BIBLIOBUS Littérature

T

REMARQUES SUR CETTE LETTRE[1].

L’euphonie, qui adoucit toujours le langage et qui l’emporte sur la grammaire, fait que dans la prononciation nous changeons souvent ce t en c. Nous prononçons ambicieux, akcion, parcial ; car lorsque ce t est suivi d’un i et d’une autre voyelle, le son du t paraît un peu trop dur. Les Italiens ont changé de même ce t en z. La même raison nous a insensiblement accoutumés à écrire et à prononcer un t à la fin de certains temps des verbes : il aima, mais aima-t-il constamment ? il arriva, mais à peine arriva-t-il ; il s’éleva, mais s’éleva-t-il au-dessus des préjugés ? on raisonne, mais raisonne-t-on constamment ? etc. ; il écrira, mais écrira-t-il avec élégance ? il joue, joue-t-il habilement ?
Ainsi donc, quand la troisième personne du présent, du prétérit et du futur, se terminant en voyelle, est suivie d’un article ou de la particule on, qui tient lieu d’article, l’usage a voulu qu’on plaçât toujours ce t. On étendait autrefois plus loin cet usage ; on prononçait ce t à la fin de tous les prétérits en a : il aima à aller, on disait il aima-t-à aller ; et cette prononciation s’est conservée dans quelques provinces. L’usage de Paris l’a rendue très-vicieuse.
Il n’est pas vrai que pour rendre la prononciation plus douce on change le b en p devant un t, et qu’on dise optenir pour obtenir. Ce serait au contraire rendre la prononciation plus dure. Le t se met encore après l’impératif va, va-t’en.
Ta, pronom poss. féminin ; ta mère, ta vie, ta haine. La même euphonie, qui adoucit toujours le langage, a changé ta en ton devant toutes les voyelles : ton adresse, son adresse, mon adresse, et non ta, sa, ma adresse ; ton épée, et non ta épée ; ton industrie, ton ignorance, non ta industrie, ta ignorance ; ton ouverture, non ta ouverture. La lettre h, quand elle n’est point aspirée et qu’elle tient lieu de voyelle, exige aussi le changement de ta, ma, sa, en ton, mon, son : ton honnêteté, et non ta honnêteté.
Ta, ainsi que ton, donne tes au pluriel : tes peines sont inutiles.
Le redoublement du mot ta signifie un reproche de trop de vitesse : ta ta ta, voilà bien instruire une affaire ! Mais ce n’est point un terme de la langue, c’est une espèce d’exclamation arbitraire. C’est ainsi que dans les salles d’armes on disait c’est un tata, pour désigner un ferrailleur.


TABAC.

Tabac, subst. masc. ; mot étranger. On donna ce nom, en 1560, à cette herbe découverte dans l’île de Tabago. Les naturels de la Floride la nommaient petun ; elle eut en France le nom de nicotiane[2], d’herbe à la reine, et divers autres noms. Il y a plusieurs espèces de tabac : chacune prend son nom ou de l’endroit où cette plante croît, ou de celui où elle est manufacturée, ou du port principal, ou du pays d’où part cette marchandise. Le petit peuple ayant commencé, en France, à prendre du tabac par le nez, ce fut d’abord une indécence aux femmes d’en faire usage. Voilà pourquoi Boileau dit dans la Satire des femmes (vers 672) :
Fait même à ses amants, trop faibles d’estomac,
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac.
On dit fumer du tabac, et on entend la même chose par le mot seul de fumer[3].


TABARIN.

Tabarin, nom propre devenu nom appellatif. Tabarin, valet de Mondor, charlatan sur le Pont-Neuf du temps de Henri IV, fit donner ce nom aux bouffons grossiers.
Et sans honte à Térence allier Tabarin.
(BOILEAU, Art poétique chant III, 398.)
Tabarine n’est pas d’usage et ne doit pas en être, parce que les femmes sont toujours plus décentes que les hommes.
Tabarinage, et surtout tabarinique, qu’on trouve dans le Dictionnaire de Trévoux, sont aussi proscrits.


TABIS.

Tabis, étoffe de soie unie et ondée, passée à la calandre sous un cylindre qui imprime sur l’étoffe ces inégalités onduleuses gravées sur le cylindre même. C’est ce qu’on appelle improprement moire, de deux mots anglais mo hair, poil de chèvre sauvage. La véritable moire n’admet pas un seul fil de soie.
Où sur l’ouate molle éclate le tabis.
(BOILEAU, Lutrin, chapitre IV, 44.)
Tabiser, passer à la calandre. Taffetas, gros de Tours tabisé.

TABLE.

Table, s. f. ; terme très-étendu qui a plusieurs significations.
Table à manger, table de jeu, table à écrire. Première table, seconde table, table du commun. Table de buffet, table d’hôte, où l’on mange à tant par repas ; bonne table, table réglée, table ouverte ; être à table, se mettre à table, sortir de table. Table brisée, table ronde, ovale, longue, carrée. Courir les tables (en style familier) se dit des parasites ; bénir la table, c’est-à-dire faire une prière avant le repas. Tomber sous la table, dernier effet de l’ivresse. Propos de table, traits de gaieté et de familiarité qui échappent dans un repas.
Table de nuit, inventée en 1717 ; meuble commode qu’on place auprès d’un lit, et sur lequel se placent plusieurs ustensiles.
Table à tiroir : mettre papiers sur table. Table d’un instrument de musique, comme luth, clavecin : c’est la partie sur laquelle posent les cordes ou les touches.
Table de verre, signifie le verre plat qui n’a point été souillé, et qui n’est pas encore employé.
Table de plomb, de cuivre : plaque de plomb et de cuivre d’une étendue un peu considérable.
Table de la loi, la loi des douze tables chez les Romains, les deux tables de la loi chez les Hébreux. On ne dit point la loi des deux tables.
Table d’autel, dans laquelle on encastre la pierre bénite sur laquelle le prêtre pose le calice. Sainte table, c’est l’autel même sur lequel le prêtre prend les pains enchantés[4] avec lesquels il va donner la communion. Approcher de la sainte table, communier. On ne dit pas se mettre à la sainte table.
Table isiaque ou table du soleil. C’est une grande plaque de cuivre qu’on regarde comme un des plus précieux monuments de l’ancienne Égypte ; elle est couverte d’hiéroglyphes gravés. Ce monument, qui vient de la maison de Gonzague, est conservé à Turin.
Table ronde (chevaliers de la Table ronde), imaginée pour éviter les disputes pour la préséance, et dont les romans ont attribué l’invention à un roi fabuleux d’Angleterre, nommé Artus.
Table pythagorique, ou de multiplication des nombres les uns par les autres.
Table en mathématique, suite de nombres rangés suivant certain ordre propre à faire retrouver l’un de ces nombres dont on a besoin.
Tables d’astronomie, ou calcul des mouvements célestes.
On a les tables Alfonsines, les tables Rodolphines, ainsi nommées parce qu’on les a faites pour ces deux monarques.
Table des sinus, des tangentes, des logarithmes.
Tables généalogiques, plus communément nommées arbres.
La table d’un livre, c’est-à-dire liste alphabétique ou des noms, ou des matières, ou des chapitres.
Table d’attente en architecture : c’est d’ordinaire un bossage pour recevoir une inscription.
Table de trictrac.
Toutes tables, jeu différent du trictrac ordinaire.
Table de diamant : le diamant est taillé en table quand sa surface est plate, et les côtés à biseaux.
Les deux parties osseuses qui composent le crâne sont appelées tables.
Les trumeaux, cartouches, panneaux, en architecture, prennent aussi le nom de table.
Table de crépi, table en saillie, table couronnée, table fouillée, table rustique.
Table de marbre. L’une des plus anciennes juridictions du royaume, partagée en trois tribunaux : celui du connétable, à présent des maréchaux de France ; celui de l’amiral ; et celui du grand-forestier, qui est aujourd’hui représenté par le grand-maître des eaux et forêts. Cette juridiction est ainsi nommée d’une longue table de marbre sur laquelle les vassaux étaient tenus d’apporter leurs redevances ; chaque seigneur avait une table pareille, et les mots de table, domaine, justice, étaient presque synonymes ; réunir à sa table était réunir à son domaine.
Table rase. Expression empruntée de la toile des peintres avant qu’ils y aient appliqué leurs couleurs : l’esprit d’un enfant est une table rase sur laquelle les préjugés n’ont encore rien imprimé.


TABLER.

Tabler, v. n. Il vient du jeu de trictrac. On disait tabler quand on posait deux dames sur la même ligne ; on dit aujourd’hui caser, et le mot tabler, qui n’est plus d’usage au propre, s’est conservé au figuré. Tabler sur cet arrangement, tabler sur cette nouvelle. Il était d’usage, dans le siècle passé, de dire tabler pour tenir table.
Allez tabler jusqu’à demain.
(MOLIERE, Amphitryon, acte III, scène VI.)


TABOR, ou THABOR.

Montagne fameuse dans la Judée ; ce nom entre souvent dans le discours familier. Il est faux que cette montagne ait une lieue et demie d’élévation au-dessus de la plaine, comme le disent plusieurs dictionnaires ; il n’y a point de montagne de cette hauteur. Le Tabor n’a pas plus de six cents pieds de liant ; mais il paraît très-élevé, parce qu’il est situé dans une vaste plaine.
Le Tabor de Bohême est encore célèbre par la résistance de Ziska aux armées impériales ; c’est de là qu’on a donné le nom de tabor aux retranchements faits avec des chariots.
Les taborites, secte à peu près semblable à celle des hussites, prirent aussi leur nom de cette montagne.


TACTIQUE.

Tactique, s. f., signifie proprement ordre, arrangement ; mais ce mot est consacré depuis longtemps à la science de la guerre. La tactique consiste à ranger les troupes en bataille, à faire les évolutions, à disposer les troupes, à se prévaloir avec avantage des machines de guerre. L’art de bien camper prend un autre nom, qui est celui de castramétation. Lorsqu’une fois la bataille est engagée, et que le succès ne dépend plus que de la valeur des troupes et du coup d’œil du général, le terme de tactique n’est plus convenable, parce qu’alors il ne s’agit plus ni d’ordre ni d’arrangement.


TAGE.

Tage, s. m. Quoique ce ne soit que le nom propre d’une rivière, le fréquent usage qu’on en fait lui doit donner place dans le Dictionnaire de l’Académie. Les trésors du Pactole et du Tage sont communs en poésie : on a supposé que ces deux fleuves roulaient une grande quantité d’or dans leurs eaux ; ce qui n’est pas vrai.

TALISMAN.

Talisman, s. m. ; terme arabe francisé, proprement consécration ; la même chose que telesma ou phylactère, préservatif, figure, caractère, dont la superstition s’est servie dans tous les temps et chez tous les peuples. C’est d’ordinaire une espèce de médaille fondue et frappée sous certaines constellations. Le fameux talisman de Catherine de Médicis existe encore.


TALMUD.

Ancien recueil des lois, des coutumes, des traditions et des opinions des Juifs, compilées par leurs docteurs. Il est divisé en deux parties, la gemare et la misna, postérieures de quelques siècles à notre ère vulgaire. Ce mot est devenu français, parce qu’il est commun à toutes les nations.
Talmudiste, attaché aux opinions du Talmud.
Talmudique, docteur talmudique, peu en usage.


TAMARIN.

Tamarin, s. m, ; arbre des Indes et de l’Afrique, dont l’écorce ressemble à celle du noyer, les feuilles à la fougère, et les fleurs à celles de l’oranger ; son fruit est une petite gousse qui renferme une pulpe noire assez semblable à la casse, mais d’un goût un peu aigre. L’arbre et le fruit portent le nom de tamarin.


TAMARIS.

Tamaris, s. m. ; arbrisseau dont les fruits ont quelque ressemblance à ceux du tamarin, mais qui ont une vertu plus détersive et plus atténuante.


TAMBOUR.

Tambour, s. m. ; terme imitatif qui exprime le son de cet instrument guerrier, inconnu aux Romains, et qui nous est venu des Arabes et des Maures. C’est une caisse ronde, exactement fermée en dessus et en dessous par un parchemin de mouton épais, tendu à force sur une corde à boyau. Le tambour ne sert parmi nous que pour l’infanterie ; c’est avec le tambour qu’on l’assemble, qu’on l’exerce, qu’on la conduit. Battre le tambour, le tambour bat ; il bat aux champs, il appelle, il rappelle, il bat la générale ; la garnison marche, sort tambour battant.


TANT.

Adverbe de quantité, qui devient quelquefois conjonction.
Il est adverbe quand il est attaché au verbe, quand il en modifie le sens. Il aima tant la patrie ! Vous connaissez les coquettes ? oh tant ! Il a tant de finesse dans l’esprit qu’il se trompe presque toujours.
Tant est une conjonction quand il signifie tandis que. Elle sera aimée tant qu’elle sera jolie, c’est-à-dire tandis qu’elle sera jolie.
Tant, lorsqu’il est suivi de quelque mot dont il désigne la quantité, gouverne toujours le génitif : tant d’amitié, tant de richesses, tant de crimes.
Il ne se joint jamais à un simple adjectif. On ne dit point tant vertueux, tant méchant, tant libéral, tant avare ; mais si vertueux, si méchant, si libéral, si avare.
Après le verbe actif ou neutre, sans auxiliaire, il faut toujours mettre tant : il travaille tant, il pleut tant. Quand le verbe auxiliaire se joint au verbe actif, vous placez le tant entre l’un et l’autre ; il a tant travaillé, il a tant plu, ils ont tant écrit ; et jamais on ne se sert du si : il a si plu, ils ont si écrit ; ce serait un barbarisme. Mais avec un verbe passif, le tant est remplacé par le si, et voici dans quel cas : lorsque vous avez à exprimer un sentiment particulier par un verbe passif, comme je suis si touché, si ému, si courroucé, si animé, vous ne pouvez dire je suis tant ému, tant touché, tant courroucé, tant animé, parce que ces mots tiennent lieu d’épithète ; mais lorsqu’il s’agit d’une action, d’un fait, vous employez le mot de tant : cette affaire fut tant débattue, les accusations furent tant renouvelées, les juges tant sollicités, les témoins tant confrontés, et non pas si confrontés, si sollicités, si renouvelées, si débattue ; la raison en est que ces participes expriment des faits, et ne peuvent être regardés comme des épithètes.
On ne dit point cette femme tant belle, parce que belle est épithète ; mais on peut dire, surtout en vers, cette femme autrefois tant aimée, encore mieux que si aimée ; mais quand on ajoute de qui elle a été aimée, il faut dire si aimée de vous, de lui, et non tant aimée de vous, de lui, parce qu’alors vous désignez un sentiment particulier. Cette personne autrefois tant célébrée par vous ; célébrer est un fait. Cette personne autrefois si estimée par vous ; c’est un sentiment.
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre[5] ?

Quel crime a donc commis ce fils tant condamné[6] ?
Condamné, promise, expriment des faits.
Tant peut être considéré comme une particule d’exclamation : tant il est difficile de bien écrire ! tant les oreilles sont délicates !
Tant se met pour autant : tant plein que vide, pour dire autant plein que vide ; tant vaut l’homme, tant vaut sa terre, pour autant vaut l’homme, autant vaut sa terre. Tant tenu, tant payé, c’est-à-dire il sera payé autant qu’il aura servi.
On ne dit plus tant plus, tant moins, parce que tant est alors inutile. Plus on la pare, moins elle est belle. À quoi servirait tant plus on la pare, tant moins elle est belle ?
Il n’en est pas de même de tant pis et de tant mieux : pis et mieux ne feraient pas seuls un sens assez complet. Il se croit sûr de la victoire, tant pis ; il se défie de sa bonne fortune, tant mieux. Tant alors signifie d’autant : il fait d’autant mieux.
Tant que ma vue peut s’étendre, pour autant que ma vue peut s’étendre.
Tant et si peu qu’il vous plaira, au lieu de dire autant et si peu qu’il vous plaira.


TAPISSERIE, TAPISSIER.

Tapisserie, s. f. ; ouvrage au métier ou à l’aiguille pour couvrir les murs d’un appartement. Les tapisseries au métier sont de haute ou de basse-lice : pour fabriquer celles de haute-lice, l’ouvrier regarde le tableau placé à côté de lui ; mais pour la basse-lice, le tableau est sous le métier, et l’artiste le déroule à mesure qu’il en a besoin : l’un et l’autre travaillent avec la navette. Les tapisseries à l’aiguille s’appellent tapisseries de point, à cause des points d’aiguille. La tapisserie de gros point est celle dont les points sont plus écartés, plus grossiers ; celle de petit point, au contraire. Les tapisseries des Gobelins, de Flandre, de Beauvais, sont de haute-lice. On y employait autrefois le fil d’or et la soie ; mais l’or se blanchit, la soie se ternit. Les couleurs durent plus longtemps sur la laine.
Les tapisseries de point de Hongrie sont celles qui sont à points lâches et à longues aiguillées qui forment des points de diverses couleurs ; elles sont communes et d’un bas prix.
Les tapisseries de verdure peuvent admettre quelques petits personnages, et retiennent le nom de verdure. Oudry a donné la vogue aux tapisseries d’animaux. Celles à personnages sont les plus estimées. Les tapisseries des Gobelins sont des chefs-d’œuvre d’après les plus grands peintres. On distingue les tapisseries par pièces, on les vend à la pièce, on les compte par aunes de cours. Plusieurs pièces qui tapissent un appartement s’appellent une tenture. On les tend, on les détend, on les cloue, on les décloue.
Les petites bordures sont aujourd’hui plus estimées que les grandes.
Toutes sortes d’étoffes peuvent servir de tapisserie ; le damas, le satin, le velours, la serge. On donne même au cuir doré le nom de tapisserie. Il se fait de très-beaux fauteuils, de magnifiques canapés de tapisseries, soit de petit point, soit de haute ou basse-lice.
Tapissier, s. m,; c’est le manufacturier même ; il n’est pas nommé autrement en Flandre. C’est aussi l’ouvrier qui tend les tapisseries dans une maison, qui garnit les fauteuils. Il y a des valets de chambre tapissiers.


TAQUIN, TAQUINE.

Taquin, ine, adj. ; terme populaire qui signifie avare dans les petites choses, vilain dans sa dépense ; quelques-uns s’en servent aussi dans le style familier pour signifier un homme renfrogné et têtu, comme supposant qu’un avare doit toujours être de mauvaise humeur. Il est peu en usage[7].


TARIF.

Tarif, s. m.; mot arabe devenu français, et qui signifie rôle, table, catalogue, évaluation. Tarif du prix des denrées ; tarif de la douane, tarif des monnaies. L’édit du tarif, dans la minorité de Louis XIV, fit révolter le parlement, et causa la guerre insensée de la Fronde. On paya mille fois plus pour la guerre civile que le tarif n’aurait coûté.


TARTARE.

Tartare, s. et adj. m. et f. ; habitant de la Tartarie. On s’est servi souvent de ce mot pour signifier barbare.
Et ne voyez-vous pas, par tant de cruautés,
La rigueur d’un Tartare à travers ses bontés[8] ?
On a nommé tartares les valets militaires de la maison du roi, parce qu’ils pillaient pendant que leurs maîtres se battaient.
La langue tartare, les coutumes tartares.
Tartare, s. m. ; enfer des Grecs et des Romains, imité du Tartarot égyptien, qui signifiait demeure éternelle. Ce mot entre très-souvent dans notre poésie, dans les odes, dans les opéras : les peines du Tartare, les fleuves du Tartare.
Qu’entends-je ? le Tartare s’ouvre.
Quels cris ! quels douloureux accents !
(LAMOTTE, Descente aux enfers, st. IV.)


TARTAREUX.

Tartareux, adj. ; mot employé en chimie : sédiment tartareux, liqueur tartareuse, c’est-à-dire chargée de sel de tartre.


TARTRE.

Tartre, s. m. ; sel formé par la fermentation dans les vins fumeux, et qui s’attache aux tonneaux en cristallisation.
Le tartre calciné s’appelle sel de tartre, c’est l’alcali fixe végétal ; il s’emploie dans les arts et dans la médecine. Il se résout par l’humidité en une liqueur qu’on appelle huile de tartre.
Le tartre vitriolé est cette même huile mêlée avec l’esprit de vitriol.
Cristal ou crème de tartre ; c’est le tartre purifié et réduit en forme de cristal. Il est formé d’un acide particulier et du sel de tartre, ou alcali fixe, avec une abondance d’acide.
Le tartre émétique est une combinaison de verre d’antimoine avec la crème de tartre.
Le tartre folié est la combinaison du sel de tartre avec le vinaigre.


TARTUFE, TARTUFERIE.

Tartufe, s. m. ; nom inventé par Molière, et adopté aujourd’hui dans toutes les langues de l’Europe pour signifier les hypocrites, les fripons, qui se servent du manteau de la religion : c’est un tartufe, c’est un vrai tartufe.
Tartuferie, s. f. ; mot nouveau formé de celui de tartufe : action d’hypocrite, maintien d’hypocrite, friponnerie de faux dévot ; on s’en est servi souvent dans les disputes sur la bulle Unigenitus.


TAUPE.

Taupe, petit quadrupède, un peu plus gros que la souris, qui habite sous terre. La nature lui a donné des yeux extrêmement petits, enfoncés, et recouverts de petits poils, afin que la terre ne les blesse pas, et qu’il soit averti par un peu de lumière quand il est exposé ; l’organe de l’ouïe très-fin, les pattes de devant larges, armées d’ongles tranchants, et placées toutes deux en plan incliné afin de jeter à droite et à gauche la terre qu’il fouille et qu’il soulève pour se faire un chemin et une habitation. Il se nourrit de la racine des herbes. Comme cet animal passe pour aveugle, La Fontaine a eu raison de dire :
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous.
(Fable VII du livre Ier.)
Noir comme une taupe, trou de taupe, prendre des taupes. On se fait d’assez jolies fourrures avec des peaux de taupes. Il est allé au royaume des taupes, pour dire il est mort, proverbialement et bassement.


TAUREAU.

Taureau, s. m. ; quadrupède armé de cornes, ayant le pied fendu, les jambes fortes, la marche lente, le corps épais, la peau dure, la queue moins longue que celle du cheval, ayant quelques longs poils au bout. Son sang a passé pour être un poison, mais il ne l’est pas plus que celui des autres animaux ; et les anciens qui ont écrit que Thémistocle et d’autres s’étaient empoisonnés avec du sang de taureau falsifiaient à la fois l’histoire et la nature. Lucien, qui reproche à Jupiter d’avoir placé les cornes du taureau au-dessus de ses yeux, lui fait un reproche très-injuste : car le taureau ayant l’œil grand, rond, et ouvert, il voit très-bien où il frappe ; et si ses yeux avaient été placés sur sa tête, au-dessus des cornes, il n’aurait pu voir l’herbe qu’il broute.
Taureau banal est celui qui appartient au seigneur, et auquel ses vassaux sont tenus d’amener toutes leurs vaches.
Taureau de Phalaris, ou taureau d’airain ; c’est un taureau jeté en fonte, qu’on trouva en Sicile, et qu’on supposa avoir été employé par Phalaris pour y enfermer et faire brûler ceux qu’il voulait punir, espèce de cruauté qui n’est nullement vraisemblable.
Les taureaux de Médée, qui gardaient la toison d’or.
Le taureau de Marathon, dompté par Hercule.
Le taureau qui porta Europe ; le taureau de Mithras ; le taureau d’Osiris ; le taureau, signe du zodiaque ; l’œil du taureau, étoile de la première grandeur. Combats de taureaux, communs en Espagne. Taureau-cerf, animal sauvage d’Éthiopie. Prune-taureau, espèce de prune qui a la chair sèche.


TAURICIDER.

Tauricider, v. n.; combattre des taureaux : expression familière qui se trouve souvent dans Scarron, dans Bussy, et dans Choisy.


TAUROBOLE.

Taurobole, sacrifice d’expiation, fort commun aux IIIe et IVe siècles : on égorgeait un taureau sur une grande pierre un peu creusée et percée de plusieurs trous ; sous cette pierre était une fosse, dans laquelle l’expié recevait sur son corps et sur son visage le sang de l’animal immolé. Julien le philosophe daigna se soumettre à cette expiation, pour se concilier les prêtres des Gentils.

TAUROPHAGE.

Taurophage, s. m.: mangeur de taureau : nom qu’on donnait à Bacchus et à Silène.


TAXE[9].

