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Scènes I à VIII
Personnages
Comédie en un acte mêlée de couplets
par MM. E. Labiche, A. Monnier et E. Martin représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 26 mars 1857
Personnages
- Acteurs qui ont créé les rôles
- Lenglumé, rentier: MM. Arnal
- Mistingue: Hyacinthe
- Potard, cousin de Lenglumé: Pellerin
- Justin, domestique de Lenglumé: Octave
- Norine, femme de Lenglumé: Mme Thierret
La scène est à Paris, chez Lenglumé.
Scène I
Le théâtre représente la chambre à coucher de Lenglumé. Au fond, lit fermé par des rideaux; lavabo, avec ses ustensiles. Cheminée, à gauche, deuxième plan; porte au fond, à la droite du lit; porte à la gauche du lit. Portes au premier et au deuxième plan de droite; chaises, fauteuils, etc.
Justin; puis Norine
Au lever du rideau, le lit est fermé par les rideaux.
Justin, entrant à pas de loup. - Monsieur dort encore... ne le réveillons pas. (Regardant la pendule.) Neuf heures!... Il est flâneur, Monsieur... (Il éternue.) Cré rhume!... ça me tient dans le cerveau!
Norine, entrant sur la pointe des pieds. Elle tient un pot de tabac et deux bouteilles. - Eh bien, est-il réveillé?
Justin. - Pas encore... Il est si flâneur, Monsieur!
Norine. - Hein?... Je vous prie de parler avec plus de respect...
Justin. - Oh! pardon!... Faut-il le prévenir que Madame est là?
Norine. - Gardez-vous-en bien!... C'est aujourd'hui sa fête, à ce pauvre ami... et je veux lui faire une surprise... un pot de tabac, garni de maryland.
Elle le pose sur la cheminée.
Justin, à part. - Mâtin!... du maryland!... Je m'en offrirai une pipe.
Norine. - Plus, ces deux bouteilles de genièvre... sa liqueur favorite.
Justin, à part. - Je m'en offrirai aussi une pipe. (Haut, s'oubliant.) C'est bien... posez ça là!
Norine. - Comment! posez ça là?
Justin. - Oh! pardon!
Norine. - Je veux, au contraire, les porter dans le petit salon... De cette façon, il aura une surprise... en partie double, ce cher ange!
Justin, à part. - Que cette femme est romanesque pour son embonpoint.
Norine, prête à sortir. - Ah! Justin, on a collé hier du papier dans le cabinet de Monsieur... vous y allumerez un réchaud pour le faire sécher.
Justin. - Oui, madame.
Norine. - Vous chercherez aussi le parapluie que j'ai emprunté au cousin Potard... un parapluie vert... avec une tête de singe... Sa bonne est là qui l'attend.
Justin. - Madame, faut que je brosse les habits.
Norine. - Plus tard.
Justin. - Cependant...
Norine. - Vous raisonnez toujours!... Je vous intime l'ordre de chercher ce parapluie... c'est clair!
Elle entre à gauche avec ses deux bouteilles.
Justin, seul, s'adressant à la porte. - Zut!... zut!... zut!... Elle m'embête avec son parapluie! Prenons toujours les hardes de Monsieur pour les brosser!... (Prenant des vêtements sur une chaise.) Voilà son habit, son gilet, ses bottes... Tiens! elles sont crottées!... c'est curieux, ça!... Monsieur qui n'est pas sorti hier... il est allé se coucher à cinq heures, en se plaignant d'un fort mal de tête... Mais je ne vois pas son pantalon!... où est donc le pantalon?... (Il trébuche contre une seconde paire de bottes.) Hein!... encore des bottes!... crottées!... ah! c'est curieux, ça! (Apercevant d'autres vêtements sur une chaise.) Et un second habit... et un regilet!... et pas le moindre pantalon!... Est-ce que, les jours de migraine, M. Lenglumé s'habillerait en Ecossais?... Il y a quelque chose... (Il éternue.) Cré rhume!... J'ai oublié mon mouchoir!... Que je suis bête!...
Il prend un mouchoir dans une des redingotes qu'il porte, et se mouche très fort à plusieurs reprises.
Lenglumé, qui se réveille, dans l'alcôve. - Qui est-ce qui sonne du cor?...
