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Scènes I X à XXI
Scène IX
Les mêmes, Norine, Potard
Norine, à la cantonade. - Entrez, cousin... (Apercevant son mari et Mistingue qui se lavent les mains avec acharnement.) Eh bien, qu'est-ce que vous faites donc là?
Lenglumé, très ému. - Tu vois... nous nous... nous nous...
Mistingue. - Lavons les mains.
Lenglumé, reportant le lavabo. - Elles n'étaient pas noires!
Mistingue. - Au contraire.
Lenglumé. - C'est pour nous distraire... entre labadens!... on fait la partie de se laver...
Norine, à part. - Quelles singulières figures!...
Potard. - Je vous dérange, cousin?
Lenglumé. - Du tout!
Potard. - A propos! Et mon parapluie?
Lenglumé, bondissant. - Sapristi!
Mistingue, bas. - Tenez-vous donc!
Norine. - Je n'y comprends rien... impossible de le retrouver.
Potard. - Ah! il ne peut se perdre; mon nom est gravé sur le manche, avec mon adresse.
Lenglumé, bas, défaillant. - Je suis perdu!... il dira qu'il me l'a prêté!
Mistingue, bas. - Tenez-vous donc!
Norine. - Tu es sorti hier au soir, mon ami?
Lenglumé. - Jamais!... jamais!... j'invoque un alibi!
Mistingue, vivement. - Nous étions à Vaugirard.
Norine, à part. - Vaugirard? un alibi?... qu'est-ce qu'ils ont? (Haut.) Cependant tes bottes étaient crottées!
Potard. - Et je vous ai rencontrés, mes gaillards!
Lenglumé, bas. - Un témoin à charge!
Mistingue, à part. - Sapristi!
Norine. - Rencontrés!... Et où cela, S.V.P.?
Potard. - Mais dans un endroit...
Mistingue, l'interrompant vivement. - C'est faux!
Lenglumé. - Nous tournions le dos à la rue de Lourcine.
Potard. - Qui vous parle de la rue de Lourcine?... J'ai rencontré ces messieurs au théâtre de l'Odéon.
Lenglumé et Mistingue. - Hein?...
Potard. - Et je ne les ai pas quittés de la soirée.
Lenglumé. - Pas quittés!
Mistingue. - De la soirée! (Tous deux dansent en chantant.) Tra la la la!
Norine, à part. - Mon mari devient fou! (Criant.) Lenglumé! Lenglumé!... mais habille-toi donc pour le baptême!
Lenglumé, avec exaltation. - Oh! oui? je veux sortir! je veux respirer la brise! je veux baptiser le petit Potard!... et regarder en face toute la gendarmerie française!...
Il embrasse sa femme.
Norine. - Mais finis donc! tu me chiffonnes!... Venez, cousin, laissons-le s'habiller... je vous montrerai la robe de baptême pour votre petit garçon. (A son mari.) Dépêche-toi!
Elle entre à gauche, deuxième plan.
Potard reste au fond.
Lenglumé, bas. - Il était inutile de nous laver les mains.
Mistingue, bas. - Ah ben! c'est fait, à présent!
Lenglumé. - L'Odéon!
Mistingue. - L'Odéon!
Ils s'embrassent.
Potard, descendant. - Mais c'est une craque!... Vous savez bien qu'en été il est fermé, l'Odéon.
Lenglumé et Mistingue, terrifiés. - Hein?... fermé?...
Potard. - Devant votre femme, je n'ai pas voulu dire ce que je savais...
Lenglumé. - Quoi?
Mistingue. - Que savez-vous?
Norine, dans la coulisse. - Venez donc, cousin!
Potard. - Voilà! voilà (Avant de sortir.) Ah! vous êtes deux fiers scélérats!
Il entre au deuxième plan, à gauche.
Scène X
Lenglumé, Mistingue
Mistingue. - Deux scélérats!
Lenglumé. - Il sait tout!... ces émotions me disloquent!
Mistingue. - Moi, je ruisselle!
Il va à la table et se verse un grand verre de curaçao.
Lenglumé. - Qu'est-ce que tu fais là?
