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BIBLIOBUS Littérature

Stavro (suite et fin)

Je ne pourrai pas vous la raconter dans le détail ; cela m’est trop pénible…

Barricadé dans cette maison de malheur, je n’osais plus mettre le pied dans la rue que très rarement et seulement de nuit. On m’interdisait même de descendre au magasin. Pas de visite… Pas de relations… Aucun travail… Tout ce que je disais, tout ce que je proposais, tombait mal… À table on était comme des sourds-muets… Et moi, en babouches et en bras de chemise, je me promenais d’une chambre à l’autre comme un parasite, comme un drôle, ou comme certains autres pensionnaires.

Les deux beaux-frères venaient tous les dimanches. Je leur demandai de me prendre à Galatz dans leur affaire à quoi je m’entendais quelque peu. Ils me parlèrent de divorce. Et, en effet, diriez-vous, c’eût été la solution la plus sage. – Pas du tout.

Ma femme s’était, depuis le mariage, complètement détachée de sa famille. Toute sa vie était maintenant enracinée dans la mienne, dans cette vie misérable et estropiée. Sans larmes et sans rancune, elle avait accepté le malheur avec une bravoure inespérée ; elle croyait sincèrement que je devais être lié par une sorcière, et priait le bon Dieu, avec ferveur, de vaincre le diable et de guérir son mari qu’elle aimait malgré sa défaillance.

Cloîtrés tous deux, nous passions nos journées en des tête-à-tête interminables et d’une tendresse qui ne saurait être dépassée. Je lui demandais pardon… Elle me répondait qu’elle ne me voyait fautif en rien. Oh ! comment pourrais-je oublier la seule créature humaine qui m’ait compris et qui ait eu pitié de moi ? Et qui peut certifier que, sans la haine qui nous empoisonnait, je ne serais devenu le mari et l’homme normal auquel j’aspirais de toutes mes forces ?… Déjà je n’étais plus si timide qu’au commencement, je n’avais plus peur de ma femme, plus cette frayeur qui me glaçait le sang aux premiers attouchements. Il y avait même des moments où de vagues désirs, de faibles réveils, de petites impulsions sensuelles me fourmillaient dans le corps et me faisaient rougir quand elle me serrait dans ses bras, me caressait, m’assurait de son amour.

Mais ce que l’amour crée avec difficulté, la haine le détruit en un instant, et voilà ce que je ne pardonnerai jamais aux hommes. Tous les matins, à peine sorti de ma chambre, les deux hiboux de notre malheur se jetaient sur la pauvre femme et lui demandaient s’il y avait eu quelque chose. À son refus de parler, les maudits croque-morts lui tombaient dessus avec leurs conseils de séparation et la torturaient jusqu’au désespoir.

Ce martelage et cette destruction systématique du peu que la nature essayait de rebâtir durèrent dix mois. Nous étouffions. Les deux bourreaux de Galatz commençaient à devenir agressifs : ils m’insultèrent et me sommèrent de décider ma femme à la séparation. Il n’y avait plus moyen d’y tenir. Blottis l’un contre l’autre nous refusions souvent de descendre à table, nous passions des jours avec un seul repas, et nous vîmes brusquement surgir devant notre pensée l’idée de nous sauver.

Elle me demanda si je pourrais gagner notre vie avec le peu d’argent qui me restait, et à ma réponse enflammée sur l’avenir de liberté et d’amour que j’étais capable de lui ouvrir loin de cette maison funeste, des larmes de bonheur jaillirent de ses yeux. Enlacés comme deux frères perdus dans un monde ennemi, nous avions les visages et les vêtements baignés de nos propres larmes, et nous avons vécu les heures de la plus forte félicité qu’on puisse goûter sur cette terre.

Mais ces heures furent aussi les dernières qu’il nous était donné de vivre ensemble. La grosse vague de la haine des hommes approchait.

C’était vers la fin février… Nous avions notre plan arrêté : attendre encore un mois, et, vers la fin de mars, nous enfuir sur un voilier allant à Stamboul.

Mais depuis quelques jours nous remarquions un changement singulier dans l’attitude de nos deux tyrans : ils avaient soudainement cessé de visiter ma femme le matin, ils ne la terrorisaient plus, et à moi, le vieux me dit un soir que je pouvais sortir et entrer à ma guise. J’en suis resté baba !… Je courus vers Tincoutza, mais elle fondit en larmes :

– Je crois qu’un malheur nous guette ! me dit-elle. Je fais de mauvais rêves : je te vois la nuit entouré d’enfants qui pleurent, et moi, toute parée d’or et de pierres précieuses… C’est très mauvais. Ne sors pas !… Qui sait ce qui peut t’arriver ?… Nous supportons cet emprisonnement depuis dix mois ; souffrons-le encore quelques semaines !…