Justin. - Oh! j'ai réveillé Monsieur!
Il se sauve vivement par la droite, troisième plan.
Scène II
Lenglumé, seul, passant sa tête entre les rideaux
Personne!... Tiens, il fait grand jour!... (Il se glisse en bas de son lit. Les rideaux se referment derrière lui. Il a son pantalon.) Où est donc mon pantalon?... (Le regardant.) Tiens! je suis dedans!... Voilà qui est particulier!... je me suis couché avec... Ah! je me rappelle!... (Avec mystère.) Chut! madame Lenglumé n'est pas là... Hier; j'ai fait mes farces... Sapristi, que j'ai soif! (Il prend une carafe d'eau sur la cheminée, et boit à même.) Je suis allé au banquet annuel de l'institution Labadens, dont je fus un des élèves les plus... médiocres... Ma femme s'y opposait... alors, j'ai prétexté une migraine; j'ai fait semblant de me coucher... et v'lan! j'ai filé chez Véfour... Ah! c'était très bien... on nous a servi des garçons à la vanille... avec des cravates blanches... et puis du madère, du champagne, du pommard!... Pristi, que j'ai soif!... (Il boit à même la carafe.) Je crois que je me suis un peu... pochardé!... Moi; un homme rangé!... J'avais à ma droite un notaire... pas drôle! et à ma gauche, un petit fabricant de biberons, qui nous en a chanté une passablement... darbo! ah! vraiment, c'était un peu... c'était trop... Faudra que je la lui demande... Par exemple, mes idées s'embrouillent complètement à partir de la salade! (Par réflexion.) Ai-je mangé de la salade?... Voyons donc?... Non!... Il y a une lacune dans mon existence! Ah çà! comment diable suis-je revenu ici?... J'ai un vague souvenir d'avoir été me promener du côté de l'Odéon... et je demeure rue de Provence!... Etait-ce bien l'Odéon?... Impossible de me rappeler!... Ma lacune! toujours ma lacune!... (Prenant sa montre sur la cheminée.) Neuf heures et demie!... (Il la met dans son gousset.) Dépêchons-nous de nous habiller. (On entend ronfler derrière les rideaux.) Hein!... On a ronflé dans mon alcôve! (Nouveaux ronflements.) Nom d'un petit bonhomme! j'ai ramené quelqu'un sans m'en apercevoir!... De quel sexe encore?...
Il se dirige vivement vers le lit. Norine paraît.
Scène III
Lenglumé, Norine
Norine. - Enfin, tu es levé!
Lenglumé, à part. - Ma femme!
Norine. - Eh bien, tu ne m'embrasses pas?
Lenglumé. - Chut! (A part.) Elle va le réveiller!
Norine. - Quoi?
Lenglumé. - Rien!... Allons faire un tour sur le boulevard.
Norine. - Le boulevard! Tu n'es seulement pas habillé... Cette figure bouleversée... est-ce que tu serais malade?
Lenglumé. - Oui... je t'avoue que...
Norine, vivement. - Recouche-toi. (Appelant.) Justin!
Lenglumé. - Chut!...plus bas!...
Norine. - Je vais refaire ton lit.
Elle se dirige vers l'alcôve.
Lenglumé, la retenant. - Non!... ça va bien... ça va mieux... c'était une crampe... Allons faire un tour sur le boulevard.
Norine, à part. - Qu'est-ce qu'il a?... (Haut.) A propos! tu n'as pas vu le parapluie du cousin Potard... surmonté d'une tête de singe?...
Lenglumé. - Le parapluie?... non. (A part, se souvenant.) Ah! bigre! je l'ai emporté hier au banquet Labadens!... il sera resté dans ma lacune... près de l'Odéon...
Norine, trouvant à terre un tour de cheveux. - Qu'est-ce que c'est que ça?
Lenglumé. - Quoi?
Norine. - Un tour de cheveux blonds!... Palsambleu! monsieur!...
Lenglumé, à part. - Un tour!... Mais alors... (Regardant l'alcôve.) C'est une femme! j'ai ramené une femme!...
Norine. - Parlez, monsieur!...
Lenglumé, vivement. - C'est pour toi... un cadeau...