Mistingue, buvant. - Je ne sais pas, mais, quand j'ai du tintouin, je m'étourdis!...
Lenglumé. - Allons! donne-moi un verre d'eau rougie... ça m'étourdira peut-être aussi...
Mistingue, lui versant un plein verre de curaçao. - Avale-moi ça... c'est un velours.
Lenglumé, vidant le verre d'un trait. - Mais c'est du curaçao!
Mistingue. - De Hollande!
Lenglumé. - C'est doux... ah! ça fait du bien!
Mistingue. - Ça donne du ton.
Ils fouillent dans leurs poches pour en tirer leurs mouchoirs. Lenglumé amène un bonnet de femme, et Mistingue un soulier.
Lenglumé. - Hein!... un bonnet de femme à présent!
Mistingue. - Un soulier!
Lenglumé. - Les dépouilles de notre victime!... il paraît que nous l'avons décoiffée!
Mistingue. - Et déchaussée!
Lenglumé. - Moi, un homme rangé!... Comment faire disparaître ces traces?... Ah! dans ce pot à tabac!
Mistingue. - As-tu un puits dans ta maison? (Il heurte une chaise.) Aïe!
Lenglumé, effrayé. - Les gendarmes!
Il fourre le bonnet dans le pot à tabac.
Mistingue. - Non... je me suis cogné.
Lenglumé. - Dieu! que j'ai eu peur!
Mistingue. - Mais ce soulier?
Lenglumé. - Fais-le disparaître!... mange-le!... n'hésite pas!
Mistingue, faisant mine de l'avaler, et s'arrêtant. - Non... je vais le réduire en cendres... Où y a-t-il du feu?
Lenglumé, indiquant la gauche, premier plan. - Là, dans cette chambre. (Apercevant ses mains qui sont redevenues noires.) Ah!
Mistingue, bondissant. - Les gendarmes!
Lenglumé. - Non!... toujours ce charbon qui reparaît... comme la tache de sang de Macbeth!...
Mistingue, montrant ses mains. - Les miennes aussi!
Lenglumé. - Ah! je ne veux plus tuer de charbonnière, c'est trop salissant!
Mistingue. - Vite de l'eau!
Lenglumé. - Une brosse!... du savon!
Ils courent au lavabo, le rapportent et se lavent les mains en reprenant la seconde partie de l'air précédent.
Lavons nos mains,
Etc.
Scène XI
Les mêmes, Norine
Norine. - Eh bien! es-tu prêt? (Les apercevant.) Comment! encore!
Mistingue, ahuri. - On n'entre pas!...
Norine. - Ah çà! tu te laveras donc les mains toute la journée?
Mistingue reporte le lavabo au fond, à droite.
Lenglumé. - C'est aujourd'hui ma fête, et alors...
Norine. - Ta fête! tu ne m'as seulement pas remerciée de ma surprise.
Lenglumé. - Quelle surprise?
Norine. - Ce pot de tabac, comment le trouves-tu?
Elle se dispose à l'ouvrir.
Lenglumé, à part. - Le bonnet! (Haut.) Ne touche pas!
Mistingue, la retenant. - Ne touchez pas!
Norine. - Pourquoi ça?
Lenglumé. - Parce que ça pourrait s'éventer.
Mistingue. - Le tabac... c'est comme l'éther!
Norine, à part. - Oh! il y a quelque chose! (Haut.) Encore une fois, dépêche-toi, on va nous attendre!
Lenglumé. - Je vais chercher mon chapeau. (A part.) Je cours à la préfecture demander un passeport... et, dans un quart d'heure, je serai en Amérique.
Ensemble
Air: La cloche nous appelle
Norine
Quel singulier langage!
Qu'il est extravagant!...
J'en saurai davantage
Dans un autre moment.
Lenglumé et Mistingue
Ah! reprenons courage
Et fuyons l'ouragan!
Fallût-il, à la nage,
Traverser l'Océan!
Mistingue, à part
La frayeur qui m'inspire
Agite tout mon corps;
Je m'en vais faire cuire
Le soulier du remords!
Reprise ensemble
Lenglumé et Mistingue
Ah! reprenons courage,
Etc.
Norine
Quel singulier langage,
Etc., etc.