À ces paroles je sentis un poignard m’entrer dans le cœur et je me mis à trembler ; mais, mes braves amis, le sort de l’homme est écrit à l’avance. Le lendemain, matinée radieuse d’hiver calme… La neige, épaisse de trois empans, couvrait le monde de son linceul immaculé et les clochettes des traîneaux, qui volaient en tous sens, emplissaient l’air de leur sonnerie nostalgique. Je restais à la fenêtre et il me semblait que les murs s’écroulaient sur moi. Je m’affolai !… Une force irrésistible m’appelait dehors, vers ce dehors qui est le mouvement, la vie, l’impétueux mystère de la libre existence que je ne connaissais plus depuis presque une année. Je me jetai aux pieds de ma femme et la suppliai de me laisser sortir une heure, une demi-heure, cinq minutes, hors des murs, des toits, de la misère !…

Elle m’écouta et m’en donna la permission, me conseillant de prendre mon stylet et les deux pistolets, et me recommandant de ne me laisser aborder par personne. Je lui embrassai les babouches, pris ma fourrure, mon bonnet d’astrakan, et descendis au magasin.

Ah ! ce fut ma perte et celle de la pauvre Tincoutza !… Ce fut notre perte sans l’être tout de suite, car rien ne m’arriva, cette matinée-là et rien non plus pendant mes sorties de l’après-midi et du lendemain ; mais ce fut certainement dans un de ces passages par la boutique que je fus reconnu par l’œil traître que le vieux avait caché derrière quelque porte et qui me démasqua !…

Le soir de ce dernier dimanche que je vécus dans cette maison – en rentrant, les yeux remplis de la majesté du Danube qui promenait ses énormes glaçons – j’embrassai pour la dernière fois celle qui fut pendant dix mois la plus tendre des épouses et la plus pure des vierges.

Nous étions calmes… Mais en descendant pour dîner, une tragique pesanteur nous allongeait les figures et nous tenait au seuil des larmes. Elle demanda, vers la fin du repas :

– Pourquoi les frères ne sont pas là ?

– Ils vont venir tout à l’heure, répondit le père. Nous allumâmes les narguilés et bûmes le café turc. Dehors, nuit et silence… Il commençait à se faire tard. Tout à coup, surprenant un regard significatif entre le vieux et la tante, Tincoutza éclata en sanglots.

À ce moment, la porte grinça sur ses gonds et les deux frères, sombres comme des exécuteurs, apparurent amenant un homme à la vue duquel je devins blême.

C’était un Grec qui avait été autrefois mon ami, et qui venait en délateur et en criminel.

 

Debout tous trois devant la porte restée ouverte, le premier mot, pour tout bonsoir, fut celui du traître. Allongeant le bras et me montrant, il dit en roumain :

– C’est ça, votre monsieur Isvoranu ?… Je comprends qu’il soit lié : ça c’est Stavro, le salepgdi et le p…

À ce dernier mot, qui dénommait mon vice et le sien, Tincoutza lança un cri et roula par terre, tandis que moi…

Empoigné par la cruauté et la vengeance de mes beaux-frères, je fus traîné dans le magasin et foulé aux pieds, frappé sur la tête, sur la figure, sur la poitrine jusqu’à ce que je m’évanouisse. Puis…

Puis je me réveillai dehors sur la neige, devant la porte verrouillée de la cour qui donnait sur un passage fermé. J’étais glacé… Les membres, la poitrine, la tête meurtris… Et pour tous vêtements d’hiver, je me trouvais en bras de chemise, nu-tête.

Je rassemblai mes forces et j’allai demander hospitalité au Turc qui me fournissait le salep dix-huit mois auparavant ; il me reçut en chrétien et me soigna en frère.

Quatre jours après, ce brave homme, sans savoir à qui il parlait, m’apprenait à mon lit de souffrance la nouvelle que toute la cité colportait ce matin-là : Tincoutza venait d’être repêchée, sur la rive gauche du Danube, par des Lipovans[15]…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis, trente-cinq ans se sont écoulés, et chaque année, à la date fatale, je vais sur le bord du Danube qui promène ses glaçons, demander pardon à Tincoutza de l’offense que je lui ai faite.

À vous aussi, Adrien, je vous demande pardon de l’offense que je vous ai faite…

*

Sur la route de X… entre deux champs de seigle, la charrette avec les trois hommes allait au trot.

Devant les yeux du cheval qui éternuait dans la fraîcheur matinale, l’étoile du berger étincelait sur la coupole empourprée du Levant.

Une alouette surgit du champ et monta comme une flèche vers le ciel. Stavro la suivit du regard jusqu’à ce qu’il la vît retomber comme un caillou ; les yeux fixés sur l’endroit où elle venait de disparaître, il chanta – dans cette langue universelle connue des hommes qui n’ont point de patrie, et sur cette mélodie qui ne s’écrit pas sur le papier :

 

Si j’étais une alouette,

Comme elle je foncerais dans l’azur ;

Mais je ne descendrais plus sur la terre,

Où les hommes sèment le blé,

Où les hommes fauchent le blé,

Où l’on sème et l’on fauche sans savoir pourquoi…

 

 

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