornaient aux histoires et aux récits.
Deux mois après ce premier dîner, je pouvais me considérer comme un intime de la famille. Dans cette maison, presque sans relations, régnait une atmosphère étouffante, mais la seule qui s’y asphyxiât était la joviale créature que j’aimais. Tous les soirs je venais passer deux, trois heures près d’elle, raconter, dire des boutades, et parfois chanter des airs orientaux, mélodieux et plaintifs. La tante et le père prenaient du plaisir, mais la fille s’engouait… Elle en voulait encore, et encore…
Du magasin, le père avait chassé tout client tapageur, tout brouhaha ; et rares étaient ceux qui ouvraient la porte pour demander une consommation. Retirés dans l’arrière-boutique à la porte vitrée, la tante, qui était la bonne à tout faire de la maison, raccommodait du linge et surveillait le magasin, peu éclairé, à travers les rideaux ; la demoiselle brodait ou faisait des dentelles, tandis que le père, étendu dans son lit à alcôve, sommeillait, gémissait parfois et m’écoutait. Il était bête à désespérer un mouton. Assis sur un sofa, près de lui, je lui débitais tout ce qui était conforme à mon plan, et il gobait tout.
Ainsi, j’ai pu facilement saisir son faible : il avait besoin d’un homme débrouillard pour continuer son affaire, et il avait vu en moi cet homme. On sait que le Roumain est peu commerçant ; il n’est que l’esclave de la terre. Comme il voulait donner sa fille à un négociant versé dans une branche de commerce, et comme, de l’autre côté, il n’y avait que les étrangers pour manipuler avec succès, dans ce temps-là, des affaires faciles et rémunératrices, il fut content de se trouver en face d’un homme du pays qui avait roulé sa bosse, qui connaissait des langues et qui pouvait donner des conseils même à ses deux fils, aussi stupides que lui ; car, tout en me demandant comment ces brutes avaient pu réaliser une pareille fortune, je venais d’apprendre que la mère morte avait été une capacité commerciale de premier ordre. La fille possédait son tempérament ; mais, depuis le décès de la mère, la maison était plongée dans la langueur.
Mon apparition y avait apporté de l’air respirable ; chacun des cinq êtres le respirait à sa façon. Le vieux et ses deux fils – qui venaient, tous les quinze jours, passer le dimanche en famille – rigolaient comme des idiots et me suffoquaient avec leurs questions d’affaires, toujours d’affaires. Pour mettre à l’épreuve mon honnêteté, ils ne trouvèrent rien de plus intelligent que de me demander une fois une somme d’argent ; une autre fois, de m’en confier une. Je les satisfis dans les deux cas, en me disant que, sûrement, la bêtise et l’argent doivent être jumeaux. Donc, ces trois-là ne différaient pas beaucoup.
La vieille, sœur de la défunte, ne riait pas, et pleurait encore moins. En échange elle me tracassait souvent sur mes affaires présentes. Quelque temps je détournai ses questions ; elle me suspecta. Puis, fort de la confiance des trois gogos, je répondis longuement que mes affaires allaient mal depuis deux ans, faute d’un capital important. Là, encore, je ne mentais qu’à moitié, car, c’était vrai ; si j’avais pu disposer d’une forte somme !… Le meilleur commerce de cette époque était la cuivrerie étrangère. La réponse colla, vu que je n’avais jamais dit que j’étais riche.
Mais la joie de mon cœur était l’attachement de la belle Tincoutza. Elle était la seule qui me comprît et m’aimât, la seule qui me fît tenir bon et espérer, dans cette maison de désespoir.
Homme libre et qui n’adorais point l’argent, habitué à respirer les grands courants de la vie qui balançaient les miasmes de la nature, je ne m’attardais dans cette maison – où tout était vicié par l’égoïsme et la bêtise – que pour celle qui aspirait de toutes ses forces à la liberté.