Lenglumé sort par le fond. Mistingue entre par la gauche, premier plan.
Scène XII
Norine; puis Potard
Norine, seule. - Bien sûr, il y a quelque chose... cette figure renversée... quand j'ai voulu ouvrir ce pot de tabac... qu'est-ce que ça peut être?...
Elle s'en approche.
Potard, entrant. - Oh! ma cousine, c'est trop!... Vous avez fait des folies.
Norine, s'éloignant du pot à tabac sans l'avoir ouvert. - Quoi donc?
Potard. - Une robe brodée... et deux petits bonnets!...
Norine. - Ne parlons pas de ça... N'êtes-vous pas notre seul parent du côté des Frottemouillard?
Potard. - C'est vrai... Vous êtes si bonne pour moi... Cela m'encourage, cousine, j'ai une demande à vous faire.
Norine. - A moi?
Potard. - C'est-à-dire à votre mari.
Norine. - Voyons!
Potard. - C'est que c'est une demande d'argent.
Norine. - Eh bien, qu'est-ce que ça fait?
Potard. - Pendant sa grossesse, ma femme a eu des envies ruineuses... elle ne voulait manger que du melon et des fraises...
Norine. - Moi, j'avalais des boîtes de sardines.
Potard. - J'aurais préféré des sardines, parce que les melons et les fraises... au mois de janvier... ça coûte cher!... mais j'avais peur que le petit n'en fût marqué.
Norine. - Mon filleul marqué d'un melon, quelle horreur!
Potard. - Bref! je dois quinze cents francs à un marchand de comestibles qui me poursuit!
Norine. - Eh bien, il faut les payer... nous sommes riches.
Potard. - Ah! cousine!
Norine. - A qui prêterons-nous notre argent, si ce n'est à vous, notre seul parent du côté des Frottemouillard?
Potard. - Que de bontés! je n'ai jamais douté de vous... mais...
Norine. - Quoi?
Potard. - C'est votre mari... Il est un peu dur à la détente, le père Lenglumé.
Lenglumé, dans la coulisse. - Je n'y suis pour personne!
Norine. - Le voici! il faut lui parler; je vous soutiendrai.
Scène XIII
Les mêmes, Lenglumé
Lenglumé, entrant très agité, à part. - C'est aujourd'hui dimanche... la préfecture est fermée... et pas de passeport... malédiction!
Norine. - Mon ami!...
Lenglumé, à part. - Ma femme!... prenons une figure de jubilation. (Haut.) Je suis très gai!... (Avec mauvaise humeur.) Ah! je suis très gai!
Norine. - Tant mieux! C'est le cousin Potard... qui aurait une petite confidence à te faire.
Lenglumé, à part. - Le cousin Potard!... mon témoin à charge! (Haut.) En effet... je crois que nous avons à causer seul à seul... Laisse-nous, ma bonne amie.
Norine. - Mais...
Lenglumé. - Laisse-nous.
Norine. - Je m'en vais! (Bas à Potard.) Allez... du courage!
Choeur
Air du Palais de chrysocale (Mangeant)
Il faut qu'on s'explique,
C'est trop hésiter.
Soyons
Soyez énergique,
Osons
Osez l'affronter!
Norine sort par le fond.
Scène XIV
Lenglumé, Potard
Lenglumé. - Nous sommes seuls... parle bas!...
Potard. - Ah!... il faut parler bas?...
Lenglumé. - Oui.
Potard, à part. - Pourquoi ça?
Lenglumé. - Eh bien, Potard, c'est atroce, n'est-ce pas?
Potard. - Quoi?
Lenglumé. - Tu m'as vu cette nuit?
Potard. - Je vous ai même suivi... vous battiez les murs... et tout ce qui se trouvait devant vous... avec mon parapluie... pif! paf! pan!
Lenglumé, à part. - La malheureuse!...
Potard. - Ah! vous allez bien quand vous vous y mettez!
Lenglumé. - Je te jure que c'est la première fois que je m'y mets!... Pauvre femme!...
Potard. - Votre femme n'en saura rien.
Lenglumé. - Oui... mais l'autre!
Il indique le ciel.
