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BIBLIOBUS Littérature française

Suite du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (4)

 

 

 

 

 

 

J’avais avancé plus de quatre lieues, quand je me trouvai dans une contrée que je pensais indubitablement avoir vue autre part. En effet, je sollicitai tant ma mémoire de me dire d’où je connaissais ce paysage, que la présence des objets excitant les images, je me souvins que c’était justement le lieu que j ’avais vu en songe la nuit passée. Cette rencontre bizarre eût occupé mon attention plus de temps qu’il ne l’occupa, sans une étrange apparition par qui j’en fus réveillé. Un spectre (au moins je le pris pour tel), se présentant à moi au milieu du chemin, saisit mon cheval par la bride. La taille de ce fantôme était énorme, et par le peu qui paraissait de ses yeux, il avait le regard triste et rude. Je ne saurais pourtant dire s’il était beau ou laid, car une longue robe tissue des feuillets d’un livre de plainchant, le couvrait jusqu’aux ongles, et son visage était caché d’une carte où l’on avait écrit l’In Principio. Les premières paroles que le fantôme proféra : « Satanus Diabolas ! cria-t-il tout épouvanté, je te conjure par le grand Dieu vivant… » A ces mots il hésita ; mais répétant toujours le grand Dieu vivant, et cherchant d’un visage effaré son pasteur pour lui souffler le reste, quand il vit que, de quelque côté qu’il allongeât la vue, son pasteur ne paraissait point, un si effroyable tremblement le saisit, qu’à force de claquer, la moitié de ses dents en tombèrent, et les deux tiers de la gamme sous lesquels il était gisant, s’écartèrent en papillotes. Il se retourna pourtant vers moi, et d’un regard ni doux ni rude, où je voyais son esprit flotter pour résoudre lequel serait plus à propos de s’irriter ou de s’adoucir : « Ho bien, dit-il, Satanus Diabolas, par le sangué ! Je te conjure, au nom de Dieu, et de Monsieur Saint Jean, de me laisser faire ; car si tu grouilles ni pied ni patte, diable emporte je t’étriperai. »

Je tiraillais contre lui la bride de mon cheval ; mais les éclats de rire qui me suffoquaient m’ôtèrent toute force. Ajoutez à cela qu’une cinquantaine de villageois sortirent de derrière une haie, marchant sur leurs genoux, et s’égosillant à chanter Kyrie eleison. Quand ils furent assez proche, quatre des plus robustes, après avoir trempé leurs mains dans un bénitier que tenait tout exprès le serviteur du presbytère, me prirent au collet. J’étais à peine arrêté, que je vis paraître messire Jean, lequel tira dévotement son étole dont il me garrotta ; et ensuite une cohue de femmes et d’enfants, qui malgré toute ma résistance me cousirent dans une grande nappe ; au reste j’en fus si bien entortillé, qu’on ne me voyait que la tête. En cet équipage, ils me portèrent à Toulouse comme s’ils m’eussent porté au monument. Tantôt l’un s’écriait que sans cela il y aurait eu famine, parce que lorsqu’ils m’avaient rencontré, j’allais assurément jeter le sort sur les blés ; et puis j’en entendais un autre qui se plaignait que le claveau n’avait commencé dans sa bergerie, que d’un dimanche, qu’au sortir de vêpres je lui avais frappé sur l’épaule. Mais ce qui malgré tous mes désastres, me chatouilla de quelque émotion pour rire, fut le cri plein d’effroi d’une jeune paysanne après son fiancé, autrement le fantôme, qui m’avait pris mon cheval (car vous saurez que le rustre s’était acalifourchonné dessus, et déjà comme sien le talonnait de bonne guerre) : « Misérable, glapissait son amoureuse, es-tu donc borgne ? Ne vois-tu pas que le cheval du magicien est plus noir que charbon, et que c’est le diable en personne qui t’emporte au sabbat ? » Notre pitaut, d’épouvante, en culbuta par-dessus la croupe ; ainsi mon cheval eut la clef des champs.

Ils consultèrent s’ils se saisiraient du mulet, et délibérément que oui ; mais ayant décousu le paquet, et au premier volume qu’ils ouvrirent s’étant rencontré la Physique de M. Descartes, quand ils aperçurent tous les cercles par lesquels ce philosophe a distingué le mouvement de chaque planète, tous d’une voix hurlèrent que c’était les cernes que je traçais pour appeler Belzébuth. Celui qui le tenait le laissa choir d’appréhension, et par malheur en tombant il s’ouvrit dans une page où sont expliquées les vertus de l’aimant ; je dis par malheur, pour ce qu’à l’endroit dont je parle il y a une figure de cette pierre métallique, où les petits corps qui se déprennent de sa masse pour accrocher le fer sont représentés comme des bras. A peine un de ces marauds l’aperçut, que je l’entendis s’égosiller que c’était là le crapaud qu’on avait trouvé dans l’auge de l’écurie de son cousin Fiacre, quand ses chevaux moururent. A ce mot, ceux qui avaient paru les plus échauffés, rengainèrent leurs mains dans leur sein, ou se regantèrent de leurs pochettes. Messire Jean de son côté criait, à gorge déployée, qu’on se gardât de toucher à rien, que tous ces livres-là étaient de francs grimoires, et le mulet un Satan. La canaille ainsi épouvantée, laissa partir le mulet en paix. Je vis pourtant Mathurine, la servante de M. le curé, qui le chassait vers l’étable du presbytère de peur qu’il n’allât dans le cimetière polluer l’herbe des trépassés.

