DES RILLETTES, LES BOULINGRIN
DES RILLETTES. - Madame et monsieur Boulingrin, je suis bien votre serviteur.
BOULINGRIN. - Eh ! bonjour, monsieur des Rillettes.
MADAME BOULINGRIN. - C’est fort aimable à vous d’être venu nous voir.
BOULINGRIN. - Vous tombez à propos.
DES RILLETTES. - Bah !
MADAME BOULINGRIN. - Comme marée en carême.
DES RILLETTES. - J’en suis bien aise.
MADAME BOULINGRIN. - Dites-moi, M. des Rillettes…
DES RILLETTES. - Madame ?…
BOULINGRIN, le tirant par le bras gauche. – Pardon ! moi d’abord.
MADAME BOULINGRIN, le tirant par le bras droit. - Non. Moi !
BOULINGRIN. - Non !
MADAME BOULINGRIN. - N’écoutez pas, M. des Rillettes. Mon mari ne dit que des bêtises.
BOULINGRIN. - Que des bêtises!…
MADAME BOULINGRIN. - Oui, que des bêtises.
BOULINGRIN.- Tu vas voir un peu, tout à l’heure, si je ne vais pas aller t’apprendre la politesse avec une bonne paire de claques. Espèce de grue !
MADAME BOULINGRIN. - Voyou !
BOULINGRIN. - Comment as-tu dit cela ?
MADAME BOULINGRIN. - J’ai dit : « Voyou ».
BOULINGRIN. - Tonnerre !… Et puis tu embêtes monsieur. Veux-tu bien le lâcher tout de suite !
MADAME BOULINGRIN. - Lâche-le toi-même.
BOULINGRIN. - Non. Toi !
MADAME BOULINGRIN. - Non !
DES RILLETTES, écartelé. – Oh !
MADAME BOULINGRIN. - Tu entends. Tu le fais crier.
DES RILLETTES. - Excusez-moi, madame et monsieur Boulingrin, mais je vois que vous êtes en affaires et je craindrais d’être importun.
BOULINGRIN. - Nullement.
MADAME BOULINGRIN. - Point du tout.
BOULINGRIN. - Au contraire.
DES RILLETTES. - Cependant…
BOULINGRIN. - Au contraire, vous dis-je. (Lui avançant une chaise.) Tenez !
MADAME BOULINGRIN, même jeu. -C’est cela. Prenez un siège.
DES RILLETTES. - Merci.
BOULINGRIN. - Non. Pas celui-ci ; celui-là !
DES RILLETTES. - Mille grâces.
MADAME BOULINGRIN. - Non. Pas celui-là ; celui-ci.
BOULINGRIN. - Non.
MADAME BOULINGRIN. - Si.
BOULINGRIN. - Non.
MADAME BOULINGRIN. - Si.
BOULINGRIN. - Est-ce que ça va durer longtemps ? Vas-tu ficher la paix à M. des Rillettes ?
DES RILLETTES. - En vérité, je suis désolé.
MADAME BOULINGRIN. - Pourquoi donc ?
BOULINGRIN. - Il n’y a pas de quoi.
MADAME BOULINGRIN et BOULINGRIN, ensemble. - Asseyez-vous.
MADAME BOULINGRIN, qui a réussi à amener une chaise sous les fesses de des Rillettes. - Là !
BOULINGRIN, qui se précipite. - Pas sur celle-là, je vous dis !
Il enlève, d’un tour de main, la chaise avancée par sa femme, en sorte que des Rillettes, qui allait justement s’y asseoir, tombe, le derrière sur le plancher.
MADAME BOULINGRIN, triomphante.- Tu vois !
Pendant tout le couplet qui suit, MADAME BOULINGRIN, calme et exaspérante, s’obstine à répéter : Imbécile! Imbécile ! tandis que
BOULINGRIN, légitimement indigné. - Eh ! c’est de ta faute, aussi! Pourquoi as-tu voulu le forcer à s’asseoir sur une chaise qui le répugnait? Tu serais bien avancée, n’est-ce pas, s’il s’était cassé la figure?… Imbécile?… Imbécile toi-même ! Quel monstre de femme, mon Dieu ! Pourquoi faut-il que j’aie trouvé ça sur mon chemin? (A des Rillettes.)Vous ne vous êtes pas blessé, j’espère ?
DES RILLETTES, qui se frotte mélancoliquement le fond de culotte. - Oh ! si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.
BOULINGRIN. - Vous m’en voyez ravi. Approchez-vous du feu.
DES RILLETTES, à part. - Je suis fâché d’être venu.
MADAME BOULINGRIN, empressée. - Prenez ce coussin sous vos pieds.
DES RILLETTES. - Merci beaucoup.
BOULINGRIN, que la civilité de sa femme commence à agacer, et qui fourre un second coussin sous le premier. - Prenez également celui-ci.
DES RILLETTES. - Bien obligé.
MADAME BOULINGRIN, qui ne saurait sans déchoir accepter de son mari une leçon de courtoisie. - Et celui-là. (Elle glisse un troisième coussin sous les deux autres.)
DES RILLETTES. - En vérité…
BOULINGRIN, armé d’un quatrième coussin. - Cet autre encore.
DES RILLETTES. - Non.
MADAME BOULINGRIN. - Ce petit tabouret.
DES RILLETTES, les genoux à la hauteur de l’oeil. - De grâce…
BOULINGRIN. - Eh ! laisse-nous tranquilles avec ton tabouret ! (Exaspéré, il envoie un coup de pied dans la pile de coussins échafaudés sous les semelles de des Rillettes. Les coussins s’écroulent, entraînant naturellement, dans leur chute, la chaise de des Rillettes, et des Rillettes avec.) Tu assommes M. des Rillettes.