Potard, à part, riant. - Comment, il en a une autre?... au-dessus?
Lenglumé. - Potard... j'ai une demande à t'adresser.
Potard. - Moi aussi!
Lenglumé. - Tu ne voudrais pas me mettre dans la peine, n'est-ce pas? toi, notre seul parent du côté des Frottemouillard!
Potard. - Parlez, cousin.
Lenglumé. - Eh bien, si jamais on te demande à qui tu as prêté ton parapluie... ton sinistre parapluie!...
Potard. - Qu'est-ce qu'il a?
Lenglumé. - Réponds... ah! réponds que tu l'as égaré dans le chemin de fer de Versailles en allant voir jouer les eaux, un dimanche!...
Potard. - Tiens!... quelle drôle d'idée!
Lenglumé. - Tu m'as compris?
Potard. - C'est-à-dire...
Lenglumé, lui serrant la main. - Merci!... merci!...
Soupir de satisfaction.
Potard, à part. - Il a l'air bien disposé. (Haut.) Cousin, à mon tour, j'ai un service à vous demander.
Lenglumé. - Parle, tu sais bien que je n'ai rien à te refuser.
Potard. - C'est que... il s'agit d'argent...
Lenglumé. - Ah! il s'agit... (A part.) Il veut me faire chanter! (Haut.) Voyons... tu es honnête... sois modéré: combien?
Potard, après avoir hésité. - Quinze cents francs!...
Lenglumé, joyeux. - Pas plus?
A part.
Air de Voltaire chez Ninon
Le progrès règne maintenant.
Jadis on ne faisait usage
Que de l'art sublime du chant.
A présent on a... le chantage!
A Potard.
Noble coeur! de toi je suis fier,
Tu pouvais, sur ta serinette,
Me faire chanter un grand air;
Tu t'en tiens à la chansonnette!
C'est très gentil! (Lui remettant deux billets.) Voilà!
Potard. - Ah! cousin!... tant de générosité!... Tenez, laissez-moi vous remercier!
Il l'embrasse.
Lenglumé, touché. - Ah! tu ne crains pas de m'embrasser, toi! tu es un homme fort!
Potard, à part. - Qu'est-ce qu'il a? (Haut.) J'entre dans votre cabinet pour écrire à mon créancier. Vous permettez?
Lenglumé. - Tout; mais tu me jures de jeter un voile épais?...
Potard. - Sur quoi?
Lenglumé. - Sur cette nuit d'horreur!
Potard. - Allons donc!... une peccadille!...
Lenglumé, satisfait. - Une peccadille!... Oh! tu es un homme fort!
Potard. - Soyez tranquille, je n'en parlerai à personne... excepté à ma femme pourtant!
Lenglumé. - Ta femme? La première bavarde du quartier!
Potard. - Je ne peux rien lui cacher. Elle a un talent pour me tirer les vers du nez.
Lenglumé. - Potard!... au nom du ciel!...
Potard. - Non; je ne pourrais pas vous tenir parole!
Il se dirige vers le cabinet.
Lenglumé, courant après lui. - Potard!... Potard!...
Potard. - C'est impossible!
Il entre à droite, premier plan, et ferme la porte.
Scène XV
Lenglumé; puis Justin
Lenglumé. - Impossible!... Je suis un homme perdu! Sa femme va tout raconter, et le mois prochain on criera: "V'là c'qui vient de paraître!... Horrible assassinat, commis par la bande Lenglumé! ça ne se vend qu'un sou!" (Frissonnant.) Brrr!... Dire que, si je pouvais fermer la bouche à cet homme, tout serait fini!... tout!...
Justin, entrant de la gauche avec un réchaud de charbon. - Il est complet, l'ami de Monsieur.
Lenglumé, à part. - Du monde!
Il se retourne.
Justin, à part, riant. - Il a bu tout le genièvre... Dans ce moment, il fait cuire un soulier sur le gril et il pleure dessus!
Lenglumé. - Où vas-tu?... (Montrant le réchaud.) Qu'est-ce que c'est que ça?
Justin. - C'est un réchaud de charbon allumé, je le porte dans la bibliothèque pour sécher le papier.
Il entre à droite, premier plan.