Il était bien sept heures du soir, quand nous arrivâmes à un bourg, où pour me rafraîchir on me traîna dans la geôle ; car le lecteur ne me croirait pas, si je disais qu’on m’enterra dans un trou, et cependant il est si vrai qu’avec une pirouette j’en visitai toute l’étendue. Enfin il n’y a personne qui, me voyant en ce lieu, ne m’eût pris pour une bougie allumée sous une ventouse. D’abord que mon geôlier me précipita dans cette caverne : « Si vous me donnez, lui dis-je, ce vêtement de pierre pour un habit, il est trop large ; mais si c’est pour un tombeau, il est trop étroit. On ne peut ici compter les jours que par nuits ; des cinq sens il ne me reste l’usage que de deux, l’odorat et le toucher : l’un, pour me faire sentir les puanteurs de ma prison ; l’autre, pour me la rendre palpable. En vérité je vous l’avoue, je crois être damné, si je ne savais qu’il n’entre point d’innocents en enfer. »

A ce mot d’innocent, mon geôlier s’éclata de rire :

« Et par ma foi, dit-il, vous êtes donc de nos gens ? Car je n’en ai jamais tenu sous ma clef que de ceux-là. » Après d’autres compliments de cette nature, le bonhomme prit la peine de me fouiller, je ne sais pas à quelle intention ; mais par la diligence qu’il employa, je conjecture que c’était pour mon bien. Ses recherches étant demeurées inutiles, à cause que durant la bataille de Diabolas, j’avais glissé mon or dans mes chausses ; quand, au bout d’une très exacte anatomie, il se trouva les mains aussi vides qu’auparavant, peu s’en fallut que je ne mourusse de crainte, comme il pensa mourir de douleur.

« Ho ! vertubleu ! s’écria-t-il, l’écume dans la bouche, je l’ai bien vu d’abord que c’était un sorcier ! il est gueux comme le diable. Va, va, continua-t-il, mon camarade, songe de bonne heure à ta conscience. » Il avait à peine achevé ces paroles, que j’entendis le carillon d’un trousseau de clefs, où il choisissait celle de mon cachot. Il avait le dos tourné ; c’est pourquoi de peur qu’il ne se vengeât du malheur de sa visite, je tirai dextrement de leur cachet trois pistoles, et je lui dis

« Monsieur le concierge, voilà une pistole ; je vous supplie de me faire apporter un morceau, je n’ai pas mangé depuis onze heures. » Il la reçut fort gracieusement, et me protesta que mon désastre le touchait. Quand je connus son cœur adouci :

« En voilà encore une, continuai-je, pour reconnaître la peine que je suis honteux de vous donner. »

Il ouvrit l’oreille, le cœur et la main ; et j’ajoutai, lui en comptant trois, au lieu de deux, que par cette troisième je le suppliais de mettre auprès de moi l’un de ses garçons pour me tenir compagnie, parce que les malheureux doivent craindre la solitude.

Ravi de ma prodigalité, il me promit toutes choses, m’embrassa les genoux, déclama contre la justice, me dit qu’il voyait bien que j’avais des ennemis, mais que j’en viendrais à mon honneur, que j’eusse bon courage, et qu’au reste il s’engageait, auparavant qu’il fût trois jours de faire blanchir mes manchettes. Je le remerciai très sérieusement de sa courtoisie, et après mille accolades dont il pensa m’étrangler, ce cher ami verrouilla et reverrouilla la porte.

Je demeurai tout seul, et fort mélancolique, le corps arrondi sur un botteau de paille en poudre : elle n’était pas pourtant si menue, que plus de cinquante rats ne la broyassent encore. La voûte, les murailles et le plancher étaient composés de six pierres de tombe, afin qu’ayant la mort dessus, dessous, et à l’entour de moi, je ne pusse douter de mon enterrement. La froide bave des limas, et le gluant venin des crapauds me coulaient sur le visage ; les poux y avaient les dents plus longues que le corps. Je me voyais travaillé de la pierre, qui ne me faisait pas moins de mal pour être externe ; enfin je pense que pour être Job, il ne me manquait plus qu’une femme et un pot cassé.

Je vainquis là pourtant toute la dureté de deux heures très difficiles, quand le bruit d’une grosse de clefs, jointe à celui des verrous de ma porte, me réveilla de l’attention que je prêtais à mes douleurs. En suite du tintamarre, j’aperçus, à la clarté d’une lampe, un puissant rustaud. Il se déchargea d’une terrine entre mes jambes : « Eh ! là là, dit-il, ne vous affligez point ; voilà du potage aux choux, que quand ce serait… Tant y a c’est de la propre soupe de maîtresse ; et si par ma foi, comme dit l’autre, on n’en a pas ôté une goutte de graisse. » Disant cela il trempa ses cinq doigts jusqu’au fond, pour m’inviter d’en faire autant. Je travaillai après l’original, de peur de le décourager ; et lui d’un œil de jubilation : « Morguienne, s’écria-t-il, vous êtes bon frère ! On dit qu’ou z’avez des envieux, jerniguay sont des traîtres, oui, testiguay sont des traîtres : hé ! qu’ils y viennent donc pour voir ! Oh ! bien, bien, tant y a, toujours va qui danse. » Cette naïveté m’enfla par deux ou trois fois la gorge pour en rire. Je fus pourtant si heureux que de m’en empêcher. Je voyais que la fortune semblait m’offrir en ce maraud une occasion pour ma liberté ; c’est pourquoi il m’était très important de choyer ses bonnes grâces ; car d’échapper par d’autres voies, l’architecte qui bâtit ma prison, y ayant fait plusieurs entrées, ne s’était pas souvenu d’y faire une sortie. Toutes ces considérations furent cause que pour le sonder, je lui parlai ainsi : « Tu es pauvre, mon grand ami, n’est-il pas vrai ? -Hélas ! monsieur, répondit le rustre, quand vous arriveriez de chez le devin, vous n’auriez pas mieux frappé au but. — Tiens donc, continuai-je, prends cette pistole. »