Le pape Pie II, dans une épître à Jean Peregal[10], avoue que la cour romaine ne donne rien sans argent ; l’imposition même des mains et les dons du Saint-Esprit s’y vendent, et la rémission des péchés ne s’y accorde qu’aux riches.
Avant lui, saint Antonin, archevêque de Florence[11], avait observé que du temps de Boniface IX, qui mourut l’an 1404, la cour romaine était si infâme par la tache de simonie que les bénéfices s’y conféraient moins au mérite qu’à ceux qui apportaient beaucoup d’argent. Il ajoute que ce pape remplit l’univers d’indulgences plénières, de sorte que les petites églises, dans leurs jours de fêtes, les obtenaient à un prix modique.
Théodoric de Niem[12], secrétaire de ce pontife, nous apprend en effet que Boniface envoya des quêteurs en divers royaumes pour vendre l’indulgence à ceux qui leur offraient autant d’argent qu’ils en auraient dépensé en chemin s’ils eussent fait pour cela le voyage de Rome ; de sorte qu’ils remettaient tous les péchés, même sans pénitence, à ceux qui se confessaient, et les dispensaient, moyennant de l’argent, de toutes sortes d’irrégularités, disant qu’ils avaient sur cela toute la puissance que le Christ avait accordée à Pierre de lier et de délier sur la terre[13].
Et ce qui est plus singulier encore, le prix de chaque crime est taxé dans un ouvrage latin imprimé à Rome par ordre de Léon X, le 18 novembre 1514, chez Marcel Silber, dans le champ de Flore, sous le titre de Taxes de la sacrée chancellerie et de la sacrée pénitencerie apostolique.
Entre plusieurs autres éditions de ce livre, faites en différents pays, celle in-4o de Paris, de l’an 1520, chez Toussaint Denis, rue Saint-Jacques, à la Croix de bois, près Saint-Yves, avec privilége du roi pour trois ans, porte au frontispice les armes de France et celles de la maison de Médicis, de laquelle était Léon X. Voilà ce qui aura trompé l’auteur du Tableau des papes[14], qui attribue à Léon X l’établissement de ces taxes, quoique Polydore Virgile[15] et le cardinal d’Ossat[16] s’accordent à placer l’invention de la taxe de la chancellerie sous Jean XXII, vers l’an 1320, et le commencement de celle de la pénitencerie, seize ans plus tard, sous Benoît XII.
Pour nous faire une idée de ces taxes, copions ici quelques articles du chapitre des absolutions.
L’absolution[17] pour celui qui a connu charnellement sa mère, sa sœur, etc., coûte cinq gros.
L’absolution pour celui qui a défloré une vierge, six gros.
L’absolution pour celui qui a révélé la confession d’un autre, sept gros.
L’absolution[18] pour celui qui a tué son père, sa mère, etc., cinq gros, et ainsi des autres péchés, comme nous verrons bientôt ; mais à la fin du livre les prix sont évalués par ducats.
Il est aussi parlé d’une sorte de lettres appelées confessionnales, par lesquelles le pape permet de choisir, à l’article de la mort, un confesseur qui donne plein pardon de tout péché : aussi ces lettres ne s’accordent qu’aux princes, et même avec grande difficulté. Ce détail se trouve page 32 de l’édition de Paris.
La cour de Rome, dans la suite, eut honte de ce livre, qu’elle supprima tant qu’il lui fut possible ; elle l’a même fait insérer dans l’indice expurgatoire du concile de Trente, sur la fausse supposition que les hérétiques l’ont corrompu.
Il est vrai qu’Antoine Dupinet, gentilhomme franc-comtois, en fit imprimer à Lyon, en 1564, un extrait in-8o dont voici le titre : Taxes des parties casuelles de la boutique du pape, en latin et en français, avec annotations primes des décrets, conciles, et canons tant vieux que modernes, pour la vérification de la discipline anciennement observée en l’Église ; par A. D. P. Mais quoiqu’il n’avertisse point que son ouvrage n’est qu’un abrégé de l’autre, bien loin de corrompre son original, il en retranche au contraire quelques traits odieux, tels que celui qui se lit page 23, ligne 9 d’en bas, dans l’édition de Paris ; le voici : « Et remarquez soigneusement que sortes de grâces et de disponses ne s’accordent point aux pauvres, parce que n’ayant pas de quoi, ils ne peuvent être consolés. »
Il est vrai encore que Dupinet évalue ces taxes par tournois, ducats, et carlins; mais comme il observe, page 42, que les carlins et les gros sont de la même valeur, en substituant à la taxe de cinq, six, sept gros, etc., qui est dans son original, celle d’un nombre égal de carlins, ce n’est point le falsifier. En voici la preuve dans les quatre articles déjà cités de l’original.
L’absolution, dit Dupinet, pour celui qui connaît charnellement sa mère, sa sœur, ou quelque autre parente ou alliée, ou sa commère de baptême, est taxée à cinq carlins.
L’absolution pour celui qui dépucelle une jeune fille est taxée à six carlins.
L’absolution pour celui qui rélève la confession de quelque pénitent est taxée à sept carlins.
L’absolution pour celui qui a tué son père, sa mère, son frère, sa sœur, sa femme, ou quelque autre parent ou allié, laïque néanmoins, est taxée à cinq carlins : car si le mort était ecclésiastique, l’homicide serait obligé de visiter les saints lieux.
Rapportons-en quelques autres.
L’absolution, continue Dupinet, pour quelque acte de paillardise que ce soit, commis par un clerc, fût-ce avec une religieuse dans le cloître ou dehors, ou avec ses parentes et alliées, ou avec sa fille spirituelle (sa filleule), ou avec quelques autres femmes que ce soit, coûte trente-six tournois, trois ducats.
L’absolution pour un prêtre qui tient une concubine, vingt-un tournois, cinq ducats, six carlins.
L’absolution d’un laïque pour toutes sortes de péchés de la chair se donne au for de la conscience pour six tournois, deux ducats.
L’absolution d’un laïque pour crime d’adultère, donnée au for de la conscience, coûte quatre tournois ; et s’il y a adultère et inceste, il faut payer par tête six tournois. Si outre ces crimes on demande l’absolution du péché contre nature ou de la bestialité, il faut quatre-vingt-dix tournois, douze ducats et six carlins ; mais si on demande seulement l’absolution du crime contre nature ou de la bestialité, il n’en coûtera que trente-six tournois et neuf ducats.
La femme qui aura pris un breuvage pour se faire avorter, ou le père qui le lui aura fait prendre, payera quatre tournois, un ducat, et huit carlins ; et si c’est un étranger qui ait donné le breuvage pour la faire avorter, il payera quatre tournois, un ducat, et cinq carlins.
Un père ou une mère, ou quelque autre parent qui aura étouffé un enfant, payera quatre tournois, un ducat, huit carlins ; et si le mari et la femme l’ont tué ensemble, ils payeront six tournois et deux ducats.
La taxe qu’accorde le dataire pour contracter mariage hors les temps permis est de vingt carlins ; et dans les temps permis, si les contractants sont au second ou troisième degré, elle est ordinairement de vingt-cinq ducats, et quatre pour l’expédition des bulles ; et au quatrième degré, de sept tournois, un ducat et six carlins.
La dispense du jeûne pour un laïque aux jours marqués par l’Église, et la permission de manger du fromage, sont taxées à vingt carlins. La permission de manger de la viande et des œufs aux jours défendus est taxée à douze carlins ; et celle de manger des laitages, à six tournois pour une personne seule ; et à douze tournois, trois ducats et six carlins, pour toute une famille et pour plusieurs parents.
L’absolution d’un apostat et d’un vagabond qui veut revenir dans le giron de l’Église coûte douze tournois, trois ducats et six carlins.
L’absolution et la réhabilitation de celui qui est coupable de sacrilége, de vol, d’incendie, de rapine, de parjure, et semblables, est taxée à trente-six tournois et neuf ducats.
L’absolution pour un valet qui retient le bien de son maître trépassé pour le payement de ses gages, et qui, étant averti, n’en fait pas la restitution, pourvu que le bien qu’il retient n’excède pas la valeur de ses gages, est taxée seulement, dans le for de la conscience, à six tournois, deux ducats.
Pour changer les clauses d’un testament, la taxe ordinaire est de douze tournois, trois ducats, six carlins.
La permission de changer son nom propre coûte neuf tournois, deux ducats et neuf carlins ; et pour changer le surnom et la manière de le signer, il faut payer six tournois et deux ducats.
La permission d’avoir un autel portatif pour une seule personne est taxée à dix carlins, et celle d’avoir une chapelle domestique, à cause de l’éloignement de l’église paroissiale, et pour y établir des fonts baptismaux et des chapelains, trente carlins.
Enfin la permission de transporter des marchandises une ou plusieurs fois aux pays des infidèles, et généralement trafiquer et vendre sa marchandise sans être obligé d’obtenir la permission des seigneurs temporels, de quelques lieux que ce soit, fussent-ils rois ou empereurs, avec toutes les clauses dérogatoires très-amples, n’est taxée qu’à vingt quatre tournois, six ducats.
Cette permission, qui supplée à celle des seigneurs temporels, est une nouvelle preuve des prétentions papales dont nous avons parlé à l’article BULLE. On sait d’ailleurs que tous les rescrits ou expéditions pour les benéfices se payent encore à Rome suivant la taxe ; et cette charge retombe toujours sur les laïques, par les impositions que le clergé subalterne en exige. Ne parlons ici que des droits pour les mariages et pour les sépultures.
Un arrêt du parlement de Paris, du 19 mai 1409, rendu à la poursuite des habitants et échevins d’Abbeville, porte que chacun pourra coucher avec sa femme sitôt après la célébration du mariage, sans attendre le congé de l’évêque d’Amiens, et sans payer le droit qu’exigeait ce prélat pour lever la défense qu’il avait faite de consommer le mariage les trois premières nuits des noces. Les moines de Saint-Étienne de Nevers furent privés du même droit par un autre arrêt du 27 septembre 1591. Quelques théologiens ont prétendu que cela était fondé sur le quatrième concile de Carthage, qui l’avait ordonné pour la révérence de la bénédiction matrimoniale. Mais comme ce concile n’avait point ordonné d’éluder sa défense en payant, il est plus vraisemblable que cette taxe était une suite de la coutume infâme qui donnait à certains seigneurs la première nuit des nouvelles mariées de leurs vassaux. Buchanan croit que cet usage avait commencé en Écosse, sous le roi Even.
Quoi qu’il en soit, les seigneurs de Prellei et de Parsanni, en Piémont, appelaient ce droit carragio ; mais ayant refusé de le commuer en une prestation honnête, leurs vassaux révoltés se donnèrent à Amédée VI, quatorzième comte de Savoie.
On a conservé un procès-verbal fait par M. Jean Fraguier, auditeur en la chambre des comptes de Paris, en vertu d’arrêt d’icelle du 7 avril 1507, pour l’évaluation du comté d’Eu, tombé en la garde du roi par la minorité des enfants du comte de Nevers et de Charlotte de Bourbon sa femme. Au chapitre du revenu de la baronnie de Saint-Martin-le-Gaillard, dépendant du comté d’Eu, il est dit : Item, a ledit seigneur, audit lieu de Saint-Martin, droit de culage quand on se marie.
Les seigneurs de Sonloire avaient autrefois un droit semblable, et l’ayant omis en l’aveu par eux rendu au seigneur de Montlevrier leur suzerain, l’aveu fut blâmé ; mais, par acte du 15 décembre 1607, le sieur de Montlevrier y renonça formellement ; et ces droits honteux ont été partout convertis en des prestations modiques appelées marchetta.
Or, quand nos prélats eurent des fiefs, suivant la remarque du judicieux Fleury, ils crurent avoir comme évêques ce qu’ils n’avaient que comme seigneurs ; et les curés, comme leurs arrière-vassaux, imaginèrent la bénédiction du lit nuptial, qui leur valait un petit droit sous le nom de plat de noces, c’est-à-dire leur dîner en argent ou en espèce. Voici le quatrain qu’un curé de province mit, en cette occasion, sous le chevet d’un président fort âgé, qui épousait une jeune demoiselle du nom de La Montagne ; il faisait allusion aux cornes de Moïse, dont il est parlé dans l’Exode[19] :
Le président à barbe grise
Sur la montagne va monter ;
Mais certes il peut bien compter
D’en descendre comme Moïse.
Disons aussi deux mots sur les droits qu’exige le clergé pour les sépultures des laïques. Autrefois, au décès de chaque particulier, les évêques se faisaient représenter les testaments, et défendaient de donner la sépulture à ceux qui étaient morts déconfès[20], c’est-à-dire qui n’avaient pas fait un legs à l’Église, à moins que les parents n’allassent à l’official, qui commettait un prêtre ou quelque autre personne ecclésiastique pour réparer la faute du défunt, et faire ce legs en son nom. Les curés aussi s’opposaient à la profession de ceux qui voulaient se faire moines, jusqu’à ce qu’ils eussent payé les droits de leur sépulture : disant que, puisqu’ils mouraient au monde, il était juste qu’ils s’acquittassent de ce qu’ils auraient dû si on les avait enterrés.
Mais les débats fréquents occasionnés par ces vexations obligèrent les magistrats de fixer la taxe de ces droits singuliers. Voici l’extrait d’un règlement à ce sujet, porté par François de Harlai de Chanvallon, archevêque de Paris, le 30 mai 1693, et homologué en la cour du parlement le 10 juin suivant.
MARIAGES.
Pour la publication des bans
1 l. 10 s.
Pour les fiançailles
2 »
Pour la célébration du mariage
6 l. »
Pour le certificat de la publication des bans, et la permission donnée au futur époux d’aller se marier dans la paroisse de la future épouse
5 »
Pour l’honoraire de la messe du mariage
1 10 s.
pour le vicaire
1 10
Pour le clerc des sacrements
1 »
Pour la bénédiction du lit
1 10
CONVOIS.
Des enfants au-dessous de sept ans, lorsqu’on ne va point en corps de clergé :

Pour le curé
1 l. 10 s.
Pour chaque prêtre
» 10
Lorsqu’on ira en clergé :

Pour le droit curial
4 »
Pour la présence du curé
2 »
Pour chaque prêtre
» 10
Pour le vicaire
1 »
Pour chaque enfant de chœur, lorsqu’ils portent le corps
» 8
Et lorsqu’ils ne le portent pas
» 5
Et ainsi des jeunes gens au-dessus de sept ans jusqu’à douze


Des personnes au-dessus de douze ans :

Pour le droit curial
6 l. »
Pour l’assistance du curé
4 »
Pour le vicaire
2 »
Pour chaque prêtre
1 »
Pour chaque enfant de chœur
» 10 s.
Chacun des prêtres qui veillent le corps pendant la nuit, à boire, et
3 »
Et pendant le jour, à chacun
2 »
Pour la célébration de la messe
1 »
Pour le service extraordinaire, appelé le service complet, c’est-à-dire les vigiles et les deux messes du Saint-Esprit et de la sainte Vierge
4 10
Pour chacun des prêtres qui portent le corps
1 »
Pour le port de la haute croix
» 10
Pour le porte-bénitier
» 5
Pour le port de la petite croix
» 5
Pour le clerc des convois
1 l. »
Pour le transport des corps d’une église à une autre, sera payé moitié plus des droits ci-dessus.


Pour la réception des corps transportés :
Au curé
6 l. »
Au vicaire
1 10 s.
À chaque prêtre[21]
» 15


TECHNIQUE.

Technique, adj. m. f. ; artificiel : vers techniques, qui renferment des préceptes ; vers techniques pour apprendre l’histoire. Les vers de Despautère sont techniques.
Mascula sunt pons, mons, fons.
Ce ne sont pas des vers dans le goût de Virgile[22].


TENIR.

Tenir, v. act. et quelquefois n. La signification naturelle et primordiale de tenir est d’avoir quelque chose entre ses mains : tenir un livre, une épée, les rênes des chevaux, le timon, le gouvernail d’un vaisseau ; tenir un enfant par les lisières ; tenir quelqu’un par le bras ; tenir fort ; tenir serré, ferme, faiblement ; tenir à brasse corps ; tenir à deux mains ; tenir à la gorge ; tenir le poignard sur la gorge, au propre. etc.
Par extension et au figuré il a plusieurs autres significations. Tenir, posséder. Le roi d’Angleterre tient une principauté en Allemagne. On tient une terre en fief, un bénéfice en commende, une maison à loyer, à bail judiciaire, etc. Les mahométans tiennent les plus beaux pays de l’Europe et de l’Asie. Les rois d’Angleterre ont tenu plusieurs provinces en France à foi et hommage de la couronne.
Tenir, dans le sens d’occuper. Un officier tient une place pour le roi. On tient le jeu de quelqu’un, pour quelqu’un ; il tient, il occupe le premier étage ; il le tient à bail, à loyer ; tenir une ferme.
Tenir, pour exprimer l’ordre des personnes et des choses. Les présidents dans leurs compagnies tiennent le premier rang. On tient son rang, sa place, son poste ; et dans le discours familier, on tient son coin. Il a tenu le milieu entre ces deux extrémités. Les livres d’histoire tiennent le premier rang dans sa bibliothèque.
Tenir, pour garder. Tenir son argent dans son cabinet, son vin à la cave, ses papiers sous la clef, sa femme dans un couvent.
Tenir, pour contenir au propre. Cette grange tient tant de gerbes, ce muid tant de pintes ; cette forêt tient dix lieues de long ; l’armée tenait quatre lieues de pays ; cet homme, ce meuble tient trop de place ; il ne peut tenir que vingt personnes à cette table.
Tenir, pour contenir au figuré. Il est si remuant, si vif, qu’on ne le peut tenir ; il ne peut tenir sa langue ; tenir en place ; rien ne le peut tenir, c’est-à-dire contenir, réprimer. Vous ne pouvez vous tenir de jouer, de médire. C’est dans ce sens figuré qu’on tient les peuples dans le devoir, les enfants dans le respect, les ennemis en échec, dans la crainte. On les contient au figuré.
Il n’en est pas de même de tenir la balance entre les puissances, parce qu’on ne contient pas la balance. On est supposé tenir la balance dans sa main ; c’est une métaphore. Tenir de court est aussi une métaphore, prise des rênes des chevaux et des laisses des chiens.
Tenir, être proche, être joint, contigu, attaché, adhérer. Le jardin tient à ma maison, la forêt au jardin. Ce tableau ne tient qu’à un clou ; ce miroir tient mal, il est mal attaché. De là on dit au figuré : la vie ne tient qu’à un fil, ne tient à rien. Sa condamnation a tenu à peu de chose. Je ne sais qui me tient que je n’éclate ! À quoi tient-il que vous ne sollicitiez cette affaire ? Qu’à cela ne tienne. Il n’y a ni considération ni crédit qui tienne, il sera condamné. S’il ne tient qu’à donner de l’argent, en voilà. Il n’a pas tenu à moi que vous ne fussiez heureux. Votre argent ne tient à rien. Cela tient comme de la glu, proverbialement et bassement.
Tenir pour avoir soin. Tenir sa maison propre, ses enfants bien vêtus, ses affaires en ordre, ses meubles en bon état, ses portes fermées, ses fenêtres ouvertes.
Tenir, pour exprimer les situations du corps. Il tient les yeux ouverts, les yeux baissés, les mains jointes, la tête droite, les pieds en dehors, etc. Il se tient droit, debout, courbé, assis. Il se tient mal, il se tient bien. Il se tient sous les armes. On dit que Siméon Stylite se tint plusieurs années sur une jambe. Les grues se tiennent souvent sur une patte.
Et au figuré : Il se tient à sa place, c’est-à-dire il est modeste, il ne se méconnaît pas, il ménage l’orgueil des autres. Il se tient en repos, il se tient à l’écart, il se tient clos et couvert, il ne se mêle pas des affaires d’autrui, il ne s’expose pas. Vous tiendrez-vous les bras croisés ? vous tiendrez-vous à ne rien faire ?
Tenir, pour exprimer les effets un peu durables de quelque chose. Le lait tient le teint frais ; les fruits fondants tiennent le ventre libre. La fourrure tient chaud ; la société tient gai. Le régime me tient sain, l’exercice me tient dispos, la solitude me tient laborieux, etc.
Tenir, être redevable. Je tiens tout de votre bonté ; je tiens du roi ma terre, mes priviléges, ma fortune. S’il a quelque chose de bon, il le tient de vos exemples. Il tient la vie de la clémence du prince.
Tu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens.
(Corneille, Cinna, acte V, scène I.)
C’est à peu près en ce sens qu’on dit : Je tiens ce secret d’un charlatan. Je tiens cette nouvelle d’un homme instruit. Je tiens cette façon de travailler d’un grand maître. Je tiens de lui ma méthode, mes idées sur la métaphysique ; c’est-à-dire, je lui en suis redevable, je les ai puisées chez lui.
Tenir, ressembler, participer. Il tient de son père et de sa mère ; il a de qui tenir ; il tient de race. Il tient sa valeur de son père et sa modestie de sa mère. Ce style tient du burlesque, il participe du burlesque ; cette architecture, du gothique. Le mulet tient de l’âne et du cheval.
Tenir, pour signifier l’exercice des emplois et des professions. Un maître ès arts peut tenir école et pension. Il faut la permission du roi pour tenir manége. Tout négociant peut tenir banque. Il faut être maître pour tenir boutique. Ce n’est que par tolérance qu’on tient académie de jeu. Tout citoyen peut tenir des chambres garnies. Pour tenir auberge, cabaret, il faut permission.
Tenir, pour demeurer, être longtemps dans la même situation. Ce général a tenu longtemps la campagne ; ce malade tient la chambre, le lit. Ce débiteur tient prison. Ce vaisseau a tenu la mer six mois. Il m’a tenu, je me suis tenu longtemps au froid, à l’air, à la pluie.
Tenir, pour convoquer, assembler, présider. Le pape tient concile consistoire, chapelle. Le roi tient conseil, tient le sceau. On tient les états, la chambre des vacations, les grands jours, etc. La foire se tient ; le marché se tient.
Tenir, pour exprimer les maux du corps et de l’âme. La goutte, la fièvre le tient. Son accès le tient ; quand sa colère le tient, il n’est plus maître de lui ; sa mauvaise humeur le tient, il n’en faut pas approcher. On voit bien ce qui le tient, c’est la peur. Qu’est-ce qui le tient ? la mauvaise honte.
Remarquez que quand ces affections de l’âme la maîtrisent, alors elles gouvernent le verbe : car ce sont elles qui agissent. Mais quand on semble les faire durer, c’est la personne qui gouverne le verbe. Il tint sa colère longtemps contre son rival. Il lui tint rancune. Il tient sa gravité, son quant-à-moi, son fier. Je tiens ma colère ne peut signifier, je retiens ma colère, mais au contraire je la garde. On ne peut dire tenir son courage, tenir son humeur, parce que le courage est une qualité qui doit toujours dominer, et l’humeur une affection involontaire. Personne ne veut avoir d’humeur, mais on veut bien avoir de la colère contre les méchants, contre les hypocrites, tenir sa colère contre eux. C’est par la même raison qu’on tient une conduite, un parti, parce qu’on est censé les vouloir tenir. Vous tenez votre sérieux, et votre sérieux ne vous tient pas. On tient rigueur, la rigueur ne vous tient pas.
Tenir, pour résister. La citadelle a tenu plus longtemps que la ville. Les ennemis pourront à peine tenir cette année. Ce général a tenu dans Prague contre une armée de soixante et dix mille hommes. Tenir tête, tenir bon, tenir ferme. Il tient au vent, à la pluie, à toutes les fatigues.
Tenir, pour avoir et entretenir. Il tient son fils au collége, à l’académie. Le roi tient des ambassadeurs dans plusieurs cours ; il tient garnison dans les villes frontières. Ce ministre tient des émissaires, des espions, dans les cours étrangères.
Tenir, pour croire, réputer. On ne tient plus, dans les écoles, les dogmes d’Aristote. Les mahométans tiennent que Dieu est incommunicable ; la plupart tiennent que l’Alcoran n’est pas de toute éternité. Les Indiens et les Chinois tiennent la métempsycose. Je me tiens heureux, je me tiens perdu ; c’est-à-dire je me crois heureux, je me crois perdu. On tient les opinions de Leibnitz pour chimériques ; mais on tient ce philosophe pour un grand génie. Il a tenu ma visite à honneur, et mes réflexions à injure. Il se l’est tenu pour dit. Remarquez que lorsque tenir signifie réputer, avoir opinion, il s’emploie également avec l’accusatif et avec la préposition pour.
Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement.
(RACINE, les Plaideurs, acte I, scène IV.)
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
(MOLIERE, l’École des femmes, acte I, scène I.)
Tenir, pour exécuter, accomplir, garder. Un honnête homme tient sa promesse ; un roi sage tient ses traités. On est obligé de tenir ses marchés ; quand on a donné sa parole, il la faut tenir.
Tenir, au lieu de suivre. Ils tiennent le chemin de Lyon. Quelle route tiendrez-vous ? Tenez les bords ; tenez toujours le large, le bas, le haut, le milieu.
Tenir, être contigu. Cette maison tient à la mienne, la galerie tient à son appartement.
Tenir, pour signifier les liaisons de parenté, d’affection. Sa famille tient aux meilleures maisons du royaume. Il ne tient plus au monde que par habitude ; vous ne tenez à cet homme que par sa place ; il tient à cette femme par une inclination invincible.
Tenir, se fixer à quelque chose. Je m’en tiens aux découvertes de Newton sur la lumière. Il s’en tient à l’Évangile, et rejette la tradition. Après avoir gagné cent mille francs il devait s’en tenir là. Il faut s’en tenir à la décision des arbitres, et ne point plaider. Remarquez que dans toutes ces acceptions la particule en est nécessaire ; elle emporte l’exclusion du contraire. Je m’en tiens à l’opinion de Locke signifie : de toutes les opinions, je m’en tiens à celle-là. Mais, je me tiens aux opinions de Locke signifie seulement : je les adopte, sans exprimer absolument si j’en ai examiné et rejeté d’autres.
Outre ces significations générales du mot tenir, il en a beaucoup de particulières. Tenir une terre par ses mains, c’est la faire valoir ; tenir le sceptre, c’est régner ; tenir la mer, c’est être embarqué longtemps. Une armée tient la campagne ; un embarras tient toute une rue ; l’eau glacée et l’eau bouillante tiennent plus de place que l’eau ordinaire. Ce sable ne tient point, cette colle tiendra longtemps. Il s’est tenu au gros de l’arbre. Le gibier a tenu, c’est-à-dire ne s’est pas écarté de la place où on l’a cherché. Les gardes se sont tenus à la porte ; le marché, la foire tient ou se tient aujourd’hui ; l’audience tient les matins ; on tient la main à l’exécution des règlements ; le greffier tient la plume, le commis la caisse. Tout père de famille doit tenir un registre, un livre de compte. On tient un enfant sur les fonts de baptême. Tenir un homme sur les fonts, c’est parler de lui et discuter son caractère, répondre pour lui qu’il a telle inclination, comme au baptême on répond pour le filleul. Une chose tient lieu d’une autre ; ce présent tient lieu d’argent ; son accueil tient lieu de récompense. On est tenu de rendre foi et hommage à son seigneur, d’assister aux états de sa province, de marcher avec son régiment, de payer les dîmes, etc.
On tient table, on tient chapelle, on tient sa partie dans la musique, on tient sur une note, on tient au jeu ; l’un fait va-tout, l’autre le tient ; on tient les cartes, on tient le dé, on tient le haut bout, le haut du pavé, le milieu. On tient compte de l’argent, des faveurs qu’on a reçues. On va même jusqu’à dire que Dieu nous tiendra compte d’une bonne action. On se tient sûr, on tient pour quelqu’un. Les cordeliers tiennent pour Scot, et les dominicains pour saint Thomas. On tient une chose pour non avenue quand elle n’a eu aucune suite ; on tient une faveur pour reçue quand on est sûr de la bonne volonté ; un bon vaisseau tient à tout vent. On tient des propos, des discours, un langage.
Quel propos vous tenez !
(MOLIERE.)
Cessez de tenir ce langage[23].
(RACINE.)
Les proverbes qui naissent de ce mot sont en très-grand nombre. Il en tient, c’est-à-dire on l’a trompé, ou il a succombé dans une affaire, ou il a été condamné, ou il a été vaincu, etc. Il a vu cette femme, il en tient. Il a un peu trop bu, il en tient. Il tient le loup par les oreilles, c’est-à-dire il se trouve dans une situation épineuse. Cet accord tient à chaux et à ciment, c’est-à-dire qu’il ne sera pas aisément changé. Cette femme tient ses amants le bec dans l’eau, pour dire elle les amuse, leur donne de fausses espérances. Tenir l’épée dans les reins, le poignard sur la gorge ou à la gorge, signifie presser vivement quelqu’un de conclure. Tenir pied à boule, être assidu, ne point abandonner une affaire. Tenir quelqu’un dans sa manche, être sûr de son consentement, de son opinion. Tenir le dé dans la conversation, parler trop, vouloir primer. C’est un furieux, il faut le tenir à quatre. Se faire tenir à quatre, faire le difficile. Il tient bien sa partie, c’est-à-dire il s’acquitte bien de son devoir. Tenir quelqu’un sur le tapis, parler beaucoup de lui. Cet homme croyait réussir, il ne tient rien. Il n’a qu’à se bien tenir. Il a beau vouloir m’échapper, je le tiens. Il faut le tenir par les cordons ou les lisières, c’est-à-dire le mener comme un enfant, un homme qui ne sait pas se conduire. Rancune tenant. Tenir le bon bout par devers soi, c’est avoir ses sûretés dans une affaire, c’est être en possession de ce qui est contesté. Croire tenir Dieu par les pieds, expression populaire pour marquer sa joie d’un bonheur inespéré.
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, ancien proverbe. Serrez la main, et dites que vous ne tenez rien ; mauvais proverbe populaire. Cet homme se tient mieux à table qu’à cheval ; il se tient droit comme un cierge. Le plus empêché est celui qui tient la queue de la poêle, tous proverbes du peuple.


TÉRÉLAS[24].

Térélas ou Ptérélas, ou Ptérélaüs, tout comme vous voudrez, était fils de Taphus ou Taphius. Que m’importe ? dites-vous. Doucement, vous allez voir. Ce Térélas avait un cheveu d’or, auquel était attaché le destin de sa ville de Taphe. Il y avait bien plus, ce cheveu rendait Térélas immortel ; Térélas ne pouvait mourir tant que ce cheveu serait à sa tête ; aussi ne se peignait-il jamais, de peur de le faire tomber. Mais une immortalité qui ne tient qu’à un cheveu n’est pas chose fort assurée.
Amphitryon, général de la république de Thèbes, assiégea Taphe. La fille du roi Térélas devint éperdument amoureuse d’Amphitryon, en le voyant passer près des remparts. Elle alla pendant la nuit couper le cheveu de son père, et en fit présent au général. Taphe fut prise, Térélas fut tué. Quelques savants assurent que ce fut la femme de Térélas qui lui joua ce tour. Ils se fondent sur de grandes autorités : ce serait le sujet d’une dissertation utile. J’avoue que j’aurais quelque penchant pour l’opinion de ces savants : il me semble qu’une femme est d’ordinaire moins timorée qu’une fille.
Même chose advint à Nisus, roi de Mégare. Minos assiégeait cette ville. Scylla, fille de Nisus, devint folle de Minos. Son père, à la vérité, n’avait point de cheveu d’or : mais il en avait un de pourpre, et l’on sait qu’à ce cheveu était attachée la durée de sa vie et de l’empire mégarien. Scylla, pour obliger Minos, coupa ce cheveu fatal, et en fit présent à son amant.
« Toute l’histoire de Minos est vraie, dit le profond Banier[25], et elle est attestée par toute l’antiquité. » Je la crois aussi vraie que celle de Térélas, mais je suis bien embarrassé entre le profond Calmet et le profond Huet. Calmet pense que l’aventure du cheveu de Nisus présenté à Minos, et du cheveu de Térélas, ou Ptérélas, offert à Amphitryon, est visiblement tirée de l’histoire véridique de Samson juge d’Israël. D’un autre côté, Huet le démontreur vous démontre que Minos est visiblement Moïse, puisqu’un de ces noms est visiblement l’anagramme de l’autre en retranchant les lettres n et e.
Mais malgré la démonstration de Huet, je suis entièrement pour le délicat dom Calmet, et pour ceux qui pensent que tout ce qui concerne les cheveux de Térélas et de Nisus doit se rapporter aux cheveux de Samson. La plus convaincante de mes raisons victorieuses est que, sans parler de la famille de Térélas, dont j’ignore la métamorphose, il est certain que Scylla fut changée en alouette, et que son père Nisus fut changé en épervier. Or, Bochart ayant cru qu’un épervier s’appelle neïs en hébreu, j’en conclus que toute l’histoire de Térélas, d’Amphitryon, de Nisus, de Minos, est une copie de l’histoire de Samson.
Je sais qu’il s’est déjà élevé de nos jours une secte abominable, en horreur à Dieu et aux hommes, qui ose prétendre que les fables grecques sont plus anciennes que l’histoire juive ; que les Grecs n’entendirent pas plus parler de Samson que d’Adam, d’Ève, d’Abel, de Caïn, etc., etc ; que ces noms ne sont cités dans aucun auteur grec. Ils disent, comme nous l’avons modestement insinué à l’article BACCHUS et à l’article JUIFS, que les Grecs n’ont pu rien prendre des Juifs, et que les Juifs ont pu prendre quelque chose des Grecs.
Je réponds, avec le docteur Hayer, le docteur Gauchat, l’ex-jésuite Patouillet, l’ex-jésuite Nonotte, et l’ex-jésuite Paulian, que cette hérésie est la plus damnable opinion qui soit jamais sortie de l’enfer ; qu’elle fut anathématisée autrefois en plein parlement par un réquisitoire, et condamnée au rapport du sieur P..... ; que si on porte l’indulgence jusqu’à tolérer ceux qui débitent ces systèmes affreux, il n’y a plus de sûreté dans le monde, et que certainement l’antechrist va venir, s’il n’est déjà venu.


TERRE.