Lenglumé, seul. - Un réchaud!... Et Potard qui est là!... il va l'asphyxier!... (Gaiement.) Il va l'asphyxier... ce garçon-là finira mal!...
Norine, dans la coulisse. - Lenglumé!... Lenglumé!...
Lenglumé. - N'entre pas!... n'entre pas!
Il sort vivement par la gauche, deuxième plan.
Justin, rentrant. - J'ai ouvert les deux fenêtres... à cause de ce monsieur qui écrit... Mais, pourquoi diable l'autre fait-il cuire son soulier!... Ah! il est cocasse!... il dit qu'il a massacré une charbonnière, rue de Lourcine... et qu'il a mis son bonnet dans un pot... Ce que c'est que les liqueurs!... Tiens! le tabac... Monsieur n'y est pas... je vais bourrer ma pipe.
Il tire sa pipe et ôte le couvercle du pot.
Lenglumé, revenant et apercevant Justin. - Qu'est-ce que tu fais là?
Justin. - Oh!
Il tourne vivement le dos au pot et continue à bourrer sa pipe par derrière; au lieu de tabac, il y fourre les rubans du bonnet.
Lenglumé. - Va-t'en.
Justin. - Oui, monsieur. (En s'éloignant il entraîne le bonnet.) Un bonnet!
Lenglumé. - Silence!
Justin. - Ah! mon Dieu!... c'était donc vrai... celui de la charbonnière!... dans un pot!
Lenglumé, effrayé. - Comment!... tu sais?...
Justin. - Rue de Lourcine!
Lenglumé, le saisissant à la gorge. - Misérable!... je vais t'étrangler!
Justin. - Au secours! au secours!
Il se sauve à droite, deuxième plan.
Scène XVI
Les mêmes, Norine
Norine. - Ces cris!... qu'y a-t-il?
Lenglumé, très calme. - Rien... je causais avec Justin... ce brave Justin!...
Norine, un papier à la main. - Qu'est-ce que c'est que cette note que je viens de recevoir?... tu n'as rien demandé?
Lenglumé. - Non! (A part.) Il faut absolument qu'il se taise!... il le faut!...
Il se dirige vers la porte par laquelle est entré Justin.
Norine. - Où vas-tu?...
Lenglumé, tranquillement. - Casser du sucre... avec ce brave Justin!... (A part.) Il le faut!
Scène XVII
Norine; puis Justin
Norine. - Casser du sucre par là!... mais les volets sont fermés...
Justin, paraissant à la porte de gauche, deuxième plan. - Madame... on attend pour cette petite note.
Il disparaît.
Norine. - Je n'y comprends rien!... absolument rien!... Sans doute il y a erreur... il faut qu'on s'explique... je vais voir... (Appelant.) Justin!... Justin!...
Elle sort par la gauche.
Scène XVIII
Lenglumé, Norine
Lenglumé, pâle, défait. En entrant, il va à la table et boit deux verres de curaçao. Musique à l'orchestre. - C'est fait!... c'est horrible!... c'est fait!... Je lui ai dit: Justin, mille francs pour toi si tu veux te taire... pas de réponse!... deux mille francs!... c'était pourtant gentil... mais je ne voulais rien avoir à me reprocher, pas de réponse!... alors, je me jette à ses genoux... il me fait: Psch! psch!... pour me narguer!... Je m'emporte! je m'exaspère! je lui saute au cou!... il m'égratigne!... je serre!... j'entends un râle... miaou!... c'était fait... c'est bien simple!... Comme l'homme est peu!... Pauvre Justin! j'avais toujours pensé que ce garçon-là finirait mal... (Se grisant par degrés.) Ce que c'est que le remords... tout tourne... tout danse autour de moi... comme au banquet Labadens.
Mistingue, en dehors
Air de Dufresny (les Vendanges, sans l'orchestre).
Dans la vigne à Claudine
Les vendangeurs y vont.
Lenglumé, complètement gris. - Tiens!... le petit biberon qui chante sa darbo!...
Scène XIX
Lenglumé, Mistingue
Mistingue, entrant et continuant
On choisit à la mine
Ceux qui vendangeront.