Je trouvai sa main si tremblante, lorsque je la mis dedans, qu’à peine la put-il fermer. Ce commencement me sembla de mauvais augure ; toutefois je reconnus bientôt par la ferveur de ses remerciements, qu’il n’avait tremblé que de joie ; cela fut cause que je poursuivis : « Mais si tu étais homme à vouloir participer à l’accomplissement d’un vœu que j’ai fait, vingt pistoles (outre le salut de ton âme) seraient à toi comme ton chapeau ; car tu sauras qu’il n’y a pas un bon quart d’heure, enfin un moment auparavant ton arrivée, qu’un ange m’est apparu et m’a promis de faire connaître la justice de ma cause, pourvu que j’aille demain faire dire une messe à Notre-Dame de ce bourg au grand autel. J’ai voulu m’excuser sur ce que j’étais enfermé trop étroitement ; mais il m’a répondu qu’il viendrait un homme envoyé du geôlier pour me tenir compagnie, auquel je n’aurais qu’à commander de sa part de me conduire à l’église, et me reconduire en prison ; que je lui recommandasse le secret, et d’obéir sans réplique, sur peine de mourir dans l’an ; et s’il doutait de ma parole, je lui dirais, aux enseignes qu’il est confrère du Scapulaire. » Or le lecteur saura qu’auparavant j’avais entrevu par la fente de sa chemise un scapulaire qui me suggéra toute la tissure de cette apparition : « Et oui-da, dit-il, mon bon seigneur, je ferons ce que l’ange nous a commandé. Mais il faut donc que ce soit à neuf heures, parce que notre maître sera pour lors à Toulouse aux accordailles de son fils avec la fille du maître des hautes œuvres. Dame, écoutez, le bourriau a un nom aussi bien qu’un ciron. On dit qu’elle aura de son père en mariage, autant d’écus comme il en faut pour la rançon d’un roi. Enfin elle est belle et riche ; mais ces morceaux-là n’ont garde d’arriver, à un pauvre garçon. Hélas ! mon bon monsieur, faut que vous sachiez… » Je ne manquai pas à cet endroit de l’interrompre ; car je pressentais par ce commencement de digression, une longue enchaînure de coq-à-l’âne. Or après que nous eûmes bien digéré notre complot, le rustaud prit congé de moi.

Il ne manqua pas le lendemain de me venir déterrer à l’heure promise. Je laissai mes habits dans la prison, et je m’équipai de guenilles, car afin de n’être pas reconnu, nous l’avions ainsi concerté la veille. Sitôt que nous fûmes à l’air, je n’oubliai pas de lui compter ses vingt pistoles. Il les regarda fort, et même avec de grands yeux. « Elles sont d’or et de poids, lui dis-je, sur ma parole. Hé ! monsieur, me répliqua-t-il, ce n’est pas à cela que je songe, mais je songe que la maison du grand Macé est à vendre, avec son clos et sa vigne. Je l’aurai bien pour deux cents francs ; il faut huit jours à bâtir le marché, et je voudrais vous prier, mon bon monsieur, si c’était votre plaisir, de faire que jusqu’à tant que le grand Macé tienne bien comptées vos pistoles dans son coffre, elles ne deviennent point feuilles de chêne. » La naïveté de ce coquin me fit rire. Cependant nous continuâmes de marcher vers l’église, où nous arrivâmes. Quelque temps après on y commença la grand-messe ; mais sitôt que je vis mon garde qui se levait à son rang pour aller à l’offrande, j’arpentai la nef de trois sauts, et en autant d’autres je m’égarai prestement dans une ruelle détournée. De toutes les diverses pensées qui m’agitèrent à cet instant, celle que je suivis fut de gagner Toulouse, dont ce bourg-là n’était distant que d’une demi-lieue, à dessein d’y prendre la poste. J’arrivai aux faubourgs d’assez bonne heure ; mais je restais si honteux de voir tout le monde qui me regardait, que j’en perdis contenance. La cause de leur étonnement procédait de mon équipage, car comme en matière de gueuserie j’étais assez nouveau, j’avais arrangé sur moi mes haillons si bizarrement, qu’avec une démarche qui ne convenait point à l’habit, je paraissais moins un pauvre qu’un mascarade, outre que je passais vite, la vue basse et sans demander.

A la fin considérant qu’une attention si universelle me menaçait d’une suite dangereuse, je surmontai ma honte. Aussitôt que j’apercevais quelqu’un me regarder, je lui tendais la main. Je conjurais même la charité de ceux qui ne me regardaient point. Mais admirez comme bien souvent pour vouloir accompagner de trop de circonspection les desseins où la Fortune veut avoir quelque part, nous les ruinons en irritant cette orgueilleuse ! Je fais cette réflexion au sujet de mon aventure ; car ayant aperçu un homme vêtu en bourgeois médiocre, de qui le dos était tourné vers moi : « Monsieur, lui dis-je, le tirant par son manteau, si la compassion peut toucher… » Je n’avais pas entamé le mot qui devait suivre, que cet homme tourna la tête. O dieux ! que devint-il ? Mais, ô dieux ! que devins-je moi-même ? Cet homme était mon geôlier. Nous restâmes tous deux consternés d’admiration de nous voir où nous nous voyions. J’étais tout dans ses yeux ; il employait toute ma vue. Enfin le commun intérêt, quoique bien différent, nous tira, l’un et l’autre, de l’extase où nous étions plongés. « Ha ! misérable que je suis, s’écria le geôlier, faut-il donc que je sois attrapé ? » Cette parole à double sens m’inspira aussitôt le stratagème que vous allez entendre. « Hé ! main-forte, messieurs, main-forte à la justice ! criai-je tant que je pus glapir. Ce voleur a dérobé les pierreries de la comtesse des Mousseaux ; je le cherche depuis un an. Messieurs, continuai-je tout échauffé, cent pistoles pour qui l’arrêtera ! »

J’avais à peine lâché ces mots, qu’une tourbe de canaille éboula sur le pauvre ébahi. L’étonnement où mon extraordinaire impudence l’avais jeté, joint à l’imagination qu’il avait, que sans avoir comme un corps glorieux pénétré sans fraction les murailles de mon cachot, je ne pouvais m’être sauvé, le transit tellement, qu’il fut longtemps hors de lui-même. A la fin toutefois il se reconnut, et les premières paroles qu’il employa pour détromper le petit peuple, furent qu’on se gardât de se méprendre, qu’il était fort homme d’honneur. indubitablement il allait découvrir tout le mystère ; mais une douzaine de fruitières, de laquais et de porte-chaises, désireux de me servir pour mon argent, lui fermèrent la bouche à coups de poing ; et d’autant qu’ils se figuraient que leur récompense serait mesurée aux outrages dont ils insulteraient à la faiblesse de ce pauvre dupé, chacun accourait y toucher du pied ou de la main. « Voyez l’homme d’honneur ! clabaudait cette racaille. il n’a pourtant pas su s’empêcher de dire, dès qu’il a reconnu monsieur, qu’il était attrapé ! » Le bon de la comédie, c’est que mon geôlier étant en ses habits de fête, il avait honte de s’avouer marguillier du bourreau, et craignait même se découvrant d’être encore mieux battu.

