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Scènes I à X
Scène I
LA FÉE, TRIVELIN
Le jardin de la Fée est représenté.
TRIVELIN, à la Fée qui soupire.
Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n’y met ordre ; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment ?
LA FÉE
Parle.
TRIVELIN
Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait ; c’est la figure la plus charmante du monde ; il dormait dans un bois quand vous le vîtes, et c’était assurément voir l’Amour endormi ; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui.
LA FÉE
Est-il rien de plus naturel que d’aimer ce qui est aimable ?
TRIVELIN
Oh sans doute ; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin.
LA FÉE
Eh bien, l’un me fait oublier l’autre : cela est encore fort naturel.
TRIVELIN
C’est la pure nature ; mais il reste une petite observation à faire : c’est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours après vous allez épouser le même Merlin qui en a votre parole. Oh ! cela devient sérieux ; et entre nous, c’est prendre la nature un peu trop à la lettre ; cependant passe encore ; le pis qu’il en pouvait arriver, c’était d’être infidèle ; cela serait très vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable : quand une femme est fidèle, on l’admire ; mais il y a des femmes modestes qui n’ont pas la vanité de vouloir être admirées ; vous êtes de celles-là, moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure.
LA FÉE
De la gloire à la place où je suis, je serais une grande dupe de me gêner pour si peu de chose.
TRIVELIN
C’est bien dit, poursuivons : vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil ; vous êtes en habit de conquête, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse ; il s’éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté : vous vous approchez, il bâille deux ou trois fois de toutes ses forces, s’allonge, se retourne et se rendort : voilà l’histoire curieuse d’un réveil qui promettait une scène si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-être chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu’il en soit ; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprès de lui, il crie : eh ! À ce cri galant, vous rentrez ; l’Amour se frottait les yeux : que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous ? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n’êtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous ? Eh ! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu’il est ici, sa conversation a toujours été de la même force ; cependant vous l’aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu’il va vous épouser, et votre dessein, m’avez-vous dit, est, s’il est possible, d’épouser le jeune homme ; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les règles, le second mari doit gâter le premier.
LA FÉE
Je vais te répondre en deux mots : la figure du jeune homme en question m’enchante ; j’ignorais qu’il eût si peu d’esprit quand je l’ai enlevé. Pour moi, sa bêtise ne me rebute point : j’aime, avec les grâces qu’il a déjà, celles que lui prêtera l’esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds : je vous aime ! Il est déjà le plus beau brun du monde, mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d’amour les aura retouchés, mes soins réussiront peut-être à lui en inspirer. Souvent il me regarde ; et tous les jours je touche au moment où il peut me sentir et se sentir lui-même : si cela lui arrive, sur-le-champ j’en fais mon mari ; cette qualité le mettra alors à l’abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n’ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai.
TRIVELIN
Mais si le jeune homme n’est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l’éducation que vous tâchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin ?
LA FÉE
Non ; car en l’épousant même je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l’autre, et si jamais il venait à m’aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l’avouer, je ne me fierais pas à moi.
TRIVELIN
Oh, je m’en serais bien douté, sans que vous me l’eussiez dit : femme tentée, et femme vaincue, c’est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maître à danser.
Scène II
ARLEQUIN, entre, la tête dans l’estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, SON MAÎTRE À DANSER, LA FÉE, TRIVELIN
LA FÉE
Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste : y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise ?
ARLEQUIN
Moi, je n’en sais rien. (Trivelin rit.)
LA FÉE, à Trivelin.
Oh ! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l’aime, cela vous suffit pour le respecter. (Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin.) Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant ?
ARLEQUIN, comme n’ayant pas entendu.
Hem. LA FÉE
Voulez-vous prendre votre leçon, pour l’amour de moi ?
ARLEQUIN
Non.
LA FÉE
Quoi ! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime ?
Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lève la tête en se mettant à rire niaisement.
LA FÉE
Voulez-vous que je vous la donne ?
ARLEQUIN
Oui-dà.
LA FÉE tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossièrement, elle lui dit.
Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant.
Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu’il baise.
LA FÉE dit.
Il ne m’entend pas, mais du moins sa méprise m’a fait plaisir. (Elle ajoute : ) Baisez la vôtre à présent. (Arlequin alors baise le dessus de sa main ; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit : ) La voilà, en revanche, recevez votre leçon.
Alors le maître à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scène de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet.
ARLEQUIN
Je m’ennuie.
LA FÉE
En voilà donc assez : nous allons tâcher de vous divertir.