Terre, s. f.; proprement le limon qui produit les plantes ; qu’il soit pur ou mélangé, n’importe : on l’appelle terre vierge quand elle est dégagée, autant qu’il est possible, des parties hétérogènes ; si elle est aisée à rompre, peu mêlée de glaise et de sable, c’est de la terre franche ; si elle est tenace, visqueuse, c’est de la terre glaise.
Elle reçoit des dénominations différentes de tous les corps dont elle est plus ou moins remplie : terre pierreuse, sablonneuse, graveleuse, aqueuse, ferrugineuse, minérale, etc.
Elle prend ses noms de ses qualités diverses : terre grasse, maigre, fertile, stérile, humide, sèche, brûlante, froide, mouvante, ferme, légère, compacte, friable, meuble, argileuse, marécageuse. Terre neuve, c’est-à-dire qui n’a pas encore été posée à l’air, qui n’a pas encore produit ; terre usée, etc. ;
Des façons qu’elle reçoit : cultivée, remuée, fouillée, creusée, fumée, rapportée, ameublie, améliorée, criblée, etc.
Des usages où elle est mise : terre à pot ou à potier, terre glaise blanchâtre, compacte, molle, qui se cuit dans les fourneaux, et dont on fait les tuiles, les briques, les pots, la faïence. Terre à foulon, espèce de glaise onctueuse au toucher, qui sert à préparer les draps. Terre sigillée, terre rouge de Lemnos mise en pastilles gravées d’un cachet arabe ; on fait croire que c’est un antidote.
Terre d’ombre, espèce de craie brune qu’on titre du Levant. Terre vernissée ; c’est celle qui, en sortant de la roue du potier, reçoit une couche de plomb calciné ; vaisselle de terre vernissée.
Dans cette signification au propre du nom terre, aucun autre corps, quoique terrestre, ne peut être compris. Qu’on tienne dans sa main de l’or, ou du sel, ou un diamant, ou une fleur, on ne dira pas je tiens de la terre ; si on est sur un rocher, sur un arbre, on ne dira pas je suis sur un morceau de terre.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si la terre est un élément ou non ; il faudrait savoir d’abord ce que c’est qu’un élément.
Le nom de terre s’est donné par extension à des parties du globe, à des étendues de pays : les terres du Turc, du Mogol ; terre étrangère, terre ennemie, les terres australes, les terres arctiques ; Terre-Neuve, île du Canada ; terres des Papous, près des Moluques ; terres de la Compagnie, c’est-à-dire de la compagnie des Indes orientales de Hollande, au nord du Japon ; terre d’Harnem, de Yesso : terre de Labrador, au nord de l’Amérique, près de la baie de Hudson, ainsi nommée parce que le labour y est ingrat ; terre de Labour, près de Gaëte, ainsi nommée par une raison contraire, c’est la Campania felice. Terre Sainte, partie de la Palestine où Jésus-Christ opéra ses miracles, et, par extension, toute la Palestine. La terre de promission, c’est cette Palestine même, petit pays sur les confins de l’Arabie Petrée et de la Syrie, que Dieu promit à Abraham né dans le beau pays de la Chaldée.
Terre, domaine particulier. Terre seigneuriale, terre titrée, terre en mouvance, terre démembrée, terre en fief, en arrière-fief. Le mot de terre, en ce sens, ne convient pas aux domaines en roture ; ils sont appelés domaine, métairie, fonds, héritage, campagne : on y cultive la terre, on y afferme une pièce de terre ; mais il n’est pas permis de dire d’un tel fonds, ma terre, mes terres, sous peine de ridicule, à moins qu’on entende le terrain, le sol : ma terre est sablonneuse, marécageuse, etc. Terre vague, que personne ne réclame. Terres abandonnées, qui peuvent être réclamées, mais qu’on a laissées sans culture, et que le seigneur alors a droit de faire cultiver à son profit.
Terres novales, qui ont été nouvellement défrichées.
Terre, par extension, le globe terrestre ou le globe terraqué. La terre, petite planète qui fait sa révolution annuelle autour du soleil en trois cent soixante-cinq jours six heures et quelques minutes, et qui tourne sur elle-même en vingt-quatre heures. C’est dans cette acception qu’on dit mesurer la terre, quand on a seulement mesuré un degré en longitude ou en latitude. Diamètre de la terre, circonférence de la terre, en degrés, en lieues, en milles, et en toises.
Les climats de la terre, la gravitation de la terre sur le soleil et les autres planètes, l’attraction de la terre, son parallélisme, son axe, ses pôles.
La terre ferme, partie du globe distinguée des eaux, soit continent, soit île. Terre ferme, en géographie, est opposé à île ; et cet abus est devenu usage.
On entend aussi par terre ferme la Castille-Noire, grand pays de l’Amérique méridionale ; et les Espagnols ont encore donné le nom de terre ferme particulière au gouvernement de Panama.
Magellan entreprit le premier le tour de la terre, c’est-à-dire du globe.
Une partie du globe se prend au figuré pour toute la terre : on dit que les anciens Romains avaient conquis la terre, quoiqu’ils n’en possédassent pas la vingtième partie.
C’est dans ce sens figuré, et par la plus grande hyperbole, qu’un homme connu dans deux ou trois pays est réputé célèbre dans toute la terre. Toute la terre parle de vous ne veut souvent dire autre chose, sinon, quelques bourgeois de cette ville parlent de vous.
Or donc ce de La Serre,
Si bien connu de vous et de toute la terre.
(REGNARD, le Joueur, acte III, scène iv.)
La terre et l’onde, expression trop commune en poésie, pour signifier l’empire de la terre et de la mer.
Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde.
(CORNEILLE, Cinna, acte II, scène I)
Le ciel et la terre, expression vague par laquelle le peuple entend la terre et l’air ; et au figuré, négliger le ciel pour la terre ; les biens de la terre sont méprisables, il ne faut songer qu’à ceux du ciel.
Vent de terre, c’est-à-dire qui souffle de la terre, et non de la mer.
Toucher la terre. Un vaisseau qui touche la terre échoue, ou court risque de se briser.
Prendre terre, aborder. Perdre terre, s’éloigner, ou ne pouvoir toucher le fond dans l’eau ; et figurément, ne pouvoir plus suivre ses idées, s’égarer dans ses raisonnements.
Raser la terre, voguer près du rivage : les barques peuvent aisément raser la terre, les oiseaux rasent la terre quand ils s’en approchent en volant ; et au figuré, un auteur rase la terre quand il manque d’élévation. Aller terre à terre, ne guère s’éloigner des côtes ; et au figuré, ne se pas hasarder. Marcher terre à terre, ne point chercher à s’élever, être sans ambition. Cet auteur ne s’élève jamais de terre.
En terre : pieu enfoncé en terre ; porter en terre, c’est-à-dire à la sépulture.
Sous terre : il y a longtemps qu’il est sous terre, qu’il est enseveli ; chemin sous terre ; et au figuré, travailler sous terre, agir sous terre, c’est-à-dire former des intrigues sourdes, cabaler secrètement.
Ce mot terre a produit beaucoup de formules et de proverbes.
Que la terre te soit légère, ancienne formule pour les sépultures des Grecs et des Romains.
Point de terre sans seigneur, maxime de droit féodal. Qui terre a guerre a. C’est une terre de promission, proverbe pris de l’opinion que la Palestine était très fertile. Tant vaut l’homme, tant vaut sa terre. Cette parole n’est pas tombée par terre ou à terre.
Il va tant que la terre peut le porter. Quitter une terre pour le cens, c’est abandonner une chose plus onéreuse que profitable. Faire perdre terre à quelqu’un, l’embarrasser dans la dispute. Faire de la terre le fossé, c’est-à-dire se servir d’une chose pour en faire une autre. Il fait nuit, on ne voit ni ciel ni terre. Donne terre, méchant chemin. Baiser la terre ; donner du nez en terre. Il ne saurait s’élever de terre. Il voudrait être vingt pieds, cent pieds sous terre ; c’est-à-dire il voudrait se cacher de honte, ou il est dégoûté de la vie. Le faible qui s’attaque au puissant est pot de terre contre pot de fer. Cet homme vaudrait mieux en terre qu’en pré ; proverbe bas et odieux, pour souhaiter la mort à quelqu’un. Entre deux selles le cul à terre ; autre proverbe très-bas, pour signifier deux avantages perdus à la fois, deux occasions manquées. Un homme qui s’était brouillé avec deux rois écrivait plaisamment : Je me trouve entre deux rois le cul à terre[26].


TESTICULES.

SECTION PREMIÈRE[27].

Ce mot est scientifique et un peu obscène ; il signifie petit témoin. Voyez dans le grand Dictionnaire encyclopédique les conditions d’un bon testicule, ses maladies, ses traitements, Sixte-Quint, cordelier devenu pape, déclara en 1587, par sa lettre du 25 juin à son nonce en Espagne, qu’il fallait démarier tous ceux qui n’avaient pas de testicules. Il semble par cet ordre, lequel fut exécuté par Philippe II, qu’il y avait en Espagne plusieurs maris privés de ces deux organes. Mais comment un homme qui avait été cordelier pouvait-il ignorer que souvent des hommes ont leurs testicules cachés dans l’abdomen, et n’en sont que plus propres à l’action conjugale ? Nous avons vu en France trois frères de la plus grande naissance, dont l’un en possédait trois, l’autre n’en avait qu’un seul, et le troisième n’en avait point d’apparents ; ce dernier était le plus vigoureux des frères.
Le docteur angélique, qui n’était que jacobin, décide[28] que deux testicules sont de essentia matrimonii, de l’essence du mariage ; en quoi il est suivi par Richardus, Scotus, Durandus, et Syvius.
Si vous ne pouvez parvenir à voir le plaidoyer de l’avocat Sébastien Rouillard, en 1600, pour les testicules de sa partie enfoncés dans son épigastre, consultez du moins le Dictionnaire de Bayle, à l’article QUELLENEC ; vous y verrez que la méchante femme du client de Sébastien Rouillard voulait faire déclarer son mariage nul sur ce que la partie ne montrait point de testicules. La partie disait avoir fait parfaitement son devoir. Il articulait intromission et éjaculation ; il offrait de recommencer en présence des chambres assemblées. La coquine répondait que cette épreuve alarmait trop sa fierté pudique, que cette tentative était superflue puisque les testicules manquaient évidemment à l’intimé, et que Messieurs savaient très-bien que les testicules sont nécessaires pour éjaculer.
J’ignore quel fut l’événement du procès ; j’oserais soupçonner que le mari fut débouté de sa requête, et qu’il perdit sa cause, quoique avec de très-bonnes pièces, pour n’avoir pu les montrer toutes.
Ce qui me fait pencher à le croire, c’est que le même parlement de Paris, le 8 janvier 1665, rendit arrêt sur la nécessité de deux testicules apparents, et déclara que sans eux on ne pouvait contracter mariage. Cela fait voir qu’alors il n’y avait aucun membre de ce corps qui eût ses deux témoins dans le ventre, ou qui fût réduit à un témoin : il aurait montré à la compagnie qu’elle jugeait sans connaissance de cause.
Vous pouvez consulter Pontas sur les testicules comme sur bien d’autres objets : c’était un sous-pénitencier qui décidait de tous les cas ; il approche quelquefois de Sanchez.

SECTION II[29].

ET PAR OCCASION DES HERMAPHRODITES.

Il s’est glissé depuis longtemps un préjugé dans l’Église latine, qu’il n’est pas permis de dire la messe sans testicules, et qu’il faut au moins les avoir dans sa poche. Cette ancienne idée était fondée sur le concile de Nicée[30], qui défend qu’on ordonne ceux qui se sont fait mutiler eux-mêmes. L’exemple d’Origène et de quelques enthousiastes attira cette défense. Elle fut confirmée au second concile d’Arles.
L’Église grecque n’exclut jamais de l’autel ceux à qui on avait fait l’opération d’Origène sans leur consentement.
Les patriarches de Constantinople, Nicélas, Ignace, Photius, Methodius, étaient eunuques. Aujourd’hui ce point de discipline a semblé demeurer indécis dans l’Église latine. Cependant l’opinion la plus commune est que si un eunuque reconnu se présentait pour être ordonné prêtre, il aurait besoin d’une dispense.
Le bannissement des eunuques du service des autels paraît contraire à l’esprit même de pureté et de chasteté que ce service exige. Il semble surtout que des eunuques qui confesseraient de beaux garçons et de belles filles seraient moins exposés aux tentations ; mais d’autres raisons de convenance et de bienséance ont déterminé ceux qui ont fait les lois.
Dans le Lévitique on exclut de l’autel tous les défauts corporels, les aveugles, les bossus, les manchots, les boiteux, les borgnes, les galeux, les teigneux, les nez trop longs, les nez camus, il n’est point parlé des eunuques ; il n’y en avait point chez les Juifs : ceux qui servirent d’eunuques dans les sérails de leurs rois étaient des étrangers[31].
On demande si un animal, un homme par exemple, peut avoir à la fois des testicules et des ovaires, ou ces glandes prises pour des ovaires, une verge et un clitoris, un prépuce et un vagin, en un mot si la nature peut faire de véritables hermaphrodites, et si un hermaphrodite peut faire un enfant à une fille et être engrossé par un garçon. Je réponds, à mon ordinaire, que je n’en sais rien, et que je ne connais pas la cent millième partie des choses que la nature peut opérer. Je crois bien qu’on n’a jamais vu naître dans notre Europe de véritables hermaphrodites. Aussi n’a-t-elle jamais produit ni éléphants, ni zèbres, ni girafes, ni autruches, ni aucun de ces animaux dont l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, sont peuplées. Il est bien hardi de dire : Nous n’avons jamais vu ce phénomène, donc il est impossible qu’il existe.
Consultez l’Anatomie de Cheselden, page 34, vous y verrez la figure très-bien dessinée d’un animal homme et femme, nègre et négresse d’Angola, amené à Londres dans son enfance, et très-soigneusement examiné par ce célèbre chirurgien, aussi connu par sa probité que par ses lumières[32] ? L’estampe qu’il dessina est intitulée Parties d’un hermaphrodite nègre, âgé de vingt-six ans, qui avait les deux sexes. Ils n’étaient pas absolument parfaits ; mais c’était un mélange étonnant de l’un et de l’autre.
Cheselden m’attesta plusieurs fois la vérité de ce prodige, qui n’en est peut-être pas un dans certains cantons de l’Afrique. Les deux sexes n’étaient pas complets en tout dans cet animal ; mais qui m’assurera que d’autres nègres, ou des jaunes, ou des rouges, ne sont pas quelquefois entièrement mâles et femelles ? J’aimerais autant dire qu’on ne peut faire de statues parfaites, parce que nous n’en aurions vu que de défectueuses. Il y a des insectes qui ont les deux sexes : pourquoi ne serait-il pas une race d’hommes qui les aurait aussi ? Je n’affirme rien, Dieu m’en préserve ! Je doute.
Que de choses dans l’animal homme dont il faut douter : depuis sa glande pinéale jusqu’à sa rate, dont l’usage est inconnu ; et depuis le principe de sa pensée et de ses sensations jusqu’aux esprits animaux, dont tout le monde parle, et que personne ne vit jamais !


THÉISME[33].

Le théisme est une religion répandue dans toutes les religions ; c’est un métal qui s’allie avec tous les autres, et dont les veines s’étendent sous terre aux quatre coins du monde. Cette mine est plus à découvert, plus travaillée à la Chine ; partout ailleurs elle est cachée, et le secret n’est que dans les mains des adeptes.
Il n’y a point de pays où il y ait plus de ces adeptes qu’en Angleterre. Il y avait, au dernier siècle, beaucoup d’athées en ce pays-là, comme en France et en Italie. Ce que le chancelier Bacon avait dit se trouve vrai à la lettre, qu’un peu de philosophie rend un homme athée, et que beaucoup de philosophie mène à la connaissance d’un Dieu. Lorsqu’on croyait, avec Épicure, que le hasard fait tout, ou, avec Aristote, et même avec plusieurs anciens théologiens, que rien ne naît que par corruption, et qu’avec de la matière et du mouvement le monde va tout seul, alors on pouvait ne pas croire à la Providence. Mais depuis qu’on entrevoit la nature, que les anciens ne voyaient point du tout ; depuis qu’on s’est aperçu que tout est organisé, que tout a son germe ; depuis qu’on a bien su qu’un champignon est l’ouvrage d’une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes ; alors ceux qui pensent ont adoré, là où leurs devanciers avaient blasphémé. Les physiciens sont devenus des hérauts de la Providence : un catéchiste annonce Dieu à des enfants, et un Newton le démontre aux sages.
Bien des gens demandent si le théisme, considéré à part, et sans aucune autre cérémonie religieuse, est en effet une religion ? La réponse est aisée : celui qui ne reconnaît qu’un Dieu créateur, celui qui ne considère en Dieu qu’un être infiniment puissant, et qui ne voit dans ses créatures que des machines admirables, n’est pas plus religieux envers lui qu’un Européan qui admirerait le roi de la Chine n’est pour cela sujet de ce prince. Mais celui qui pense que Dieu a daigné mettre un rapport entre lui et les hommes, qu’il les a faits libres, capables du bien et du mal, et qu’il leur a donné à tous ce bon sens qui est l’instinct de l’homme, et sur lequel est fondée la loi naturelle, celui-là sans doute a une religion, et une religion beaucoup meilleure que toutes les sectes qui sont hors de notre Église : car toutes ces sectes sont fausses, et la loi naturelle est vraie. Notre religion révélée n’est même et ne pouvait être que cette loi naturelle perfectionnée. Ainsi le théisme est le bon sens qui n’est pas encore instruit de la révélation, et les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition.
Toutes les sectes sont différentes, parce qu’elles viennent des hommes ; la morale est partout la même, parce qu’elle vient de Dieu.
On demande pourquoi, de cinq ou six cents sectes, il n’y en a guère eu qui n’aient fait répandre du sang, et que les théistes, qui sont partout si nombreux, n’ont jamais causé le moindre tumulte ? C’est que ce sont des philosophes. Or des philosophes peuvent faire de mauvais raisonnements, mais ils ne font jamais d’intrigues. Aussi ceux qui persécutent un philosophe, sous prétexte que ses opinions peuvent être dangereuses au public, sont aussi absurdes que ceux qui craindraient que l’étude de l’algèbre ne fît enchérir le pain au marché ; il faut plaindre un être pensant qui s’égare ; le persécuter est insensé et horrible. Nous sommes tous frères ; si quelqu’un de mes frères, plein du respect et de l’amour filial, animé de la charité la plus fraternelle, ne salue pas notre père commun avec les mêmes cérémonies que moi, dois-je l’égorger et lui arracher le cœur[34] ?
Qu’est-ce qu’un vrai théiste ? C’est celui qui dit à Dieu : Je vous adore, et je vous sers ; c’est celui qui dit au Turc, au Chinois, à l’Indien, et au Russe : Je vous aime.
Il doute peut-être que Mahomet ait voyagé dans la lune, et en ait mis la moitié dans sa manche ; il ne veut pas qu’après sa mort sa femme se brûle par dévotion ; il est quelquefois tenté de ne pas croire à l’histoire des onze mille vierges, et à celle de saint Amable, dont le chapeau et les gants furent portés par un rayon du soleil d’Auvergne jusqu’à Rome. Mais à cela près c’est un homme juste. Noé l’aurait mis dans son arche, Numa Pompilius dans ses conseils ; il aurait monté sur le char de Zoroastre ; il aurait philosophé avec les Platon, les Aristippe, les Cicéron, les Atticus ; mais n’aurait-il point bu de la ciguë avec Socrate ?


THÉISTE[35].

Le théiste est un homme fermement persuadé de l’existence d’un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants, et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses.
Le théiste ne sait pas comment Dieu punit, comment il favorise, comment il pardonne : car il n’est pas assez téméraire pour se flatter de connaître comment Dieu agit ; mais il sait que Dieu agit, et qu’il est juste. Les difficultés contre la Providence ne l’ébranlent point dans sa foi, parce qu’elles ne sont que de grandes difficultés, et non pas des preuves ; il est soumis à cette Providence, quoiqu’il n’en aperçoive que quelques effets et quelques dehors ; et, jugeant des choses qu’il ne voit pas par les choses qu’il voit, il pense que cette Providence s’étend dans tous les lieux et dans tous les siècles.
Réuni dans ce principe avec le reste de l’univers, il n’embrasse aucune des sectes qui toutes se contredisent. Sa religion est la plus ancienne et la plus étendue : car l’adoration simple d’un Dieu a précédé tous les systèmes du monde. Il parle une langue que tous les peuples entendent, pendant qu’ils ne s’entendent pas entre eux. Il a des frères depuis Pékin jusqu’à la Cayenne, et il compte tous les sages pour ses frères. Il croit que la religion ne consiste ni dans les opinions d’une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils, mais dans l’adoration et dans la justice. Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine. Le mahométan lui crie : « Prends garde à toi si tu ne fais pas le pèlerinage de la Mecque ! — Malheur à toi, lui dit un récollet, si tu ne fais pas un voyage à Notre-Dame de Lorette ! » Il rit de Lorette et de la Mecque ; mais il secourt l’indigent et il défend l’opprimé.


THÉOCRATIE[36].
GOUVERNEMENT DE DIEU OU DES DIEUX.
Il m’arrive tous les jours de me tromper ; mais je soupçonne que les peuples qui ont cultivé les arts ont été tous sous une théocratie. J’excepte toujours les Chinois, qui paraissent sages dès qu’ils forment une nation. Ils sont sans superstition sitôt que la Chine est un royaume. C’est bien dommage qu’ayant été d’abord élevés si haut, ils soient demeurés au degré où ils sont depuis si longtemps dans les sciences. Il semble qu’ils aient reçu de la nature une grande mesure de bon sens, et une assez petite d’industrie ; mais aussi leur industrie s’est déployée bien plus tôt que la nôtre.
Les Japonais leurs voisins, dont on ne connaît point du tout l’origine (car quelle origine connaît-on ?), furent incontestablement gouvernés par une théocratie. Leurs premiers souverains bien reconnus étaient les daïris, les grands-prêtres de leurs dieux : cette théocratie est très-avérée. Ces prêtres régnèrent despotiquement environ dix-huit cents ans. Il arriva au milieu de notre XIIe siècle qu’un capitaine, un imperator, un seogon partagea leur autorité ; et dans notre XVIe siècle les capitaines la prirent tout entière et l’ont conservée. Les daïris sont restés les chefs de la religion. Ils étaient rois, ils ne sont plus que saints : ils règlent les fêtes, ils confèrent des titres sacrés ; mais ils ne peuvent donner une compagnie d’infanterie.
Les brachmanes dans l’Inde ont eu longtemps le pouvoir théocratique, c’est-à-dire qu’ils ont eu le pouvoir souverain au nom de Brama, fils de Dieu ; et dans l’abaissement où ils sont aujourd’hui, ils croient encore ce caractère indélébile. Voilà les deux grandes théocraties les plus certaines.
Les prêtres de Chaldée, de Perse, de Syrie, de Phénicie, d’Égypte, étaient si puissants, avaient une si grande part au gouvernement, faisaient prévaloir si hautement l’encensoir sur le sceptre, qu’on peut dire que l’empire chez tous ces peuples était partagé entre la théocratie et la royauté.
Le gouvernement de Numa Pompilius fut visiblement théocratique. Quand on dit : Je vous donne des lois de la part des dieux, ce n’est pas moi, c’est un dieu qui vous parle ; alors c’est Dieu qui est roi ; celui qui parle ainsi est son lieutenant général.
Chez tous les Celtes, qui n’avaient que des chefs éligibles, et point de rois, les druides et leurs sorcières gouvernaient tout. Mais je n’ose appeler du nom de théocratie l’anarchie de ces sauvages.
La petite nation juive ne mérite ici d’être considérée politiquement que par la prodigieuse révolution arrivée dans le monde, dont elle fut la cause très-obscure et très-ignorante.
Ne considérons que l’historique de cet étrange peuple. Il a un conducteur qui doit le guider au nom de son Dieu dans la Phénicie, qu’il appelle le Chanaan. Le chemin était droit et uni depuis le pays de Gosen jusqu’à Tyr, sud et nord ; et il n’y avait aucun danger pour six cent trente mille combattants, ayant à leur tête un général tel que Moïse, qui, selon Flavius Josèphe[37], avait déjà vaincu une armée d’Éthiopiens, et même une armée de serpents.
Au lieu de prendre ce chemin aisé et court, il les conduit de Ramessès à Daal-Sephon, tout à l’opposite, tout au milieu de l’Égypte, en tirant droit au sud. Il passe la mer, il marche pendant quarante ans dans des solitudes affreuses, où il n’y a pas une fontaine d’eau, pas un arbre, pas un champ cultivé : ce ne sont que des sables et des rochers affreux. Il est évident qu’un Dieu seul pouvait faire prendre aux Juifs cette route par miracle, et les y soutenir par des miracles continuels.
Le gouvernement juif fut donc alors une véritable théocratie. Cependant Moïse n’était point pontife ; et Aaron, qui l’était, ne fut point chef et législateur.
Depuis ce temps on ne voit aucun pontife régner : Josué, Jephté, Samson, et les autres chefs du peuple, excepté Hélie et Samuel, ne furent point prêtres. La république juive, réduite si souvent en servitude, était anarchique bien plutôt que théocratique.
Sous les rois de Juda et d’Israël, ce ne fut qu’une longue suite d’assassinats et de guerres civiles. Ces horreurs ne furent interrompues que par l’extinction entière de dix tribus, ensuite par l’esclavage de deux autres, et par la ruine de la ville, au milieu de la famine et de la peste. Ce n’était pas là un gouvernement divin.
Quand les esclaves juifs revinrent à Jérusalem, ils furent soumis aux rois de Perse, au conquérant Alexandre et à ses successeurs. Il paraît qu’alors Dieu ne régnait pas immédiatement sur ce peuple, puisqu’un peu avant l’invasion d’Alexandre, le pontife Jean assassina le prêtre Jésus, son frère, dans le temple de Jérusalem, comme Salomon avait assassiné son frère Adonias sur l’autel.
L’administration était encore moins théocratique quand Antiochus Épiphane, roi de Syrie, se servit de plusieurs Juifs pour punir ceux qu’il regardait comme rebelles[38]. Il leur défendit à tous de circoncire leurs enfants sous peine de mort[39] ; il fit sacrifier des porcs dans leur temple, brûler les portes, détruire l’autel, et les épines remplirent toute l’enceinte.
Matathias se mit contre lui à la tête de quelques citoyens ; mais il ne fut pas roi. Son fils Judas Machabée, traité de Messie, périt après des efforts glorieux.
À ces guerres sanglantes succédèrent des guerres civiles. Les Jérosolymites détruisirent Samarie, que les Romains rebâtirent ensuite sous le nom de Sebaste.
Dans ce chaos de révolutions, Aristobule, de la race des Machabées, fils d’un grand-prêtre, se fit roi plus de cinq cents ans après la ruine de Jérusalem. Il signala son règne comme quelques sultans turcs, en égorgeant son frère, et en faisant périr sa mère. Ses successeurs l’imitèrent jusqu’au temps où les Romains punirent tous ces barbares. Rien de tout cela n’est théocratique.
Si quelque chose donne une idée de la théocratie, il faut convenir que c’est le pontificat de Rome[40] : il ne s’explique jamais qu’au nom de Dieu, et ses sujets vivent en paix. Depuis longtemps le Thibet jouit des mêmes avantages sous le grand-lama ; mais c’est l’erreur grossière qui cherche à imiter la vérité sublime.
Les premiers Incas, en se disant descendants en droite ligne du soleil, établirent une théocratie : tout se faisait au nom du soleil.
La théocratie devrait être partout : car tout homme, ou prince, ou batelier, doit obéir aux lois naturelles et éternelles que Dieu lui a données.


THÉODOSE[41].

Tout prince qui se met à la tête d’un parti, et qui réussit, est sûr d’être loué pendant toute l’éternité si le parti dure ce temps-là ; et ses adversaires peuvent compter qu’ils seront traités par les orateurs, par les poëtes, et par les prédicateurs, commodes titans révoltés contre les dieux. C’est ce qui arriva à Octave-Auguste, quand sa bonne fortune l’eut défait de Brutus, de Cassius, et d’Antoine.
Ce fut le sort de Constantin, quand Maxence, légitime empereur élu par le sénat et le peuple romain, fut tombé dans l’eau et se fut noyé.
Théodose eut le même avantage. Malheur aux vaincus : bénis soient les victorieux ! voilà la devise du genre humain.
Théodose était un officier espagnol, fils d’un soldat de fortune espagnol. Dès qu’il fut empereur, il persécuta les anticonsubstantiels. Jugez que d’applaudissements, de bénédictions, d’éloges pompeux de la part des consubstantiels ! Leurs adversaires ne subsistent presque plus ; leurs plaintes, leurs clameurs contre la tyrannie de Théodose, ont péri avec eux, et le parti dominant prodigue encore à ce prince les noms de pieux, de juste, de clément, de sage, et de grand.
Un jour, ce prince pieux et clément, qui aimait l’argent à la fureur, s’avisa de mettre un impôt très-rude sur la ville d’Antioche, la plus belle alors de l’Asie Mineure ; le peuple, désespéré, ayant demandé une diminution légère et n’ayant pu l’obtenir, s’emporta jusqu’à briser quelques statues, parmi lesquelles il s’en trouva une du soldat père de l’empereur. Saint Jean Chrysostome, ou bouche d’or, prédicateur et un peu flatteur de Théodose, ne manqua pas d’appeler cette action un détestable sacrilége, attendu que Théodose était l’image de Dieu, et que son père était presque aussi sacré que lui. Mais si cet Espagnol ressemblait à Dieu, il devait songer que les Antiochiens lui ressemblaient aussi, et qu’il y eut des hommes avant qu’il y eût des empereurs.
Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.
(OVID., Met., I, 83.)
Théodose envoie incontinent une lettre de cachet au gouverneur, avec ordre d’appliquer à la torture les principales images de Dieu qui avaient eu part à cette sédition passagère, de les faire périr sous des coups de cordes armées de halles de plomb, d’en faire brûler quelques-uns, et de livrer les autres au glaive. Cela fut exécuté avec la ponctualité de tout gouverneur qui fait son devoir de chrétien, qui fait bien sa cour, et qui veut faire son chemin. L’Oronte ne porta que des cadavres à la mer pendant plusieurs jours ; après quoi Sa gracieuse Majesté impériale pardonna aux Antiochiens avec sa clémence ordinaire, et doubla l’impôt.
Qu’avait fait l’empereur Julien dans la même ville, dont il avait reçu un outrage plus personnel et plus injurieux ? Ce n’était pas une méchante statue de son père qu’on avait abattue ; c’était à lui-même que les Antiochiens s’étaient adressés ; ils avaient fait contre lui les satires les plus violentes. L’empereur philosophe leur répondit par une satire légère et ingénieuse. Il ne leur ôta ni la vie ni la bourse. Il se contenta d’avoir plus d’esprit qu’eux. C’est là cet homme que saint Grégoire de Nazianze et Théodoret, qui n’étaient pas de sa communion, osèrent calomnier jusqu’à dire qu’il sacrifiait à la lune des femmes et des enfants ; tandis que ceux qui étaient de la communion de Théodose ont persisté jusqu’à nos jours, en se copiant les uns les autres, à redire en cent façons que Théodose fut le plus vertueux des hommes, et à vouloir en faire un saint.
On sait assez quelle fut la douceur de ce saint dans le massacre de quinze mille de ses sujets à Thessalonique. Ses panégyristes réduisent le nombre des assassinés à sept ou huit mille : c’est peu de chose pour eux. Mais ils élèvent jusqu’au ciel la tendre piété de ce bon prince, qui se priva de la messe, ainsi que son complice, le détestable Rufin. J’avoue, encore une fois[42], que c’est une belle expiation, un grand acte de dévotion de ne point aller à la messe ; mais enfin cela ne rend point la vie à quinze mille innocents égorges de sang-froid par une perfidie abominable. Si un hérétique s’était souillé d’un pareil crime, avec quelle complaisance tous les historiens déploieraient contre lui leur bavarderie ! avec quelles couleurs le peindrait-on dans les chaires et dans les déclamations de collége !
Je suppose que le prince de Parme fût entré dans Paris, après avoir forcé notre cher Henri IV à lever le siége ; je suppose que Philippe II eût donné le trône de la France à sa fille catholique et au jeune duc de Guise catholique, alors que de plumes et que de voix qui auraient anathématisé à jamais Henri IV et la loi salique ! Ils seraient tous deux oubliés, et les Guises seraient les héros de l’État et de la religion.
Et cole felices, miseros fuge[43].
Que Hugues Capet dépossède l’héritier légitime de Charlemagne, il devient la tige d’une race de héros. Qu’il succombe, il peut être traité comme le frère de saint Louis traita depuis Conradin et le duc d’Autriche, et à bien plus juste titre.
Pépin rebelle détrône la race mérovingienne, et enferme son roi dans un cloître ; mais s’il ne réussit pas, il monte sur l’échafaud.
Si Clovis, premier roi chrétien dans la Gaule belgique, est battu dans son invasion, il court risque d’être condamné aux bêtes, comme le fut un de ses ancêtres par Constantin. Ainsi va le monde sous l’empire de la fortune, qui n’est autre chose que la nécessité, la fatalité insurmontable. Fortuna sævo læta negotio[44]. Elle nous fait jouer en aveugles à son jeu terrible, et nous ne voyons jamais le dessous des cartes.