Souvent nous restions presque seuls. On fermait le magasin avec l’arrivée de la nuit. La tante allait se coucher ; elle se levait tôt. Et, alors – près du père (dont on ne savait, sinon d’après ses gémissements, quand il dormait et quand il était éveillé) – Tincoutza, penchée sur sa broderie, me disait, avec une œillade qui me glaçait le sang :
– Racontez-moi quelque chose, monsieur Isvoranu : quelque chose de triste…
Le père criait :
– Non pas triste ! Cela me barbe…
– Bien, alors quelque chose de gai, ajoutait-elle, mélancolique.
– Je vous raconterai quelque chose qui soit pour tous les goûts, disais-je.
« L’an passé, je me trouvais avec de la marchandise dans une foire sur la Jalomitza[9]. Vous savez que, dans une foire, être bien avec tout le monde c’est une conduite sage. On fait vite des connaissances et on les défait aussi vite, mais un forain risque de se rencontrer avec un autre forain plus souvent qu’un mort avec le pope qui l’a enterré…
– Tiens, ça c’est malin, grommelait le vieux.
– Je me conformais donc à cette ligne de conduite, et voici ce qui m’est arrivé ce jour-là. Je connaissais depuis peu de temps un forain appelé Trandafir, un tzigane qui prétendait vendre des colliers de rassade, mais en réalité courait les dupes qui se laissaient prendre à un jeu à trois cartes qu’on appelle : Voici le roi, où est le roi ? Pour tout dire, Trandafir était un voyou. Mais ce voyou m’intéressait. Avec ses colliers enfilés sur le bras, il venait s’appuyer contre mon étalage, fumait sa pipe sans rien dire et crachait jusqu’à ce que, dégoûté, je l’eusse chassé. Alors il se mêlait à la foule en criant : « Colliers ! colliers ! » Mais ses yeux fouillaient les têtes des paysans propres à devenir les clients de son jeu, et celui qui y entrait sortait les poches vides. Voulant lui faire gagner sa vie plus honnêtement, je lui avais proposé, une fois, de changer de métier :
« – Quoi ? m’a-t-il répondu ; tu peux me faire ton associé ?
« – Non, dis-je, je ne peux pas te faire mon associé, mais je peux te faire salepgdi. On gagne bien.
« – Oh ! fit-il ; on gagne bien ! Ton salep ne me fera jamais gagner assez pour que je puisse, tous les six mois, ajouter un nouveau ducat au collier de ducats impériaux de ma belle Miranda, et alors, mon vieux, elle s’en ira chez un autre, car, vois-tu, l’amour est volage !…
« Je convins qu’il avait raison : le salep ne rapporte pas des ducats, tandis que ses « trois cartes »… eh bien ! ses « trois cartes » lui rapportèrent, le jour dont je parle, cinq ducats de douze francs, en moins d’un après-midi. Mais voilà que ces ducats vinrent, cette fois-ci, accompagnés d’une histoire bien amusante : le jeune paysan dépouillé de son avoir ne voulait plus lâcher Trandafir, et tous les deux, après une course folle à attrape-moi à travers champs, arrivèrent devant moi pour me prendre comme arbitre.
« Le paysan disait :
« – S’il ne veut pas me rendre mon argent, alors qu’il m’apprenne son métier ; oui, son métier ; je ferai comme lui.
« Trandafir levait les épaules :
« – Il est fou, ce cojane[10] ! Quelle béléa, quelle béléa[11].
« – Non, mon vieux, disait l’autre ; l’argent, mon argent, ou ton métier ! Ça ne vaut pas la peine d’être honnête ; je ferai comme toi !
« – Mais tu n’es pas plus honnête que moi, criait Trandafir ; tu as voulu gagner mon argent : j’ai été plus malin et j’ai gagné le tien, voilà tout.
« – Oui, convint le paysan, je n’ai pas été beaucoup plus honnête que toi ; pour cela je te laisse un ducat : donne-moi les quatre autres. Sinon, je me jette dans la Jalomitza, et c’est un péché… J’ai à la maison une femme jeune et seule… Nous nous sommes pris d’amour… Et les cinq ducats étaient tout l’avoir qui pendait à son collier. Je les avais pris pour acheter deux chevaux et labourer la terre…
« Trandafir sauta comme brûlé au fer rouge :
« – Comment ? Imbécile, tu enlèves les ducats de ta femme pour acheter des chevaux ? Ah ! tu ne mérites pas d’avoir une femme avec un collier de ducats !