Moi, de mon côté, je pris l’essor durant le plus chaud de la bagarre. J’abandonnai mon salut à mes jambes : elles m’eurent bientôt mis en franchise. Mais pour mon malheur, la vue que tout le monde recommençait à jeter sur moi, me rejeta tout de nouveau dans mes premières alarmes. Si le spectacle de cent guenilles, qui comme un branle de petits gueux dansaient à l’entour de moi, excitait un bayeur à me regarder, je craignais qu’il ne lût sur mon front que j’étais un prisonnier échappé. Si un passant sortait la main de dessous mon manteau, je me le figurais un sergent qui allongeait le bras pour m’arrêter. Si j’en remarquais un autre, arpentant le pavé sans me rencontrer des yeux, je me persuadais qu’il feignait de ne m’avoir pas vu, afin de me saisir par-derrière. Si j’apercevais un marchand entrer dans sa boutique, je disais : « Il va décrocher sa hallebarde ! » Si je rencontrais un quartier plus chargé de peuple qu’à l’ordinaire : « Tant de monde, pensais-je, ne s’est point assemblé là sans dessein ! » Si un autre était vide : « On est ici prêt à me guetter. » Un embarras s’opposait-il à ma fuite : « On a barricadé les rues, pour m’enclore ! » Enfin ma peur subornant ma raison, chaque homme me semblait un archer ; chaque parole, arrêtez, et chaque bruit, l’insupportable croassement des verrous de ma prison passée.

Ainsi travaillé de cette terreur panique, je résolus de gueuser encore, afin de traverser sans soupçon le reste de la ville jusqu’à la poste ; mais de peur qu’on ne me reconnût à la voix, j’ajoutai à l’exercice de quémand l’adresse de contrefaire le muet. Je m’avance donc vers ceux que j’aperçois qui me regardent ; je pointe un doigt dessous le menton, puis dessus la bouche, et je l’ouvre an bâillant, avec un cri non articulé, pour faire entendre par ma grimace, qu’un pauvre muet demande l’aumône. Tantôt par charité on me donnait un compatissement d’épaule ; tantôt je me sentais fourrer une bribe au poing ; et tantôt j’entendais des femmes murmurer, que je pourrais bien en Turquie avoir été de cette façon martyrisé pour la foi. Enfin j’appris que la gueuserie est un grand livre qui nous enseigne les mœurs des peuples à meilleur marché que tous ces grands voyages de Colomb et de Magellan.

Ce stratagème pourtant ne put encore lasser l’opiniâtreté de ma destinée, ni gagner son mauvais naturel. Mais à quelle autre invention pouvais-je recourir ? Car de traverser une grande ville comme Toulouse, où mon estampe m’avait fait connaître même aux harengères, bariolé de guenilles aussi bourrues que celles d’un arlequin, n’était-il pas vraisemblable que je serais observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger était le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages ? Et puis quand cette ruse n’aurait pas été projetée, avec toutes les circonspections qui la devaient accompagner, je pense que parmi tant de funestes conjonctures, c’était avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

J’avançais donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière ; car mon vénérable geôlier, et quelques douzaine d’archers de sa connaissance, qui l’avaient tiré des mains de la racaille, s’étant ameutés, et patrouillant toute la ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D’abord qu’ils m’aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J’étais si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentait dessus mon cou l’haleine des tyrans qui la voulaient opprimer ; mais il semblait que l’air qu’ils poussaient en courant derrière moi, me poussât devant eux. Enfin le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d’avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces ; moi la vue et le charivari de cette importune vénerie. Certes qui n’a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis, quand je me vis échappé. Toutefois parce que mon salut me demandait tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu’ils consommaient pour m’atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail ; puis ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades de la contagion, je me couchai vis-à-vis, le ventre contre terre, et d’une voix piteuse me mis à geindre fort langoureusement. A peine étais-je là, que j’entendis les cris de cette enrouée populace longtemps avant le bruit de leurs pieds ; mais j’eus encore assez de jugement pour me tenir en la même posture, dans l’espérance de n’en être point connu, et je ne fus point trompé ; car me prenant tous pour un pestiféré, ils passèrent fort vite, en se bouchant le nez, et jetèrent la plupart un double sur mon mouchoir.

L’orage ainsi dissipé, j’entre sous une allée, je reprends mes habits, et m’abandonne encore à la Fortune ; mais j’avais tant couru qu’elle s’était lassée de me suivre. Il le faut bien croire ainsi : car à force de traverser des places et des carrefours, d’enfiler et couper des rues, cette glorieuse déesse n’étant pas accoutumée de marcher si vite, pour mieux dérober ma route, me laissa choir aveuglément aux mains des archers qui me poursuivaient. A ma rencontre ils foudroyèrent une huée si furieuse, que j’en demeurai sourd. Ils crurent n’avoir point assez de bras pour m’arrêter, ils y employèrent les dents, et ne s’assuraient pas encore de me tenir ; l’un me traînait par les cheveux, un autre par le collet, pendant que les moins passionnés me fouillaient. La quête fut plus heureuse que celle de la prison, ils trouvèrent le reste de mon or.

Comme ces charitables médecins s’occupaient à guérir l’hydropisie de ma bourse, un grand bruit s’éleva, toute la place retentit de ces mots : Tue ! tue ! et en même temps je vis briller des épées. Ces messieurs qui me traînaient, crièrent que c’étaient les archers du grand prévôt qui leur voulaient dérober cette capture. « Mais prenez garde, me dirent-ils, me tirant plus fort qu’à l’ordinaire, de choir entre leurs mains, car vous seriez condamné en vingt-quatre heures, et le roi ne vous sauverait pas. » A la fin pourtant, effrayés eux-mêmes du chamaillis qui commençait à les atteindre, ils m’abandonnèrent si universellement que je demeurai tout seul au milieu de la rue, cependant que les agresseurs faisaient boucherie de tout ce qu’ils rencontraient.