Lenglumé
Aux vendangeurs qui brillent
On y donne le pas;
Les autres y grappillent,
Mais n'y vendangent pas!
Ensemble
Les autres y grappillent,
Mais n'y vendangent pas!
Mistingue. - Je ris... je ris comme un bossu!
Lenglumé. - Moi aussi!
Mistingue. - Tu sais bien, le soulier de la charbonnière?...
Lenglumé. - Oui... oui...
Mistingue. - C'est comique!... je l'ai mis sur le gril... il se tortille... il se retourne, et il fait coui! coui!
Lenglumé, très gaiement. - Coui! coui!... (A Mistingue.) Tu sais bien, Potard... le témoin à charge?
Mistingue. - Oui.
Lenglumé, riant. - Couic!
Mistingue. - Bon! très bon!
Lenglumé. - Et Justin! (Même geste.) Couac!
Mistingue. - Bon! très bon!
Lenglumé. - Comme ça, il n'y a plus de témoins!... plus personne!
Mistingue. - Absolument! Ah! si, il y a quelqu'un!
Lenglumé, furieux. - Où est-il?
Mistingue. - Toi!
Lenglumé. - Et toi!
Mistingue, à part. - C'est peut-être indélicat ce que je vais dire là!... (Riant.) Si je supprimais Lenglumé?
Lenglumé, à part. - A la merci d'un ivrogne!... Si je supprimais Mistingue?... Ça y est!...
Mistingue, à part. - Ça va!
Lenglumé, lui tendant la main. - Ce brave Mistingue!...
Mistingue, même jeu. - Ce brave Lenglumé!
Lenglumé, à part. - Un labadens! ça me fait de la peine!...
Mistingue, à part. - Ça me fait de la peine!... un labadens!
Tous deux, frappés d'une idée. - Ah!...
Lenglumé, prenant sur la table une grande cuiller à potage. - Ceci fera l'affaire!...
Mistingue, allant prendre une bûche près de la cheminée. - Dès que je pourrai trouver mon petit joint... une vingtaine de coups!
Lenglumé, il prend le journal et présente une chaise à Mistingue. - Asseyons-nous, mon ami!
Mistingue, apportant une chaise. - Volontiers!... (A part.) Exauçons ses dernières volontés!
Ils s'asseyent.
Lenglumé. - Et lis-moi le journal.
Mistingue, à part. - Tiens! si ça pouvait l'endormir.
Lenglumé. - Tu y verras l'histoire de la malheureuse charbonnière...
Mistingue. - Bien malheureuse, en effet!
Lenglumé. - Y es-tu?
Mistingue. - J'y suis... (Lisant.) "Mardi prochain, tout Paris se portera sur la place de la Concorde pour assister à l'érection de l'obélisque de Louqsor..."
Lenglumé, debout; derrière lui, et tenant sa cuiller à deux mains, prêt à l'assommer. - L'obélisque!... qu'est-ce qu'il chante?
Mistingue. - C'est imprimé!
Lenglumé, prenant le journal et lisant. - "Le monolithe sera découvert demain, 24 juillet 1837." (Avec joie.) 1837!...
Mistingue, la bûche en l'air. - Hein!... 1837!
Lenglumé. - C'est un vieux journal!...
Mistingue. - Il y a vingt ans!... Mais alors la charbonnière...
Lenglumé. - Nous sommes innocents!... Ah! mon ami!... (Ils tombent dans les bras l'un de l'autre en s'embrassant avec effusion.) Et moi qui allais t'assommer!
Mistingue. - Tiens! moi aussi!
Lenglumé, se dégageant. - Ah! ça va mieux! ça me dégrise!... (Se rappelant tout à coup.) Ah! sapristi! et les deux autres!... car tu sais... j'ai tué deux hommes!
Mistingue, vivement. - Ah! mais je n'en suis pas, de ceux-là!
Scène XX
Les mêmes, Justin; puis Potard
Justin, entrant par la gauche, deuxième plan. - Monsieur, Madame fait demander si...
Lenglumé. - Hein!... tu n'es pas mort?
Justin. - Par exemple!
Lenglumé. - Brave garçon!... Tiens, voilà cent sous pour toi!