Norine. - Mais j'ai des cheveux!
Lenglumé. - Oui... mais ils tomberont... c'est pour l'avenir!...
On entend ronfler dans l'alcôve.
Norine. - Hein!... quel est ce bruit?
Lenglumé, à part. - Nom d'une trompe! (Haut.) C'est moi, c'est ma crampe... (Ronflant.) Cran!...cran!... ça vient de l'estomac!...
Norine. - Voyons, dépêche-toi de t'habiller... c'est aujourd'hui le baptême du petit Potard... nous sommes parrain et marraine.
Nouveaux ronflements.
Lenglumé, il tape dans ses mains. A part. - On dit que ça les fait taire...
Norine. - Qu'est-ce que tu fais là?
Lenglumé. - J'applaudis... Tu me dis: "Nous sommes parrain et marraine", et je réponds: "Bravo! bravo!"
Norine. - En vérité, je ne sais ce que tu as aujourd'hui!... Je vais achever de m'habiller!... Nous déjeunerons dans un quart d'heure.
Elle sort par la gauche, deuxième plan.
Scène IV
Lenglumé, Mistingue
Lenglumé, courant ouvrir les rideaux. - Madame!... Mademoiselle!... sortez!...
Mistingue, se réveillant. - Hein!... heu!...
Il a le nez très rouge.
Lenglumé. - Un homme!
Mistingue, se mettant sur son séant. - Qu'est-ce que vous demandez, monsieur?
Lenglumé. - Comment, ce que je demande?... Que faites-vous là... dans mon lit?...
Mistingue. - Votre lit?... (Regardant autour de lui.) Tiens!... où suis-je donc ici?
Lenglumé. - Chez moi, monsieur! rue de Provence.
Mistingue, sautant vivement à bas du lit. Il a un pantalon. - Rue de Provence?... et moi qui demeure près de l'Odéon!
Lenglumé. - Voyons, parlez!
Mistingue. - De quel droit, monsieur, me retenez-vous prisonnier?
Lenglumé. - Ah! je trouve ça joli, par exemple!
Mistingue. - J'espère que vous allez m'expliquer comment je me trouve dans vos oreillers?... Je ne vous connais pas, moi!
Lenglumé. - Ni moi non plus! (A part.) D'où tombe-t-il, cet animal-là?
Mistingue. - Sapristi, que j'ai soif!
Il va à la carafe et boit à même.
Lenglumé. - Eh bien, monsieur!... ne vous gênez pas!... (Tout à coup.) Ah! quelle idée!... Pardon, jeune homme... n'auriez-vous pas banqueté hier chez Véfour?
Mistingue. - Oui... Qu'est-ce que ça vous fait?
Lenglumé. - Alors, vous êtes un labadens... Moi aussi!
Mistingue. - Ah bah!
Lenglumé. - Deux labadens!... tout s'explique! Lenglumé!... Oscar Lenglumé!
Mistingue. - Ah oui, une grosse bête!
Lenglumé. - C'est ça!... il me reconnaît!
Mistingue. - Et moi, Mistingue!
Lenglumé. - Ah! très bien: un piocheur!... Il me semble que j'y suis encore: premier prix de vers latins, l'élève Mistingue, né à Chablis...
Mistingue. - C'est pourtant vrai!... Est-on bête quand on est jeune!
Lenglumé, à part. - Un prix de vers latins!... Il doit être dans une très bonne position, ce gaillard-là.
Mistingue, à part. - Il est crânement meublé!
Lenglumé, lui tendant la main. - Comment te portes-tu?
Mistingue. - Pas mal. Et toi?
Lenglumé. - Ce brave Mistingue!
Mistingue. - Ce brave Lenglumé!
Lenglumé, à part. - C'est singulier comme il a le nez rouge!
Mistingue, de même. - Vrai, je ne le reconnais pas du tout!
Lenglumé. - Ce brave Mistingue!
Mistingue. - Ce brave Lenglumé!
Lenglumé, à part. - C'est drôle, quand on ne s'est pas vu depuis vingt-sept ans et demi... on n'a presque rien à se dire. (Haut.) Ce brave Mistingue!
Mistingue. - Ce brave Lenglumé!
