Le théâtre représente un salon.
DES RILLETTES, FÉLICIE
DES RILLETTES, que vient d’introduire Félicie.- Ces Boulingrin que j’ai rencontrés l’autre jour à la table des Duclou et qui m’ont invité à venir de temps en temps prendre une tasse de thé chez eux, me paraissent de fort charmantes gens et je crois que je goûterai en leur compagnie infiniment de satisfaction.
FÉLICIE. - Si monsieur veut bien prendre la peine de s’asseoir ?… Je vais aller avertir mes maîtres.
DES RILLETTES. - Je vous remercie. — Ah !
FÉLICIE. - Monsieur ?
DES RILLETTES. - Comment vous appelez-vous, ma belle ?
FÉLICIE. - Je m’appelle Félicie, et vous ?… Oh ! ce n’est pas par indiscrétion, c’est pour savoir qui je dois annoncer.
DES RILLETTES. - Trop juste : des Rillettes.
FÉLICIE, égayée. - Des Rillettes ?
DES RILLETTES. - Des Rillettes.
FÉLICIE. - Ma foi, j’ai connu pire que ça. Ainsi tenez, dans mon pays, à Saint-Casimir près Amboise, nous avions un voisin qui s’appelait Piédevache.
DES RILLETTES. - Oui ? Eh bien allez donc informer de ma visite madame et monsieur Boulingrin.
FÉLICIE. - J’y vais.
Fausse sortie.
DES RILLETTES. - Au fait, non. Un moment. Approchez un peu, que je vous parle. (Lui prenant le menton.) Vous n’êtes pas qu’une jolie fille, vous.
FÉLICIE,modeste. - Peuh…
DES RILLETTES. - Vous êtes aussi une fine mouche.
FÉLICIE. - Peuh…
DES RILLETTES. - De mon côté, j’ose prétendre que je ne suis pas un imbécile.
FÉLICIE. - Peuh… Pardon, je pensais à autre chose.
DES RILLETTES. - Je crois que nous pourrons nous entendre. Il y a longtemps que vous servez ici ?
FÉLICIE. - Bientôt deux ans.
DES RILLETTES. - À merveille ! Vous êtes la femme qu’il me faut.
FÉLICIE. - Vous voulez m’épouser ?
DES RILLETTES. - Ne faites pas la bête, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
FÉLICIE. - On peut se tromper. Excusez.
DES RILLETTES. - Félicie, écoutez-moi bien, et surtout répondez franchement. Si vous mentez, mon petit doigt me le dira. En revanche, si vous êtes sincère, je vous donnerai quarante sous.
FÉLICIE. - C’est trop.
DES RILLETTES. - Cela ne fait rien ; je vous les donnerai tout de même.
FÉLICIE. - En ce cas, allez-y. Questionnez.
DES RILLETTES. - Entre nous, madame et monsieur Boulingrin sont de fort aimables personnes ?
FÉLICIE. - Je vous crois.
DES RILLETTES. - Je l’aurais parié ! — Gens simples, n’est-ce pas ?
FÉLICIE. - Tout ce qu’il y a de plus.
DES RILLETTES. - Un peu popote ?
FÉLICIE. - Un peu beaucoup.
DES RILLETTES. - Très bien ! Ménage très uni, au surplus ?
FÉLICIE. - Uni ? Uni ? Mais c’est au point que j’en suis quelquefois gênée ! Jamais une discussion, toujours du même avis ! Deux tourtereaux, monsieur ! deux ramiers !
DES RILLETTES. - Allons, je constate que mon flair aura fait des siennes une fois de plus. Je vais être ici comme dans un bain de sirop de sucre. Voilà vos deux francs, mon petit chat.
FÉLICIE. - Ça ne vous gêne pas ?
DES RILLETTES. - Non.
FÉLICIE. - Alors… merci, monsieur.
DES RILLETTES, très grand seigneur. - Laissez donc !… Jamais je n’ai moins regretté mon argent. Salut ! demeure calme et tranquille, asile de paix où je me propose de venir trois fois par semaine passer la soirée cet hiver, les pieds chauffés à des brasiers qui ne me coûteront que la fatigue de leur présenter mes semelles, et abreuvé de tasses de thé qui ne me coûteront que la peine de les boire. Oh ! agréable perspective ! rêve longtemps caressé ! vision cent fois douce à l’aine du pauvre pique-assiette qui, sentant la vieillesse prochaine et pensant avec Racan que l’instant est venu de faire la retraite, ne demande pas mieux que de la faire, à l’œil, sous le toit hospitalier d’autrui.
Cependant, depuis un instant, Félicie agacée mime le coup de rasoir, la joue caressée du revers de la main et le bout du nez pincé entre l’index et le pouce.
DES RILLETTES, se tournant vers elle qui interrompt brusquement sa mimique. - C’est que voyez-vous, mon enfant, plus on avance dans la vie, plus on en voit l’inanité. Qu’est la volupté ? Un vain mot ! Qu’est le plaisir ? Une apparence ! Vous me direz que pour un vieux célibataire, la vie de café a bien ses charmes. C’est vrai, mais que d’inconvénients ! À la longue, ça devient monotone, onéreux, et puis il arrive un âge où…
FÉLICIE. - Oh !
DES RILLETTES. - Qu’est-ce qu’il y a ?
FÉLICIE. - J’ai oublié de refermer le robinet de la fontaine.
DES RILLETTES. - Petite bête ! Ça doit être du propre.
FÉLICIE. - Je me sauve. Je vous annoncerai en même temps.
Elle sort.