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BIBLIOBUS Littérature

Livre 17

1. Année de ma vie, 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville. - 2. Madame de Coislin. - 3. Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc. - 4. Retour à Lyon. - 5. Course à la Grande-Chartreuse. - 6. Mort de madame de Caud.

 

Chapitre 1

Année de ma vie 1804. - Je viens demeurer rue de Miromesnil. - Verneuil. - Alexis de Tocqueville. - Le Mesnil. - Mezy. - Méréville.

Désormais à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacciocchi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de Miromesnil. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux aimée , comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. de Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée : c'était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin, montait à travers un terrain vague que l'on appelait la Butte-aux-Lapins . La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans : cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris.

Je ne m'occupais de rien ; tout au plus m'entretenais-je dans le parc avec quelques lapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais et j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.

Pourtant ma démission avait accru ma renommée : un peu de courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de nouveaux châteaux.

M. de Tocqueville, beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan : c'était partout des héritages d'échafaud. Là, je voyais croître mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s'élevait Alexis, auteur de la Démocratie en Amérique . Il était plus gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes ? Alexis de Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai visité les forêts.

Verneuil a changé de maître ; il est devenu possession de madame de Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta pour fille.

Près de Mantes au Mesnil, était madame de Rosambo : mon neveu, Louis de Chateaubriand, s'y maria dans la suite à mademoiselle d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo : celle-ci ne promène plus sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir ; elle a passé. Quand j'allais de Verneuil au Mesnil, je rencontrais Mezy sur la route : madame de Mezy était le roman renfermé dans la vertu et la douleur maternelle. Du moins, si son enfant qui tomba d'une fenêtre et se brisa la tête, avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans l'Ile-Belle, île riante de la Seine : Coturnix per stipulas pascens !

De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m'avait présenté à Méréville.

Méréville était une oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les poètes gaulois appellent les doctes Fées . Ici les aventures de Blanca et de Velléda furent lues devant d'élégantes générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme des fleurs écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.

Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le Génie du Christianisme m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement dans ma tête : aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cymodocée devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon imagination ; mais avant qu'elles soient sorties de l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.

Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil car la maison fut vendue. Je m'arrangeai avec madame là marquise de Coislin, qui me loua l'attique de son hôtel place Louis XV.

 

Chapitre 2

Madame de Coislin.

Madame de Coislin était une femme du plus grand air. Agée de près de quatre-vingts ans, ses yeux fiers et dominateurs avaient une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire ; elle avait passé à travers le siècle voltairien sans s'en douter ; si elle en avait conçu une idée quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est pas qu'elle parlât jamais de sa naissance ; elle était trop supérieure pour tomber dans ce ridicule : elle savait très bien voir les petites gens sans déroger ; mais enfin, elle était née du premier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en 1096 ; Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX ; de Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort dont on ne devait pas la rendre responsable ; elle était naturellement de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre : elle ne pouvait rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l'affliger.

Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV ? elle ne me l'a jamais avoué : elle convenait pourtant qu'elle en avait été fort aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la dernière rigueur. " Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait madame de Pompadour. - Ah ! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me cacher dessous ! "

Par un singulier hasard, j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise de Cuningham, à Londres ; elle l'avait reçue de George IV, et elle me la montrait avec une amusante simplicité.

Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-Aimé avait données à la noble dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par des oreillers ; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montées à l'ancienne façon descendaient sur les épaulettes de son manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des adresses de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées : elle n'achetait point de papier, c'était la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait arrangé les jeunes amours de Louis XV.

Madame de Châteauroux et ses deux soeurs étaient cousines de madame de Coislin : celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de Mailly repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui l'insultait, dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier : " Mon ami puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. "

Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une vermine d'écus qui s'attachait à sa peau : ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me rappelait l'avare Hermocrate, qui dictant son testament s'était institué son héritier. Elle donnait cependant à dîner par hasard ; mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas.

Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy avec madame de Coislin et le marquis de Nesle ; le marquis courait en avant et faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu'aux cerises ; l'hôte lui soutenait que, soit que l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge était de payer le dîner. Madame de Coislin s'était fait un illuminisme à sa guise. Crédule et incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré madame de Krüdner ; la mystérieuse Française n'était illuminée que sous bénéfice d'inventaire ; elle ne plut pas à la fervente Russe, laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdner dit passionnément à madame de Coislin : " Madame, quel est votre confesseur intérieur ? - Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intérieur ; je sais seulement que mon confesseur est dans l'intérieur de son confessionnal. " Sur ce, les deux dames ne se virent pas.

Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge de femme : " Cela sent la parvenue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, nous n'avions que deux chemises ; on les renouvelait quand elles étaient usées ; nous étions vêtues de robes de soie et nous n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant. "

Madame Suard, qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de Coislin. Elle écrivit à madame Suard : " Madame, faites couper le cou à votre coq. " Madame Suard renvoya le messager avec ce billet : " Madame, j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à mon coq. " La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à madame de Chateaubriand : " Ah ! mon coeur, dans quel temps nous vivons ! C'est pourtant cette fille de Pankoucke, la femme de ce membre de l'Académie, vous savez ? "

M. Hénin, ancien commis des affaires étrangères, et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un jour à madame de Coislin une description : une amante en larmes et abandonnée, pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui dit de cet air sérieux qui la rendait si comique : " Monsieur Hénin, ne pourriez-vous pas faire prendre un autre poisson à cette dame ? "

Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, car il n'y avait rien dedans ; tout était dans la pantomime, l'accent et l'air de la conteuse : jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot , dont la perfection passait tout. Lorsque dans la conversation entre les deux époux, madame Jacqueminot répliquait : " Mais, monsieur Jacqueminot ! " ce nom était prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du tabac.

Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses lunettes et dit en se mouchant : " Il y a une épizootie sur les bêtes à couronne. "

Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller ; que si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point. " Je le crois, dit-elle ; mais j'ai peur d'avoir une distraction. " Elle expira.

Je descendis le lendemain chez elle ; je trouvai monsieur et madame d'Avaray, sa soeur et son beau-frère assis devant la cheminée, une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son lit, les rideaux à demi fermés : elle n'entendait plus le bruit de l'or qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.

Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. Madame de Coislin m'avait montré ce qui restait de la cour de Louis XV, sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait fait voir ce qui traînait encore, au dix-neuvième siècle, de la société philosophique.

 

Chapitre 3

Voyage à Vichy, en Auvergne et au Mont-Blanc.

Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand à Vichy, où madame de Coislin l'avait menée, comme je viens de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de Sévigné avait devant et après elle , en 1677 ; depuis cent vingt et quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma soeur, madame de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques.

On a recueilli dans mes oeuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc. Après trente-quatre ans d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des amis, des frères et des soeurs dans toutes les familles : car si l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même ; vous avez toujours l'âge qu'ils vous ont donné ; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits.

Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans leur boîte, en descendant de leurs rochers ; heureux s'ils la rapportent !

Hélas ! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en moi ; je n'étais qu'à quelques lieues de ce Mont-d'or, où elle était venue chercher la vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en 1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la société autour de moi.

Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes Thiers et Roanne. Cette route, alors peu fréquentée, suivait ça et là les rives du Lignon. L'auteur de l' Astrée , qui n'est pas un grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui vivent ; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle paraît, a de puissance créatrice ! Il y a, du reste, quelque chose d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames et des chevaliers : ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du roman : Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.

A Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche ; il fit avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il y eût la moindre affaire. A Genève, je ne fus point reçu à la porte de la ville par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père, était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël ; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un moyen précieux d'indépendance et de bonheur : je la blessai. Madame de Staël aimait le monde ; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie ? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans recours, bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents avaient péri sur l'échafaud ? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que plus vif : on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui ; ce qui afflige l'un fait la joie de l'autre ; les coeurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d'autres coeurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.

Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, et nous partîmes pour Chamonix. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser ; il n'en était rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion m'est restée. On lit dans le Voyage an Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie aux événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui également passés.

" Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de la terre : c'est lorsqu'on se retire loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages.(...) Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m'occuper chaque jour : j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde. " Cette dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet l'année suivante, 1806.

A notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à Coppet, nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de M. de Forbin qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait ; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un jour quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitié ; j'étais pauvre, humble, peu sûr de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur des princesses. A Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du Lac ; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci, on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le matin dans la rue.

Le noble gentilhomme, peintre au droit de la Révolution, commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques, en caricatures. Les uns portent des moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres ; les autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis ; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l ' arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre ; ils tiennent à faire comprendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fièrement accueillie et noblement supportée ; enfin, quelquefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude !

Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l'Ecluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m'environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide : des formes aériennes houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence et l'art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de coeur. Raphaël (qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant la Transfiguration seulement ébauchée sur le chevalet n'aurait pas été plus électrisé par son chef-d'oeuvre que je ne l'étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de gloire.

Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau, retourne quelquefois sur ses pas après m'avoir abandonné ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guérit en moi ; si mes blessures se ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles de ces crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-je ? O Religion, où sont donc tes puissances, tes freins, tes baumes ! Est-ce que je n'écris pas toutes ces choses à d'innombrables années de l'heure ou je donnai le jour à René ? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis ! C'est grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point des lois communes ; pour lui, les années sont toujours jeunes : " Or les jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance ; lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le prochain ruisseau. "

 

Chapitre 4

Retour à Lyon.

De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert : elles m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répondis : " Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne ; vous sentez que ma femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve : c'est aussi une tête que celle-là, et depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à la tête de deux têtes très difficiles à gouverner. Nous resterons à Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonneville est ici, de retour de Rome ; il se porte à merveille ; il est gai, il préchaille ; il ne pense plus à ses malheurs ; il vous embrasse et va vous écrire. Enfin tout le monde est dans la joie excepté moi ; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné avec M. Saget. "

Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la Saône.

" Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé : il avait fait très chaud ce jour là ; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l'air était frais sans être froid ; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin : je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte, enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis à son chant : mon sommeil fut doux ; mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable. "

Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s'était lié avec mademoiselle Devienne. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils : il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il faisait les cornes au martyre de saint Pothin et de saint Irénée, au massacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Louise Labé : il n'aurait pas perdu un coup de dent durant la dernière exécution de Lyon, sous la charte-vérité.

Certains jours à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans le vin de Madère et rembourrée de choses exquises ; de jeunes paysannes très jolies servaient à table ; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget : le coteau en était tout noir.

Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions : dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, " espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quae sic vivis ut possis adamari ".

 

Chapitre 5

Course à la Grande-Chartreuse.

Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-Chartreuse, nous franchîmes la porte de la vallée, et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir : la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte : Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées chacune d'un jardin et d'un atelier ; on y remarquait des établis de menuisier et des rouets de tourneur : la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des ritratti des doges ; lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.

Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal, jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inventeur du sucré de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites ; pendant des siècles, ils portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en passant !

Nous n'eûmes pas plus tôt atteint la porte de la vallée qu'un orage éclate ; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait : " Recommandez votre âme à Dieu ! Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! " Nous arrivâmes à Voreppe au son du tocsin ; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inaltérable : " Je suis comme un poisson dans l'eau. " Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l'orage n'y était plus ; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. Ballanche. Je le fais observer, car j'ai eu trop souvent, dans ces Mémoires , à remarquer les absents.

De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets au bord de l'Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat ; elles rappelaient les trois amies de ma grand-mère à Plancouët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises ? Elles parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse ; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l'avenir. Qui sait ? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux : domino suo, imo patri, etc., qu'elles se sentaient honorées du nom d'amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinae vé scorti . " Au milieu de son sçavoir dit un docteur grave, je trouve Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna d'amour Héloïse, son escolière. "

 

Chapitre 6

Mort de madame de Caud.

Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma soeur ; peu s'en fallait qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le Ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait rien : je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; elle en était toute éclairée. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par-delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai ces Mémoires en y déposant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie éternelle.

17 janvier.

" Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins : toute mon occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête ! tant ma timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force intérieure ! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus tendre remerciement de toutes les complaisances et de toutes les marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes idées elles n'en restent pas moins tout entières en moi. "

Sans date.

" Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence de M. Chênedollé ? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à continuer ses visites ; je me résigne à ce que celle de mardi soit la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison ; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles idées ; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres ; je me livrerai à corps perdu à tous les événements de mon passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attachement que je me porte ! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé ma vie sans tache : voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise : Souvent obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable place. "

Ce jeudi.

" Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit : " Mais il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. " Pouvait-on frapper plus juste ? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie. "

Sans date.

" Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je possédais ce bien sans m'en douter. Mais depuis que nous avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son esprit dans la conversation de quelqu'un, je sens que mes idées me font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser ; cela tient sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. A tantôt, j'espère. "

Sans date.

" Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à vue d'oeil. Je me demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert. Adieu mon pauvre frère. "

Sans date.

" Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour remplir mon engagement :

" - On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour entrer dans l'immensité de Dieu.

- Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en approchons tous les jours à grands pas. Encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons : ce que nous aimons vit et ne mourra point.

- Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un fonds d'agonie. "

Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai peut-être davantage.

Bon soir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire que mon coeur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée.

Bonjour, mon ami.

Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains que mon coeur ne s'en soit trop mêlé. "

Sans date.

" Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te corriger ? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin ? Pardonnez, grand homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu permis d'abuser de vos richesses. "

" Saint-Michel.

" Je ne te dirai plus : Ne viens plus me voir, - parce que n'ayant désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures ; je compte être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, qui ont pour moi l'effet d'objets qui, ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela ; de ce moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait prendre à moi ; je ne suis pas assez folle pour cela. "

" Saint-Michel.

" Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir si près de moi ; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon calice. Comment ce coeur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins ; je suis bien mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées m'entraînent ; je ne m'occupe presque plus de Dieu et je me borne à lui dire cent fois par jour : - Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car mon esprit tombe dans la défaillance. "

Sans date.

" Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence ; pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir. Veuille, mon frère, donner un seul coup d'oeil sur les premiers moments de notre existence ; rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais des larmes aux miennes ; que dès les premiers jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénuement, mon frère, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort ; sans cesse j'interrogeais sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort,... Et quel sort ! où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ! A qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous, et qui pèse toute entière sur elle-même ? Mon Dieu ! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur ma destinée. Mais pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que parmi les coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui ? Tu sais que ce n'est pas moi qui t'ai proposé l'aimable distraction d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser ; mais si tu as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise ? Je n'ai point de courage contre tes politesses. Autrefois, tu me distinguais un peu plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul mot de ce que contient cette lettre. "

Cette lettre si poignante et toute admirable est la dernière que je reçus ; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel ; ma soeur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait par intervalles un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin-des-Plantes, là où elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été : je lui dis que j'irais à Vichy rejoindre ma femme ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait même renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai ; elle était plus tranquille.

Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était affectueuse ; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux dans le troisième livre de ces Mémoires . J'encourageai au travail le grand poète ; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l'escalier s'appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours : " Adieu, chère soeur ! à bientôt ! soigne-toi bien. Ecris-moi à Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. "

Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au courant de tout et de ne pas manquer de me mander de revenir, en cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé de madame de Caud ; mais Saint-Germain oubliait de me parler de la nouvelle demeure et des nouveaux arrangements de ma soeur. J'avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade : j'étais au bord de son lit quand on m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain ; je l'ouvris : une ligne foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile.

J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma soeur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort ; je n'y avais aucun parent ; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés ; des ordres transmis de loin arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n'avait pas un ami ; elle n'était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eut été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permissent de la ramener à Paris.

Ma soeur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée ? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie ? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel ? Quand, en faisant des recherches, quand, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, à quoi cela me servirait-il ? Retrouverais-je le même gardien de l'enclos funèbre ? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette ? Les mains rudes qui touchèrent les dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir ? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée ? ne pourrait-il pas se tromper de poussière ? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue ! Je trouve dans cette absence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur ; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma soeur, et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon coeur : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre.

Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m'importaient, au moment où je perdais ma soeur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des trônes et le changement de la face du monde ?

La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme : c'était mon enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants : ils ne s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand.

 

 

Livre 18

 

Date de dernière mise à jour : 02/04/2016

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