Lenglumé. - Mais explique-moi comment tu te trouves dans mon alcôve?
Mistingue. - Ça... je n'en sais rien... je ne te cacherai pas qu'à partir du turbot, j'étais dans les brindezingues...
Lenglumé. - Moi, ça ne m'a pris qu'à la salade.
Mistingue. - Qu'avons-nous fait pendant ce laps?
Lenglumé. - On ne le saura jamais. Tout ce que je sais, c'est que j'ai perdu mon parapluie... surmonté d'une tête de singe...
Mistingue, gaiement. - Comme moi, mon mouchoir... Nous avons peut-être commis des atrocités!
Lenglumé. - Moi, d'abord, j'ai le vin tendre... j'ai le falerne tendre!... comme dit Horace... Horatius!...
Mistingue. - Coclès...
Lenglumé. - Non... Flaccus! Tu dois connaître ça, un prix de vers latins!
Mistingue. - Faiblement!... faiblement!...
Lenglumé. - Sapristi! que j'ai soif!...
Il prend la carafe et boit à même.
Mistingue. - Dis donc, après toi la carafe.
Lenglumé la lui repasse; il boit à son tour.
Lenglumé. - Ah çà! j'espère que nous ne nous quitterons pas comme ça? Deux labadens!... Tu déjeunes avec moi?
Mistingue. - Ça va!
Lenglumé. - Où ai-je mis la clef de la cave? (Il fouille à sa poche et en retire une poignée de noyaux.) Tiens! qu'est-ce que c'est que ça? des noyaux de cerises!
Mistingue, même jeu. - Et moi, des noyaux de prunes!
Lenglumé. - D'où vient cette plantation?
Mistingue. - Ça m'intrigue! (Avec philosophie.) Après ça, qui est-ce qui n'a pas son petit noyau ici-bas?
Lenglumé, lui tendant la main, Mistingue y dépose ses noyaux. - Merci de cette bonne parole! (A part.) Comme il a le nez rouge!
Scène V
Les mêmes, Justin, rapportant les redingotes et les paires de bottes
Justin, à part, apercevant Mistingue. - Tiens, Monsieur qui est deux! (Haut.) Monsieur!...
Lenglumé. - Que veux-tu?
Justin. - Je rapporte vos habits...
Mistingue, à part. - Il a un joli domestique!
Justin. - Et les deux paires de bottes... (A part.) Par où est-il entré, celui-là?
Lenglumé. - Tu mettras trois couverts... j'ai un ami à déjeuner... Dépêche-toi.
Justin. - Tout de suite, monsieur. (A part.) Par où diable est-il entré?
Il sort.
Scène VI
Les mêmes; moins Justin
Tous deux s'asseyent et mettent leurs bottes.
Lenglumé. - Dis donc, je vais te présenter à ma femme... mais ne lui parle pas du banquet Labadens.
Mistingue. - Sois tranquille! (A part, entrant ses bottes.) Mâtin! elles sont justes!... c'est l'humidité!
Lenglumé, à part. - On dirait que mes bottes se sont élargies... c'est l'humidité!... (Haut, tout en s'habillant.) Ah çà! tu dois être dans une jolie position, toi? un prix de vers latins?
Mistingue, s'habillant. - Oui... je n'ai pas à me plaindre... je suis chef...
Lenglumé. - De division?
Mistingue. - Non!...
Lenglumé. - De bataillon?
Mistingue. - Non, je suis chef...
Lenglumé. - Chef d'une nombreuse famille?
Mistingue. - Non, chef de cuisine.
Lenglumé. - Hein!... cuisinier?
Mistingue. - Prête-moi des rasoirs... je vais me faire la barbe.
Lenglumé. - Ah! non... merci!... Ils sont cassés! (A part.) Cuisinier! Je suis fâché de l'avoir invité!
Mistingue. - Ah çà! dépêchons-nous de déjeuner, car, ce soir, je quitte la France.
Lenglumé. - Comment?
Mistingue. - Je vais dans le duché de Brunswick.
Lenglumé. - Ah! te posséder si peu!...
Mistingue. - Une place superbe!... Quatre mille balles!... et le beurre!
Lenglumé, à part. - Ah! qu'il est commun!... Si je pouvais le faire manger à la cuisine!