Je vous laisse à penser si je pris la fuite, moi qui avais également à craindre l’un et l’autre partis. En peu de temps je m’éloignai de la bagarre ; mais comme déjà je demandais le chemin de la poste, un torrent de peuple qui fuyait la mêlée, dégorgea dans ma rue. Ne pouvant résister à la foule, je la suivis ; et me fâchant de courir si longtemps, je gagnai à la fin une petite porte fort sombre, où je me jetai pêle-mêle avec d’autres fuyards. Nous la bâclâmes dessus nous, puis, quand tout le monde eut repris haleine : « Camarades, dit un de la troupe, si vous m’en croyez passons les deux guichets, et tenons fort dans le préau. » Ces épouvantables paroles frappèrent mes oreilles d’une douleur si surprenante, que je pensai tomber mort sur la place. Hélas ! tout aussitôt, mais trop tard, je m’aperçus qu’au lieu de me sauver dans un asile comme je croyais, j’étais venu me jeter moi-même en prison, tant il est impossible d’échapper à la vigilance de son étoile. Je considérai cet homme plus attentivement, et je le reconnus pour un des archers qui m’avaient si longtemps couru. La sueur froide m’en monta au front, et je devins pâle prêt à m’évanouir. Ceux qui me virent si faible, émus de compassion, demandèrent de l’eau ; chacun s’approcha pour me secourir, et par malheur ce maudit archer fut des plus hâtés ; il n’eut pas jeté les yeux sur moi, qu’aussitôt il me reconnut. Il fit signe à ses compagnons, et en même temps on me salua d’un : Je vous fais prisonnier de par le roi. Il ne fallut pas aller loin pour m’écrouer.

Je demeurai dans la morgue jusqu’au soir, où chaque guichetier l’un après l’autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venait tirer mon tableau sur la toile de sa mémoire.

A sept heures sonnantes, le bruit d’un trousseau de clefs donna le signal de la retraite. On me demanda si je voulais être conduit à la chambre d’une pistole ; je répondis d’un baissement de tête ; « De l’argent donc ! » me répliqua ce guide. Je connus bien que j’étais en lieu où il m’en faudrait avaler bien d’autres ; c’est pourquoi je le priai, en cas que sa courtoisie ne pût se résoudre à me faire crédit jusqu’au lendemain, qu’il dit de ma part au geôlier de me rendre la monnaie qu’on m’avait prise. « Ho ! par ma foi, répondit ce maraud, notre maître a bon cœur, il ne rend rien. Est-ce donc que pour votre beau nez ?… Hé ! allons, allons aux cachots noirs. »

En achevant ces paroles, il me montra le chemin par un grand coup de son trousseau de clefs, la pesanteur duquel me fit culbuter et griller du haut en bas d’une montée obscure, jusqu’au pied d’une porte qui m’arrêta ; encore n’aurais-je pas reconnu que c’en était une, sans l’éclat du choc dont je la heurtai, car je n’avais plus mes yeux : ils étaient demeurés en haut de l’escalier sous la figure d’une chandelle que tenait à quatre-vingts marches au-dessus de moi mon bourreau de conducteur. Enfin cet homme tigre, pian piano descendu, démêla trente grosses serrures, décrocha autant de barres, et le guichet seulement entrebâillé, d’une secousse de genoux il m’engouffra dans cette fosse dont je n’eus pas le temps de remarquer toute l’horreur, tant il retira vite après lui la porte. Je demeurai dans la bourbe jusqu’aux genoux. Si je pensais gagner le bord, j’enfonçais jusqu’à la ceinture. Le gloussement terrible des crapauds qui pataugeaient dans la vase, me faisait souhaiter d’être sourd ; je sentais des lézards monter le long de mes cuisses ; des couleuvres m’entortiller le cou ; et j’en entrevis une à la sombre clarté de ses prunelles étincelantes, qui de sa gueule toute noire de venin dardait une langue à trois pointes, dont la brusque agitation paraissait une foudre, où ses regards mettaient le feu. D’exprimer le reste, je ne puis : il surpasse toute créance ; et puis je n’ose tâcher à m’en ressouvenir, tant je crains que la certitude où je pense être d’avoir franchi ma prison, ne soit un songe duquel je me vais éveiller. L’aiguille avait marqué dix heures au cadran de la grosse tour, avant que personne eût frappé à mon tombeau. Mais, environ ce temps-là, comme déjà la douleur d’une amère tristesse commençait à me serrer le cœur, et désordonner ce juste accord qui fait la vie, j’entendis une voix laquelle m’avertissait de saisir la perche qu’on me présentait. Après avoir parmi l’obscurité, tâtonné l’air assez longtemps pour la trouver, j’en rencontrai un bout, je le pris tout ému, et mon geôlier tirant l’autre à soi, me pêcha au milieu de ce marécage. Je me doutai que mes affaires avaient pris une autre face, car il me fit de profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition attendaient dans la cour pour me voir. Il n’est pas jusqu’à cette bête sauvage, qui m’avait enfermé dans la cave que je vous ai décrite, lequel eut l’impudence de m’aborder : avec un genou en terre, m’ayant baisé les mains, de l’une de ses pattes, il m’ôta quantité de limas qui s’étaient collés à mes cheveux, et, de l’autre, il fit choir un gros tas de sangsues dont j’avais le visage masqué.

Après cette admirable courtoisie : « Au moins, me dit-il, mon bon seigneur, vous vous souviendrez de la peine et du soin qu’a pris auprès de vous le gros Nicolas. Pardi écoutez, quand c’eût été pour le roi ! Ce n’est pas pour vous le reprocher, da. » Outré de l’effronterie du maraud, je lui fis signe que je m’en souviendrais. Par mille détours effroyables, j’arrivai enfin à la lumière, et puis dans la cour, où sitôt que je fus entré, deux hommes me saisirent, que d’abord je ne pus connaître, à cause qu’ils s’étaient jetés sur moi en même temps, et me tenaient l’un et l’autre la face attachée contre la mienne. Je fus longtemps sans les deviner ; mais les transports de leur amitié prenant un peu de trêve, je reconnus mon cher Colignac, et le brave marquis. Colignac avait le bras en écharpe, et Cussan fut le premier qui sortit de son extase.