« – Mais que faire ? se lamentait le jeune homme.
« – Que faire ? hurla le tzigane, eh bien, aller les voler à trois lieues de ton pays et laisser les ducats au cou de ta femme !
« Et s’adressant à moi, Trandafir me dit :
« – As-tu jamais vu un Roumain aussi bête que celui-ci ?…
« Disant cela, il devint pensif, fuma et cracha. Le paysan pleurait dans ses mains. Alors j’ai vu ceci : Trandafir se tourna vers le jeune homme, lui fit tomber les mains et, vite comme l’éclair, lui appliqua deux gifles.
« – Pourquoi me bats-tu ? cria le giflé.
« – Parce que tu es bête… Je n’aime pas les hommes qui pleurent, répondit le tzigane roulant ses yeux de charbon comme un diable. Maintenant, voici les cinq ducats et rentre cette nuit dans ton pays, mais tiens-toi à une portée de fusil hors du village, sur la grand-route à l’aube ; je t’amènerai les deux chevaux et je te donnerai encore deux gifles… C’est pour t’apprendre une autre fois à ne plus toucher au collier de ducats d’une belle femme autrement que pour en ajouter.
« Six mois après cette aventure, je rencontre Trandafir sur la route de Nazîru. Il était à cheval, moi en voiture. En nous croisant, je lui demande :
« – As-tu tenu ta parole, Trandafir ?
« – Oui, me répondit-il ; je lui ai donné les deux chevaux et les deux gifles. »
*
Pendant que je racontais, le père s’était endormi, mais Tincoutza était plus émue que jamais. Ce fut alors que je me vis, pour la première fois de ma vie, seul devant une belle fille qui me regardait avec des yeux amoureux, humides, étincelants. Se penchant vers moi, elle me prit la main et dit d’une voix plus mélodieuse que les cordes du violon :
– Dites, monsieur Isvoranu : pourriez-vous aimer comme le tzigane Trandafir ?…
Je ne saurais pas vous dire si sa main me brûla ou me glaça, mais je sais que je fus pris d’une panique soudaine, ma tête tourna comme si je tombais d’un toit, et, sans plus, j’attrapai mon chapeau et me sauvai.
Elle avait pris cela pour une plaisanterie de ma part et rit fort en me voyant le lendemain. Mais moi j’étais désolé : ma peur de me trouver seul avec une femme se manifestait plus violemment que jamais. Tout l’espoir que j’avais mis dans le salut d’une intimité de plusieurs mois s’évanouissait ; je restais, bel et bien, l’homme à l’âme estropiée.
Cependant, comme on fait avec les chevaux qui craignent le feu, je me mis à croire qu’à force de me promener la flamme sous le nez, je finirais par ne plus avoir peur d’elle. Et qui sait ? Que connaissons-nous de la nature humaine ? Moins que les bêtes !… Peut-être si j’avais eu le loisir de mater mes sens pervertis et d’apprivoiser mes instincts devenus sauvages, aurais-je réussi à retrouver l’équilibre. Mais pour cela il m’aurait fallu la bienveillance des hommes et le concours des circonstances. Ni les premiers ni les secondes n’ont accepté de sauver un homme. Les dernières ont fait de moi un homme pauvre, tandis que ces gens ne voyaient autre chose que ce que leur égoïsme leur commandait. Le résultat a été que nous nous sommes cassé la tête sur un mur ; mais le plus à plaindre a été moi.
Je n’aurais pas voulu demander la main de Tincoutza avant d’être certain qu’un commencement de guérison se fît sentir dans ma nature ; mais un autre prétendant prit les devants et mit en danger ma situation. L’intéressée cria haut qu’elle ne voulait pas se marier avec un autre que moi, alors le père me demanda ce que j’en pensais.
Ce que je pensais ? L’idée seule du mariage me jetait dans toutes les terreurs de l’enfer !… Je ne pus rien répondre… Je fus évasif, confus… Tincoutza, offensée dans son orgueil, versa des larmes qui m’arrachèrent les entrailles. Le père attribua ma confusion à ce que je n’étais pas « un homme riche », et me consola en disant :
– Vous le serez un jour en travaillant ici !