THÉOLOGIE.

C’est l’étude et non la science de Dieu et des choses divines ; il y eut des théologiens chez tous les prêtres de l’antiquité, c’est-à-dire des philosophes qui, abandonnant aux yeux et aux esprits du vulgaire tout l’extérieur de la religion, pensaient d’une manière plus sublime sur la Divinité et sur l’origine des fêtes et des mystères ; ils gardaient ces secrets pour eux et pour les initiés. Ainsi dans les fêtes secrètes des mystères d’Éleusine on représentait le chaos et la formation de l’univers, et l’hiérophante chantait cette hymne : Écartez les préjugés qui vous détourneraient du chemin de la vie immortelle où vous aspirez ; élevez vos pensées vers la nature divine ; songez que vous marchez devant le maître de l’univers, devant le seul être qui soit par lui-même. » Ainsi dans la fête de l’autopsie on ne reconnaissait qu’un seul Dieu.
Ainsi tout était mystérieux dans les cérémonies de l’Égypte ; et le peuple, content de l’extérieur d’un appareil imposant, ne se croyait pas fait pour percer le voile qui lui cachait ce qui lui était d’autant plus vénérable.
Cette coutume, naturellement introduite dans toute la terre, ne laissa point d’aliments à l’esprit de dispute. Les théologiens du paganisme n’eurent point d’opinions à faire valoir dans le public, puisque le mérite de leurs opinions était d’être cachées ; et toutes les religions furent paisibles.
Si les théologiens chrétiens en avaient usé ainsi, ils se seraient concilié plus de respect. Le peuple n’est pas fait pour savoir si le verbe engendré est consubstantiel avec son générateur ; s’il est une personne avec deux natures, ou une nature avec deux personnes, ou une personne et une nature ; s’il est descendu dans l’enfer per effectum, et aux limbes per essentiam ; si on mange son corps avec les accidents seuls du pain, ou avec la matière du pain ; si sa grâce est versatile, suffisante, concomitante, nécessitante dans le sens composé ou dans le sens divisé. Neuf parts des hommes qui sur dix gagnent leur vie de leurs mains entendent peu ces questions ; les théologiens, qui ne les entendent pas davantage, puisqu’ils les épuisent depuis tant d’années sans être d’accord, et qu’ils disputeront encore, auraient mieux fait sans doute de mettre un voile entre eux et les profanes.
Moins de théologie et plus de morale les eût rendus vénérables aux peuples et aux rois ; mais en rendant leurs disputes publiques ils se sont fait des maîtres de ces mêmes peuples qu’ils voulaient conduire. Car qu’est-il arrivé ? Que ces malheureuses querelles ayant partagé les chrétiens, l’intérêt et la politique s’en sont nécessairement mêlés. Chaque État (même dans des temps d’ignorance) ayant ses intérêts à part, aucune Église ne pense précisément comme une autre, et plusieurs sont diamétralement opposées. Ainsi un docteur de Stockholm ne doit point penser comme un docteur de Genève ; l’anglican doit, dans Oxford, différer de l’un et de l’autre ; il n’est pas permis à celui qui reçoit le bonnet à Paris de soutenir certaines opinions que le docteur de Rome ne peut abandonner. Les ordres religieux, jaloux les uns des autres, se sont divisés. Un cordelier doit croire l’immaculée conception ; un dominicain est obligé de la rejeter, et il passe aux yeux du cordelier pour un hérétique. L’esprit géométrique, qui s’est tant répandu en Europe, a achevé d’avilir la théologie. Les vrais philosophes n’ont pu s’empêcher de montrer le plus profond mépris pour des disputes chimériques dans lesquelles on n’a jamais défini les termes, et qui roulent sur des mots aussi inintelligibles que le fond. Parmi les docteurs mêmes il s’en trouve beaucoup de véritablement doctes qui ont pitié de leur profession ; ils sont comme les augures dont Cicéron dit qu’ils ne pouvaient s’aborder sans rire[45].


THÉOLOGIEN.
SECTION PREMIÈRE[46].
Le théologien sait parfaitement que, selon saint Thomas, les anges sont corporels par rapport à Dieu ; que l’âme reçoit son être dans le corps ; que l’homme a l’âme végétative, sensitive, et intellective ;
Que l’âme est toute en tout, et toute en chaque partie ;
Qu’elle est la cause efficiente et formelle du corps ;
Qu’elle est la dernière dans la noblesse des formes ;
Que l’appétit est une puissance passive ;
Que les archanges tiennent le milieu entre les anges et les principautés ;
Que le baptême régénère par soi-même et par accident ;
Que le catéchisme n’est pas sacrement, mais sacramental ;
Que la certitude vient de la cause et du sujet ;
Que la concupiscence est l’appétit de la délectation sensitive ;
Que la conscience est un acte, et non pas une puissance.
L’ange de l’école a écrit environ quatre mille belles pages dans ce goût. Un jeune homme tondu passe trois années à se mettre dans la cervelle ces sublimes connaissances, après quoi il reçoit le bonnet de docteur en Sorbonne, et non pas aux petites-maisons !
S’il est homme de condition, ou fils d’un homme riche, ou intrigant et heureux, il devient évêque, archevêque, cardinal, pape.
S’il est pauvre et sans crédit, il devient le théologien d’un de ces gens-là : c’est lui qui argumente pour eux, qui relit saint Thomas et Scot pour eux, qui fait des mandements pour eux, qui dans un concile décide pour eux.
Le titre de théologien est si grand que les Pères du concile de Trente le donnèrent à leurs cuisiniers, cuoco celeste, gran teologo. Leur science est la première des sciences, leur condition la première des conditions, et eux les premiers des hommes : tant la véritable doctrine a d’empire ! tant la raison gouverne le genre humain !
Quand un théologien est devenu, grâce à ses arguments, ou prince du Saint-Empire, ou archevêque de Tolède, ou l’un des soixante et dix princes vêtus de rouge, successeurs des humbles apôtres, alors les successeurs de Galien et d’Hippocrate sont à ses gages. Ils étaient ses égaux quand ils étudiaient dans la même université, qu’ils avaient les mêmes degrés, (qu’ils recevaient le même bonnet fourré, La fortune change tout ; et ceux qui ont découvert la circulation du sang, les veines lactées, le canal thoracique, sont les valets de ceux qui ont appris ce que c’est que la grâce concomitante, et qui l’ont oublié.
SECTION II[47].
J’ai connu un vrai théologien ; il possédait les langues de l’Orient, et était instruit des anciens rites des nations autant qu’on peut l’être. Les brachmanes, les Chaldéens, les ignicoles, les sabéens, les Syriens, les Égyptiens, lui étaient aussi connus que les Juifs ; les diverses leçons de la Bible lui étaient familières ; il avait pendant trente années essayé de concilier les Évangiles, et tâché d’accorder ensemble les Pères. Il chercha dans quel temps précisément on rédigea le symbole attribué aux apôtres, et celui qu’on met sous le nom d’Athanase ; comment on institua les sacrements les uns après les autres ; quelle fut la différence entre la synaxe et la messe ; comment l’Église chrétienne fut divisée depuis sa naissance en différents partis, et comment la société dominante traita toutes les autres d’hérétiques. Il sonda les profondeurs de la politique, qui se mêla toujours de ces querelles ; et il distingua entre la politique et la sagesse, entre l’orgueil, qui veut subjuguer les esprits, et le désir de s’éclairer soi-même, entre le zèle et le fanatisme.
La difficulté d’arranger dans sa tête tant de choses dont la nature est d’être confondues, et de jeter un peu de lumière sur tant de nuages, le rebuta souvent ; mais comme ces recherches étaient le devoir de son état, il s’y consacra malgré ses dégoûts. Il parvint enfin à des connaissances ignorées de la plupart de ses confrères. Plus il fut véritablement savant, plus il se défia de tout ce qu’il savait. Tandis qu’il vécut, il fut indulgent ; et à sa mort, il avoua qu’il avait consumé inutilement sa vie.


TITRES, voyez CÉRÉMONIES.


TOLÉRANCE.
SECTION PREMIÈRE[48].
J’ai vu dans les histoires tant d’horribles exemples du fanatisme, depuis les divisions des athanasiens et des ariens jusqu’à l’assassinat de Henri le Grand et au massacre des Cévennes ; j’ai vu de mes yeux tant de calamités publiques et particulières causées par cette fureur de parti, et par cette rage d’enthousiasme, depuis la tyrannie du jésuite Le Tellier jusqu’à la démence des convulsionnaires et des billets de confession, que je me suis demandé souvent à moi-même : La tolérance serait-elle un aussi grand mal que l’intolérance ? Et la liberté de conscience est-elle un fléau aussi barbare que les bûchers de l’Inquisition ?
C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. Mais tout absurde et atroce qu’elle était, la secte des saducéens fut paisible et honorée, quoiqu’elle ne crût point en l’immortalité de l’âme, pendant que les pharisiens la croyaient. La secte d’Épicure ne fut jamais persécutée chez les Grecs. Quant à la mort injuste de Socrate, je n’en ai jamais pu trouver le motif que dans la haine des pédants. Il avoue lui même qu’il avait passé sa vie à leur montrer qu’ils étaient des gens absurdes ; il offensa leur amour-propre ; ils se vengèrent par la ciguë. Les Athéniens lui demandèrent pardon après l’avoir empoisonné, et lui érigèrent une chapelle. C’est un fait unique qui n’a aucun rapport avec l’intolérance.
Quand les Romains furent maîtres de la plus belle partie du monde, on sait qu’ils en tolérèrent toutes les religions, s’ils ne les admirent pas ; et il me paraît démontré que c’est à la faveur de cette tolérance que le christianisme s’établit, car les premiers chrétiens étaient presque tous Juifs. Les Juifs avaient, comme aujourd’hui, des synagogues à Rome et dans la plupart des villes commerçantes. Les chrétiens, tirés de leur corps, profitèrent d’abord de la liberté dont les Juifs jouissaient.
Je n’examine pas ici les causes des persécutions qu’ils souffrirent ensuite : il suffit de se souvenir que si de tant de religions les Romains n’en ont enfin voulu proscrire qu’une seule, ils n’étaient pas certainement persécuteurs.
Il faut avouer, au contraire, que parmi nous toute Église a voulu exterminer toute Église d’une opinion contraire à la sienne. Le sang a coulé longtemps pour des arguments théologiques, et la tolérance seule a pu étancher le sang qui coulait d’un bout de l’Europe à l’autre.
SECTION II[49].
Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature.
Qu’à la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker, trafiquent ensemble : ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. Pourquoi donc nous sommes-nous égorgés presque sans interruption depuis le premier concile de Nicée ?
Constantin commença par donner un édit qui permettait toutes les religions ; il finit par persécuter. Avant lui on ne s’éleva contre les chrétiens que parce qu’ils commençaient à faire un parti dans l’État, Les Romains permettaient tous les cultes, jusqu’à celui des Juifs, jusqu’à celui des Égyptiens, pour lesquels ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-elle ces cultes ? C’est que ni les Égyptiens, ni même les Juifs, ne cherchaient à exterminer l’ancienne religion de l’empire, ne couraient point la terre et les mers pour faire des prosélytes : ils ne songeaient qu’à gagner de l’argent ; mais il est incontestable que les chrétiens voulaient que leur religion fût la dominante. Les Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à Jérusalem ; mais les chrétiens ne voulaient pas qu’elle fût au Capitole. Saint Thomas a la bonne foi d’avouer que si les chrétiens ne détrônèrent pas les empereurs, c’est qu’ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient donc nécessairement ennemis de toute la terre, jusqu’à ce qu’elle fût convertie.
Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur tous les points de leur controverse. Faut-il d’abord regarder Jésus-Christ comme Dieu, ceux qui le nient sont anathématisés sous le nom d’ébionites, qui anathématisent les adorateurs de Jésus.
Quelques-uns d’entre eux veulent-ils que tous les biens soient communs, comme on prétend qu’ils l’étaient du temps des apôtres, leurs adversaires les appellent nicolaïtes, et les accusent des crimes les plus infâmes. D’autres prétendent-ils à une dévotion mystique, on les appelle gnostiques, et on s’élève contre eux avec fureur. Marcion dispute-t-il sur la Trinité, on le traite d’idolâtre.
Tertullien, Praxéas, Origène, Novat, Novatien, Sabellius, Donat, sont tous persécutés par leurs frères avant Constantin ; et à peine Constantin a-t-il fait régner la religion chrétienne que les athanasiens et les eusébiens se déchirent ; et depuis ce temps, l’Église chrétienne est inondée de sang jusqu’à nos jours.
Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il gorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres. Cependant quand Naaman est guéri de sa lèpre pour s’être plongé sept fois dans le Jourdain ; quand, pour témoigner sa gratitude à Élisée, qui lui a enseigné ce secret, il lui dit qu’il adorera le dieu des Juifs par reconnaissance, il se réserve la liberté d’adorer aussi le dieu de son roi ; il en demande permission à Élisée, et le prophète n’hésite pas à la lui donner. Les Juifs adoraient leur Dieu : mais ils n’étaient jamais étonnés que chaque peuple eût le sien. Ils trouvaient bon que Chamos eût donné un certain district aux Moabites, pourvu que leur dieu leur en donnât aussi un. Jacob n’hésita pas à épouser les filles d’un idolâtre. Laban avait son dieu, comme Jacob avait le sien. Voilà des exemples de tolérance chez le peuple le plus intolérant et le plus cruel de toute l’antiquité : nous l’avons imité dans ses fureurs absurdes, et non dans son indulgence.
Il est clair que tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu’il n’est pas de son opinion, est un monstre : cela ne soutire pas de difficulté ; mais le gouvernement, mais les magistrats, mais les princes, comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers puissants, il est certain qu’un prince fera alliance avec eux. François Ier, très-chrétien, s’unira avec les musulmans contre Charles-Quint, très-catholique. François Ier donnera de l’argent aux luthériens d’Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l’empereur ; mais il commencera, selon l’usage, par faire brûler les luthériens chez lui. Il les paye en Saxe par politique ; il les brûle par politique à Paris. Mais qu’arrivera- t-il ? Les persécutions font des prosélytes ; bientôt la France sera pleine de nouveaux protestants : d’abord ils se laisseront pendre, et puis ils pendront à leur tour. Il y aura des guerres civiles, puis viendra la Saint-Barthélemy ; et ce coin du monde sera pire que tout ce que les anciens et les modernes ont jamais dit de l’enfer.
Insensés, qui n’avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits ! Malheureux, que l’exemple des noachides, des lettrés chinois, des parsis et de tous les sages, n’a jamais pu conduire ! Monstres, qui avez besoin de superstitions comme le gésier des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l’a déjà dit[50], et on n’a autre chose à vous dire : si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc : il gouverne des guèbres, des banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé ; et tout le monde est tranquille.
SECTION III[51].
De toutes les religions, la chrétienne est sans doute celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les chrétiens aient été les plus intolérants de tous les hommes.
Jésus ayant daigné naître dans la pauvreté et dans la bassesse, ainsi que ses frères, ne daigna jamais pratiquer l’art d’écrire. Les Juifs avaient une loi écrite avec le plus grand détail, et nous n’avons pas une seule ligne de la main de Jésus. Les apôtres se divisèrent sur plusieurs points. Saint Pierre et saint Barnabé mangeaient des viandes défendues avec les nouveaux chrétiens étrangers, et s’en abstenaient avec les chrétiens juifs. Saint Paul lui reprochait cette conduite, et ce même saint Paul, pharisien, disciple du pharisien Gamaliel, ce même saint Paul qui avait persécuté les chrétiens avec fureur, et qui, ayant rompu avec Gamaliel, se fit chrétien lui-même, alla pourtant ensuite sacrifier dans le temple de Jérusalem, dans le temps de son apostolat. Il observa publiquement pendant huit jours toutes les cérémonies de la loi judaïque, à laquelle il avait renoncé ; il y ajouta même des dévotions, des purifications, qui étaient la surabondance : il judaïsa entièrement. Le plus grand apôtre des chrétiens fit pendant huit jours les mêmes choses pour lesquelles on condamne les hommes au bûcher chez une grande partie des peuples chrétiens.
Theudas, Judas, s’étaient dits messies avant Jésus. Dosithée, Simon, Ménandre, se dirent messies après Jésus. Il y eut dès le premier siècle de l’Église, et avant même que le nom de chrétien fût connu, une vingtaine de sectes dans la Judée.
Les gnostiques contemplatifs, les dosithéens, les cérinthiens, existaient avant que les disciples de Jésus eussent pris le nom de chrétien. Il y eut bientôt trente Évangiles, dont chacun appartenait à une société différente ; et dès la fin du Ier siècle on peut compter trente sectes de chrétiens dans l’Asie Mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, et même dans Rome.
Toutes ces sectes, méprisées du gouvernement romain, et cachées dans leur obscurité, se persécutaient cependant les unes les autres dans les souterrains où elles rampaient ; c’est-à-dire elles se disaient des injures : c’est tout ce qu’elles pouvaient faire dans leur abjection : elles n’étaient presque toutes composées que de gens de la lie du peuple.
Lorsque enfin quelques chrétiens eurent embrassé les dogmes de Platon, et mêlé un peu de philosophie à leur religion, qu’ils séparèrent de la juive, ils devinrent insensiblement plus considérables, mais toujours divisés en plusieurs sectes, sans que jamais il y ait eu un seul temps où l’Église chrétienne ait été réunie. Elle a pris sa naissance au milieu des divisions des Juifs, des samaritains, des pharisiens, des saducéens, des esséniens, des judaïtes, des disciples de Jean, des thérapeutes. Elle a été divisée dans son berceau, elle l’a été dans les persécutions mêmes qu’elle essuya quelquefois sous les premiers empereurs. Souvent le martyr était regardé comme un apostat par ses frères, et le chrétien carpocratien expirait sous le glaive des bourreaux romains, excommunié par le chrétien ébionite, lequel ébionite était anathématisé par le sabellien.
Cette horrible discorde, qui dure depuis tant de siècles, est une leçon bien frappante que nous devons mutuellement nous pardonner nos erreurs : la discorde est le grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède.
Il n’y a personne qui ne convienne de cette vérité, soit qu’il médite de sang-froid dans son cabinet, soit qu’il examine paisiblement la vérité avec ses amis. Pourquoi donc les mêmes hommes qui admettent en particulier l’indulgence, la bienfaisance, la justice, s’élèvent-ils en public avec tant de fureur contre ces vertus ? Pourquoi ? C’est que leur intérêt est leur dieu, c’est qu’ils sacrifient tout à ce monstre qu’ils adorent.
Je possède une dignité et une puissance que l’ignorance et la crédulité ont fondée ; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds : s’ils se relèvent et me regardent en face, je suis perdu ; il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer.
Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendus puissants. Ils ont d’autres puissants sous eux, et ceux-ci en ont d’autres encore, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre, s’engraissent de son sang, et rient de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes, et comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble, enfin, ils soudoient des fanatiques qui crient à haute voix : Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez, et taisez-vous.
C’est ainsi qu’on en usa longtemps dans une grande partie de la terre ; mais aujourd’hui que tant de sectes se balancent par leur pouvoir, quel parti prendre avec elles ? Toute secte, comme on sait, est un titre d’erreur ; il n’y a point de secte de géomètres, d’algébristes, d’arithméticiens, parce que toutes les propositions de géométrie, d’algèbre, d’arithmétique, sont vraies. Dans toutes les autres sciences on peut se tromper. Quel théologien thomiste ou scotiste oserait dire sérieusement qu’il est sûr de son fait ?
S’il est une secte qui rappelle les temps des premiers chrétiens, c’est sans contredit celle des quakers. Rien ne ressemble plus aux apôtres. Les apôtres recevaient l’esprit, et les quakers reçoivent l’esprit. Les apôtres et les disciples parlaient trois ou quatre à la fois, dans l’assemblée au troisième étage ; les quakers en font autant au rez-de-chaussée. Il était permis, selon saint Paul, aux femmes de prêcher, et selon le même saint Paul il leur était défendu ; les quakeresses prêchent en vertu de la première permission.
Les apôtres et les disciples juraient par oui et par non ; les quakers ne jurent pas autrement.
Point de dignité, point de parure différente parmi les disciples et les apôtres ; les quakers ont des manches sans boutons, et sont tous vêtus de la même manière.
Jésus-Christ ne baptisa aucun de ses apôtres ; les quakers ne sont point baptisés.
Il serait aisé de pousser plus loin le parallèle, il serait encore plus aisé de faire voir combien la religion chrétienne d’aujourd’hui diffère de la religion que Jésus a pratiquée. Jésus était juif, et nous ne sommes point juifs. Jésus s’abstenait de porc parce qu’il est immonde, et du lapin parce qu’il rumine et qu’il n’a point le pied fendu ; nous mangeons hardiment du porc parce qu’il n’est point pour nous immonde, et nous mangeons du lapin, qui a le pied fendu et qui ne rumine pas.
Jésus était circoncis, et nous gardons notre prépuce. Jésus mangeait l’agneau pascal avec des laitues, il célébrait la fête des tabernacles, et nous n’en faisons rien. Il observait le sabbat, et nous l’avons changé ; il sacrifiait, et nous ne sacrifions point.
Jésus cacha toujours le mystère de son incarnation et de sa dignité ; il ne dit point qu’il était égal à Dieu. Saint Paul dit expressément dans son Épître aux Hébreux que Dieu a créé Jésus inférieur aux anges ; et, malgré toutes les paroles de saint Paul, Jésus a été reconnu Dieu au concile de Nicée. Jésus n’a donné au pape ni la marche d’Ancône, ni le duché de Spolette ; et cependant le pape les possède de droit divin.
Jésus n’a point fait un sacrement du mariage ni du diaconat ; et chez nous le diaconat et le mariage sont des sacrements.
Si l’on veut bien y faire attention, la religion catholique, apostolique et romaine, est, dans toutes ses cérémonies et dans tous ses dogmes, l’opposé de la religion de Jésus.
Mais quoi ! faudra-t-il que nous judaïsions tous parce que Jésus a judaïsé toute sa vie ?
S’il était permis de raisonner conséquemment en fait de religion, il est clair que nous devrions tous nous faire juifs, puisque Jésus-Christ notre sauveur est né juif, a vécu juif, est mort juif, et qu’il a dit expressément qu’il accomplissait, qu’il remplissait la religion juive. Mais il est plus clair encore que nous devons nous tolérer mutuellement, parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité, à l’erreur : un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire : « Rampe à ma façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu’on l’arrache et qu’on te brûle ? »
SECTION IV[52].
Mes amis, quand nous avons prêché la tolérance en prose, en vers, dans quelques chaires et dans toutes nos sociétés ; quand nous avons fait retentir ces véritables voix humaines[53] dans les orgues de nos églises, nous avons servi la nature, nous avons rétabli l’humanité dans ses droits ; et il n’y a pas aujourd’hui un ex-jésuite, ou un ex-janséniste, qui ose dire : Je suis intolérant.
Il y aura toujours des barbares et des fourbes qui fomenteront l’intolérance ; mais ils ne l’avoueront pas ; et c’est avoir gagné beaucoup.
Souvenons-nous toujours, mes amis, répétons (car il faut répéter de peur qu’on n’oublie), répétons[54] les paroles de l’évêque de Soissons, non pas Languet, mais Fitzjames-Stuart, dans son mandement de 1757 : « Nous devons regarder les Turcs comme nos frères. »
Songeons que dans toute l’Amérique anglaise, ce qui fait à peu près le quart du monde connu, la liberté entière de conscience est établie ; et pourvu qu’on y croie un Dieu, toute religion est bien reçue, moyennant quoi le commerce fleurit et la population augmente.
Réfléchissons toujours que la première loi de l’empire de Russie, plus grand que l’empire romain, est la tolérance de toute secte.
L’empire turc et le persan usèrent toujours de la même indulgence. Mahomet II, en prenant Constantinople, ne força point les Grecs à quitter leur religion, quoiqu’il les regardât comme des idolâtres. Chaque père de famille grec en fut quitte pour cinq ou six écus par an. On leur conserva plusieurs prébendes et plusieurs évêchés ; et même encore aujourd’hui le sultan turc fait des chanoines et des évêques, sans que le pape ait jamais fait un iman ou un mollah.
Mes amis, il n’y a que quelques moines, et quelques protestants aussi sots et aussi barbares que ces moines, qui soient encore intolérants.
Nous avons été si infectés de cette fureur que, dans nos voyages de long cours, nous l’avons portée à la Chine, au Tonquin, au Japon. Nous avons empesté ces beaux climats. Les plus indulgents des hommes ont appris de nous à être les plus inflexibles. Nous leur avons dit d’abord pour prix de leur bon accueil : Sachez que nous sommes sur la terre les seuls qui aient raison, et que nous devons être partout les maîtres. Alors on nous a chassés pour jamais ; il en a coûté des flots de sang : cette leçon a dû nous corriger.
SECTION V[55].
L’auteur de l’article précédent est un bonhomme qui voulait souper avec un quaker, un anabaptiste, un socinien, un musulman, etc. Je veux pousser plus loin l’honnêteté, je dirai à mon frère le Turc : « Mangeons ensemble une bonne poule au riz en invoquant Allah ; ta religion me parait très-respectable, tu n’adores qu’un Dieu, tu es obligé de donner en aumônes tous les ans le denier quarante de ton revenu, et de te réconcilier avec tes ennemis le jour du bairam. Nos bigots qui calomnient la terre ont dit mille fois que ta religion n’a réussi que parce qu’elle est toute sensuelle. Ils en ont menti, les pauvres gens ; ta religion est très-austère, elle ordonne la prière cinq fois par jour, elle impose le jeûne le plus rigoureux, elle te défend le vin et les liqueurs, que nos directeurs savourent ; et si elle ne permet que quatre femmes à ceux qui peuvent les nourrir (ce qui est bien rare), elle condamne par cette contrainte l’incontinence juive, qui permettait dix-huit femmes à l’homicide David, et sept cents à Salomon, l’assassin de son frère, sans compter les concubines. »
Je dirai à mon frère le Chinois : « Soupons ensemble sans cérémonies, car je n’aime pas les simagrées ; mais j’aime ta loi, la plus sage de toutes, et peut-être la plus ancienne. » J’en dirai à peu près autant à mon frère l’Indien.
Mais que dirai-je à mon frère le Juif ? Lui donnerai-je à souper ? Oui, pourvu que pendant le repas l’âne de Balaam ne s’avise pas de braire ; qu’Ézéchiel ne mêle pas son déjeuner avec notre souper ; qu’un poisson ne vienne pas avaler quelqu’un des convives, et le garder trois jours dans son ventre ; qu’un serpent ne se mêle pas de la conversation pour séduire ma femme ; qu’un prophète ne s’avise pas de coucher avec elle après souper, comme fit le bonhomme Osée, pour quinze francs et un boisseau d’orge ; surtout qu’aucun Juif ne fasse le tour de ma maison en sonnant de la trompette, ne fasse tomber les murs, et ne m’égorge, moi, mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, mon chat et mon chien, selon l’ancien usage des Juifs. Allons, mes amis, la paix ; disons notre benedicite.