« Hélas ! dit-il, nous n’aurions jamais soupçonné un tel désastre, sans votre coureur et le mulet qui sont arrivés cette nuit aux portes de mon château : leur poitrail, leurs sangles, leur croupière, tout était rompu, et cela nous a fait présager quelque chose de votre malheur. Nous sommes montés aussitôt à cheval, et n’avons pas cheminé deux ou trois lieues vers Colignac, que tout le pays, ému de cet accident, nous en a particularisé les circonstances. Au galop en même temps nous avons donné jusqu’au bourg où vous étiez en prison ; mais y ayant appris votre évasion, sur le bruit qui courait que vous aviez tourné du côté de Toulouse, avec ce que nous avions de nos gens, nous y sommes venus à toute bride. Le premier à qui nous avons demandé de vos nouvelles, nous a dit qu’on vous avait repris. En même temps nous avons poussé nos chevaux vers cette prison ; mais d’autres gens nous ont assuré que vous vous étiez évanoui de la main de sergents. Et comme nous avancions toujours chemin, des bourgeois se contaient l’un à l’autre que vous étiez devenu invisible. Enfin à force de prendre langue, nous avons su qu’après vous avoir pris, perdu, et repris je ne sais combien de fois, on vous menait à la prison de la grosse Tour. Nous avons coupé chemin à vos archers, et d’un bonheur plus apparent que véritable, nous les avons rencontrés en tête, attaqués, combattus et mis en fuite ; mais nous n’avons pu apprendre des blessés mêmes que nous avons pris, ce que vous étiez devenu, jusqu’à ce matin qu’on nous est venu dire que vous étiez aveuglément venu vous-même vous sauver en prison. Colignac est blessé en plusieurs endroits, mais fort légèrement. Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d’ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul tout au haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon ; vos yeux du moins seront en liberté, malgré le corps qui les attache.

« Ha ! mon cher Dyrcona, s’écria le comte prenant alors la parole, nous fûmes bien malheureux de ne pas t’emmener quand nous partîmes de Colignac ! Mon cœur par une tristesse aveugle dont j’ignorais la cause, me prédisait je ne sais quoi d’épouvantable. Mais n’importe ; j’ai des amis, tu es innocent, et en tout cas je sais fort bien comme on meurt glorieusement. Une seule chose me désespère. Le maraud sur lequel je voulais essayer les premiers coups de ma vengeance (tu conçois bien que je parle de mon curé) n’est plus en état de la ressentir : ce misérable a rendu l’âme. Voici le détail de sa mort. Il courait avec son serviteur pour chasser ton coureur dans son écurie, quand ce cheval, d’une fidélité par qui peut-être les secrètes lumières de son instinct ont redoublé, tout fougueux, se mit à ruer, mais avec tant de furie et de succès, qu’en trois coups de pied, contre qui la tête de ce buffle échoua, il fit vaquer son bénéfice. Tu ne comprends pas sans doute les causes de la haine de cet insensé, mais je te les veux découvrir. Sache donc, pour prendre l’affaire du plus haut, que ce saint homme, Normand de nation et chicaneur de son métier, qui desservait selon l’argent des pèlerins, une chapelle abandonnée, jeta un dévolu sur la cure de Colignac, et que malgré tous mes efforts pour maintenir le possesseur dans son bon droit, le drôle patelina si bien ses juges, qu’à la fin malgré nous il fut notre pasteur.

« Au bout d’un an il me plaida aussi sur ce qu’il entendait que je payasse la dîme. On eut beau lui représenter que, de temps immémorial, ma terre était franche, il ne laissa pas d’intenter son procès qu’il perdit ; mais dans les procédures, il fit naître tant d’incidents, qu’à force de pulluler, plus de vingt autres procès ont germé de celui-là qui demeureront au croc, grâce au cheval dont le pied s’est trouvé plus dur que la cervelle de M. Jean. Voilà tout ce que je puis conjecturer du vertigo de notre pasteur. Mais admirez avec quelle prévoyance il conduisait sa rage ! On me vient d’assurer que, s’étant mis en tête le malheureux dessein de ta prison, il avait secrètement permuté la cure de Colignac contre une autre cure en son pays, où il s’attendait de se retirer aussitôt que tu serais pris. Son serviteur même a dit que, voyant ton cheval près de son écurie, il lui avait entendu murmurer que c’était de quoi le mener en lieu où on ne l’atteindrait pas. »

En suite de ce discours, Colignac m’avertit de me défier des offres et des visites que me rendrait peut-être une personne très puissante qu’il me nomma ; que c’était par son crédit que messire Jean avait gagné le procès du dévolu, et que cette personne de qualité avait sollicité l’affaire pour lui en payement des services que ce bon prêtre, du temps qu’il était cuistre, avait rendus au collège à son fils. « Or, continua Colignac, comme il est bien malaisé de plaider sans aigreur et sans qu’il reste à l’âme un caractère d’inimitié qui ne s’efface plus, encore qu’on nous ait rapatriés, il a toujours depuis cherché secrètement les occasions de me traverser. Mais il n’importe ; j’ai plus de parents que lui dans la robe, et ai beaucoup d’amis, ou tout au pis nous saurons y interposer l’autorité royale. »

Après que Colignac eut dit, ils tâchèrent l’un et l’autre de me consoler ; mais ce fut par les témoignages d’une douleur si tendre, que la mienne s’en augmenta.

Sur ces entrefaites, mon geôlier nous vint retrouver pour nous avertir que la chambre était prête. « Allons la voir » répondit Cussan. Il marcha, et nous le suivîmes. Je la trouvai fort ajustée. « Il ne me manque rien, leur dis-je, sinon des livres. » Colignac me promit de m’envoyer dès le lendemain tous ceux dont je lui donnerais la liste. Quand nous eûmes bien considéré et bien reconnu par la hauteur de ma tour, par les fossés à fond de cuve qui l’environnaient, et par toutes les dispositions de mon appartement, que de me sauver était une entreprise hors du pouvoir humain, mes amis, se regardant l’un et l’autre, et puis jetant les yeux sur moi, se mirent à pleurer ; mais comme si tout à coup notre douleur eût fléchi la colère du Ciel, une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance et l’espérance de secrètes lumières, dont ma raison se trouva tellement éblouie, que d’un emportement contre ma volonté qui me semblait ridicule à moi-même : « Allez ! leur dis-je, allez m’attendre à Colignac j ’y serai dans trois jours, et envoyez-moi tous les instruments de mathématique dont je travaille ordinairement. Au reste vous trouverez dans une grande boîte force cristaux taillés de diverses façons ; ne les oubliez pas, toutefois j’aurai plus tôt fait de spécifier dans un mémoire les choses dont j’ai besoin. »

Ils se chargèrent du billet que je leur donnai, sans pouvoir pénétrer mon intention. Après quoi, je les congédiai.