ARLEQUIN alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant.
Divertir, divertir.
Scène III
LA FÉE, ARLEQUIN, TRIVELIN, Une troupe de chanteurs et danseurs
La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d’elle sur un banc de gazon qui sera auprès de la grille du théâtre. Pendant qu’on danse, Arlequin siffle.
UN CHANTEUR, à Arlequin.
Beau brunet, l’Amour vous appelle.
ARLEQUIN, à ce vers, se lève niaisement et dit.
Je ne l’entends pas, où est-il ? (Il l’appelle:) Hé ! hé !
LE CHANTEUR continue.
Beau brunet, l’Amour vous appelle.
ARLEQUIN, en se rasseyant, dit.
Qu’il crie donc plus haut.
LE CHANTEUR continue en lui montrant la Fée.
Voyez-vous cet objet charmant,
Ces yeux dont l’ardeur étincelle,
Vous répètent à tout moment :
Beau brunet, l’Amour vous appelle.
ARLEQUIN, alors en regardant les yeux de la Fée, dit.
Dame, cela est drôle !
UNE CHANTEUSE BERGÈRE vient, et dit à Arlequin.
Aimez, aimez, rien n’est si doux.
ARLEQUIN, là-dessus, répond.
Apprenez, apprenez-moi cela.
LA CHANTEUSE continue en le regardant.
Ah ! que je plains votre ignorance.
Quel bonheur pour moi, quand j’y pense,
Elle montre le chanteur.
Qu’Atys en sache plus que vous !
LA FÉE, alors en se levant, dit à Arlequin.
Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien ? Que sentez-vous ?
ARLEQUIN
Je sens un grand appétit.
TRIVELIN
C’est-à-dire qu’il soupire après sa collation ; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d’une danse de village, après quoi nous irons manger.
Un paysan danse.
LA FÉE se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s’endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant.
Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser ?
ARLEQUIN, en se réveillant, pleure.
Hi, hi, hi, mon père, eh ! je ne vois point ma mère !
LA FÉE, à Trivelin.
Emmenez-le, il se distraira peut-être, en mangeant, du chagrin qui le prend ; je sors d’ici pour quelques moments ; quand il aura fait collation, laissez-le se promener où il voudra.
Ils sortent tous.
Scène IV
SILVIA, LE BERGER
La scène change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scène en habit de bergère, une houlette à la main, un berger la suit.
LE BERGER
Vous me fuyez, belle Silvia ?
SILVIA
Que voulez-vous que je fasse, vous m’entretenez d’une chose qui m’ennuie, vous me parlez toujours d’amour.
LE BERGER
Je vous parle de ce que je sens.
SILVIA
Oui, mais je ne sens rien, moi.
LE BERGER
Voilà ce qui me désespère.
SILVIA
Ce n’est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergères ont chacune un berger qui ne les quitte point ; elles me disent qu’elles aiment, qu’elles soupirent ; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse : depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j’ai fait ce que j’ai pu pour soupirer aussi, car j’aimerais autant qu’une autre à être bien aise ; s’il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d’un coup, car je suis naturellement bonne.
LE BERGER
Hélas ! pour de secret, je n’en sais point d’autre que celui de vous aimer moi-même.
SILVIA
Apparemment que ce secret-là ne vaut rien ; car je ne vous aime point encore, et j’en suis bien fâchée ; comment avez-vous fait pour m’aimer, vous ?
LE BERGER
Moi, je vous ai vue : voilà tout.
SILVIA
Voyez quelle différence ; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N’importe, allez, allez, cela viendra peut-être, mais ne me gênez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici.
LE BERGER
Je me retirerai donc, puisque c’est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise.
SILVIA
Oh non ! On dit que c’est une faveur, et qu’il n’est pas honnête d’en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergères se cachent de cela.
LE BERGER
Personne ne nous voit.
SILVIA
Oui ; mais puisque c’est une faute, je ne veux point la faire qu’elle ne me donne du plaisir comme aux autres.
LE BERGER
Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi.
SILVIA
Oui, oui.
Scène V
SILVIA, ARLEQUIN, mais il ne vient qu’un moment après que Silvia a été seule.
SILVIA
Que ce berger me déplaît avec son amour ! Toutes les fois qu’il me parle, je suis toute de mé chante humeur. (Et puis voyant Arlequin.) Mais qui est-ce qui vient là ? Ah mon Dieu le beau garçon !