Avez-vous entendu ? Ils croyaient que c’était la fortune que je cherchais dans leur maison.
Ainsi, le gouffre approchait, et j’allai droit à lui : je demandai la main de Tincoutza. Elle jubila, la maison se réveilla de sa léthargie, moi, je me sentais perdu. Les jours qui suivirent la demande en mariage ressemblèrent aux derniers instants d’un condamné à mort. Tincoutza était ravie :
– C’est l’émotion qui vous aplatit comme ça ? me dit-elle un jour ; comme je suis heureuse !
Pauvre fille !
Pour m’étourdir, je blaguais du matin au soir ; mais on s’aperçut bien que ce n’était pas comme avant, et le soir des fiançailles je fus à un doigt de m’évanouir. La parenté présente en fut très intriguée ; et, ainsi que ma fiancée, ils mirent mon trouble sur le compte de l’émotion. On me poussa à parler, on me pria de raconter. Je fouillai mon cerveau et ne trouvai rien. Mais le prêtre qui avait échangé les bagues, après avoir récité le souhait de l’Église, me suggéra une anecdote.
Il est question du travail des champs, et le pope se plaignait que ses ouvriers se moquaient de lui, allant trop lentement. Je dis, pour amorcer mon histoire :
– Si vous voulez les faire travailler plus vite, il n’y a qu’un moyen, père.
– Lequel, mon fils ?
– C’est de jurer fort, jurer comme un surugiu[12] !
– Ah ! nous ne pouvons pas jurer : c’est un péché.
– Oui, c’est un péché, évidemment, approuvai-je, mais il a été absous par l’archevêque de Bucarest pour toute circonstance où l’on ne peut pas faire autrement.
Le pope prit un air sceptique, mais les assistants crièrent :
– Comment ? Dites, comment ? Racontez !
– Eh bien, voici comment : un jour, l’archevêque de Bucarest devait se rendre dans une ville où sa présence était nécessaire à une cérémonie officielle. On fit venir la meilleure diligence, et Sa Sainteté monta. Mais le surugiu de la voiture en fut très mécontent, malgré le pourboire alléchant qui l’attendait : c’est que, ainsi que nous savons tous, un surugiu ne peut pas conduire les chevaux sans jurer. Pour lui, tourner le fouet en l’air et jurer, c’est plus inexorable que le pourboire même, et le surugiu de l’archevêque ne démentait pas son nom. Craignant les foudres du grand prélat, le pauvre homme se mordit les lèvres et conduisit tant bien que mal pendant trois heures de chemin, mais, arrivant au passage d’un gué, il arrêta net. Suffoqué et rouge de colère comme une écrevisse cuite, il abandonna les rênes de ses quatre chevaux et attendit, décidé à réclamer son droit à tout prix. L’archevêque s’impatienta et, au bout de quelque temps, sortit la tête par la portière, demandant la cause de l’arrêt. Le surugiu ôta son bonnet et expliqua humblement :
« – C’est que, voyez-vous, Très Haute Sainteté, les chevaux sont habitués aux jurons du surugiu et comme je ne puis pas jurer, vu Votre Sainte Présence, ils ne me reconnaissent plus et refusent de mordre dans le gué.
« L’archevêque recommanda :
« – Criez-leur, mon fils : « Hi ! hi ! braves chevaux !… »
« Le surugiu, malin, répéta du bout des lèvres :
« Hi ! hi ! braves chevaux !… » Mais les bêtes ne mordirent pas.
« – Il n’y a pas d’autres moyens que les jurons pour les faire partir ? interrogea Sa Sainteté, perdant toute patience.
« – Non, Saint-Père, je vous le dis : les chevaux ne marchent qu’avec de l’avoine et des jurons !…
« – Eh bien ! répondit le métropolite, jurez alors et je vous absous du péché !