Depuis leur départ je ne fis que ruminer à l’exécution des choses que j’avais préméditées, et j’y ruminais encore le lendemain, quand on m’apporta de leur part tout ce que j’avais marqué au catalogue. Un valet de chambre de Colignac me dit, qu’on n’avait point vu son maître depuis le jour précédent, et qu’on ne savait ce qu’il était devenu. Cet accident ne me troubla point, parce qu’aussitôt il me vint à la pensée qu’il serait possible allé en Cour solliciter ma sortie. C’est pourquoi sans m’ étonner, je mis la main à l’œuvre. Huit jours durant je charpentai, je rabotai, je collai, enfin je construisis la machine que je vous vais décrire.

Ce fut une grande boîte fort légère et qui fermait fort juste ; elle était haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte était trouée par en bas ; et par-dessus la voûte qui l’était aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample, dont le goulot aboutissait justement, et s’enchâssait dans le pertuis que j’avais pratiqué au chapiteau.

Le vase était construit exprès à plusieurs angles, et en forme d’icosaèdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisît l’effet d’un miroir ardent.

Le geôlier, ni ses guichetiers, ne montaient jamais à ma chambre, qu’ils ne me rencontrassent occupé à ce travail ; mais ils ne s’en étonnaient point, à cause de toutes gentillesses de mécanique qu’ils voyaient dans ma chambre, dont je me disais l’inventeur. Il y avait entre autres une horloge à vent, un œil artificiel avec lequel on voit la nuit, une sphère où les astres suivent le mouvement qu’ils ont dans le ciel. Tout cela leur persuadait que la machine où je travaillais était une curiosité semblable ; et puis l’argent dont Colignac leur graissait les mains, les faisait marcher doux en beaucoup de pas difficiles. Or il était neuf heures du matin, mon geôlier était descendu, et le ciel était obscurci, quand j’exposai cette machine au sommet de ma tour, c’est-à-dire au lieu le plus découvert de ma terrasse. Elle fermait si close, qu’un seul grain d’air, hormis par les deux ouvertures, ne s’y pouvait glisser, et l’avais emboîté par-dedans un petit ais fort léger qui servait à m’asseoir.

Tout cela disposé de la sorte, je m’enfermai dedans, et j’y demeurai près d’une heure, attendant ce qu’il plairait à la Fortune d’ordonner de moi.

Quand le soleil débarrassé de nuages commença d’éclairer ma machine, cet icosaèdre transparent qui recevait à travers ses facettes les trésors du soleil, en répandait par le bocal la lumière dans ma cellule ; et comme cette splendeur s’affaiblissait à cause des rayons qui ne pouvaient se replier jusqu’à moi sans se rompre beaucoup de fois, cette vigueur de clarté tempérée convertissait ma châsse en un petit ciel de pourpre émaillé d’or.

J’admirais avec extase la beauté d’un coloris si mélangé, et voici que tout à coup je sens mes entrailles émues de la même façon que les sentirait tressaillir quelqu’un enlevé par une poulie.

J’allais ouvrir mon guichet pour connaître la cause de cette émotion ; mais comme j’avançais la main, j’aperçus par le trou du plancher de ma boite, ma tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l’air, poussant mes pieds contremont, me fit voir en un tournemain Toulouse qui s’enfonçait en terre. Ce prodige m’étonna, non point à cause d’un essor si subit, mais à cause de cet épouvantable emportement de la raison humaine au succès d’un dessein qui m’avait même effrayé en l’imaginant. Le reste ne me surprit pas, car j’avais bien prévu que le vide qui surviendrait dans l’icosaèdre à cause des rayons unis du soleil par les verres concaves, attirerait pour le remplir une furieuse abondance d’air, dont ma boîte serait enlevée, et qu’à mesure que je monterais, l’horrible vent qui s’engouffrerait par le trou ne pourrait s’élever jusqu’à la voûte, qu’en pénétrant cette machine avec furie, il ne la poussât qu’en haut. Quoique mon dessein fût dirigé avec beaucoup de précaution, une circonstance toutefois me trompa, pour n’avoir pas assez espéré de la vertu de mes miroirs. J’avais disposé autour de ma boite une petite voile facile à contourner, avec une ficelle dont je tenais le bout, qui passait par le bocal du vase ; car je m’étais imaginé qu’ainsi quand je serais en l’air, je pourrais prendre autant de vent qu’il m’en faudrait pour arriver à Colignac ; mais en un clin d’œil le soleil qui battait à plomb et obliquement sur les miroirs ardents de l’icosaèdre, me guinda si haut, que je perdis Toulouse de vue. Cela me fît abandonner ma ficelle, et fort peu de temps après j’aperçus par une des vitres que j’avais pratiquées aux quatre côtés de la machine, ma petite voile arrachée qui s’envolait au gré d’un tourbillon entonné dedans.

Il me souvient qu’en moins d’une heure je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Je m’en aperçus bientôt, parce que je voyais grêler et pleuvoir plus bas que moi. On me demandera peut-être d’où venait alors ce vent, sans lequel ma boîte ne pouvait monter dans un étage du ciel exempt de météores. Mais pourvu qu’on m’écoute, je satisferai à cette objection. Je vous ai dit que le soleil qui battait vigoureusement sur mes miroirs concaves, unissant les rais dans le milieu du vase, chassait avec son ardeur par le tuyau d’en haut l’air dont il était plein, et qu’ainsi le vase demeurant vide, la nature qui l’abhorre lui faisait rehumer par l’ouverture basse d’autre air pour se remplir : s’il en perdait beaucoup, il en recourait autant ; et de cette sorte on ne doit pas s’ébahir que dans une région au-dessus de la moyenne où sont les vents, je continuasse de monter, parce que l’éther devenait vent, par la furieuse vitesse avec laquelle il s’engouffrait pour empêcher le vide, et devait par conséquent pousser sans cesse ma machine.

Je ne fus quasi pas travaillé de la faim, hormis lorsque je traversai cette moyenne région ; car véritablement la froideur du climat me la fit voir de loin ; je dis de loin, à cause qu’une bouteille d’essence que je portais toujours dont j’avalai quelques gorgées lui défendit d’approcher.