ARLEQUIN entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu’aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia ; il demeure étonné et courbé ; petit à petit et par secousses il se redresse le corps : quand il s’est entièrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l’arrête, et dit.
Vous êtes bien pressée ?
SILVIA
Je me retire, car je ne vous connais pas.
ARLEQUIN
Vous ne me connaissez pas ? Tant pis ; faisons connaissance, voulez-vous ?
SILVIA, encore honteuse.
Je le veux bien.
ARLEQUIN, alors s’approche d’elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit.
Que vous êtes jolie !
SILVIA
Vous êtes bien obligeant.
ARLEQUIN
Oh point, je dis la vérité.
SILVIA, en riant un peu à son tour.
Vous êtes bien joli aussi, vous.
ARLEQUIN
Tant mieux : où demeurez-vous ? Je vous irai voir.
SILVIA
Je demeure tout près ; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu’il y a un berger qui m’aime ; il serait jaloux, et il nous suivrait.
ARLEQUIN
Ce berger-là vous aime ?
SILVIA
Oui.
ARLEQUIN
Voyez donc cet impertinent ! Je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l’aimez, vous ?
SILVIA
Non, je n’en ai jamais pu venir à bout.
ARLEQUIN
C’est bien fait, il faut n’aimer personne que nous deux ; voyez si vous le pouvez ?
SILVIA
Oh ! de reste, je ne trouve rien de si aisé.
ARLEQUIN
Tout de bon ?
SILVIA
Oh ! je ne mens jamais, mais où demeurez-vous aussi ?
ARLEQUIN, lui montrant du doigt.
Dans cette grande maison.
SILVIA
Quoi ! Chez la Fée ?
ARLEQUIN
Oui.
SILVIA, tristement.
J’ai toujours eu du malheur.
ARLEQUIN, tristement aussi.
Qu’est-ce que vous avez, ma chère amie ?
SILVIA
C’est que cette Fée est plus belle que moi, et j’ai peur que notre amitié ne tienne pas.
ARLEQUIN, impatiemment.
J’aimerais mieux mourir. (Et puis tendrement.) Allez, ne vous affligez pas, mon petit cœur.
SILVIA
Vous m’aimerez donc toujours ?
ARLEQUIN
Tant que je serai en vie.
SILVIA
Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s’écartent, on me gronderait s’il s’en perdait quelqu’un : il faut que je m’en aille. Quand reviendrez-vous ?
ARLEQUIN, avec chagrin.
Oh ! que ces moutons me fâchent !
SILVIA
Et moi aussi, mais que faire ? Serez-vous ici sur le soir ?
ARLEQUIN
Sans faute. (En disant cela il lui prend la main et il ajoute : ) Oh les jolis petits doigts ! (Il lui baise la main et dit : ) Je n’ai jamais eu de bonbon si bon que cela.
SILVIA rit et dit. Adieu donc. (Et puis à part.) Voilà que je soupire, et je n’ai point eu de secret pour cela.
Elle laisse tomber son mouchoir en s’en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner.
ARLEQUIN
Mon amie !
SILVIA
Que voulez-vous, mon amant ? (Et puis voyant son mouchoir entre les mains d’Arlequin.) Ah ! c’est mon mouchoir, donnez.
ARLEQUIN le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit :
Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie. Qu’est-ce que vous en faites ?
SILVIA
Je me lave quelquefois le visage, et je m’essuie avec.
ARLEQUIN, en le déployant.
Et par où vous sert-il, afin que je le baise par là ?
SILVIA, en s’en allant.
Partout, mais j’ai hâte, je ne vois plus mes moutons ; adieu, jusqu’à tantôt.
Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi.
Scène VI
LA FÉE, TRIVELIN
La scène change, et représente le jardin de la Fée.
LA FÉE
Eh bien ! Notre jeune homme, a-t-il goûté ?
TRIVELIN
Oui, goûté comme quatre : il excelle en fait d’appétit.
LA FÉE
Où est-il à présent ?
TRIVELIN
Je crois qu’il joue au volant dans les prairies ; mais j’ai une nouvelle à vous apprendre.
LA FÉE
Quoi, qu’est-ce que c’est ?
TRIVELIN
Merlin est venu pour vous voir.
LA FÉE
Je suis ravie de ne m’y être point rencontrée ; car c’est une grande peine que de feindre de l’amour pour qui l’on n’en sent plus.