DES RILLETTES, les quatre fers en l’air. - Quelle idée !
MADAME BOULINGRIN. - C’est loi qui le rases.
BOULINGRIN, avec autorité. - Allons, tais-toi !
MADAME BOULINGRIN. - Je me tairai si je veux.
BOULINGRIN. - Si tu veux !
MADAME BOULINGRIN. - Oui, si je veux.
BOULINGRIN. - … de Dieu !
MADAME BOULINGRIN. - Et je ne veux pas, précisément.
BOULINGRIN. - C’est trop fort!… Coquine !
MADAME BOULINGRIN. - Cocu !
BOULINGRIN. - Gaupe!
MADAME BOULINGRIN. - Gouape !
BOULINGRIN. - Quelle existence !
MADAME BOULINGRIN. - Je te conseille de te plaindre. (A des Rillettes.) Un fainéant doublé d’un escroc, qui ne fait oeuvre de ses dix doigts et se saoule avec l’argent de ma dot : les économies de mon vieux père !
BOULINGRIN, au comble de la joie. - Ton père!… (A des Rillettes.) Dix ans de travaux forcés pour faux en écritures de commerce.
MADAME BOULINGRIN. - En tous cas, on ne l’a pas fourré à Saint-Lazare pour excitation de mineure à la débauche, comme la mère d’un imbécile que je connais.
BOULINGRIN, à Des Rillettes. - Vous l’entendez ?
DES RILLETTES. - Ne trouvez-vous pas que le temps s’est étrangement rafraîchi depuis une quinzaine de jours ?
BOULINGRIN, à sa femme. - Ne me force pas à révéler en l’infection de quel cloaque je l’ai pochée de mes propres mains.
MADAME BOULINGRIN. - Péchée !… Tu ne manque pas d’audace et je serais curieuse de savoir lequel de nous a péché l’autre !
BOULINGRIN. - Ernestine !
MADAME BOULINGRIN. - Formidable. Silence ! ou je dis tout ! !!
BOULINGRIN, trépignant. - Ah!… ah!… ah!…
DES RILLETTES, avide de concilier. - Du calme !… Madame a raison.
BOULINGRIN, qui bondit. - Raison ?
DES RILLETTES, doux et souriant. - Oui.
BOULINGRIN. - Raison !
DES RILLETTES. - Mais…
BOULINGRIN. - Raison!… Ah çà ! monsieur des Rillettes, vous voulez donc que je vous extermine ?
DES RILLETTES. - En aucune façon, monsieur. Je vous prie même de n’en rien faire.
BOULINGRIN. - Certes, je puis le dire à voix haute : au cours de ma longue carrière, j’ai entendu bien des crétins proférer des extravagances. Ça ne fait rien, je veux que mon visage se couvre de pommes de terre, si j’ai jamais, au grand jamais, ouï la pareille insanité !
DES RILLETTES. - Ah ! mais pardon !
BOULINGRIN. - Raison !
DES RILLETTES. - Voulez-vous me permettre ?
BOULINGRIN. - Raison !
DES RILLETTES. - Ecoutez-moi.
BOULINGRIN, hors de lui. - Une trique ! Qu’on m’apporte une trique! Je veux casser les reins à M. des Rillettes, car la patience a des limites et, à la fin, ceci passe la permission. Comment ! Voilà une bougresse, fille de voleurs, voleuse elle-même, qui méfait tourner en bourrique, m’écorche, me larde, me fait cuire à petit feu, et c’est elle qui a raison !… une gueuse qui me suce le sang, me ronge le cerveau, le poumon, les reins, les pieds, le foie, la rate, l’oesophage, le pancréas, le péritone, et l’intestin, et c est elle qui a raison !
DES RILLETTES. - Voyons…
MADAME BOULINGRIN. - Ne faites pas attention, il est fou.
BOULINGRIN. - Raison!… Vous dites qu’elle a raison parce que vous parlez sans savoir, comme une vieille bête que vous êtes.
DES RILLETTES, assez sec. - Trop aimable.
BOULINGRIN. - Mais si vous étiez à ma place, vous changeriez d’opinion. Oui, ah! je voudrais bien vous y voir ! Vous en feriez une, de bouillotte, si on vous mettait à la broche avec une gousse d’ail sous la peau et qu’on vous foute ensuite à roter devant le feu, depuis le premier janvier jusqu’à la saint Sylvestre.
DES RILLETTES. - Comment! à roter devant le feu !…
BOULINGRIN, se reprenant. - A rôtir!… Je ne sais plus ce que je dis.
MADAME BOULINGRIN. - Il est fou à lier.
BOULINGRIN. - Fou à lier?… Gueuse! scélérate ! Plaie de ma vie! (Saisissant des Rillettes par un bouton de sa redingote et le secouant comme un prunier.) Mais monsieur, jusqu’à mon manger!… où elle fourre de la mort aux rats, histoire de me ficher la colique! Le bouton saute.
MADAME BOULINGRIN. - Quel toupet! (Saisissant des Rillettes par un second bouton, qui saute, d’ailleurs, comme le premier.) C’est lui, au contraire, qui met des bouchons dans le vin, afin de le rendre imbuvable !
BOULINGRIN. - Menteuse!
MADAME BOULINGRIN. - Je mens? C’est bien simple.
Elle sort.