« Le surugiu bondit de son siège, attrapa les rênes, claqua de son interminable fouet et cria d’une voix à effrayer les morts : Hi ! hi ! hi !… Sacrées babouches de la Vierge !… Toutes les saintes icônes !… Les quatorze Évangiles !… Soixante sacrements !… Douze apôtres et quarante martyrs de l’Église !… Hi !… hi ! hi !… Braves chevaux, nom de Dieu et du Saint-Esprit !…
« La diligence vola le gué comme une hirondelle. Sur l’autre rive, l’archevêque sortit de nouveau la tête, et dit au conducteur, qui le regardait d’un air triomphant :
« – C’est épatant comme vos chevaux sont dressés, mais vous devez manquer d’instruction religieuse : il n’y a pas quatorze Évangiles, mais quatre ; et point soixante sacrements, mais seulement sept.
« – Vous avez raison, Saint-Père, et je le savais, moi aussi ; cependant, voyez-vous : quatre et sept sont des chiffres trop brefs pour pouvoir jurer comme il faut ; et alors, nous, cochers, faisons de notre mieux pour arranger la religion et l’accommoder aux nécessités professionnelles. »
Cette anecdote, par l’hilarité qu’elle produisit, mit le pope dans l’embarras et moi plus à mon aise. Tincoutza était radieuse et fière de moi.
Ah ! pourquoi les choses n’en sont-elles pas restées là ? Ou pourquoi ne me suis-je pas sauvé avant le drame ? Car le drame, long, interminable, arriva trois semaines après – trois semaines de torture peu connue et peu croyable, quand chaque baiser que je recevais de ma fiancée me semblait un conseil de prendre mes jambes à mon cou et d’aller me perdre dans le monde : ce drame débuta avec la noce.
Maintenant je suis arrivé au monstrueux forfait qui brisa ma vie et celle de l’innocente Tincoutza ; je suis arrivé, mon brave Mikhaïl, à votre perversion, à votre violence, au vice, à toutes les malédictions que des brutes marchant sur deux pattes pratiquent sous la forme de mœurs, de coutumes, de traditions – empoisonnant la vie et tyrannisant des innocents ; car, aussi bien que ma chaste fiancée, moi aussi j’étais un innocent, dans mon cas maladif.
Vous ne savez peut-être pas, Mikhaïl, de quoi il s’agit. Vous ne savez pas que, chez nous, lors de la fête nuptiale, des femmes de la famille et même des femmes étrangères envahissent la chambre à coucher des jeunes époux quelques heures après leur retraite, les chassent dans une autre, et fouillent le lit conjugal pour y trouver la preuve irréfutable de la chasteté de la jeune épouse, preuve qu’elles portent parfois en triomphe pour la montrer aux invités qui banquètent dans la salle à côté. J’ai vu mieux que ça : j’ai vu cet étendard porté au bout d’une perche, sur la route de Pétroï à Cazassou, entouré d’une bande de possédées qui ululaient autour de leur scabreux trophée ; elles étaient accompagnées d’un tzigane raclant du violon, et allaient, à l’aube d’un lundi, porter « l’eau-de-vie rouge » à l’heureuse mère de la malheureuse vierge.
Connaissez-vous, Mikhaïl, quelque chose de plus barbare et de plus abominable ? Y a-t-il de la perversion ou de la perversité, du viol ou de la violence, du vice ou du sadisme qui soient plus inhumains, plus cruels et plus inouïs que cette joie, ce spectacle, ce procédé malfaisant et honteux ?…
Moi, je savais… Je connaissais tout cela quand le jour de noce vint. Non seulement ces mœurs écœurantes m’avaient toujours révolté ; mais à l’heure dangereuse où mes sens me trahissaient si piteusement, il était pour moi d’un intérêt vital d’écarter, de repousser au diable cette mascarade funeste.
J’appelai le père et la tante et je leur parlai. Le père, tout en aimant cette répugnante coutume, ne fut pas trop catégorique, mais la vieille soutint mordicus qu’elle devait être respectée, comme étant une tradition de la nation, gardienne de l’honneur.