TRIVELIN
En vérité, Madame, c’est bien dommage que ce petit innocent l’ait chassé de votre cœur ! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d’aussi beau qu’elle ? me disait-il tantôt, en regardant votre portrait. Ah ! Trivelin, que de plaisirs m’attendent ! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n’en tâtera qu’en idée, et cela est d’une triste ressource, quand on s’en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d’affaire avec lui ?
LA FÉE
Jusqu’ici je n’ai point encore d’autre parti à prendre que de le tromper.
TRIVELIN
Eh ! N’en sentez-vous pas quelque remords de conscience ?
LA FÉE
Oh ! J’ai bien d’autres choses en tête, qu’à m’amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle.
TRIVELIN, à part.
Voilà ce qui s’appelle un cœur de femme complet.
LA FÉE
Je m’ennuie de ne point voir Arlequin ; je vais le chercher ; mais le voilà qui vient à nous : qu’en dis-tu, Trivelin ? Il me semble qu’il se tient mieux qu’à l’ordinaire ?
Scène VII
LA FÉE, TRIVELIN, ARLEQUIN
Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu’il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage.
LA FÉE, continuant de parler à Trivelin.
Je suis curieuse de voir ce qu’il fera tout seul, mets-toi à côté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles.
Arlequin arrive au bord du théâtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement.
LA FÉE, à Trivelin.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela me paraît singulier. Où a-t-il pris ce mouchoir ? Ne serait-ce pas un des miens qu’il aurait trouvé ? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-être de bon augure.
TRIVELIN
Je gagerais moi que c’est un linge qui sent le musc.
LA FÉE
Oh non ! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons.
Elle s’éloigne de quelques pas, pendant qu’ARLEQUIN se promène en long en chantant :
Ter li ta ta li ta.
LA FÉE
Bonjour, Arlequin.
ARLEQUIN, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras.
Je suis votre très humble serviteur.
LA FÉE, à part à Trivelin.
Comment ! Voilà des manières ! Il ne m’en a jamais tant dit depuis qu’il est ici.
ARLEQUIN, à la Fée.
Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne ?
LA FÉE, charmée à Trivelin.
Trivelin, entends-tu ? (Et puis à Arlequin.) Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d’eux, on les perd de vue avec chagrin : enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs.
ARLEQUIN, en sautant d’aise et comme à part.
M’y voilà.
LA FÉE
Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là ?
ARLEQUIN, d’un air indifférent.
Non, c’est une curiosité que j’ai.
TRIVELIN
Il jase vraiment !
LA FÉE
Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaît pas : mon cher Arlequin, ce n’est donc pas de moi que vous parlez ?
ARLEQUIN
Oh ! Je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense.
LA FÉE, avec feu, et d’un ton brusque.
Qu’est-ce que cela signifie ? Où avez-vous pris ce mouchoir ?
ARLEQUIN, la regardant avec crainte.
Je l’ai pris à terre.
LA FÉE
À qui est-il ?
ARLEQUIN
Il est à… (Et puis s’arrêtant.) Je n’en sais rien.
LA FÉE
Il y a quelque mystère désolant là-dessous ! Donnez-moi ce mouchoir ! (Elle lui arrache, et après l’avoir regardé avec chagrin, et à part.) Il n’est pas à moi et il le baisait ; n’importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l’intimidons pas ; car il ne me découvrirait rien.
ARLEQUIN, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir.
Ayez la charité de me rendre le mouchoir.
LA FÉE, en soupirant en secret.
Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l’ôter, puisqu’il vous fait plaisir.
Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s’en va.
LA FÉE, le regardant.
Vous me quittez ; où allez-vous ?
ARLEQUIN
Dormir sous un arbre.
LA FÉE, doucement.
Allez, allez.
Scène VIII
LA FÉE, TRIVELIN
LA FÉE
Ah ! Trivelin, je suis perdue.
TRIVELIN
Je vous avoue, Madame, que voici une aventure où je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là ?
LA FÉE, au désespoir et avec feu.
Il a de l’esprit, Trivelin, il en a, et je n’en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah ! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraître aimable ! As-tu vu comme il est changé ? As-tu remarqué de quel air il me parlait ? Combien sa physionomie était devenue fine ? Et ce n’est pas de moi qu’il tient toutes ces grâces-là ! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s’est retenu, il n’ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j’en serais jalouse ; ah ! qu’il faut qu’il ait pris d’amour pour avoir déjà tant d’esprit ! Que je suis malheureuse ! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j’ai tant désiré, et je sens qu’il méritera d’être adoré ; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin ; il s’agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux où ils pourront se voir. Cherche de ton côté, va vite, je me meurs.
...