TONNERRE[56].
SECTION PREMIÈRE.
Vidi et crudeles dantem Salmonea pœnas,
Dum flammas Jovis et sonitus imitatur Olympi, etc.
(VIRG., Æn., liv. VI, v. 585.)
À d’éternels tourments je te vis condamnée,
Superbe impiété du tyran Salmonée.
Rival de Jupiter, il crut lui ressembler,
Il imita la foudre, et ne put l’égaler ;
De la foudre des dieux il fut frappé lui-même, etc.
Ceux qui ont inventé et perfectionné l’artillerie sont bien d’autres Salmonées. Un canon de vingt-quatre livres de balle peut faire et a fait souvent plus de ravage que cent coups de tonnerre ; cependant aucun canonnier n’a été jusqu’à présent foudroyé par Jupiter pour avoir voulu imiter ce qui se passe dans l’atmosphère.
Nous avons vu[57] que Polyphème, dans une pièce d’Euripide, se vante de faire plus de bruit que le tonnerre de Jupiter, quand il a bien soupé. Boileau, plus honnête que Polyphème, dit dans sa première satire (vers 161) :
Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne...
Je ne sais pourquoi il est si étonné de l’autre monde, puisque toute l’antiquité y avait cru. Étonne n’était pas le mot propre, c’était alarme. Il croit que c’est Dieu qui tonne ; mais il tonne comme il grêle, comme il envoie la pluie et le beau temps, comme il opère tout, comme il fait tout ; ce n’est point parce qu’il est facile qu’il envoie le tonnerre et la pluie. Les anciens peignaient Jupiter prenant le tonnerre, composé de trois flèches brûlantes, dans la patte de son aigle, et le lançant sur ceux à qui il en voulait. La saine raison n’est pas d’accord avec ces idées poétiques.
Le tonnerre est, comme tout le reste, l’effet nécessaire des lois de la nature, prescrites par son auteur ; il n’est qu’un grand phénomène électrique : Franklin le force à descendre tranquillement sur la terre ; il tombe sur le professeur Richman comme sur les rochers et sur les églises ; et s’il foudroya Ajax Oïlée, ce n’est pas assurément parce que Minerve était irritée contre lui.
S’il était tombé sur Cartouche ou sur l’abbé Desfontaines, on n’aurait pas manqué de dire : Voilà comme Dieu punit les voleurs et les sodomites. Mais c’est un préjugé utile de faire craindre le ciel aux pervers.
Aussi tous nos poëtes tragiques, quand ils veulent rimer à poudre ou à résoudre, se servent-ils immanquablement de la foudre, et font gronder le tonnerre s’il s’agit de rimer à terre.
Thésée, dans Phèdre, dit à son fils (acte IV, sc. II) :
Monstre qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,
Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.
Sévère, dans Polyeucte, sans même avoir besoin de rimer, dès qu’il apprend que sa maîtresse est mariée, dit à son ami Fabian (acte. II, scène Ire) :
Soutiens-moi, Fabian, ce coup de foudre est grand.
Pour diminuer l’horrible idée d’un coup de tonnerre qui n’a nulle ressemblance à une nouvelle mariée, il ajoute que ce coup de tonnerre
Le frappe d’autant plus, que plus il le surprend.
Il dit ailleurs au même Fabian (acte IV, scène VI) :
Qu’est ceci, Fabian ? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon espoir, et le réduit en poudre ?
Un espoir réduit en poudre devait étonner le parterre.
Lusignan, dans Zaïre, prie Dieu
Que la foudre en éclats ne tombe que sur lui[58].
Agénor[59], en parlant de sa sœur, commence par dire que
Pour lui livrer la guerre
Sa vertu lui suffit au défaut du tonnerre.
L’Atrée du même auteur dit, en parlant de son frère :
Mon cœur, qui sans pitié lui déclare la guerre,
Ne cherche à le punir qu’au défaut du tonnerre[60].
Si Thyeste fait un songe, il vous dit que
... Ce songe a fini par un coup de tonnerre[61].
Si Tydée consulte les dieux dans l’antre d’un temple, l’antre ne lui répond qu’à grands coups de tonnerre.
Enfin j’ai vu partout le tonnerre et la foudre
Mettre les vers en cendre et les rimes en poudre.
Il faudrait tacher de tonner moins souvent.
Je n’ai jamais bien compris la fable de Jupiter et des Tonnerres dans La Fontaine (VIII, XX) :
Vulcain remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.
L’un jamais ne se fourvoie,
Et c’est celui que toujours
L’Olympe en corps nous envoie.
L’autre s’écarte en son cours,
Ce n’est qu’aux monts qu’il en coûte ;
Bien souvent même il se perd,
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter.
Avait-on donné à La Fontaine le sujet de cette mauvaise fable, qu’il mit en mauvais vers si éloignés de son genre ? Voulait-on dire que les ministres de Louis XIV étaient inflexibles, et que le roi pardonnait[62] ?
Crébillon, dans ses discours académiques en vers étranges, dit que le cardinal de Fleury est un sage dépositaire,
Usant en citoyen du pouvoir arbitraire,
Aigle de Jupiter, mais ami de la paix,
Il gouverne la foudre, et ne tonne jamais.
Il dit que le maréchal de Villars
Fit voir qu’à Malplaquet il n’avait survécu
Que pour rendre à Denain sa valeur plus célèbre,
Et qu’un foudre de moins Eugène était vaincu.
Ainsi l’aigle Fleury gouvernait le tonnerre sans tonner, et Eugène le tonnerre était vaincu ; voilà bien des tonnerres.
SECTION II[63].
Horace, tantôt le débauché et tantôt le moral, a dit (liv. Ier, ode IIIe, vers 38) :
Cœlum ipsum petimus stultitia...

Nous portons jusqu’au ciel notre folie.
On peut dire aujourd’hui : Nous portons jusqu’au ciel notre sagesse, si pourtant il est permis d’appeler ciel cet amas bleu et blanc d’exhalaisons qui forme les vents, la pluie, la neige, la grêle et le tonnerre. Nous avons décomposé la foudre, comme Newton a détissu la lumière. Nous avons reconnu que ces foudres, portés autrefois par l’aigle de Jupiter, ne sont en effet que du feu électrique ; qu’enfin on peut soutirer le tonnerre, le conduire, le diviser, s’en rendre le maître, comme nous faisons passer les rayons de lumière par un prisme, comme nous donnons cours aux eaux qui tombent du ciel, c’est-à-dire de la hauteur d’une demi-lieue de notre atmosphère. On plante un haut sapin ébranché, dont la cime est revêtue d’un cône de fer. Les nuées qui forment le tonnerre sont électriques ; leur électricité se communique à ce cône, et un fil d’archal qui lui est attaché conduit la matière du tonnerre où l’on veut. Un physicien ingénieux appelle cette expérience l’inoculation du tonnerre.
Il est vrai que l’inoculation de la petite vérole, qui a conservé tant de mortels, en a fait périr quelques-uns, auxquels on avait donné la petite vérole inconsidérément ; de même l’inoculation du tonnerre mal faite serait dangereuse. Il y a des grands seigneurs dont il ne faut approcher qu’avec d’extrêmes précautions. Le tonnerre est de ce nombre. On sait que le professeur de mathématiques Richman fut tué à Pétersbourg, en 1753, par la foudre, qu’il avait attirée dans sa chambre ; arte sua periit. Comme il était philosophe, un professeur théologien ne manqua pas d’imprimer qu’il avait été foudroyé comme Salmonée pour avoir usurpé les droits de Dieu, et pour avoir voulu lancer le tonnerre.
Mais si le physicien avait dirigé le fil d’archal hors de la maison, et non pas dans sa chambre bien fermée, il n’aurait point eu le sort de Salmonée, d’Ajax Oïlée, de l’empereur Carus, du fils d’un ministre d’État en France, et de plusieurs moines dans les Pyrénées.
Placez votre conducteur à quelque distance de la maison, jamais dans votre chambre, et vous n’avez rien à craindre.
Mais dans une ville les maisons se touchent ; choisissez les places, les carrefours, les jardins, les parvis des églises, les cimetières, supposé que vous ayez conservé l’abominable usage d’avoir des charniers dans vos villes.


TOPHETH[64].

Topheth était et est encore un précipice auprès de Jérusalem, dans la vallée d’Ennom. Cette vallée est un lieu affreux où il n’y a que des cailloux. C’est dans cette solitude horrible que les Juifs immolèrent leurs enfants à leur Dieu, qu’ils appelaient alors Moloch : car nous avons remarqué[65] qu’ils ne donnèrent jamais à Dieu que des noms étrangers. Shadaï était syrien ; Adonaï, phénicien ; Jeova était aussi phénicien ; Éloï, Éloïm, Éloa, chaldéen, ainsi que tous les noms de leurs anges furent chaldéens ou persans. C’est ce que nous avons observé avec attention.
Tous ces noms différents signifiaient également le Seigneur dans le jargon des petites nations devers la Palestine. Le mot de Moloch vient évidemment de Melk. C’est la même chose que Melcom ou Millcon, qui était la divinité des mille femmes du sérail de Salomon, savoir sept cents femmes et trois cents concubines. Tous ces noms-là signifiaient seigneur, et chaque village avait son seigneur.
Des doctes prétendent que Moloch était particulièrement le seigneur du feu, et que pour cette raison les Juifs brûlaient leurs enfants dans le creux de l’idole même de Moloch. C’était une grande statue de cuivre, aussi hideuse que les Juifs la pouvaient faire. Ils faisaient rougir cette statue à un grand feu, quoiqu’ils eussent très-peu de bois ; et ils jetaient leurs petits enfants dans le ventre de ce dieu, comme nos cuisiniers jettent des écrevisses vivantes dans l’eau toute bouillante de leurs chaudières.
Tels étaient les anciens Welches et les anciens Tudesques quand ils brûlaient des enfants et des femmes en l’honneur de Teutatès et d’Irminsul : telles la vertu gauloise et la franchise germanique.
Jérémie voulut en vain détourner le peuple juif de ce culte diabolique ; en vain il leur reprocha d’avoir bâti une espèce de temple à Moloch dans cette abominable vallée, « Ædificaverunt excelsa Topheth quæ est in valle filiorum Ennom, ut incenderent filios suos et filias suas igni[66]. — Ils ont édifié des hauteurs dans Topheth, qui est dans la vallée des enfants d’Ennom, pour y brûler leurs fils et leurs filles par le feu. »
Les Juifs eurent d’autant moins d’égards aux remontrances de Jérémie qu’ils lui reprochaient hautement de s’être vendu au roi de Babylone, d’avoir toujours prêché en sa faveur, d’avoir trahi sa patrie ; et en effet il fut puni de la mort des traîtres, il fut lapidé.
Le livre des Rois nous apprend que Salomon bâtit un temple à Moloch ; mais il ne nous dit pas que ce fût dans la vallée de Topheth : ce fut dans le voisinage, sur la montagne des Oliviers[67]. La situation était plus belle, si pourtant il peut y avoir quelque bel aspect dans le territoire affreux de Jérusalem.
Des commentateurs prétendent qu’Achaz, roi de Juda, fit brûler son fils à l’honneur de Moloch, et que le roi Manassé fut coupable de la même barbarie[68]. D’autres commentateurs prétendent[69] que ces rois du peuple de Dieu se contentèrent de jeter leurs enfants dans les flammes, mais qu’ils ne les brûlèrent pas tout à fait. Je le souhaite ; mais il est bien difficile qu’un enfant ne soit pas brûlé quand on le met sur un bûcher enflammé.
Cette vallée de Topheth était le Clamart de Paris ; c’était là qu’on jetait toutes les immondices, toutes les charognes de la ville. C’était dans cette vallée qu’on précipitait le bouc émissaire ; c’était la voirie où l’on laissait pourrir les charognes des suppliciés. Ce fut là qu’on jeta les corps des deux voleurs qui furent suppliciés avec le fils de Dieu lui-même. Mais notre Sauveur ne permit pas que son corps, sur lequel il avait donné puissance aux bourreaux, fût jeté à la voirie de Topheth selon l’usage. Il est vrai qu’il pouvait ressusciter aussi bien dans Topheth que dans le Calvaire ; mais un bon Juif nommé Joseph, natif d’Arimathie, qui s’était préparé un sépulcre pour lui-même sur le mont Calvaire, y mit le corps du Sauveur, selon le témoignage de saint Matthieu. Il n’était permis d’enterrer personne dans les villes ; le tombeau même de David n’était pas dans Jérusalem.
Joseph d’Arimathie était riche, « quidam homo dives ab Arimathia », afin que cette prophétie d’Isaïe fût accomplie : « Il donnera[70] les méchants pour sa sépulture, et les riches pour sa mort. » (Ch. LIII, v. 9.)

TORTURE[71].

Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la torture, autrement nommée question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée ; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encore dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds, et de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.
Les conquérants, ayant succédé à ces voleurs, trouvèrent l’invention fort utile à leurs intérêts : ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu’on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d’être libre ; c’était un crime de lèse-majesté divine et humaine. Il fallait connaître les complices ; et pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu’on soupçonnait, parce que, selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d’avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu’on a mérité ainsi la mort, il importe peu qu’on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, et même de plusieurs semaines : cela même tient je ne sais quoi de la Divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d’entrailles, les convulsions de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la Providence.
Or, comme les premiers despotes furent, de l’aveu de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils l’imitèrent tant qu’ils purent.
Ce qui est très-singulier, c’est qu’il n’est jamais parlé de question, de torture, dans les livres juifs. C’est bien dommage qu’une nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin. Dieu la leur faisait toujours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux dés, et le coupable qu’on soupçonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au grand-prêtre, qui consultait Dieu sur-le-champ par l’urim et le thummim. Tantôt on s’adressait au voyant, au prophète, et vous croyez bien que le voyant et le prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’urim et le thummim du grand-prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer ; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux mœurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très-bien la comédie des Plaideurs[72] : « Cela fait toujours passer une heure ou deux. »
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne ? »
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais, qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville. gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non-seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.
Ce n’est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée ; c’est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers ; par les filles d’opéra, qui ont les mœurs fort douces ; par nos danseurs d’opéra, qui ont de la grâce ; par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française.
Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769 ; une impératrice[73] vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa et à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice et l’humanité ont conduit sa plume : elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d’anciens usages atroces ! Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes[74].


TOUTE-PUISSANCE, voyez PUISSANCE.


TRANSSUBSTANTIATION[75].

Les protestants, et surtout les philosophes protestants, regardent la transsubstantiation comme le dernier terme de l’impudence des moines et de l’imbécillité des laïques. Ils ne gardent aucune mesure sur cette croyance, qu’ils appellent monstrueuse ; ils ne pensent pas même qu’il y ait un seul homme de bon sens qui, après avoir réfléchi, ait pu l’embrasser sérieusement. Elle est, disent-ils, si absurde, si contraire à toutes les lois de la physique, si contradictoire, que Dieu même ne pourrait pas faire cette opération, parce que c’est en effet anéantir Dieu que de supposer qu’il fait les contradictoires. Non seulement un dieu dans un pain, mais un dieu à la place du pain ; cent mille miettes de pain devenues en un instant autant de dieux, cette foule innombrable de dieux ne faisant qu’un seul dieu ; de la blancheur sans un corps blanc ; de la rondeur sans un corps rond ; du vin changé en sang, et qui a le goût du vin ; du pain qui est changé en chair et en fibres, et qui a le goût du pain : tout cela inspire tant d’horreur et de mépris aux ennemis de la religion catholique, apostolique et romaine, que cet excès d’horreur et de mépris s’est quelquefois changé en fureur.
Leur horreur augmente quand on leur dit qu’on voit tous les jours, dans les pays catholiques, des prêtres, des moines, qui, sortant d’un lit incestueux, et n’ayant pas encore lavé leurs mains souillées d’impuretés, vont faire des dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu. Mais quand ils réfléchissent que cette superstition, cent fois plus absurde et plus sacrilége que toutes celles des Égyptiens, a valu à un prêtre italien quinze à vingt millions de rente, et la domination d’un pays de cent milles d’étendue en long et en large, ils voudraient tous aller, à main armée, chasser ce prêtre qui s’est emparé du palais des Césars. Je ne sais si je serai du voyage, car j’aime la paix ; mais quand ils seront établis à Rome, j’irai sûrement leur rendre visite.
(Par M. GUILLAUME, ministre protestant.)


TRINITÉ[76].

Le premier qui parla de la Trinité parmi les Occidentaux fut Timée de Locres, dans son Âme du Monde.
Il y a d’abord l’idée, l’exemplaire perpétuel de toutes choses engendrées : c’est le premier verbe, le verbe interne et intelligible.
Ensuite la matière informe, second verbe ou verbe proféré.
Puis le fils ou le monde sensible, ou l’esprit du monde.
Ces trois qualités constituent le monde entier, lequel monde est le fils de Dieu, μονογενὴς. Il a une âme, il a de la raison, il est ἔμψυχος, λογιϰὸς.
Dieu, ayant voulu faire un Dieu très-beau, a fait un Dieu engendré : τοῦτον ἐποίει θειὸν γεννητὸν.
Il est difficile de bien comprendre ce système de Timée, qui peut-être le tenait des Égyptiens, peut-être des brachmanes. Je ne sais si on l’entendait bien de son temps. Ce sont de ces médailles frustes et couvertes de rouille, dont la légende est effacée. On a pu la lire autrefois, on la devine aujourd’hui comme on peut.
Il ne me paraît pas que ce sublime galimatias ait fait beaucoup de fortune jusqu’à Platon. Il fut enseveli dans l’oubli, et Platon le ressuscita. Il construisit son édifice en l’air, mais sur le modèle de Timée.
Il admit trois essences divines, le père, le suprême, le producteur :
Le père des autres dieux est la première essence.
La seconde est le Dieu visible, ministre du Dieu invisible, le verbe, l’entendement, le grand démon.
La troisième est le monde.
Il est vrai que Platon dit souvent des choses toutes différentes, et même toutes contraires : c’est le privilége des philosophes grecs, et Platon s’est servi de son droit plus qu’aucun des anciens et des modernes.
Un vent grec poussa ces nuages philosophiques d’Athènes dans Alexandrie, ville prodigieusement entêtée de deux choses, d’argent et de chimères. Il y avait dans Alexandrie des Juifs qui, ayant fait fortune, se mirent à philosopher.
La métaphysique a cela de bon qu’elle ne demande pas des études préliminaires bien gênantes. C’est là qu’on peut savoir tout sans avoir jamais rien appris : et pour peu qu’on ait l’esprit un peu subtil et bien faux, on peut être sûr d’aller loin.
Philon le juif fut un philosophe de cette espèce : il était contemporain de Jésus-Christ ; mais il eut le malheur de ne le pas connaître, non plus que Josèphe l’historien. Ces deux hommes considérables, employés dans le chaos des affaires d’État, furent trop éloignés de la lumière naissante. Ce Philon était une tête toute métaphysique, toute allégorique, toute mystique. C’est lui qui dit que Dieu devait former le monde en six jours, comme il le forma, selon Zoroastre, en six temps[77], « parce que trois est la moitié de six, et que deux en est le tiers, et que ce nombre est mâle et femelle ».
Ce même homme, entêté des idées de Platon, dit, en parlant de l’ivrognerie, que Dieu et la sagesse se marièrent, et que la sagesse accoucha d’un fils bien-aimé : ce fils est le monde.
Il appelle les anges les verbes de Dieu, et le monde verbe de Dieu, λόγον τοῦ Θεοῦ.
Pour Flavius Josèphe, c’était un homme de guerre qui n’avait jamais entendu parler du Logos, et qui s’en tenait aux dogmes des pharisiens, uniquement attachés à leurs traditions.
Cette philosophie platonicienne perça des Juifs d’Alexandrie, jusqu’à ceux de Jérusalem. Bientôt toute l’école d’Alexandrie, qui était la seule savante, fut platonicienne ; et les chrétiens qui philosophaient ne parlèrent plus que du Logos.
On sait qu’il en était des disputes de ces temps-là comme de celles de ce temps-ci. On cousait à un passage mal entendu un passage inintelligible qui n’y avait aucun rapport, on en supposait un second, on en falsifiait un troisième ; on fabriquait des livres entiers qu’on attribuait à des auteurs respectés par le troupeau. Nous en avons vu cent exemples au mot Apocryphe.
Cher lecteur, jetez les yeux, de grâce, sur ce passage de Clément Alexandrin[78] : « Lorsque Platon dit qu’il est difficile de connaître le père de l’univers, non-seulement il fait voir par là que le monde a été engendré, mais qu’il a été engendré comme fils de Dieu. » Entendez-vous ces logomachies, ces équivoques ; voyez-vous la moindre lumière dans ce chaos d’expressions obscures ?
Locke ! Locke, venez, définissez les termes. Je ne crois pas que de tous ces disputeurs platoniciens il y en eût un seul qui s’entendît. On distingua deux verbes : le Λόγος ἐνδιάθετος, le verbe en la pensée, et le verbe produit, Λόγος προφοριϰὸς. On eut l’éternité d’un verbe, et la prolation, l’émanation d’un autre verbe.
Le livre des Constitutions apostoliques[79], ancien monument de fraude, mais aussi ancien dépôt des dogmes informes de ces temps obscurs, s’exprime ainsi :
« Le père, qui est antérieur à toute génération, à tout commencement, ayant tout créé par son fils unique, a engendré sans intermède ce fils par sa volonté et sa puissance. »
Ensuite Origène avança[80] que le Saint-Esprit a été créé par le fils, par le verbe.
Puis vint Eusèbe de Césarée, qui enseigna[81] que l’esprit, paraclet, n’est ni Dieu ni fils.
L’avocat Lactance fleurit en ce temps-là. «[82]Le fils de Dieu, dit-il, est le verbe, comme les autres anges sont les esprits de Dieu. Le verbe est un esprit proféré par une voix significative, l’esprit procédant du nez, et la parole de la bouche. Il s’ensuit qu’il y a différence entre le fils de Dieu et les autres anges, ceux-ci étant émanés comme esprits tacites et muets. Mais le fils étant esprit est sorti de la bouche avec son et voix pour prêcher le peuple. »
On conviendra que l’avocat Lactance plaidait sa cause d’une étrange manière. C’était raisonner à la Platon ; c’était puissamment raisonner.
Ce fut environ ce temps-là que, parmi les disputes violentes sur la Trinité, on inséra dans la première épître de saint Jean ce fameux verset : « Il y en a trois qui rendent témoignage en terre, l’esprit ou le vent, l’eau, et le sang ; et ces trois sont un. » Ceux qui prétendent que ce verset est véritablement de saint Jean sont bien plus embarrassés que ceux qui le nient : car il faut qu’ils l’expliquent.
Saint Augustin dit que le vent signifie le Père, l’eau le Saint-Esprit, et que le sang veut dire le Verbe : cette explication est belle, mais elle laisse toujours un peu d’embarras.
Saint Irénée va bien plus loin ; il dit[83] que Rahab, la prostituée de Jéricho, en cachant chez elle trois espions du peuple de Dieu, cacha le Père, le Fils, et le Saint-Esprit : cela est fort, mais cela n’est pas net.
D’un autre côté, le grand, le savant Origène nous confond d’une autre manière. Voici un de ses passages parmi bien d’autres : «[84]Le Fils est autant au-dessous du Père que lui et le Saint-Esprit sont au-dessus des plus nobles créatures. »
Après cela que dire ? Comment ne pas convenir avec douleur que personne ne s’entendait ? Comment ne pas avouer que depuis les premiers chrétiens ébionites, ces hommes si mortifiés et si pieux, qui révérèrent toujours Jésus, quoiqu’ils le crussent fils de Joseph, jusqu’à la grande dispute d’Athanase, le platonisme de la Trinité ne fut jamais qu’un sujet de querelles ? Il fallait absolument un juge suprême qui décidât : on le trouva enfin dans le concile de Nicée ; encore ce concile produisit-il de nouvelles factions et des guerres.
EXPLICATION DE LA TRINITÉ
SUIVANT ARAUZIT.
« L’on ne peut parler avec exactitude de la manière dont se fait l’union de Dieu avec Jésus-Christ qu’en rapportant les trois sentiments qu’il y a sur ce sujet, et qu’en faisant des réflexions sur chacun d’eux.
SENTIMENT DES ORTHODOXES.
« Le premier sentiment est celui des orthodoxes. Ils y établissent : 1° une distinction de trois personnes dans l’essence divine avant la venue de Jésus-Christ au monde ; 2° que la seconde de ces personnes s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 3° que cette union est si étroite que par là Jésus-Christ est Dieu ; qu’on peut lui attribuer la création du monde, et toutes les perfections divines, et qu’on peut l’adorer d’un culte suprême. »
SENTIMENT DES UNITAIRES.
« Le second est celui des unitaires. Ne concevant point la distinction des personnes dans la Divinité, ils établissent : 1° que la Divinité s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 2° que cette union est telle que l’on peut dire que Jésus-Christ est Dieu ; que l’on peut lui attribuer la création et toutes les perfections divines, et l’adorer d’un culte suprême. »
SENTIMENT DES SOCINIENS.
« Le troisième sentiment est celui des sociniens, qui, de même que les unitaires, ne concevant point de distinction de personnes dans la Divinité, établissent : 1° que la Divinité s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 2° que cette union est fort étroite ; 3° qu’elle n’est pas telle que l’on puisse appeler Jésus-Christ Dieu, ni lui attribuer les perfections divines et la création, ni l’adorer d’un culte suprême ; et ils pensent pouvoir expliquer tous les passages de l’Écriture sans être obligés d’admettre aucune de ces choses. »
RÉFLEXIONS SUR LE PREMIER SENTIMENT.
« Dans la distinction qu’on fait des trois personnes dans la Divinité, ou on retient l’idée ordinaire des personnes, ou on ne la retient pas. Si on retient l’idée ordinaire des personnes, on établit trois dieux : cela est certain. Si l’on ne retient pas l’idée ordinaire des trois personnes, ce n’est plus alors qu’une distinction de propriétés, ce qui revient au second sentiment. Ou, si on ne veut pas dire que ce n’est pas une distinction des personnes proprement dites, ni une distinction de propriétés, on établit une distinction dont on n’a aucune idée. Et il n’y a point d’apparence que pour faire soupçonner en Dieu une distinction dont on ne peut avoir aucune idée, l’Écriture veuille mettre les hommes en danger de devenir idolâtres en multipliant la Divinité. Il est d’ailleurs surprenant que cette distinction de personnes ayant toujours été, ce ne soit que depuis la venue de Jésus-Christ qu’elle a été révélée, et qu’il soit nécessaire de les connaître. »
RÉFLEXIONS SUR LE DEUXIÈME SENTIMENT.
« Il n’y a pas, à la vérité, un si grand danger de jeter les hommes dans l’idolâtrie dans le second sentiment que dans le premier ; mais il faut avouer pourtant qu’il n’en est pas entièrement exempt. En effet, comme, par la nature de l’union qu’il établit entre la Divinité et la nature humaine de Jésus-Christ, on peut appeler Jésus-Christ Dieu, et l’adorer, voilà deux objets l’adoration, Jésus-Christ et Dieu. J’avoue qu’on dit que ce n’est que Dieu qu’on doit adorer en Jésus-Christ ; mais qui ne sait l’extrême penchant que les hommes ont de changer les objets invisibles du culte en des objets qui tombent sous les sens, ou du moins sous l’imagination : penchant qu’ils suivront ici avec d’autant moins de scrupule qu’on dit que la Divinité est personnellement unie à l’humanité de Jésus-Christ ? »
RÉFLEXIONS SUR LE TROISIÈME SENTIMENT.
« Le troisième sentiment, outre qu’il est très-simple et conforme aux idées de la raison, n’est sujet à aucun semblable danger de jeter les hommes dans l’idolâtrie : quoique par ce sentiment Jésus-Christ ne soit qu’un simple homme, il ne faut pas craindre que par là il soit confondu avec les prophètes ou les saints du premier ordre. Il reste toujours dans ce sentiment une différence entre eux et lui. Comme on peut imaginer presque à l’infini des degrés d’union de la Divinité avec un homme, ainsi on peut concevoir qu’en particulier l’union de la Divinité avec Jésus-Christ a un si haut degré de connaissance, de puissance, de félicité, de perfection, de dignité, qu’il y a toujours eu une distance immense entre lui et les plus grands prophètes. Il ne s’agit que de voir si ce sentiment peut s’accorder avec l’Écriture, et s’il est vrai que le titre de Dieu, que les perfections divines, que la création, que le culte suprême, ne soient jamais attribués à Jésus-Christ dans les Évangiles. »
C’était au philosophe Abauzit à voir tout cela. Pour moi, je me soumets de cœur, de bouche, et de plume, à tout ce que l’Église catholique a décidé, et à tout ce qu’elle décidera sur quelque dogme que ce puisse être. Je n’ajouterai qu’un mot sur la Trinité : c’est que nous avons une décision de Calvin sur ce mystère. La voici :
« En cas que quelqu’un soit hétérodoxe, et qu’il se fasse scrupule de se servir des mots Trinité et Personne, nous ne croyons pas que ce soit une raison pour rejeter cet homme ; nous devons le supporter sans le chasser de l’Église, et sans l’exposer à aucune censure comme un hérétique. »
C’est après une déclaration aussi solennelle que Jean Chauvin, dit Calvin, fils d’un tonnelier de Noyon, fit brûler dans Genève, à petit feu, avec des fagots verts, Michel Servet de Villa-Nueva. Cela n’est pas bien.


TYRAN[85].

Τύραννος signifiait autrefois celui qui avait su s’attirer la principale autorité ; comme roi, βασιλεὺς, signifiait celui qui était chargé de rapporter les affaires au sénat.
Les acceptions des mots changent avec le temps, ἰδιώτης ne voulait dire d’abord qu’un solitaire, un homme isolé ; avec le temps il devint le synonyme de sot.
On donne aujourd’hui le nom de tyran à un usurpateur, ou à un roi qui fait des actions violentes et injustes.
Cromwell était un tyran sous ces deux aspects. Un bourgeois qui usurpe l’autorité suprême, qui, malgré toutes les lois, supprime la chambre des pairs, est sans doute un tyran usurpateur. Un général qui fait couper le cou à son roi, prisonnier de guerre, viole à la fois et ce qu’on appelle les lois de la guerre, et les lois des nations, et celles de l’humanité. Il est tyran, il est assassin et parricide.
Charles Ier n’était point tyran quoique la faction victorieuse lui donnât ce nom : il était, à ce qu’on dit, opiniâtre, faible, et mal conseillé. Je ne l’assurerai pas, car je ne l’ai pas connu ; mais j’assure qu’il fut très-malheureux.
Henri VIII était tyran dans son gouvernement comme dans sa famille, et couvert du sang de deux épouses innocentes, comme de celui des plus vertueux citoyens : il mérite l’exécration de la postérité. Cependant il ne fut point puni ; et Charles Ier mourut sur un échafaud.
Élisabeth fit une action de tyrannie, et son parlement une de lâcheté infâme, en faisant assassiner par un bourreau la reine Marie Stuart. Mais dans le reste de son gouvernement elle ne fut point tyrannique ; elle fut adroite et comédienne, mais prudente et forte.
Richard III fut un tyran barbare ; mais il fut puni.
Le pape Alexandre VI fut un tyran plus exécrable que tous ceux-là ; et il fut heureux dans toutes ses entreprises.
Christiern II fut un tyran aussi méchant qu’Alexandre VI, et fut châtié ; mais il ne le fut point assez.
Si on veut compter les tyrans turcs, les tyrans grecs, les tyrans romains, on en trouvera autant d’heureux que de malheureux. Quand je dis heureux, je parle selon le préjugé vulgaire, selon l’acception ordinaire du mot, selon les apparences : car qu’ils aient été heureux réellement, que leur âme ait été contente et tranquille, c’est ce qui me paraît impossible.
Constantin le Grand fut évidemment un tyran à double titre. Il usurpa dans le nord de l’Angleterre la couronne de l’empire romain, à la tête de quelques légions étrangères, malgré toutes les lois, malgré le sénat et le peuple, qui élurent légitimement Maxence. Il passa toute sa vie dans le crime, dans les voluptés, dans les fraudes et dans les impostures. Il ne fut point puni ; mais fut-il heureux ? Dieu le sait. Et je sais que ses sujets ne le furent pas.
Le grand Théodose était le plus abominable des tyrans quand, sous prétexte de donner une fête, il faisait égorger dans le cirque quinze mille citoyens romains, plus ou moins, avec leurs femmes et leurs enfants, et qu’il ajoutait à cette horreur la facétie de passer quelques mois sans aller s’ennuyer à la grand’messe. On a presque mis ce Théodose au rang des bienheureux ; mais je serais bien fâché qu’il eût été heureux sur la terre. En tout cas, il sera toujours bon d’assurer aux tyrans qu’ils ne seront jamais heureux dans ce monde, comme il est bon de faire accroire à nos maîtres-d’hôtel et à nos cuisiniers qu’ils seront damnés éternellement s’ils nous volent.
Les tyrans du bas-empire grec furent presque tous détrônés, assassinés les uns par les autres. Tous ces grands coupables furent tour à tour les exécuteurs de la vengeance divine et humaine.
Parmi les tyrans turcs on en voit autant de déposés que de morts sur leur trône.
À l’égard des tyrans subalternes, de ces monstres en sous-ordre, qui ont fait remonter jusque sur leur maître l’exécration publique dont ils ont été chargés, le nombre de ces Amans, de ces Séjans, est un infini du premier ordre.