Nous en restâmes là, et la noce partit, par un bel après-midi de dimanche, avec le faste de l’époque, vers l’église : tout le monde à pied, sauf les deux cavaliers qui ouvraient le chemin ; venait ensuite le porteur des deux immenses cierges de Moscou couchés sur un gros plateau en argent ciselé, incrusté d’or ; puis, toute la société. Au sortir de l’église, les cavaliers reprirent les devants, déchargeant leurs pistolets, faisant flotter en l’air les longues serviettes nouées à leurs bras, et danser les chevaux aux crinières parées de rubans et tramées d’argent. Sur le plateau il y avait maintenant le pain et le sel de tradition. Immédiatement après, je me traînais, grelottant de peur et de misère, le cierge à la main et Tincoutza au bras ; elle, heureuse sous l’amas de la parure qui la cachait entièrement. Derrière nous, la noce, tout cela abasourdi par douze musiciens jouant de quatre instruments : violons, cobza, clarinette et cornet à piston. Sur le parcours, des femmes qui revenaient de la fontaine versaient l’eau de leurs cofas[13] sous les pas de la noce, souhait d’abondance.
Et le soir, l’heure fatidique sonna pour moi. Il y avait à table une vingtaine d’invités, la parenté comprise. Les oraisons des crieurs nuptiaux déchaînèrent une joie débordante, et j’ai dû me mettre à l’unisson et répondre par des contes aux narrations des commensaux. Un de ces derniers, l’esprit chauffé par le vin, eut le mauvais goût de raconter comment une fois, dans son village, une jeune mariée, étant trouvée fautive par son époux, avait été battue par celui-ci, la nuit même de la noce ; puis, le lendemain matin, il la jeta dans son char, le dos tourné aux bœufs, la face vers l’arrière où, au bout d’un bâton, se balançait un pot de terre cuite ayant le fond défoncé, et, avec cette parade, la rendit à ses parents terrifiés.
Je regardai Tincoutza : elle restait calme, sûre de son innocence. Mais moi je m’épouvantai et criai que ce qui se passe entre deux époux ne regarde personne qu’eux-mêmes.
– Nous verrons tout à l’heure si cela ne regarde personne ! répondirent quelques intimes.
En effet, ce « tout à l’heure » fut joli, car, minuit sonnant, je m’aperçus que des petites balles, faites de mie de pain, partirent de plusieurs directions et vinrent me frapper au visage, puis des morceaux de pain, et au bout de quelques minutes, de grosses tranches.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je.
– Eh bien, cela veut dire qu’il faut vous lever d’ici et aller faire votre devoir ! cria la marraine.
Je vous jure, mes amis, que je ne comprenais pas ; mais j’ai compris quand mon parrain me prit à part et me dit de quel devoir il s’agissait. Pendant qu’il me parlait, la marraine et la tante faisaient la toilette de Tincoutza dans la chambre à coucher qui nous était destinée ; puis elles vinrent m’embrasser, ainsi que le père, et, sans plus, ils m’ouvrirent la porte, me poussèrent dedans, et la refermèrent sur mon dos.
Pendant cet instant, un des plus tragiques de ma vie, je me rappelle encore vaguement avoir vu la tête divinement belle de Tincoutza reposant sur la blancheur de l’oreiller, sa chevelure noire répandue tout autour d’elle, et ce fut tout pour ce soir-là : je tombai évanoui au milieu de la chambre !…
Une forte fièvre me fit délirer pendant vingt-quatre heures ; je restai malade quinze jours. Je ne sais pas ce que j’avais dit pendant mon état d’inconscience, mais je sais que peu nombreux furent ceux qui vinrent me visiter. À ma guérison, je me trouvai dans un monde ennemi. Mon beau-père et la tante me demandèrent des explications sur la honte que je venais d’infliger à leur maison. Je me sauvai provisoirement en prétextant que j’étais lié[14]. Ils n’eurent aucune pitié de moi, et me détestèrent encore plus.
À partir de ce moment, et pendant dix mois, haine et hostilité se dressèrent devant moi. On me tint à l’écart de toute affaire ; on ne voulut me confier aucune entreprise ; on garda l’argent constamment enfermé, comme si j’étais un voleur. Par mes propres moyens je ne pouvais rien entreprendre – sauf redevenir salepgdi – car mon argent, je l’avais dépensé presque tout en cadeaux de noce. Et alors commença cette vie terrible qui m’effraie encore aujourd’hui.
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