Justin. - Pour n'être pas mort?
Lenglumé. - Reste à un!
Potard, sortant, sa lettre à la main. - Cousin, je vous remercie!
Lenglumé. - L'autre... Tu n'es pas mort?
Potard. - Comment?
Lenglumé. - Bon jeune homme!... Tiens, voilà cent sous pour toi!
Potard. - Cent sous?...
Lenglumé. - Reste à zéro!
Mistingue, à part. - Sapristi! j'ai mal à la tête!...
Il remonte et disparaît derrière les rideaux du lit.
Lenglumé: - Mais qui donc était là, là... dans ce cabinet?
Scène XXI
Les mêmes, Norine
Norine, entrant. - C'est horrible!... c'est affreux!
Tous. - Qu'y a-t-il?
Norine. - Moumoute, ma chatte! que je viens de trouver sans connaissance!
Lenglumé. - La chatte!... un chatricide!
Norine. - Ah! monsieur, je ne vous le pardonnerai jamais... surtout après ce que je viens d'apprendre.
Lenglumé. - Quoi donc?
Norine. - Où avez-vous passé la nuit, monsieur?
Lenglumé. - Ça, je ne serais pas fâché de le savoir... Mistingue non plus. (Le cherchant du regard.) Tiens! où est-il donc?
Norine. - Eh bien, je vais vous le dire: Vous vous êtes roulé dans l'orgie, chez des liquoristes de bas étage!
Lenglumé. - Moi?
Norine, lui tendant un papier. - Chez la mère Moreau!
Tous. - Oh!
Norine. - Oser le nier! voici la note de vos déportements! (Lisant.) "Trois bocaux de cerises à l'eau-de-vie!... deux idem de prunes!"
Lenglumé, se rappelant. - Ah! les noyaux!... les noyaux!...
Norine, lisant. - "Plus: un bonnet de femme, un soulier du même sexe et un tour en cheveux appartenant à la demoiselle de comptoir."
Lenglumé. - Ah! je comprends!... je comprends!...
Norine. - Total: soixante-quatre francs.
Lenglumé. - C'est chacun trente-deux... Mistingue! où diable est-il passé?
Norine. - Et vous étiez tellement abruti par l'alcool, qu'il a fallu vous enfermer dans la cave au charbon!
Lenglumé. - Attends! (Fouillant à sa poche.) Il m'en reste un morceau... Je vais t'expliquer...
Norine. - On nous attend pour le baptême, monsieur; mais nous causerons ce soir.
Lenglumé, à part. - La nuit sera orageuse!... Il faudra que je me fasse pardonner!
On entend ronfler dans l'alcôve.
Tous. - Qu'est-ce que c'est?
Lenglumé. - Sapristi!... est-ce que j'aurais ramené un troisième labadens?
Justin ouvre les rideaux de l'alcôve. On aperçoit Mistingue couché tout habillé sur le lit.
Tous. - Encore lui!
Lenglumé. - Ah çà! il ne sortira donc pas de mon lit? Donne-moi ma canne!... (Se ravisant.) Ou plutôt non!... ne le réveillons pas... Justin!
Justin. - Monsieur?
Lenglumé, montrant Mistingue. - Tu vois bien ce colis... dès que nous serons partis... tu lui colleras dans le dos une étiquette, avec cette inscription: Cuisinier pour Brunswick. - Fragile. Après quoi, tu le déposeras à la gare de Strasbourg... bureau des marchandises... Aies-en bien soin... c'est un labadens!
Choeur
Air de Mangeant
Ah! rions des suites
De notre frayeur;
Nous en voilà quittes,
Enfin, pour la peur!
Lenglumé, au public
Air: Tu n'as pas vu ces bosquets de lauriers
Tous nos forfaits doivent vous étonner;
Mistingue et moi, nous somme sans malice.
Ne soyez pas prompts à nous condamner,
Et pesez bien tout dans votre justice.
Nous désirions, nous osions espérer,
Vous faire rire au gré de votre attente.
L'intention est à considérer;
Aussi, messieurs, nous venons implorer
La circonstance atténuante.
Choeur. Reprise
Ah! rions des suites,
Etc.
RIDEAU