TYRANNIE[86].

On appelle tyran le souverain qui ne connaît de lois que son caprice, qui prend le bien de ses sujets, et qui ensuite les enrôle pour aller prendre celui de ses voisins. Il n’y a point de ces tyrans-là en Europe.
On distingue la tyrannie d’un seul et celle de plusieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle d’un corps qui envahirait les droits des autres corps, et qui exercerait le despotisme à la faveur des lois corrompues par lui. Il n’y a pas non plus de cette espèce de tyrans en Europe.
Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ? Sous aucune ; mais s’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bons moments ; une assemblée de despotes n’en a jamais. Si un tyran me fait une injustice, je peux le désarmer par sa maîtresse, par son confesseur, ou par son page ; mais une compagnie de graves tyrans est inaccessible à toutes les séductions. Quand elle n’est pas injuste, elle est au moins dure, et jamais elle ne répand de grâces.
Si je n’ai qu’un despote, j’en suis quitte pour me ranger contre un mur lorsque je le vois passer, ou pour me prosterner, ou pour frapper la terre de mon front, selon la coutume du pays ; mais s’il y a une compagnie de cent despotes, je suis exposé à répéter cette cérémonie cent fois par jour, ce qui est très-ennuyeux à la longue quand on n’a pas les jarrets souples. Si j’ai une métairie dans le voisinage de l’un de nos seigneurs, je suis écrasé ; si je plaide contre un parent des parents d’un de nos seigneurs, je suis ruiné. Comment faire ? J’ai peur que dans ce monde on ne soit réduit à être enclume ou marteau ; heureux qui échappe à cette alternative !

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1. ↑ Nous avons vu Voltaire rédiger avec ardeur pour l’Encyclopédie de simples articles de grammaire. Au moment de sa mort, il s’occupait avec non moins de zèle du Dictionnaire de l’Académie. Sauf TAXE et TERELAS, tous les articles qui suivent, jusqu’à TESTICULES, sont des échantillons de son travail. (G. A.)
2. ↑ Le nom de nicotiane lui fut donné du nom de Jean Nicot, né à Nîmes en 1530, mort à Paris le 5 mai 1600, qui, ambassadeur de François II en Portugal, envoya d’abord de la graine de petun à Catherine de Médicis, puis, à son retour de Portugal, lui en présenta une plante.
3. ↑ Le médecin Hecquet (voyez ci-après la note à l’article VIANDE) invite à s’abstenir de tabac les jours de jeûne, ou du moins à n’en prendre qu’aux heures du repas.
4. ↑ L’Académie et Richelet disent pains à chanter. Il est assez singulier que Voltaire emploie ici l’expression de pain enchanté, expression qu’il blâme dans sa lettre à Duclos, du 12 juillet 1761.
5. ↑ Andromaque, IV, I.
6. ↑ Britannicus, IV, II.
7. ↑ Taquin a aujourd’hui une tout autre acception.
8. ↑ Voltaire lui-même, Zaïre, V, III.
9. ↑ Voyez tome XI, pages 269 et 531 ; tome XII, page 280 ; tome XVIII, page 445 ; tome XIX, page 51 ; et dans les Mélanges, année 1763, les Éclaircissements historiques (XXIe sottise de Nonotte).
10. ↑ Épitre 66. (Note de Voltaire.)
11. ↑ Chronique, troisième partie, titre 22. (Id.)
12. ↑ Livre Ier, du Schisme, chapitre LXVIII. (Id.)
13. ↑ Matthieu, chapitre XVI, v. 19. (Id.)
14. ↑ Page 154. (Note de Voltaire.)
15. ↑ Livre VIII, chapitre II, des Inventeurs des choses. (Id.)
16. ↑ Lettre CCCIII. (Id.)
17. ↑ Page 36. (Id.)
18. ↑ Page 38. (Id.)
19. ↑ Chapitre XXXIV, v. 29. (Note de Voltaire.)
20. ↑ Déconfès veut dire : sans confession.
21. ↑ Cette taxe est fort augmentée, mais nous doutons que ces augmentations aient été homologuées. On a imaginé de faire jouer dans les enterrements le rôle de confesseur du mort à un prêtre qui est dans un costume particulier, et auquel on donne un écu. Quand le malade est mort sans confession, quelquefois on accorde le confesseur pour éviter le scandale et gagner un écu ; d’autres fois, l’Église aime mieux le scandale que l’écu. C’est un moyen de décrier une famille honnête auprès de la canaille de la paroisse, qui est dans la main des prêtres parce que les laïques ont encore la bêtise de les charger de la distribution de leurs aumônes.
Il y a longtemps qu’on se plaint de cette avidité du clergé. Baptiste Mantouan, général des carmes, au XVe siècle, dit dans ses poésies :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Venalia nobis
Templa, sacerdotos, altaria, sacra, coronæ,
Ignis, thura, preces ; cœlum est venale, Deusque.
Un poëte du siècle dernier a traduit ces vers de la manière suivante :
Chez nous tout est vénal : prêtres, temples, autels,
L’oremus à voix basse, et les chants solennels,
La terre des tombeaux, l’hymen et le baptême,
Et la parole sainte, et le ciel, et Dieu même (K.)
22. ↑ Voltaire lui-même a fait des vers techniques : voyez, tome XIII, les Annales de l’Empire.
23. ↑ Iphigénie, acte V, scène II.
24. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
25. ↑ Mythologie de Banier, livre II, page 151, tome III, édition in-4o. Commentaires littéraires sur Samson, chapitre XVI. (Note de Voltaire.)
26. ↑ Cet homme était Voltaire lui-même. Il ajoutait : Deux rois sont de très-mauvaises selles. Voyez, dans la Correspondance, sa lettre à Mme de Lutzelbourg, du 14 septembre 1753.
27. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
28. ↑ IV. Dist. XXXIV, quest. (Note de Voltaire.)
29. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
30. ↑ Canon IV. (Note de Voltaire.)
31. ↑ Fin de l’article en 1772 ; le reste est de 1774. (B.)
32. ↑ Cheselden, que Voltaire avait beaucoup connu à Londres, est encore cité pour ses travaux dans les Éléments de philosophie de Newton.
33. ↑ Mélanges, troisième partie, 1756 ; mais imprimé, dès 1742, sous le titre de DEISME, dans le tome V des Œuvres. (B.)
34. ↑ Fin de l’article en 1742 ; le reste existe dès 1756. (B.)
35. ↑ Dictionnaire philosophique, 1765, in-12. (B.)
36. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
37. ↑ Josèphe, livre II, chapitre V. (Note de Voltaire.)
38. ↑ Livre VII. (Note de Voltaire.)
39. ↑ Livre XI. (Id.)
40. ↑
Rome encore aujourd’hui, consacrant ces maximes,
Joint le trône à rautel par des nœuds légitimes.
Jean-George Lefranc, évêque du Puy-en-Velai, prétend que c’est mal raisonner ; il est vrai qu’on pourrait nier les nœuds légitimes. Mais il pourrait bien raisonner lui-même fort mal. Il ne voit pas que le pape ne devint souverain qu’en abusant de son titre de pasteur, qu’en changeant sa houlette en sceptre ; ou plutôt il ne veut pas le voir. À l’égard de la paix des Romains modernes, c’est la tranquillité de l’apoplexie. (Note de Voltaire.) — Les vers par lesquels commence cette note sont de Voltaire lui-même, Poëme sur la loi naturelle, quatrième partie.
41. ↑ Addition faite en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
42. ↑ Voyez tome XI, page 298 ; et dans les Mélanges, année 1766, l’opuscule des Conspirations contre les peuples : année 1767, la note du chapitre XXXIV de l’Examen important de milord Bolingbroke ; et année 1769, l’opuscule de la Paix perpétuelle.
43. ↑ Lucain, Pharsale, VIII, 487.
44. ↑ Horace, ode 29 du livre III, vers 49.
45. ↑ Mirabile videtur quod non rideat aruspex, cum aruspicem viderit : voilà ce que dit Cicéron dans son traité de Natura deorum, I, 26. Mais dans son traité de Divinatione, II, 24, il rapporte ce mot comme étant de Caton : Vetus autem illud Catonis admodum scitum est, qui mirari se agebat quod non rideret aruspex aruspicem cum vidisset. C’est cette dernière phrase que Voltaire rappelle dans la quatrième de ses Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur les Mœurs (voyez dans les Mélanges, année 1763).
46. ↑ Ce qui forme cette première section était, dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765, placé immédiatement après les articles MEDECINS et AVOCATS (voyez ces mots), et commençait alors ainsi : « Le théologien est toute autre chose. Il sait parfaitement, etc. » (B.)
47. ↑ Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1765, in-12. (B.)
48. ↑ J’ai, le premier, publié, en 1821, ce qui forme cette section, d’après une copie que je tenais de feu M. Decroix, l’un des éditeurs de Kehl. (B.)
49. ↑ Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
50. ↑ Voyez dans les Mélanges, année 1734, la fin de la sixième des Lettres sur les Anglais.
51. ↑ Faisait la seconde section de l’article TOLERANCE dans l’édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. (B.)
52. ↑ Section Ire dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
53. ↑ Il y a un jeu d’orgues qu’on appelle voix humaines, et qui se combine avec les jeux de flûtes. (Note de Voltaire.)
54. ↑ Voyez le chapitre II du Siècle de Louis XIV, et dans les Mélanges, année 1761, le Sermon du rabin Akib ; et année 1768, le Sermon de Josias Rossette. (B.)
55. ↑ Section II dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
56. ↑ Les deux sections de cet article datent de 1772, Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie. (B.)
57. ↑ Tome XVII, page 233.
58. ↑ Acte II, scène III.
59. ↑ Ce n’est pas Agénor : c’est Bélus qui, dans la Sémiramis de Crébillon, I, I, débite ces vers.
60. ↑ Atrée et Thyeste, I, III.
61. ↑ Électre, II, I.
62. ↑ Cette fable vient des anciens Étrusques. Voyez Sénèque, Questions naturelles, livre II, chapitres XLI, XLVI. (K.)
63. ↑ Voyez la note 1 de la page 526.
64. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
65. ↑ Voyez tome XI, page 40 ; tome XVII, page 39 ; et dans les Mélanges, année 1761, le Sermon des cinquante ; année 1767, le chapitre V de l’Examen important de milord Bolingbroke ; et année 1769, le chapitre IX de Dieu et les Hommes.
66. ↑ Jérémie, chapitre VII. (Note de Voltaire.)
67. ↑ Livre III, chapitre XI. (Note de Voltaire.)
68. ↑ Livre IV, chapitre XVI, v. 3. (Id.)
69. ↑ Chapitre XXI, v. 6. (Id.)
70. ↑ Le fameux rabbin Isaac, dans son Rempart de la foi, au chapitre XXIII, entend toutes les prophéties, et surtout celle-là, d’une manière toute contraire à la façon dont nous les entendons. Mais qui ne voit que les Juifs sont séduits par l’intérêt qu’ils ont de se tromper ? En vain répondent-ils qu’ils sont aussi intéressés que nous à chercher la vérité ; qu’il y va de leur salut pour eux comme pour nous ; qu’ils seraient plus heureux dans cette vie et dans l’autre, s’ils trouvaient cette vérité ; que s’ils entendent leurs propres écritures différemment de nous, c’est qu’elles sont dans leur propre langue très-ancienne, et non dans nos idiomes très-nouveaux ; qu’un Hébreu doit mieux savoir la langue hébraïque qu’un Basque ou un Poitevin ; que leur religion a deux mille ans d’antiquité plus que la nôtre ; que toute leur Bible annonce les promesses de Dieu, faites avec serment de ne changer jamais rien à la loi ; qu’elle fait des menaces terribles contre quiconque osera jamais en altérer une seule parole ; qu’elle veut même qu’on mette à mort tout prophète qui prouverait par des miracles une autre religion ; qu’enfin ils sont les enfants de la maison, et nous des étrangers qui avons ravi leurs dépouilles. On sent bien que ce sont là de très-mauvaises raisons qui ne méritent pas d’être réfutées. (Note de Voltaire.)
71. ↑ Article ajouté, en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)
72. ↑ Acte III, scène IV.
73. ↑ Catherine II.
74. ↑ Voyez QUESTION.
75. ↑ Article ajouté dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique. (B.)
76. ↑ Questions sur l’ Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
77. ↑ Page 4, édition de 1719. (Note de Voltaire.)
78. ↑ Strom., livre V. (Note de Voltaire.)
79. ↑ Livre VIII, chapitre XLII. (Id.)
80. ↑ I. Partie sur saint Jean. (Id.)
81. ↑ Théol., livre II, chapitre VI. (Note de Voltaire.)
82. ↑ Livre IV, chapitre VIII. (Id.)
83. ↑ Livre IV, chapitre XXXVII. (Note de Voltaire.)
84. ↑ Livre XXIV, sur saint Jean. (Id.)
85. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
86. ↑ Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)

 

UNIVERSITÉ.

Du Boulay, dans son Histoire de l’Université de Paris[1], adopte les vieilles traditions incertaines, pour ne pas dire fabuleuses, qui en font remonter l’origine jusqu’au temps de Charlemagne. Il est vrai que telle est l’opinion de Gaguin et de Gilles de Beauvais ; mais outre que les auteurs contemporains, comme Éginhard, Alemon, Reginon, et Sigebert, ne font aucune mention de cet établissement, Pasquier et du Tillet assurent expressément qu’il commença dans le XIIe siècle, sous les règnes de Louis le Jeune et de Philippe-Auguste.
D’ailleurs, les premiers statuts de l’Université ne furent dressés par Robert de Corcéon, légat du saint-siége, que l’an 1215 ; et ce qui prouve qu’elle eut d’abord la même forme qu’aujourd’hui, c’est qu’une bulle de Grégoire IX, de l’an 1231, fait mention des maîtres en théologie, des maîtres en droit, des physiciens (on appelait alors ainsi les médecins), et enfin des artistes. Le nom d’université vient de la supposition que ces quatre corps, que l’on nomme facultés, faisaient l’université des études, c’est-à-dire comprenaient toutes celles que l’on peut faire.
Les papes, au moyen de ces établissements dont ils jugeaient les décisions, devinrent les maîtres de l’instruction des peuples ; et le même esprit qui faisait regarder comme une faveur la permission accordée aux membres du parlement de Paris de se faire enterrer en habit de cordelier, comme nous l’avons vu à l’article QUETE, dicta les arrêts donnés par cette cour souveraine contre ceux qui osèrent s’élever contre une scolastique inintelligible, laquelle, de l’aveu de l’abbé Trithème, n’était qu’une fausse science qui avait gâté la religion. En effet, ce que Constantin n’avait fait qu’insinuer touchant la sibylle de Cumes a été dit expressément d’Aristote. Le cardinal Pallavicini relève la maxime de je ne sais quel moine Paul, qui disait plaisamment que, sans Aristote, l’Église aurait manqué de quelques-uns de ses articles de foi.
Aussi le célèbre Ramus, ayant publié deux ouvrages dans lesquels il combattait la doctrine d’Aristote enseignée par l’Université, aurait été immolé à la fureur de ses ignorants rivaux si le roi François Ier n’eût évoqué à soi le procès qui pendait au parlement de Paris entre Ramus et Antoine Govea. L’un des principaux griefs contre Ramus était la manière dont il faisait prononcer la lettre Q à ses disciples.
Ramus ne fut pas seul persécuté pour ces graves billevesées. L’an 1624, le parlement de Paris bannit de son ressort trois hommes qui avaient voulu soutenir publiquement des thèses contre la doctrine d’Aristote ; défendit à toute personne de publier, vendre et débiter les propositions contenues dans ces thèses, à peine de punition corporelle ; et d’enseigner aucunes maximes contre les anciens auteurs et approuvés, à peine de la vie.
Les remontrances de la Sorbonne sur lesquelles le même parlement donna un arrêt contre les chimistes, l’an 1629, portaient qu’on ne pouvait choquer les principes de la philosophie d’Aristote sans choquer ceux de la théologie scolastique reçue dans l’Église. Cependant la faculté ayant fait, en 1566, un décret pour défendre l’usage de l’antimoine, et le parlement ayant confirmé ce décret, Paulmier de Caen, grand chimiste et célèbre médecin de Paris, pour ne s’être pas conformé au décret de la faculté et à l’arrêt du parlement, fut seulement dégradé l’an 1609. Enfin, l’antimoine ayant été inséré depuis dans le livre des médicaments, composé par ordre de la faculté l’an 1637 la faculté en permit l’usage l’an 1666, un siècle après l’avoir défendu, et le parlement autorisa de même ce nouveau décret. Ainsi l’Université a suivi l’exemple de l’Église, qui fit proscrire, sous peine de mort, la doctrine d’Arius, et qui approuva le mot consubstantiel qu’elle avait auparavant condamné, comme nous l’avons vu à l’article CONCILE.
Ce que nous venons de dire touchant l’Université de Paris peut nous donner une idée des autres universités dont elle est regardée comme le modèle. En effet, quatre-vingts universités, à son imitation, ont fait un décret que la Sorbonne fit dès le XIVe siècle : c’est que quand on donne le bonnet à un docteur, on lui fait jurer qu’il soutiendra l’immaculée conception de la Vierge. Elle ne la regarde cependant point comme un article de foi, mais comme une opinion pieuse et catholique.


USAGES.

DES USAGES MÉPRISABLES NE SUPPOSENT PAS TOUJOURS UNE NATION MÉPRISABLE[2].

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1. ↑ Ce livre, écrit en latin et contenant un grand nombre d’actes et de documents, a pour titre : Historia Universitatis parisiensis, a Carolo imperatore usque ad annum 1600 (Parisiis, 1665-73, six vol. in-folio). L’auteur, César-Égaste du Boulay, était professeur au collége de Navarre, à Paris, recteur, greffier et historiographe de l’Université. (E. B.)
2. ↑ L’article que les éditions de Kehl contiennent sous le mot USAGES n’est autre que la quatrième des Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur les Mœurs (voyez les Mélanges, année 1763).



 

VAMPIRES[1].


Quoi ! c’est dans notre XVIIIe siècle qu’il y a eu des vampires ! C’est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins ; c’est sous le règne des d’Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu’on a cru aux vampires, et que le révérend P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones, abbaye de cent mille livres de rentes, voisine de deux autres abbayes du même revenu, a imprimé et réimprimé l’histoire des vampires avec l’approbation de la Sorbonne, signée Marcilly[2] !
Ces vampires étaient des morts qui sortaient la nuit de leurs cimetières pour venir sucer le sang des vivants, soit à la gorge ou au ventre, après quoi ils allaient se remettre dans leurs fosses. Les vivants sucés maigrissaient, pâlissaient, tombaient en consomption ; et les morts engraissaient, prenaient des couleurs vermeilles, étaient tout à fait appétissants. C’était en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts faisaient cette bonne chère. On n’entendait point parler de vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue que dans ces deux villes il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables.
Qui croirait que la mode des vampires nous vint de la Grèce ? Ce n’est pas de la Grèce d’Alexandre, d’Aristote, de Platon, d’Épicure, de Démosthène ; mais de la Grèce chrétienne, malheureusement schismatique.
Depuis longtemps les chrétiens du rite grec s’imaginent que les corps des chrétiens du rite latin, enterrés en Grèce, ne pourrissent point, parce qu’ils sont excommuniés. C’est précisément le contraire de nous autres chrétiens du rite latin. Nous croyons que les corps qui ne se corrompent point sont marqués du sceau de la béatitude éternelle. Et dès qu’on a payé cent mille écus à Rome pour leur faire donner un brevet de saints, nous les adorons de l’adoration de dulie.
Les Grecs sont persuadés que ces morts sont sorciers ; ils les appellent broucolacas, ou vroucolacas, selon qu’ils prononcent la seconde lettre de l’alphabet. Ces morts grecs vont dans les maisons sucer le sang des petits enfants, manger le souper des pères et mères, boire leur vin, et casser tous les meubles. On ne peut les mettre à la raison qu’en les brûlant, quand on les attrape. Mais il faut avoir la précaution de ne les mettre au feu qu’après leur avoir arraché le cœur, que l’on brûle à part.
Le célèbre Tournefort, envoyé dans le Levant par Louis XIV, ainsi que tant d’autres virtuoses[3], fut témoin de tous les tours attribués à un de ces broucolacas, et de cette cérémonie.
Après la médisance, rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilége et les contes des revenants. Il y eut des broucolacas en Valachie, en Moldavie, et bientôt chez les Polonais, lesquels sont du rite romain. Cette superstition leur manquait ; elle alla dans tout l’orient de l’Allemagne. On n’entendit plus parler que de vampires depuis 1730 jusqu’en 1735 ; on les guetta, on leur arracha le cœur, et on les brûla : ils ressemblaient aux anciens martyrs ; plus on en brûlait, plus il s’en trouvait.
Calmet enfin devint leur historiographe, et traita les vampires comme il avait traité l’Ancien et le Nouveau Testament, en rapportant fidèlement tout ce qui avait été dit avant lui.
C’est une chose, à mon gré, très-curieuse, que les procès-verbaux faits juridiquement concernant tous les morts qui étaient sortis de leurs tombeaux pour venir sucer les petits garçons et les petites filles de leur voisinage. Calmet rapporte qu’en Hongrie deux officiers délégués par l’empereur Charles VI, assistés du bailli du lieu et du bourreau, allèrent faire enquête d’un vampire, mort depuis six semaines, qui suçait tout le voisinage. On le trouva dans sa bière, frais, gaillard, les yeux ouverts, et demandant à manger. Le bailli rendit sa sentence. Le bourreau arracha le cœur au vampire, et le brûla ; après quoi le vampire ne mangea plus.
Qu’on ose douter après cela des morts ressuscités, dont nos anciennes légendes sont remplies, et de tous les miracles rapportés par Bollandus et par le sincère et révérend dom Ruinard !
Vous trouvez des histoires de vampires jusque dans les Lettres juives de ce d’Argens que les jésuites, auteur du Journal de Trévoux, ont accusé de ne rien croire. Il faut voir comme ils triomphèrent de l’histoire du vampire de Hongrie ; comme ils remerciaient Dieu et la Vierge d’avoir enfin converti ce pauvre d’Argens, chambellan d’un roi qui ne croyait point aux vampires.
Voilà donc, disaient-ils, ce fameux incrédule qui a osé jeter des doutes sur l’apparition de l’ange à la sainte Vierge, sur l’étoile qui conduisit les mages, sur la guérison des possédés, sur la submersion de deux mille cochons dans un lac, sur une éclipse de soleil en pleine lune, sur la résurrection des morts qui se promenèrent dans Jérusalem : son cœur s’est amolli, son esprit s’est éclairé ; il croit aux vampires !
Il ne fut plus question alors que d’examiner si tous ces morts étaient ressuscités par leur propre vertu, ou par la puissance de Dieu, ou par celle du diable. Plusieurs grands théologiens de Lorraine, de Moravie et de Hongrie, étalèrent leurs opinions et leur science. On rapporta tout ce que saint Augustin, saint Ambroise, et tant d’autres saints, avaient dit de plus inintelligible sur les vivants et sur les morts. On rapporta tous les miracles de saint Étienne, qu’on trouve au septième livre des Œuvres de saint Augustin ; voici un des plus curieux. Un jeune homme fut écrasé, dans ville d’Aubzal en Afrique, sous les ruines d’une muraille ; la veuve alla sur-le-champ invoquer saint Étienne, à qui elle était très-dévote : saint Étienne le ressuscita. On lui demanda ce qu’il avait vu dans l’autre monde. « Messieurs, dit-il, quand mon âme eut quitté mon corps, elle rencontra une infinité d’âmes qui lui faisaient plus de questions sur ce monde-ci que vous ne m’en faites sur l’autre. J’allais je ne sais où, lorsque j’ai rencontré saint Étienne, qui m’a dit : « Rendez ce que vous avez reçu. » Je lui ai répondu : « Que voulez-vous que je vous rende ? vous ne m’avez jamais rien donné. » Il m’a répété trois fois : « Rendez ce que vous avez reçu. » Alors j’ai compris qu’il voulait parler du credo. Je lui ai récité mon credo, et soudain il m’a ressuscité. »
On cita surtout les histoires rapportées par Sulpice Sévère dans la vie de saint Martin. On prouva que saint Martin avait, entre autres, ressuscité un damné.
Mais toutes ces histoires, quelque vraies qu’elles puissent être, n’avaient rien de commun avec les vampires qui allaient sucer le sang de leurs voisins, et venaient ensuite se replacer dans leurs bières. On chercha si on ne trouverait pas dans l’Ancien Testament ou dans la mythologie quelque vampire qu’on pût donner pour exemple ; on n’en trouva point. Mais il fut prouvé que les morts buvaient et mangeaient, puisque chez tant de nations anciennes on mettait des vivres sur leurs tomheaux.
La difficulté était de savoir si c’était l’âme ou le corps du mort qui mangeait. Il fut décidé que c’était l’un et l’autre. Les mets délicats et peu substantiels, comme les meringues, la crème fouettée, et les fruits fondants, étaient pour l’âme ; les rost-bif étaient pour le corps.
Les rois de Prusse furent, dit-on, les premiers qui se firent servir à manger après leur mort. Presque tous les rois d’aujourd’hui les imitent ; mais ce sont les moines qui mangent leur dîner et leur souper, et qui boivent le vin. Ainsi les rois ne sont pas, à proprement parler, des vampires. Les vrais vampires sont les moines, qui mangent aux dépens des rois et des peuples.
Il est bien vrai que saint Stanislas[4] qui avait acheté une terre considérable d’un gentilhomme polonais, et qui ne l’avait point payée, étant poursuivi devant le roi Boleslas par les héritiers, ressuscita le gentilhomme ; mais ce fut uniquement pour se faire donner quittance. Et il n’est point dit qu’il ait donné seulement un pot de vin au vendeur, lequel s’en retourna dans l’autre monde sans avoir ni bu ni mangé.
On agite souvent la grande question si l’on peut absoudre un vampire qui est mort excommunié. Cela va plus au fait.
Je ne suis pas assez profond dans la théologie pour dire mon avis sur cet article ; mais je serais volontiers pour l’absolution, parce que dans toutes les affaires douteuses il faut toujours prendre le parti le plus doux :
Odia restringenda, favores ampliandi.
Le résultat de tout ceci est qu’une grande partie de l’Europe a été infestée de vampires pendant cinq ou six ans, et qu’il n’y en a plus ; que nous avons eu des convulsionnaires en France pendant plus de vingt ans, et qu’il n’y en a plus ; que nous avons eu des possédés pendant dix-sept cents ans, et qu’il n’y en a plus ; qu’on a toujours ressuscité des morts depuis Hippolyte, et qu’on n’en ressuscite plus ; que nous avons eu des jésuites en Espagne, en Portugal, en France, dans les Deux-Siciles, et que nous n’en avons plus.

VAPEURS, EXHALAISONS[5].

VELLETRI ou VELLITRI[6].

VÉNALITÉ[7].

Ce faussaire dont nous avons tant parlé[8], qui fit le Testament du cardinal de Richelieu, dit, au chapitre IV, « qu’il vaut mieux laisser la vénalité et le droit annuel que d’abolir ces deux établissements, difficiles à changer tout d’un coup sans ébranler l’État ». Toute la France répétait, et croyait répéter après le cardinal de Richelieu, que la vénalité des offices de judicature était très-avantageuse.
L’abbé de Saint-Pierre fut le premier qui, croyant encore que le prétendu testament était du cardinal, osa dire dans ses observations sur le chapitre IV : « Le cardinal s’est engagé dans un mauvais pas en soutenant que, quant à présent, la vénalité des charges peut être avantageuse à l’État. Il est vrai qu’il n’est pas possible de rembourser toutes les charges. »
Ainsi, non-seulement cet abus paraissait à tout le monde irréformable, mais utile ; on était si accoutumé à cet opprobre qu’on ne le sentait pas : il semblait éternel ; un seul homme en peu de mois l’a su anéantir.
Répétons donc qu’on peut tout faire, tout corriger ; que le grand défaut de presque tous ceux qui gouvernent est de n’avoir que des demi-volontés et des demi-moyens. Si Pierre le Grand n’avait pas voulu fortement, deux mille lieues de pays seraient encore barbares.
Comment donner de l’eau dans Paris à trente mille maisons qui en manquent ? comment payer les dettes de l’État ? comment se soustraire à la tyrannie révérée d’une puissance étrangère qui n’est pas une puissance, et à laquelle on paye en tribut les premiers fruits ? Osez le vouloir, et vous en viendrez à bout plus aisément que vous n’avez extirpé les jésuites et purgé le théâtre de petits-maîtres.