Mistingue, examinant ses mains qui sont toutes noires. - Ah! voilà qui est particulier!
Lenglumé. - Parbleu! un cuisinier!
Mistingue, apercevant les mains de Lenglumé, qui sont noires aussi. - Tiens!...
Lenglumé. - Les miennes aussi!... D'où diable cela peut-il venir? (Fouillant à sa poche et en tirant un morceau de charbon.) Du charbon!... Tout à l'heure, c'étaient des noyaux!...
Mistingue, tirant aussi un morceau de charbon de sa poche. - Moi aussi! moi aussi!
Lenglumé. - Ah çà! est-ce que nous aurions fraternisé cette nuit avec des charbonniers?
Mistingue. - Fouchtra de la Catarina!
Scène VII
Les mêmes, Norine; puis Justin
Norine. - Eh bien, es-tu prêt? (Apercevant Mistingue et bas.) Quel est ce monsieur?
Lenglumé. - C'est... c'est un notaire!
Mistingue, bas à Lenglumé. - Superbe femme!... Présente-moi.
Lenglumé. - Oui... Ma bonne amie... je te présente... l'élève Mistingue... né à Chablis...
Mistingue.- Et chef...
Lenglumé, vivement. - D'une nombreuse famille. (Bas.) Tais-toi donc!
Norine, saluant. - Monsieur...
Mistingue, de même. - Madame...
Justin, apportant la table. - Le déjeuner est servi!
Mistingue. - Allons, à table! à table!...
Norine, à part. - Comment, à table?... (Bas à son mari.) Est-ce que tu l'as invité?
Lenglumé, bas. - Que veux-tu?... c'est un labadens!... un ami intime!... Tu prendras garde à l'argenterie!
Norine. - Comment, à l'argenterie?...
Lenglumé. - A table! à table!
Air de l'Ouragan
Ensemble
A table! à table vite!
Ce repas
Aux mets délicats,
En vérité m'excite.
En vérité l'excite.
L'appétit
Vaut mieux que l'esprit!
Norine, à part. - Comme c'est agréable!... Recevoir un jour de baptême!
Mistingue, mangeant. - Voilà une sauce complètement ratée!
Norine. - Hein?
Mistingue. - Ce n'est pas pour me vanter; mais, quand je m'y mets...
Lenglumé, bas. - Mais tais-toi donc! (Haut à sa femme.) T'en offrirai-je, ma louloute?
Norine, sèchement. - Merci! puisque la sauce est mauvaise!
Mistingue. - Moi, je fais revenir mes oignons... j'ajoute un verre de vin blanc, et je tourne, je tourne... pour que ça mijote.
Norine, à part. - Quel drôle de notaire!... (Haut.) Justin... donnez-moi le journal.
Justin, à part. - Saprelotte!... je l'ai prêté à la cuisinière du premier, pour lire son feuilleton!...
Mistingue. - Vous ne mangez pas, madame Louloute?
Norine, furieuse. - Il m'appelle Louloute!
Lenglumé. - C'est un lapsus... Un peu d'omelette?
Norine. - Je n'ai pas faim.
Justin, prenant un journal qui enveloppe le pot à tabac. - En voilà un vieux... 1837... Après çà, elle ne lit que les chiens écrasés, ça n'a pas de date.
Norine. - Eh bien... ce journal?...
Justin. - Voici, madame.
Lenglumé, à Mistingue qui se verse du vin. - Voulez-vous de l'eau?
Mistingue. - Jamais!... je suis au régime.
Lenglumé, à part. - Ceci m'explique son nez.
Justin prend un plat et sort.
Norine, qui a parcouru le journal. - Ah! mon Dieu! quel épouvantable événement!
Mistingue et Lenglumé. - Quoi donc?
Norine, lisant. - "Ce matin, rue de Lourcine, le cadavre d'une jeune charbonnière a été trouvé horriblement mutilé..."
Lenglumé. - C'est affreux!... Je reprendrai de l'omelette!
Mistingue. - Moi aussi!
Norine, continuant. - "On suppose que les assassins étaient au nombre de deux..."
Lenglumé. - Deux contre une femme! les lâches!... Elle est un peu salée.
Mistingue. - Trop.