Pendant tout le reste de mon voyage, je n’en sentis aucune atteinte ; au contraire, plus j’avançais vers ce monde enflammé, plus je me trouvais robuste. Je sentais mon visage un peu chaud, et plus gai qu’à l’ordinaire ; mes mains paraissaient colorées d’un vermeil agréable, et je ne sais quelle joie coulait parmi mon sang qui me faisait être au delà de moi.

Il me souvient que réfléchissant sur cette aventure, je raisonnai une fois ainsi : « La faim sans doute ne me saurait atteindre, à cause que cette douleur n’étant qu’un instinct de nature, avec lequel elle oblige les animaux à réparer par l’aliment ce qui se perd de leur substance, aujourd’hui qu’elle sent que le soleil par sa pure, continuelle, et voisine irradiation, me fait plus réparer de chaleur radicale, que je n’en perds, elle ne me donne plus cette envie qui me serait inutile. » J’objectais pourtant à ces raisons, que puisque le tempérament qui fait la vie, consistait non seulement en chaleur naturelle, mais en humide radical, où ce feu se doit attacher comme la flamme à l’huile d’une lampe, les rayons seuls de ce brasier vital ne pouvaient faire l’âme, à moins de rencontrer quelque matière onctueuse qui les fixât. Mais tout aussitôt je vainquis cette difficulté, après avoir pris garde que dans nos corps l’humide radical et la chaleur naturelle ne sont rien qu’une même chose ; car ce que l’on appelle humide, soit dans les animaux, soit dans le soleil, cette grande âme du monde, n’est qu’une fluxion d’étincelles plus continues, à cause de leur mobilité ; et ce que l’on nomme chaleur est une bruine d’atomes de feu qui paraissent moins déliés, à cause de leur interruption. Mais quand l’humide et la chaleur radicale seraient deux choses distinctes, il est constant que l’humide ne serait pas nécessaire pour vivre si proche du soleil ; car puisque cet humide ne sert dans les vivants que pour arrêter la chaleur qui s’exhalerait trop vite, et ne serait pas réparée assez tôt, je n’avais garde d’en manquer dans une région où de ces petits corps de flamme qui font la vie, il s’en réunissait davantage à mon être qu’il ne s’en détachait.

Une autre chose peut causer de l’étonnement, à savoir pourquoi les approches de ce globe ardent ne me consumaient pas, puisque j’avais presque atteint la pleine activité de sa sphère ; mais en voici la raison. Ce n’est point, à proprement parler, le feu même qui brûle, mais une matière plus grosse que le feu pousse ça et là par les élans de sa nature mobile ; et cette poudre de bluettes que je nomme feu, par elle-même mouvante, tient possible toute son action de la rondeur de ces atomes, car ils chatouillent, échauffent, ou brûlent, selon la figure des corps qu’ils traînent avec eux. Ainsi la paille ne jette pas une flamme si ardente que le bois ; le bois brûle avec moins de violence que le fer ; et cela procède de ce que le feu de fer, de bois et de paille, quoique en soi le même feu, agit toutefois diversement selon la diversité des corps qu’il remue. C’est pourquoi dans la paille, le feu, cette poussière quasi spirituelle, n’étant embarrassé qu’avec un corps mou, il est moins corrosif ; dans le bois, dont la substance est plus compacte, il entre plus durement ; et dans le fer ; dont la masse est presque tout à fait solide, et liée de parties angulaires, il pénètre et consume ce qu’on y jette en un tournemain.

Toutes ces observations étant si familières, on ne s’étonnera point que j’approchasse du soleil sans être brûlé, puisque ce qui brûle n’est pas le feu, mais la manière où il est attaché ; et que le feu du soleil ne peut être mêlé d’aucune matière. N’expérimentons-nous pas même que la joie qui est un feu, pour ce qu’il ne remue qu’un sang aérien dont les particules fort déliées glissent doucement contre les membranes de notre chair, chatouille et fait naître je ne sais quelle aveugle volupté ? Et que cette volupté, ou pour mieux dire ce premier progrès de douleur, n’arrivant pas jusqu’à menacer l’animal de mort, mais jusqu’à lui faire sentir que l’envie cause un mouvement à nos esprits que nous appelons joie ? Ce n’est pas que la fièvre, encore qu’elle ait des accidents tout contraires, ne soit un feu aussi bien que la joie, mais c’est un feu enveloppé dans un corps, dont les grains sont cornus, tel qu’est la bile âtre, ou la mélancolie, qui venant à darder ses pointes crochues partout où sa nature mobile le promène, perce, coupe, écorche, et produit par cette agitation violente ce qu’on appelle ardeur de fièvre. Mais cette enchaînure de preuves est fort inutile ; les expériences les plus vulgaires suffisent pour convaincre les aheurtés. Je n’ai pas de temps à perdre, il faut penser à moi. Je suis à l’exemple de Phaéton, au milieu d’une carrière où je ne saurais rebrousser, et dans laquelle si je fais un faux pas, toute la nature ensemble n’est point capable de me secourir.

Je connus très distinctement, comme autrefois j’avais soupçonné en montant à la lune, qu’en effet c’est la terre qui tourne d’orient en occident à l’entour du soleil, et non pas le soleil autour d’elle ; car je voyais en suite de la France, le pied de la botte d’Italie, puis la mer Méditerranée, puis la Grèce, puis le Bosphore, le Pont-Euxin, la Perse, les Indes, la Chine, et enfin le Japon, passer successivement vis-à-vis du trou de ma loge ; et quelques heures après mon élévation, toute la mer du Sud ayant tourné laissa mettre à sa place le continent de l’Amérique.

Je distinguai clairement toutes ces révolutions, et je me souviens même que longtemps après je vis encore l’Europe remonter une fois sur la scène, mais je n’y pouvais plus remarquer séparément les États, à cause de mon exaltation qui devint trop haute. Je laissai sur ma route, tantôt à gauche, tantôt à droite, plusieurs terres comme la nôtre, où pour peu que j’atteignisse les sphères de leur activité, je me sentais fléchir. Toutefois, la rapide vigueur de mon essor surmontait celle de ces attractions.

 

 

 

Suite et fin du Voyage dans la Lune et Histoire comique des états et empires du Soleil (5)

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021