VENISE[9],
ET, PAR OCCASION, DE LA LIBERTÉ.
Nulle puissance ne peut reprocher aux Vénitiens d’avoir acquis leur liberté par la révolte ; nulle ne peut leur dire : Je vous ai affranchis, voilà le diplôme de votre manumission.
Ils n’ont point usurpé leurs droits comme les Césars usurpèrent l’empire, comme tant d’évêques, à commencer par celui de Rome, ont usurpé les droits régaliens : ils sont seigneurs de Venise (si l’on ose se servir de cette audacieuse comparaison) comme Dieu est seigneur de la terre, parce qu’il l’a fondée.
Attila, qui ne prit jamais le titre de fléau de Dieu, va ravageant l’Italie. Il en avait autant de droit qu’en eurent depuis Charlemagne l’Austrasien, et Arnould le Bâtard Carinthien, et Gui duc de Spolette, et Bérenger marquis de Frioul, et les évêques qui voulaient se faire souverains.
Dans ce temps de brigandages militaires et ecclésiastiques, Attila passe comme un vautour, et les Vénitiens se sauvent dans la mer comme des alcyons. Nul ne les protége qu’eux-mêmes ; ils font leur nid au milieu des eaux ; ils l’agrandissent, ils le peuplent, ils le défendent, ils l’enrichissent. Je demande s’il est possible d’imaginer une possession plus juste ? Notre père Adam, qu’on suppose avoir vécu dans le beau pays de la Mésopotamie, n’était pas à plus juste titre seigneur et jardinier du paradis terrestre.
J’ai lu le Squittinio della libertà di Venezia, et j’en ai été indigné.
Quoi ! Venise ne serait pas originairement libre, parce que les empereurs grecs, superstitieux, et méchants, et faibles, et barbares, disent : Cette nouvelle ville a été bâtie sur notre ancien territoire ; et parce que des Allemands, ayant le titre d’empereur d’Occident, disent : Cette ville, étant dans l’Occident, est de notre domaine ?
Il me semble voir un poisson volant poursuivi à la fois par un faucon et par un requin, et qui échappe à l’un et à l’autre.
Sannazar avait bien raison de dire, en comparant Rome et Venise (épigr. de mirabili urbe Venetiis) :
Illam homines dices, hanc posuisse Deos.
Rome perdit par César, au bout de cinq cents ans, sa liberté acquise par Brutus ; Venise a conservé la sienne pendant onze siècles, et je me flatte qu’elle la conservera toujours[10].
Gênes, pourquoi fais-tu gloire de montrer un diplôme d’un Bérenger qui te donna des priviléges en l’an 958 ? On sait que des concessions de priviléges ne sont que des titres de servitude. Et puis voilà un beau titre qu’une charte d’un tyran passager qui ne fut jamais bien reconnu en Italie, et qui fut chassé deux ans après la date de cette charte ?
La véritable charte de la liberté est l’indépendance soutenue par la force. C’est avec la pointe de l’épée qu’on signe les diplômes qui assurent cette prérogative naturelle. Tu perdis plus d’une fois ton privilége et ton coffre-fort. Garde l’un et l’autre depuis 1748.
Heureuse Helvétie ! à quelle pancarte dois-tu la liberté ? À ton courage, à ta fermeté, à tes montagnes.
Mais je suis ton empereur. — Mais je ne veux plus que tu le sois. — Mais tes pères ont été esclaves de mon père. — C’est pour cela même que leurs enfants ne veulent point le servir. — Mais j’avais le droit attaché à ma dignité. — Et nous, nous avons le droit de la nature.
Quand les sept Provinces-Unies eurent-elles ce droit incontestable ? Au moment même où elles furent unies ; et dès lors ce fut Philippe II qui fut le rebelle. Quel grand homme que ce Guillaume prince d’Orange ! Il trouva des esclaves, et il en fit des hommes libres.
Pourquoi la liberté est-elle si rare ? — Parce qu’elle est le premier des biens.


VENTRES PARESSEUX[11].

Saint Paul a dit que les Crétois sont toujours « menteurs, de méchantes bêtes, et des ventres paresseux[12] ». Le médecin Hecquet entendait par ventre paresseux que les Crétois allaient rarement à la selle, et qu’ainsi la matière fécale, refluant dans leur sang, les rendait de mauvaise humeur et en faisait de méchantes bêtes. Il est très-vrai qu’un homme qui n’a pu venir à bout de pousser sa selle sera plus sujet à la colère qu’un autre ; sa bile ne coule pas, elle est recuite, son sang est aduste.
Quand vous avez le matin une grâce à demander à un ministre ou à un premier commis de ministre, informez-vous adroitement s’il a le ventre libre. Il faut toujours prendre mollia fandi tempora.
Personne n’ignore que notre caractère et notre tour d’esprit dépendent absolument de la garde-robe. Le cardinal de Richelieu n’était sanguinaire que parce qu’il avait des hémorroïdes internes qui occupaient son intestin rectum, et qui durcissaient ses matières. La reine Anne d’Autriche l’appelait toujours cul pourri. Ce sobriquet redoubla l’aigreur de sa bile, et coûta probablement la vie au maréchal de Marillac et la liberté au maréchal de Bassompierre. Mais je ne vois pas pourquoi les gens constipés seraient plus menteurs que d’autres ; il n’y a nulle analogie entre le sphincter de l’anus et le mensonge, comme il y en a une très-sensible entre les intestins et nos passions, notre manière de penser, notre conduite.
Je suis donc bien fondé à croire que saint Paul entendait par ventres paresseux des gens voluptueux, des espèces de prieurs, de chanoines, d’abbés commendataires, de prélats fort riches, qui restaient au lit tout le matin pour se refaire des débauches de la veille, comme dit Marot (épig. 86) :
Un gros prieur son petit-fils baisoit
Et mignardoit au matin en sa couche,
Tandis rôtir sa perdrix on faisoit, etc., etc.
Mais on peut fort bien passer le matin au lit, et n’être ni menteur ni méchante bête. Au contraire, les voluptueux indolents sont pour la plupart très-doux dans la société, et du meilleur commerce du monde.
Quoi qu’il en soit, je suis très-fâché que saint Paul injurie toute une nation : il n’y a dans ce passage (humainement parlant) ni politesse, ni habileté, ni vérité. On ne gagne point les hommes en leur disant qu’ils sont de méchantes bêtes ; et sûrement il aurait trouvé en Crète des hommes de mérite. Pourquoi outrager ainsi la patrie de Minos, dont l’archevêque Fénelon (bien plus poli que saint Paul) fait un si pompeux éloge dans son Télémaque ?
Saint Paul n’était-il pas difficile à vivre, d’une humeur brusque, d’un esprit fier, d’un caractère dur et impérieux ? Si j’avais été l’un des apôtres, ou seulement disciple, je me serais infailliblement brouillé avec lui. Il me semble que tout le tort était de son côté dans sa querelle avec Pierre Simon Barjone. Il avait la fureur de la domination ; il se vante toujours d’être apôtre, et d’être plus apôtre que ses confrères ; lui qui avait servi à lapider saint Étienne ! lui qui avait été un valet persécuteur sous Gamaliel, et qui aurait dû pleurer ses crimes bien plus longtemps que saint Pierre ne pleura sa faiblesse (toujours humainement parlant) !
Il se vante d’être citoyen romain né à Tarsis ; et saint Jérôme prétend qu’il était un pauvre Juif de province né à Giscale dans la Galilée[13]. Dans ses lettres au petit troupeau de ses frères, il parle toujours en maître très-dur. « Je viendrai, écrit-il à quelques Corinthiens, je viendrai à vous, je jugerai tout par deux ou trois témoins ; je ne pardonnerai ni à ceux qui ont péché, ni aux autres. » Ce ni aux autres est un peu dur.
Bien des gens prendraient aujourd’hui le parti de saint Pierre contre saint Paul, n’était l’épisode d’Ananie et de Saphire[14], qui a intimidé les âmes enclines à faire l’aumône.
Je reviens à mon texte des Crétois menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux ; et je conseille à tous les missionnaires de ne jamais débuter avec aucun peuple par lui dire des injures.
Ce n’est pas que je regarde les Crétois comme les plus justes et les plus respectables des hommes, ainsi que le dit la fabuleuse Grèce. Je ne prétends point concilier leur prétendue vertu avec leur prétendu taureau, dont la belle Pasiphaé fut si amoureuse ; ni avec l’art dont le fondeur Dédale fit une vache d’airain dans laquelle Pasiphaé se posta si habilement que son tendre amant lui fit un minotaure, auquel le pieux et équitable Minos sacrifiait tous les ans (et non pas tous les neuf ans) sept grands garçons et sept grandes filles d’Athènes.
Ce n’est pas que je croie aux cent grandes villes de Crète ; passe pour cent mauvais villages établis sur ce rocher long et étroit, avec deux ou trois villes. On est toujours fâché que Rollin, dans sa compilation élégante de l’Histoire ancienne, eut répété tant d’anciennes fables sur l’île de Crète et sur Minos comme sur le reste.
À l’égard des pauvres Grecs et des pauvres Juifs qui habitent aujourd’hui les montagnes escarpées de cette île, sous le gouvernement d’un bacha, il se peut qu’ils soient des menteurs et des méchantes bêtes. J’ignore s’ils ont le ventre paresseux, et je souhaite qu’ils aient à manger.


VERGE[15].
BAGUETTE DIVINATOIRE.
Les théurgites, les anciens sages, avaient tous une verge avec laquelle ils opéraient.
Mercure passe pour le premier dont la verge ait fait des prodiges. On tient que Zoroastre avait une grande verge. La verge de l’antique Bacchus était son thyrse, avec lequel il sépara les eaux de l’Oronte, de l’Hydaspe et de la mer Rouge. La verge d’Hercule était son bâton, sa massue. Pythagore fut toujours représenté avec sa verge. On dit qu’elle était d’or ; il n’est pas étonnant qu’ayant une cuisse d’or il eût une verge du même métal.
Abaris, prêtre d’Apollon hyperboréen, qu’on prétend avoir été contemporain de Pythagore, fut bien plus fameux par sa verge ; elle n’était que de bois, mais il traversait les airs à califourchon sur elle. Porphyre et Jamblique affirment que ces deux grands théurgites, Abaris et Pythagore, se montrèrent amicalement leur verge.
La verge fut en tout temps l’instrument des sages et le signe de leur supériorité. Les conseillers sorciers de Pharaon firent d’abord autant de prestiges avec leur verge que Moïse fit de prodiges avec la sienne. Le judicieux Calmet nous apprend, dans sa dissertation sur l’Exode, « que les opérations de ces mages n’étaient pas des miracles proprement dits, mais une métamorphose fort singulière et fort difficile, qui néanmoins n’est ni contre ni au-dessus des lois de la nature ». La verge de Moïse eut la supériorité qu’elle devait avoir sur celles de ces chotims d’Égypte.
Non-seulement la verge d’Aaron partagea l’honneur des prodiges de son frère Moïse, mais elle en fit en son particulier de très-admirables. Personne n’ignore comment de treize verges celle d’Aaron fut la seule qui fleurit, qui poussa des boutons, des fleurs et des amandes.
Le diable, qui, comme on sait, est un mauvais singe des œuvres des saints, voulut avoir aussi sa verge, sa baguette, dont il gratifia tous les sorciers. Médée et Circé furent toujours armées de cet instrument mystérieux. De là vient que jamais magicienne ne paraît à l’Opéra sans cette verge, et qu’on appelle ces rôles des rôles à baguette.
Aucun joueur de gobelets ne fait ses tours de passe-passe sans sa verge, sans sa baguette.
On trouve les sources d’eau, les trésors, au moyen d’une verge, d’une baguette de coudrier, qui ne manque pas de forcer un peu la main à un imbécile qui la serre trop, et qui tourne aisément dans celle d’un fripon. M. Formey, secrétaire de l’Académie de Berlin, explique ce phénomène par celui de l’aimant dans le grand Dictionnaire encyclopédique. Tous les sorciers du siècle passé croyaient aller au sabbat sur une verge magique, ou sur un manche à balai qui en tenait lieu : et les juges, qui n’étaient pas sorciers, les brûlaient.
Les verges de bouleau sont une poignée de scions dont on frappe les malfaiteurs sur le dos. Il est honteux et abominable qu’on inflige un pareil châtiment sur les fesses à de jeunes garçons et à de jeunes filles. C’était autrefois le supplice des esclaves. J’ai vu, dans des colléges, des barbares qui faisaient dépouiller des enfants presque entièrement ; une espèce de bourreau, souvent ivre, les déchirait avec de longues verges, qui mettaient en sang leurs aines, et les faisaient enfler démesurément. D’autres les faisaient frapper avec douceur, et il en naissait un autre inconvénient : les deux nerfs qui vont du sphincter au pubis, étant irrités, causaient des pollutions ; c’est ce qui est arrivé souvent à de jeunes filles.
Par une police incompréhensible, les jésuites du Paraguai fouettaient les pères et les mères de famille sur leurs fesses nues[16]. Quand il n’y aurait eu que cette raison pour chasser les jésuites, elle aurait suffi[17].


VÉRITÉ[18].

« Pilate lui dit alors : Vous êtes donc roi ? Jésus lui répondit : Vous dites que je suis roi, c’est pour cela que je suis né et que je suis venu au monde, afin de rendre témoignage à la vérité ; tout homme qui est de vérité écoute ma voix.
Pilate lui dit : Qu’est-ce que vérité ? et ayant dit cela, il sortit, etc. » (Jean, chap. XVIII.)
Il est triste pour le genre humain que Pilate sortît sans attendre la réponse ; nous saurions ce que c’est que la vérité. Pilate était bien peu curieux. L’accusé amené devant lui dit qu’il est roi, qu’il est né pour être roi ; et il ne s’informe pas comment cela peut être. Il est juge suprême au nom de César, il a la puissance du glaive ; son devoir était d’approfondir le sens de ces paroles. Il devait dire : Apprenez-moi ce que vous entendez par être roi. Comment êtes-vous né pour être roi et pour rendre témoignage à la vérité ? On prétend qu’elle ne parvient que difficilement à l’oreille des rois. Moi qui suis juge, j’ai toujours eu une peine extrême à la découvrir. Instruisez-moi pendant que vos ennemis crient là dehors contre vous ; vous me rendrez le plus grand service qu’on ait jamais rendu à un juge ; et j’aime bien mieux apprendre à connaître le vrai que de condescendre à la demande tumultueuse des Juifs, qui veulent que je vous fasse pendre.
Nous n’oserons pas sans doute rechercher ce que l’auteur de toute vérité aurait pu dire à Pilate.
Aurait-il dit : « La vérité est un mot abstrait que la plupart des hommes emploient indifféremment dans leurs livres et dans leurs jugements, pour erreur et mensonge ? » Cette définition aurait merveilleusement convenu à tous les faiseurs de systèmes. Ainsi le mot sagesse est pris souvent pour folie, et esprit pour sottise.
Humainement parlant, définissons la vérité, en attendant mieux, ce qui est énoncé tel qu’il est.
Je suppose qu’on eût mis seulement six mois à enseigner à Pilate les vérités de la logique, il eût fait sans doute ce syllogisme concluant : On ne doit point ôter la vie à un homme qui n’a prêché qu’une bonne morale ; or celui qu’on m’a déféré a, de l’avis de ses ennemis même, prêché souvent une morale excellente : donc on ne doit point le punir de mort.
Il aurait pu encore tirer cet autre argument :
Mon devoir est de dissiper les attroupements d’un peuple séditieux qui demande la mort d’un homme, sans raison et sans forme juridique ; or tels sont les Juifs dans cette occasion : donc je dois les renvoyer et rompre leur assemblée.
Nous supposons que Pilate savait l’arithmétique ; ainsi nous ne parlerons pas de ces espèces de vérités.
Pour les vérités mathématiques, je crois qu’il aurait fallu trois ans pour le moins avant qu’il pût être au fait de la géométrie transcendante. Les vérités de la physique, combinées avec celles de la géométrie, auraient exigé plus de quatre ans. Nous en consumons six, d’ordinaire, à étudier la théologie ; j’en demande douze pour Pilate, attendu qu’il était païen, et que six ans n’auraient pas été trop pour déraciner toutes ses vieilles erreurs, et six autres années pour le mettre en état de recevoir le bonnet de docteur.
Si Pilate avait eu une tête bien organisée, je n’aurais demandé que deux ans pour lui apprendre les vérités métaphysiques ; et comme ces vérités sont nécessairement liées avec celles de la morale, je me flatte qu’en moins de neuf ans Pilate serait devenu un vrai savant et parfaitement honnête homme.
VÉRITÉS HISTORIQUES.
J’aurais dit ensuite à Pilate : Les vérités historiques ne sont que des probabilités. Si vous avez combattu à la bataille de Philippes, c’est pour vous une vérité que vous connaissez par intuition, par sentiment. Mais pour nous, qui habitons tout auprès du désert de Syrie, ce n’est qu’une chose très-probable, que nous connaissons par ouï-dire. Combien faut-il de ouï-dire pour former une persuasion égale à celle d’un homme qui, ayant vu la chose, peut se vanter d’avoir une espèce de certitude ?
Celui qui a entendu dire la chose à douze mille témoins oculaires n’a que douze mille probabilités, égales à une forte probabilité, laquelle n’est pas égale à la certitude.
Si vous ne tenez la chose que d’un seul des témoins, vous ne savez rien : vous devez douter. Si le témoin est mort, vous devez douter encore plus, car vous ne pouvez plus vous éclaircir. Si de plusieurs témoins morts, vous êtes dans le même cas.
Si de ceux à qui les témoins ont parlé, le doute doit encore augmenter.
De génération en génération le doute augmente, et la probabilité diminue ; et bientôt la probabilité est réduite à zéro.
DES DEGRÉS DE VÉRITÉ SUIVANT LESQUELS ON JUGE LES ACCUSÉS.
On peut être traduit en justice ou pour des faits, ou pour des paroles.
Si pour des faits, il faut qu’ils soient aussi certains que le sera le supplice auquel vous condamnerez le coupable : car si vous n’avez, par exemple, que vingt probabilités contre lui, ces vingt probabilités ne peuvent équivaloir à la certitude de sa mort. Si vous voulez avoir autant de probabilités qu’il vous en faut pour être sûr que vous ne répandez point le sang innocent, il faut qu’elles naissent de témoignages unanimes de déposants qui n’aient aucun intérêt à déposer. De ce concours de probabilités il se formera une opinion très-forte qui pourra servir à excuser votre jugement. Mais comme vous n’aurez jamais de certitude entière, vous ne pourrez vous flatter de connaître parfaitement la vérité. Par conséquent, vous devez toujours pencher vers la clémence plus que vers la rigueur.
S’il ne s’agit que de faits dont il n’ait résulté ni mort d’homme ni mutilation, il est évident que vous ne devez faire mourir ni mutiler l’accusé.
S’il n’est question que de paroles, il est encore plus évident que vous ne devez point faire pendre un de vos semblables pour la manière dont il a remué la langue : car toutes les paroles du monde n’étant que de l’air battu, à moins que ces paroles n’aient excité au meurtre, il est ridicule de condamner un homme à mourir pour avoir battu l’air. Mettez dans une balance toutes les paroles oiseuses qu’on ait jamais dites, et dans l’autre balance le sang d’un homme, ce sang l’emportera. Or celui qu’on a traduit devant vous n’était accusé que de quelques paroles que ses ennemis ont prises en un certain sens : tout ce que vous pourriez faire serait aussi de lui dire des paroles qu’il prendra dans le sens qu’il voudra ; mais livrer un innocent au plus cruel et au plus ignominieux supplice pour des mots que ses ennemis ne comprennent pas, cela est trop barbare. Vous ne faites pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’un lézard, et trop de juges vous ressemblent.


VERS ET POÉSIE[19].

Il est aisé d’être prosateur, très-difficile et très-rare d’être poëte. Plus d’un prosateur a fait semblant de mépriser la poésie. Il faut leur rappeler souvent le[20] mot de Montaigne : « Nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous par en médire. »
Nous avons déjà remarqué[21] que Montesquieu, n’ayant pu réussir en vers, s’avisa, dans ses Lettres persanes, de n’admettre nul mérite dans Virgile et dans Horace. L’éloquent Bossuet tenta de faire quelques vers, et les fit détestables ; mais il se garda bien de déclamer contre les grands poëtes.
Fénelon ne fit guère de meilleurs vers que Bossuet ; mais il savait par cœur presque toutes les belles poésies de l’antiquité : son esprit en est plein ; il les cite souvent dans ses lettres.
Il me semble qu’il n’y a jamais eu d’homme véritablement éloquent qui n’ait aimé la poésie. Je n’en citerai pour exemples que César et Cicéron : l’un fit la tragédie d’Œdipe : nous avons de l’autre des morceaux de poésie qui pouvaient passer pour les meilleurs avant que Lucrèce, Virgile, et Horace, parussent.
Rien n’est plus aisé que de faire de mauvais vers en français ; rien de plus difficile que d’en faire de bons. Trois choses rendent cette difficulté presque insurmontable : la gêne de la rime, le trop petit nombre de rimes nobles et heureuses[22], la privation de ces inversions dont le grec et le latin abondent. Aussi nous avons très-peu de poëtes qui soient toujours élégants et toujours corrects. Il n’y a peut-être en France que Racine et Boileau qui aient une élégance continue. Mais remarquez que les beaux morceaux de Corneille sont toujours bien écrits, à quelques petites fautes près. On en peut dire autant des meilleures scènes en vers de Molière, des opéras de Quinault, des bonnes fables de La Fontaine. Ce sont là les seuls génies qui ont illustré la poésie en France dans le grand siècle. Presque tous les autres ont manqué de naturel, de variété, d’éloquence, d’élégance, de justesse, de cette logique secrète qui doit guider toutes les pensées sans jamais paraître ; presque tous ont péché contre la langue.
Quelquefois au théâtre on est ébloui d’une tirade de vers pompeux, récités avec emphase. L’homme sans discernement applaudit, l’homme de goût condamne. Mais comment l’homme de goût fera-t-il comprendre à l’autre que les vers applaudis par lui ne valent rien ? Si je ne me trompe, voici la méthode la plus sûre.
Dépouillez les vers de la cadence et de la rime, sans y rien changer d’ailleurs. Alors la faiblesse et la fausseté de la pensée, ou l’impropriété des termes, ou le solécisme, ou le barbarisme, ou l’ampoulé, se manifeste dans toute sa turpitude.
Faites cette expérience sur tous les vers de la tragédie d’Iphigénie, ou d’Armide, et sur ceux de l’Art poétique, vous n’y trouverez aucun de ces défauts, pas un mot vicieux, pas un mot hors de sa place. Vous verrez que l’auteur a toujours exprimé heureusement sa pensée, et que la gêne de la rime n’a rien coûté au sens.
Prenez au hasard toute autre pièce de vers, par exemple la tragédie de Didon[23] qui me tombe actuellement sous la main. Voici le discours que tient Iarbe, à la première scène :
Tous mes ambassadeurs irrités et confus
Trop souvent de la reine ont subi les refus.
Voisin de ses États, faibles dans leur naissance,
Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance,
Se résoudrait sans peine à l’hymen glorieux
D"un monarque puissant, fils du maître des dieux.
Je contiens cependant la fureur qui m’anime ;
Et, déguisant encor mon dépit légitime,
Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
Au milieu de la cour d’une reine étrangère,
D’un refus obstiné pénétrer le mystère ;
Que sais-je !... n’écouter qu’un transport amoureux,
Me découvrir moi-même, et déclarer mes feux.
Ôtez la rime, et vous serez révolté de voir subir des refus ; parce qu’on essuie un refus, et qu’on subit une peine. Subir un refus est un barbarisme.
« Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance, se résoudrait sans peine. » Si elle ne se résolvait que par crainte de la vengeance, il est bien clair qu’alors elle ne se résoudrait pas sans peine, mais avec beaucoup de peine et de douleur. Elle se résoudrait malgré elle ; elle prendrait un parti forcé. Iarbe, en parlant ainsi, fait un contre-sens.
Il dit « qu’il est en proie aux hauteurs de la reine ». On peut être exposé à des hauteurs, mais on ne peut y être en proie, comme on l’est à la colère, à la vengeance, à la cruauté. Pourquoi ? C’est que la cruauté, la vengeance, la colère, poursuivent en effet l’objet de leur ressentiment : et cet objet est regardé comme leur proie ; mais des hauteurs ne poursuivent personne ; les hauteurs n’ont point de proie.
« Il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs. Tous ses ambassadeurs ont subi des refus. » Il est impossible qu’il vienne sous le nom de tant d’ambassadeurs à la fois. Un homme ne peut porter qu’un nom ; et s’il prend le nom d’un ambassadeur, il ne peut prendre le faux nom de cet ambassadeur, il prend le véritable nom de ce ministre. Iarbe dit donc tout le contraire de ce qu’il veut dire, et ce qu’il dit ne forme aucun sens.
« Il veut pénétrer le mystère d’un refus. » Mais s’il a été refusé avec tant de hauteur, il n’y a nul mystère à ce refus. Il veut dire qu’il cherche à en pénétrer les raisons. Mais il y a grande différence entre raison et mystère. Sans le mot propre, on n’exprime jamais bien ce qu’on pense.
« Que sais-je !... n’écouter qu’un transport amoureux, me découvrir moi-même, et déclarer mes feux. »
Ces mots que sais-je ! font attendre que Iarbe va se livrer à la fureur de sa passion. Point du tout: il dit qu’il parlera peut-être d’amour à sa maîtresse ; ce qui n’est assurément ni extraordinaire, ni dangereux, ni tragique, et ce qu’il devrait avoir déjà fait. Observez encore que s’il se découvre, il faut bien qu’il se découvre lui-même : ce lui-même est un pléonasme.
Ce n’est pas ainsi que dans l’Andromaque Racine fait parler Oreste, qui se trouve à peu près dans la même situation,
Il dit :
Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne.
J’aime, je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.
(RACINE, Andromaque, acte I, scène I.)
Voilà comme devait s’exprimer un caractère fougueux et passionné tel qu’on peint larbe.
Que de fautes dans ce peu de vers, dès la première scène ! Presque chaque mot est un défaut. Et si on voulait examiner ainsi tous nos ouvrages dramatiques, y en a-t-il un seul qui pût tenir contre une critique sévère ?
L’Inès de Lamotte est certainement une pièce touchante ; on ne peut voir le dernier acte sans verser des larmes. L’auteur avait infiniment d’esprit ; il l’avait juste, éclairé, délicat et fécond ; mais dès le commencement de la pièce, quelle versification faible, languissante, décousue, obscure, et quelle impropriété de termes !
Mon fils ne me suit point : il a craint, je le vois,
D’être ici le témoin du bruit de ses exploits.
Vous, Rodrigue, le sang vous attache à sa gloire ;
Votre valeur, Henrique, eut part à sa victoire.
Ressentez avec moi sa nouvelle grandeur.
Reine, de Ferdinand voici l’ambassadeur[24].
D’abord, on ne sait quel est le personnage qui parle, ni à qui il s’adresse, ni dans quel lieu il est, ni de quelle victoire il s’agit ; et c’est pécher contre la grande règle de Boileau et du bon sens.
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué :
Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.
(Boileau, Art poétique, chant III, 37.)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.
(Ibid., vers 27.)
Ensuite, remarquez qu’on n’est point témoin d’un bruit d’exploits. Cette expression est vicieuse. L’auteur entend que peut-être ce fils trop modeste craint de jouir de sa renommée, qu’il veut se dérober aux honneurs qu’on s’empresse à lui rendre. Ces expressions seraient plus justes et plus nobles. Il s’agit d’une ambassade envoyée pour féliciter le prince. Ce n’est pas là un bruit d’exploits.
Vous, Rodrigue. — Vous, Henrique. Il semble que le roi aille donner ses ordres à ce Rodrigue et à ce Henrique : point du tout ; il ne leur ordonne rien, il ne leur apprend rien. Il s’interrompt pour leur dire seulement : Ressentez avec moi la nouvelle grandeur de mon fils. On ne ressent point une grandeur. Ce terme est absolument impropre ; c’est une espèce de barbarisme. L’auteur aurait pu dire : Partagez son triomphe ainsi que son bonheur.
Le roi s’interrompt encore pour dire : Reine, de Ferdinand voici l’ambassadeur, sans apprendre au public quel est ce Ferdinand, et de quel pays cet ambassadeur est venu. Aussitôt l’ambassadeur arrive. On apprend qu’il vient de Castille ; que le personnage qui vient de parler est roi de Portugal, et qu’il vient le complimenter sur les victoires de l’infant son fils. Le roi de Portugal répond au compliment de cet ambassadeur de Castille qu’il va enfin marier son fils à la sœur de Ferdinand, roi de Castille.
Allez ; de mes desseins instruisez la Castille ;
Faites savoir au roi cet hymen triomphant
Dont je vais couronner les exploits de l’infant[25].
Faire savoir un hymen est sec et sans élégance. Un hymen triomphant est très-impropre et très-vicieux, parce que cet hymen ne triomphe pas.
Couronner les exploits d’un hymen est trop trivial et n’est point à sa place, parce que ce mariage était conclu avant les triomphes de l’infant. Une plus grande faute est celle de dire sèchement à l’ambassadeur : allez-vous-en, comme si on parlait à un courrier ; c’est manquer à la bienséance. Quand Pyrrhus donne audience à Oreste dans l’Andromaque, et lorsqu’il refuse ses propositions, il lui dit :
Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène.
Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.
Après cela, seigneur, je ne vous retiens plus.
(RACINE, Andromaque, acte I, scène II.)
Toutes les bienséances sont observées dans le discours de Pyrrhus : c’est une règle qu’il ne faut jamais violer.
Quand l’ambassadeur a été congédié, le roi de Portugal dit à sa femme (scène III) :
... (Mon fils) est enfin digne que la princesse
Lui donne avec sa main l’estime et la tendresse.
Voilà un solécisme intolérable, ou plutôt un barbarisme. On ne donne point l’estime et la tendresse comme on donne le bonjour. Le pronom était absolument nécessaire ; les esprits les plus grossiers sentent cette nécessité. Jamais le bourgeois le plus mal élevé n’a dit à sa maîtresse : accordez-moi l’estime, mais votre estime. La raison en est que tous nos sentiments nous appartiennent. Vous excitez ma colère, et non pas la colère ; mon indignation, et non pas l’indignation, à moins qu’on n’entende l’indignation, la colère du public. On dit : vous avez l’estime et l’amour du peuple ; vous avez mon amour et mon estime. Le vers de Lamotte n’est pas français ; et rien n’est peut-être plus rare que de parler français dans notre poésie.
Mais, me dira-t-on, malgré cette mauvaise versification, Inès réussit ; oui, elle réussirait cent fois davantage si elle était bien écrite ; elle serait au rang des pièces de Racine, dont le style est, sans contredit, le principal mérite.
Il n’y a de vraie réputation que celle qui est formée à la longue par le suffrage unanime des connaisseurs sévères. Je ne parle ici que d’après eux ; je ne critique aucun mot, aucune phrase, sans en rendre une raison évidente. Je me garde bien d’en user comme ces regrattiers insolents de la littérature, ces faiseurs d’observations à tant la feuille, qui usurpent le nom de journalistes ; qui croient flatter la malignité du public en disant : Cela est ridicule, cela est pitoyable, sans rien discuter, sans rien prouver. Ils débitent pour toute raison des injures, des sarcasmes, des calomnies. Ils tiennent bureau ouvert de médisance, au lieu d’ouvrir une école où l’on puisse s’instruire.
Celui qui dit librement son avis, sans outrage et sans raillerie amère ; qui raisonne avec son lecteur ; qui cherche sérieusement à épurer la langue et le goût, mérite au moins l’indulgence de ses concitoyens. Il y a plus de soixante ans que j’étudie l’art des vers, et peut-être suis-je en droit de dire mon sentiment. Je dis donc qu’un vers, pour être bon, doit être semblable à l’or, en avoir le poids, le titre, et le son : le poids, c’est la pensée ; le titre, c’est la pureté élégante du style ; le son, c’est l’harmonie. Si l’une de ces trois qualités manque, le vers ne vaut rien.
J’avance hardiment, sans crainte d’être démenti par quiconque a du goût, qu’il y a plusieurs pièces de Corneille où l’on ne trouvera pas six vers irrépréhensibles de suite. Je mets de ce nombre Théodore, Don Sanche, Attila, Bérénice, Agésilas ; et je pourrais augmenter beaucoup cette liste. Je ne parle pas ainsi pour dépriser le mâle et puissant génie de Corneille, mais pour faire voir combien la versification française est difficile, et plutôt pour excuser ceux qui l’ont imité dans ses défauts que pour les condamner. Si vous lisez le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, Polyeucte, avec le même esprit de critique, vous y trouverez souvent douze vers de suite, je ne dis pas seulement bien faits, mais admirables.
Tous les gens de lettres savent que lorsqu’on apporta au sévère Boileau la tragédie de Rhadamiste, il n’en put achever la lecture, et qu’il jeta le livre à la moitié du second acte. « Les Pradons, dit-il, dont nous nous sommes tant moqués, étaient des soleils en comparaison de ces gens-ci. » L’abbé Fraguier et l’abbé Gédoin étaient présents avec Le Verrier, qui lisait la pièce. Je les entendis plus d’une fois raconter cette anecdote ; et Racine le fils en fait mention dans la Vie de son père. L’abbé Gédoin nous disait que ce qui les avait d’abord révoltés tous était l’obscurité de l’exposition faite en mauvais vers. En effet, disait-il, nous ne pûmes jamais comprendre ces vers de Zénobie :
À peine je touchais à mon troisième lustre,
Lorsque tout fut conclu pour cet hymen illustre.
Rhadamante déjà s’en croyait assuré,
Quand son père cruel, contre nous conjuré,
Entre dans nos États suivi de Tyridate,
Qui brûlait de s’unir au sang de Mithridate :
Et ce Parthe, indigné qu’on lui ravît ma foi,
Sema partout l’horreur, le désordre, et l’effroi.
Mithridate, accablé par son indigne frère,
Fit tomber sur le fils les cruautés du père.
(CREBILLON, Rhadamiste et Zénobie, acte I, scène I.)
Nous sentîmes tous, dit l’abbé Gédoin, que l’hymen illustre n’était que pour rimer à troisième lustre ; que le père cruel contre nous conjuré, et entrant dans nos États suivi de Tyridate, qui brûlait de s’unir au sang de Mithridate, était inintelligible à des auditeurs qui ne savaient encore ni qui était ce Tyridate, ni qui était ce Mithridate ; que ce Parthe semant partout l’horreur, le désordre, et l’effroi, sont des expressions vagues, rebattues, qui n’apprennent rien de positif ; que les cruautés du père, tombant sur le fils, sont une équivoque : qu’on ne sait si c’est le père qui poursuit le fils, ou si c’est Mithridate qui se venge sur le fils des cruautés du père.
Le reste de l’exposition n’est guère plus clair. Ce défaut devait choquer étrangement Boileau et ses élèves, Boileau surtout, qui avait dit dans sa Poétique :
Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut d’abord ne sait pas m’informer ;
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
(Boileau, Art poétique, chant III, 20.)
L’abbé Gédoin ajoutait que Boileau avait arraché la pièce des mains de Le Verrier, et l’avait jetée par terre à ces vers :
Eh ! que sais-je, Hiéron ? furieux, incertain,
Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
Jouet infortuné de ma douleur extrême.
Dans l’état où je suis me connais-je moi-même ?
Mon cœur, de soins divers sans cesse combattu,
Ennemi du forfait sans aimer la vertu, etc.
(CREBILLON, Rhadamiste et Zénobie, acte II, scène I.)
Ces antithèses, en effet, ne forment qu’un contre-sens inintelligible. Que signifie criminel sans penchant ? Il fallait au moins dire sans penchant au crime. Il fallait jouter contre ces beaux vers de Quinault :
Le destin de Médée est d’être criminelle :
Mais son cœur était fait pour aimer la vertu.
(Thésée, acte II, scène I.)
Vertueux sans dessein : sans quel dessein ? Est-ce sans dessein d’être vertueux ? Il est impossible de tirer de ces vers un sens raisonnable.
Comment le même homme qui vient de dire qu’il est vertueux, quoique sans dessein, peut-il dire qu’il n’aime point la vertu ? Avouons que tout cela est un étrange galimatias, et que Boileau avait raison.
Par un don de César je suis roi d’Arménie,
Parce qu’il croit par moi détruire l’Ibérie.
(CREBILLON, Rhadamiste et Zénobie, acte II, scène I.)
Boileau avait dit :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
(Boileau, Art poétique, chant I, 110.)
Certes, ce vers Parce qu’il croit par moi devait révolter son oreille.
Le dégoût et l’impatience de ce grand critique étaient donc très-excusables. Mais s’il avait entendu le reste de la pièce il y aurait trouvé des beautés, de l’intérêt, du pathétique, du neuf, et plusieurs vers dignes de Corneille.
Il est vrai que dans un ouvrage de longue haleine on doit pardonner à quelques vers mal faits, à quelques fautes contre la langue ; mais en général un style pur et châtié est absolument nécessaire. Ne nous lassons point de citer l’Art poétique ; il est le code, non-seulement des poëtes, mais même des prosateurs :
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
(Boileau, Art poétique ; chant I, 159.)
On peut être sans doute très-ennuyeux en écrivant bien ; mais on l’est bien davantage en écrivant mal. N’oublions pas de dire qu’un style froid, languissant, décousu, sans grâces et sans force, dépourvu de génie et de variété, est encore pire que mille solécismes. Voilà pourquoi sur cent poëtes il s’en trouve à peine un qu’on puisse lire. Songez à toutes les pièces de vers dont nos mercures sont surchargés depuis cent ans, et voyez si de dix mille il y en a deux dont on se souvienne. Nous avons environ quatre mille pièces de théâtre : combien peu sont échappées à un éternel oubli !
Est-il possible qu’après les vers de Racine, des barbares aient osé forger des vers tels que ceux-ci :
Le lac, où vous avez cent barques toutes prêtes,
Lavant le pied des murs du palais où vous êtes,
Vous peut faire aisément regagner Tézeuco ;
Ses ports nous sont ouverts. D’ailleurs à Tabasco...
Vous le savez, seigneur, l’ardeur était nouvelle,
Et d’un premier butin l’espérance étant belle...
Ne le bravons donc pas, risquons moins, et que Charle
En maître désormais se présente et lui parle[26]....
Ce prêtre d’un grand deuil menace Tlascala,
Est-ce assez ? Sa fureur n’en demeure pas là[27].
Nous saurons les serrer. Mais dans un temps plus calme
Le myrte ne se doit cueillir qu’après la palme[28]....
Il apprit que le trône est l’autel éminent
D’où part du roi des rois l’oracle dominant.
Que le sceptre est la verge, etc.[29].
Est-ce sur le théâtre d’Iphigénie et de Phèdre, est-ce chez les Hurons, chez les Illinois, qu’on a fait ronfler ces vers et qu’on les a imprimés ?
Il y a quelquefois des vers qui paraissent d’abord moins ridicules, mais qui le sont encore plus, pour peu qu’ils soient examinés par un sage critique.
CATILINA
Quoi ! madame, aux autels vous devancez l’aurore !
Eh ! quel soin si pressant vous y conduit encore ?
Qu’il m’est doux cependant de revoir vos beaux yeux,
Et de pouvoir ici rassembler tous mes dieux !
TULLIE.
Si ce sont là les dieux à qui tu sacrifies.
Apprends qu’ils ont toujours abhorré les impies ;
Et que si leur pouvoir égalait leur courroux,
La foudre deviendrait le moindre de leurs coups.
CATILINA
Tullie, expliquez-moi ce que je viens d’entendre.
(Crébillon, Catilina, acte I, scène III.)
Il a bien raison de demander à Tullie l’explication de tout ce galimatias.
Une femme qui devance l’aurore aux autels,
Et qu’un soin pressant y conduit encore.
Ses beaux yeux qui s’y rassemblent avec tous les dieux,
Ces beaux yeux qui abhorrent les impies,
Ces yeux dont la foudre deviendrait le moindre coup,
Si leur pouvoir égalait le courroux de ces yeux, etc.
De telles tirades (et qui sont en très-grand nombre) sont encore pires que le lac qui peut faire aisément regagner Tézeuco, et dont les ports sont ouverts d’ailleurs à Tabasco. Et que pouvons-nous dire d’un siècle qui a vu représenter des tragédies écrites tout entières dans ce style barbare ?
Je le répète : je mets ces exemples sous les yeux pour faire voir aux jeunes gens dans quels excès incroyables on peut tomber quand on se livre à la fureur de rimer sans demander conseil. Je dois exhorter les artistes à se nourrir du style de Racine et de Boileau, pour empêcher le siècle de tomber dans la plus ignominieuse barbarie.
On dira, si l’on veut, que je suis jaloux des beaux yeux rassemblés avec les dieux, et dont la foudre est le moindre coup. Je répondrai que j’ai les mauvais vers en horreur, et que je suis en droit de le dire.
Un abbé Trublet a imprimé qu’il ne pouvait lire un poëme tout de suite. Hé ! monsieur l’abbé, que peut-on lire, que peut-on entendre, que peut-on faire longtemps et tout de suite ?