Norine, continuant. - "La justice est sur la trace des coupables, grâce à deux pièces de conviction..."
Lenglumé. - Bravo! c'est bien fait!
Norine, continuant. - "... Un parapluie vert, surmonté d'une tête de singe..."
Lenglumé et Mistingue. - Hein?...
Norine. - Juste comme celui du cousin Potard.
Lenglumé, à part. - Ah! mon Dieu!
Norine. - Et un mouchoir marqué: J.M.
Mistingue. - Ma marque! Mes cheveux se dressent!
Norine, reprenant sa lecture. - "... Que les deux bandits, qui étaient en état d'ivresse..."
Lenglumé, à part. - C'est bien ça!
Norine, achevant. - "... ont oublié près d'un sac à charbon que portait la victime."
Lenglumé. - Du charbon! (Lenglumé et Mistingue regardent leurs mains noirs et poussent un cri.) Ah!
Norine. - Qu'avez-vous donc?
Lenglumé et Mistingue, cachant vivement leurs mains sous la table. - Rien!... rien!...
Norine, à Mistingue. - Une côtelette, monsieur?
Mistingue. - Merci!... merci!... je n'ai plus faim!
Norine. - Et toi, mon ami?
Lenglumé. - Moi non plus!
Norine, à Justin qui vient de rentrer. - Justin! servez le dessert!
Mistingue. - Je n'en prendrai pas!
Lenglumé. - Nous n'en prendrons pas.
Norine. - Alors, le café!... les liqueurs!...
Justin sort.
Mistingue. - Mille grâces!... j'ai fini!
Lenglumé. - Nous avons fini!
Norine, tendant son verre. - Eh bien, donne-moi à boire.
Lenglumé, les mains sous la table. - Non!... j'ai ma crampe!...
Norine tend son verre à Mistingue.
Mistingue, de même. - Moi aussi... j'ai sa crampe!
Norine, à part. - Pourquoi diable mettent-ils leurs mains sous la table?
Justin, rentrant et posant sur la table un plateau contenant le café et les liqueurs. - Madame, M. Potard est dans le petit salon.
Norine, se levant. - Mon cousin!... le père de notre filleul... J'y vais.
Choeur
Air: Dans notre noble Venise
Quelle drôle d'aventure!
Je fais bien triste figure.
Il fait bien triste figure.
Si j'en sors blanc, je le jure,
Je serai guéri,
Il sera guéri,
Ravi!
Norine est suivie de Justin, qui a porté la table à droite.
Scène VIII
Lenglumé, Mistingue
Lenglumé, montrant ses mains. - Eh bien, Mistingue?
Mistingue, de même. - Eh bien, Lenglumé
Lenglumé. - Plus de doute!... c'est nous qui avons fait le coup!
Mistingue. - Je n'osais pas te le dire!...
Lenglumé. - C'est horrible!
Mistingue. - Moi qui ai le vin si gai!
Lenglumé, poétiquement. - Pauvre charbonnière!... moissonnée à la fleur de l'âge!
Mistingue. - A coups de parapluie!... Dis donc: il faudrait peut-être nous laver les mains.
Lenglumé, à part. - Il est canaille... mais plein de présence d'esprit! (Haut.) Vite! de l'eau!
Mistingue. - Une brosse! du savon!...
Ils courent au lavabo, qu'ils apportent sur le devant de la scène et s'y lavent les mains.
Ensemble
Air: Finale du premier acte de Renaudin de Caen
(Doche)
Lavons nos mains,
Et soyons bien certains
D'enlever tout indice.
Ne tremblons plus, car la justice
Par ce moyen ne saura rien!
Tout ira bien (bis).
Par ce moyen,
Le justice
Ne saura rien!
Mistingue
Si nous voulons passer pour gens honnêtes,
C'est beaucoup d'avoir les mains nettes!
Lenglumé
Oui, mais, réponds, ta conscience, hélas!
Est-ce toi qui la laveras!
Mistingue
Ah! pour cela, point d'embarras,
La conscience, ami, ça n'se voit pas!
Lenglumé
Il a raison, ça n'se voit pas!
Mais, parle bas!
Du silence!
De la prudence!
Ensemble
De la prudence!
Lavons nos mains,
Etc.
...