VERTU.
SECTION PREMIÈRE[30].
On dit de Marcus Brutus qu’avant de se tuer il prononça ces paroles : Ô vertu ! j’ai cru que tu étais quelque chose ; mais tu n’es qu’un vain fantôme ! »
Tu avais raison, Brutus, si tu mettais la vertu à être chef de parti et l’assassin de ton bienfaiteur, de ton père Jules César ; mais si tu avais fait consister la vertu à ne faire que du bien à ceux qui dépendaient de toi, tu ne l’aurais pas appelée fantôme, et tu ne te serais pas tué de désespoir.
« Je suis très-vertueux, dit cet excrément de théologie, car j’ai les quatre vertus cardinales, et les trois théologales. » Un honnête homme lui demande : « Qu’est-ce que vertu cardinale ? » L’autre répond : « C’est force, prudence, tempérance, et justice. »
L’HONNETE HOMME.
Si tu es juste, tu as tout dit ; ta force, ta prudence, ta tempérance, sont des qualités utiles. Si tu les as, tant mieux pour toi ; mais si tu es juste, tant mieux pour les autres. Ce n’est pas encore assez d’être juste, il faut être bienfaisant : voilà ce qui est véritablement cardinal. Et tes théologales, qui sont-elles ?
L’EXCREMENT.
Foi, espérance, charité.
L’HONNETE HOMME.
Est-ce vertu de croire ? Ou ce que tu crois te semble vrai, et en cas il n’y a nul mérite à le croire ; ou il le semble faux, et alors il est impossible que tu le croies.
L’espérance ne saurait être plus vertu que la crainte : on craint et on espère, selon qu’on nous promet ou qu’on nous menace. Pour la charité, n’est-ce pas ce que les Grecs et les Romains entendaient par humanité, amour du prochain ? Cet amour n’est rien s’il n’est agissant : la bienfaisance est donc la seule vraie vertu.
L’EXCREMENT.
Quelque sot ! vraiment oui, j’irai me donner bien du tourment pour servir les hommes, et il ne m’en reviendrait rien ! chaque peine mérite salaire. Je ne prétends pas faire la moindre action honnête, à moins que je ne sois sûr du paradis.
Quis enim virtutem amplectitur ipsam
Præmia si tollas ?
(JUVENAL, sat. X, vers 141.)
Qui pourra suivre la vertu
Si vous ôtez la récompense ?
L’HONNETE HOMME.
Ah, maître ! c’est-à-dire que si vous n’espériez pas le paradis, et si vous ne redoutiez pas l’enfer, vous ne feriez jamais aucune bonne œuvre. Vous me citez des vers de Juvénal pour me prouver que vous n’avez que votre intérêt en vue. En voici de Racine, qui pourront vous faire voir au moins qu’on peut trouver dès ce monde sa récompense en attendant mieux.
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
Partout en ce moment on me bénit, on m’aime !
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage,
Je vois voler partout les cœurs à mon passage !
Tels étaient vos plaisirs.
(Racine, Britannicus, acte IV, scène II.)
Croyez-moi, maître, il y a deux choses qui méritent d’être aimées pour elles-mêmes : Dieu et la vertu.
L’EXCREMENT.
Ah, monsieur ! vous êtes féneloniste.
L’HONNETE HOMME.
Oui, maître.
L’EXCREMENT.
J’irai vous dénoncer à l’official de Meaux.
L’HONNETE HOMME.
Va, dénonce. »
SECTION II[31].
Qu’est-ce que vertu ? Bienfaisance envers le prochain. Puis-je appeler vertu autre chose que ce qui me fait du bien ? Je suis indigent, tu es libéral ; je suis en danger, tu me secours ; on me trompe, tu me dis la vérité ; on me néglige, tu me consoles ; je suis ignorant, tu m’instruis ; je t’appellerai sans difficulté vertueux. Mais que deviendront les vertus cardinales et théologales ? Quelques-unes resteront dans les écoles.
Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu observes : tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite. Tu as la foi et l’espérance, et je t’en félicite encore davantage : elles te procureront la vie éternelle. Tes vertus théologales sont des dons célestes ; tes cardinales sont d’excellentes qualités qui servent à te conduire ; mais elles ne sont point vertus par rapport à ton prochain. Le prudent se fait du bien, le vertueux en fait aux hommes. Saint Paul a eu raison de le dire que la charité l’emporte sur la foi, sur l’espérance.
Mais quoi, n’admettra-t-on de vertus que celles qui sont utiles au prochain ? Eh ! comment puis-je en admettre d’autres ? Nous vivons en société ; il n’y a donc de véritablement bon pour nous que ce qui fait le bien de la société. Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revêtu d’un cilice : eh bien, il sera saint ; mais je ne l’appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. Tant qu’il est seul, il n’est ni bienfaisant ni malfaisant ; il n’est rien pour nous. Si saint Bruno a mis la paix dans les familles, s’il a secouru l’indigence, il a été vertueux ; s’il a jeûné, prié dans la solitude, il a été un saint. La vertu entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n’a nulle part à ce commerce ne doit point être compté. Si ce saint était dans le monde, il ferait du bien sans doute ; mais tant qu’il n’y sera pas, le monde aura raison de ne lui pas donner le nom de vertueux : il sera bon pour lui, et non pour nous.
Mais, me dites-vous, si un solitaire est gourmand, ivrogne, livré à une débauche secrète avec lui-même, il est vicieux : il est donc vertueux s’il a les qualités contraires. C’est de quoi je ne puis convenir : c’est un très-vilain homme s’il a les défauts dont vous parlez ; mais il n’est point vicieux, méchant, punissable par rapport à la société, à qui ses infamies ne font aucun mal. Il est à présumer que s’il rentre dans la société il y fera du mal, qu’il y sera très-vicieux ; et il est même bien plus probable que ce sera un méchant homme qu’il n’est sûr que l’autre solitaire tempérant et chaste sera un homme de bien : car dans la société les défauts augmentent, et les bonnes qualités diminuent.
On fait une objection bien plus forte ; Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là.
Quelques théologiens disent que le divin empereur Antonin n’était pas vertueux ; que c’était un stoïcien entêté, qui, non content de commander aux hommes, voulait encore être estimé d’eux ; qu’il rapportait à lui-même le bien qu’il faisait au genre humain ; qu’il fut toute sa vie juste, laborieux, bienfaisant par vanité, et qu’il ne fit que tromper les hommes par ses vertus ; je m’écrie alors : Mon Dieu, donnez-nous souvent de pareils fripons !
VIANDE, VIANDE DÉFENDUE,
VIANDE DANGEREUSE[32].
COURT EXAMEN DES PRÉCEPTES JUIFS ET CHRÉTIENS, ET DE CEUX DES ANCIENS PHILOSOPHES.

Viande vient sans doute de victus, ce qui nourrit, ce qui soutient la vie : de victus on fit viventia ; de viventia, viande. Ce mot devrait s’appliquer à tout ce qui se mange ; mais, par la bizarrerie de toutes les langues, l’usage a prévalu de refuser cette dénomination au pain, au laitage, au riz, aux légumes, aux fruits, au poisson, et de ne le donner qu’aux animaux terrestres. Cela semble contre toute raison ; mais c’est l’apanage de toutes les langues et de ceux qui les ont faites.
Quelques premiers chrétiens se firent un scrupule de manger de ce qui avait été offert aux dieux, de quelque nature qu’il fût. Saint Paul n’approuva pas ce scrupule. Il écrit aux Corinthiens[33] : « Ce qu’on mange n’est pas ce qui nous rend agréables à Dieu. Si nous mangeons, nous n’aurons rien de plus devant lui, ni rien de moins si nous ne mangeons pas. » Il exhorte seulement à ne point se nourrir de viandes immolées aux dieux, devant ceux des frères qui pourraient en être scandalisés. On ne voit pas après cela pourquoi il traite si mal saint Pierre, et le reprend d’avoir mangé des viandes défendues avec les Gentils. On voit d’ailleurs dans les Actes des apôtres que Simon-Pierre était autorisé à manger de tout indifféremment : car il vit un jour le ciel ouvert, et une grande nappe descendant par les quatre coins du ciel en terre ; elle était couverte de toutes sortes d’animaux terrestres à quatre pieds, de toutes les espèces d’oiseaux et de reptiles (ou animaux qui nagent), et une voix lui cria : Tue et mange[34].
Vous remarquerez qu’alors le carême et les jours de jeûne n’étaient point institués. Rien ne s’est jamais fait que par degrés. Nous pouvons dire ici, pour la consolation des faibles, que la querelle de saint Pierre et de saint Paul ne doit point nous effrayer. Les saints sont hommes. Paul avait commencé par être le geôlier et même le bourreau des disciples de Jésus. Pierre avait renié Jésus, et nous avons vu que l’Église naissante, souffrante, militante, triomphante, a toujours été divisée depuis les ébionites jusqu’aux jésuites.
Je pense bien que les brachmanes, si antérieurs aux Juifs, pourraient bien avoir été divisés aussi ; mais enfin ils furent les premiers qui s’imposèrent la loi de ne manger aucun animal. Comme ils croyaient que les âmes passaient et repassaient des corps humains dans ceux des bêtes, ils ne voulaient point manger leurs parents. Peut-être leur meilleure raison était la crainte d’accoutumer les hommes au carnage, et de leur inspirer des mœurs féroces.
On sait que Pythagore, qui étudia chez eux la géométrie et la morale, embrassa cette doctrine humaine, et la porta en Italie. Ses disciples la suivirent très-longtemps ; les célèbres philosophes Plotin, Jamblique, et Porphyre, la recommandèrent, et même la pratiquèrent, quoiqu’il soit assez rare de faire ce qu’on prêche. L’ouvrage de Porphyre sur l’abstinence des viandes, écrit au milieu de notre IIIe siècle, très-bien traduit en notre langue par M. de Burigny[35], est fort estimé des savants ; mais il n’a pas fait plus de disciples parmi nous que le livre du médecin Hecquet[36]. C’est en vain que Porphyre propose pour modèles les brachmanes et les mages persans de la première classe, qui avaient en horreur la coutume d’engloutir dans nos entrailles les entrailles des autres créatures ; il n’est suivi aujourd’hui que par les Pères de la Trappe. L’écrit de Porphyre est adressé à un de ses anciens disciples nommé Firmus, qui se fit, dit-on, chrétien pour avoir la liberté de manger de la viande et de boire du vin.
Il remontre à Firmus qu’en s’abstenant de la viande et des liqueurs fortes on conserve la santé de l’âme et du corps ; qu’on vit plus longtemps et avec plus d’innocence. Toutes ses réflexions sont d’un théologien scrupuleux, d’un philosophe rigide, et d’une âme douce et sensible. On croirait, en le lisant, que ce grand ennemi de l’Église est un Père de l’Église.
Il ne parle point de métempsycose, mais il regarde les animaux comme nos frères, parce qu’ils sont animés comme nous, qu’ils ont les mêmes principes de vie, qu’ils ont ainsi que nous des idées, du sentiment, de la mémoire, de l’industrie. Il ne leur manque que la parole ; s’ils l’avaient, oserions-nous les tuer et les manger ? oserions-nous commettre ces fratricides ? Quel est le barbare qui pourrait faire rôtir un agneau, si cet agneau nous conjurait par un discours attendrissant de n’être point à la fois assassin et anthropophage ?
Ce livre prouve du moins qu’il y eut chez les Gentils des philosophes de la plus austère vertu ; mais ils ne purent prévaloir contre les bouchers et les gourmands.
Il est à remarquer que Porphyre fait un très-bel éloge des esséniens. Il est rempli de vénération pour eux, quoiqu’ils mangeassent quelquefois de la viande. C’était alors à qui serait le plus vertueux, des esséniens, des pythagoriciens, des stoïciens, et des chrétiens. Quand les sectes ne forment qu’un petit troupeau, leurs mœurs sont pures ; elles dégénèrent dès qu’elles deviennent puissantes.
La gola, il dado e l’oziose piume
Hanno dal mondo ogni virtù sbandita.

VIE[37].

On trouve ces paroles dans le Système de la nature, page 84, édition de Londres : « Il faudrait définir la vie avant de raisonner de l’âme ; mais c’est ce que j’estime impossible. »
C’est ce que j’ose estimer très-possible. La vie est organisation avec capacité de sentir[38]. Ainsi on dit que tous les animaux sont en vie. On ne le dit des plantes que par extension, par une espèce de métaphore ou de catachrèse. Elles sont organisées, elles végètent ; mais, n’étant point capables de sentiment, elles n’ont point proprement la vie.
On peut être en vie sans avoir un sentiment actuel ; car on ne sent rien dans une apoplexie complète, dans une léthargie, dans un sommeil plein et sans rêves ; mais on a encore le pouvoir de sentir. Plusieurs personnes, comme on ne le sait que trop, ont été enterrées vives comme des vestales, et c’est ce qui arrive dans tous les champs de bataille, surtout dans les pays froids ; un soldat est sans mouvement et sans haleine ; s’il était secouru, il les reprendrait ; mais pour avoir plus tôt fait, on l’enterre.
Qu’est-ce que cette capacité de sensation ? Autrefois vie et âme c’était même chose, et l’une n’est pas plus connue que l’autre ; le fond en est-il mieux connu aujourd’hui ?
Dans les livres sacrés juifs, âme est toujours employée pour vie.
«[39]Dixit etiam Deus, producant aquæ reptile animæ viventis. — Et Dieu dit, que les eaux produisent des reptiles d’âme vivante. »
« Creavit Deus cete grandia et omnem animam viventem atque motabilem quam produxerunt aquæ. — Il créa aussi de grands dragons (tannitim), tout animal ayant vie et mouvement, que les eaux avaient produits. »
Il est difficile d’expliquer comment Dieu créa ces dragons produits par les eaux ; mais la chose est ainsi, et c’est à nous de nous soumettre.
«[40]Producat terra animam viventem in genere suo, jumenta et reptilia. — Que la terre produise âme vivante en son genre, des behemoths et des reptiles. »
«[41]Et in quibus est anima vivens, ad vescendum. — Et à toute âme vivante pour se nourrir. »
«[42]Et inspiravit in faciem ejus spiraculum vitæ, et factus est homo in animam viventem. — Et il souffla dans ses narines souffle de vie, et l’homme eut souffle de vie (selon l’hébreu). »
« Sanguinem enim animarum vestrarum requiram de manu cunctarum bestiarum, et de manu hominis, etc.[43] — Je redemanderai vos âmes aux mains des bêtes et des hommes. » Âmes signifie ici vies évidemment. Le texte sacré ne peut entendre que les bêtes auront avalé l’âme des hommes, mais leur sang, qui est leur vie. Quant aux mains que ce texte donne aux bêtes, il entend leurs griffes.
En un mot, il y a plus de deux cents passages où l’âme est prise pour la vie des bêtes ou des hommes ; mais il n’en est aucun qui vous dise ce que c’est que la vie et l’âme.
Si c’est la l’acuité de la sensation, d’où vient cette faculté ? À cette question tous les docteurs répondent par des systèmes, et ces systèmes sont détruits les uns par les autres. Mais pourquoi voulez-vous savoir d’où vient la sensation ? Il est aussi difficile de concevoir la cause qui fait tendre tous les corps à leur commun centre, que de concevoir la cause qui rend l’animal sensible. La direction de l’aimant vers le pôle arctique, les routes des comètes, mille autres phénomènes, sont aussi incompréhensibles.
Il y a des propriétés évidentes de la matière dont le principe ne sera jamais connu de nous. Celui de la sensation, sans laquelle il n’y a point de vie, est et sera ignoré comme tant d’autres.
Peut-on vivre sans éprouver des sensations ? Non. Supposez un enfant qui meurt après avoir été toujours en léthargie : il a existé, mais il n’a point vécu.
Mais supposez un imbécile qui n’ait jamais eu d’idées complexes, et qui ait eu du sentiment : certainement il a vécu sans penser ; il n’a eu que les idées simples de ses sensations.
La pensée est-elle nécessaire à la vie ? Non, puisque cet imbécile n’a point pensé et a vécu.
De là quelques penseurs pensent que la pensée n’est point l’essence de l’homme ; ils disent qu’il y a beaucoup d’idiots non pensants qui sont hommes, et si bien hommes qu’ils font des hommes, sans pouvoir jamais faire un raisonnement.
Les docteurs qui croient penser répondent que ces idiots ont des idées fournies par leurs sensations.
Les hardis penseurs leur répliquent qu’un chien de chasse qui a bien appris son métier a des idées beaucoup plus suivies, et qu’il est fort supérieur à ces idiots. De là naît une grande dispute sur l’âme. Nous n’en parlerons pas ; nous n’en avons que trop parlé à l’article ÂME.


VISION[44].

Quand je parle de vision, je n’entends pas la manière admirable dont nos yeux aperçoivent les objets, et dont les tableaux de tout ce que nous voyons se peignent dans la rétine : peinture divine, dessinée suivant toutes les lois des mathématiques, et qui par conséquent est, ainsi que tout le reste, de la main de l’éternel géomètre, en dépit de ceux qui font les entendus, et qui feignent de croire que l’œil n’est pas destiné à voir, l’oreille à entendre, et le pied à marcher. Cette matière a été traitée si savamment par tant de grands génies qu’il n’y a plus de grains à ramasser après leurs moissons.
Je ne prétends point parler de l’hérésie dont fut accusé le pape Jean XXII, qui prétendait que les saints ne jouiraient de la vision béatifique qu’après le jugement dernier. Je laisse là cette vision.
Mon objet est cette multitude innombrable de visions dont tant de saints personnages ont été favorisés ou tourmentés, que tant d’imbéciles ont cru avoir, et avec lesquelles tant de fripons et de friponnes ont attrapé le monde, soit pour se faire une réputation de béats, de béates, ce qui est très flatteur ; soit pour gagner de l’argent, ce qui est encore plus flatteur pour tous les charlatans.
Calmet et Lenglet ont fait d’amples recueils de ces visions. La plus intéressante à mon gré, celle qui a produit les plus grands effets, puisqu’elle a servi à la réforme des trois quarts de la Suisse, est celle de ce jeune jacobin Yetzer[45], dont j’ai déjà entretenu mon cher lecteur. Ce Yetzer vit, comme vous savez, plusieurs fois la sainte Vierge et sainte Barbe, qui lui imprimèrent les stigmates de Jésus-Christ. Vous n’ignorez pas comment il reçut d’un prieur jacobin une hostie saupoudrée d’arsenic, et comment l’évêque de Lausanne voulut le faire brûler, pour s’être plaint d’avoir été empoisonné. Vous avez vu que ces abominations furent une des causes du malheur qu’eurent les Bernois de cesser d’être catholiques, apostoliques et romains.
Je suis fâché de n’avoir point à vous parler de visions de cette force.
Cependant vous m’avouerez que la vision des révérends Pères cordeliers d’Orléans, en 1534, est celle qui en approche le plus, quoique de fort loin. Le procès criminel qu’elle occasionna est encore en manuscrit dans la Bibliothèque du roi de France, no 1770.
L’illustre maison de Saint-Mesmin avait fait de grands biens au couvent des cordeliers, et avait sa sépulture dans leur église. La femme d’un seigneur de Saint-Mesmin, prévôt d’Orléans, étant morte, son mari, croyant que ses ancêtres s’étaient assez appauvris en donnant aux moines, fit un présent à ces frères, qui ne leur parut pas assez considérable. Ces bons franciscains s’avisèrent de vouloir déterrer la défunte, pour forcer le veuf à faire réenterrer sa femme en leur terre sainte, en les payant mieux. Le projet n’était pas sensé, car le seigneur de Saint-Mesmin n’aurait pas manqué de la faire inhumer ailleurs. Mais il entre souvent de la folie dans la friponnerie.
D’abord l’âme de la dame de Saint-Mesmin n’apparut qu’à deux frères. Elle leur dit[46] : « Je suis damnée comme Judas, parce que mon mari n’a pas donné assez. » Les deux petits coquins qui rapportèrent ces paroles ne s’aperçurent pas qu’elles devaient nuire au couvent plutôt que lui profiter. Le but du couvent était d’extorquer de l’argent du seigneur de Saint-Mesmin pour le repos de l’âme de sa femme. Or, si Mme de Saint-Mesmin était damnée, tout l’argent du monde ne pouvait la sauver : on n’avait rien à donner ; les cordeliers perdaient leur rétribution.
Il y avait dans ce temps-là très-peu de bon sens en France. La nation avait été abrutie par l’invasion des Francs, et ensuite par l’invasion de la théologie scolastique ; mais il se trouva dans Orléans quelques personnes qui raisonnèrent. Elles se doutèrent que si le grand Être avait permis que l’âme de Mme de Saint-Mesmin apparût à deux franciscains, il n’était pas naturel que cette âme se fût déclarée damnée comme Judas. Cette comparaison leur parut hors d’œuvre. Cette dame n’avait point vendu notre Seigneur Jésus-Christ trente deniers ; elle ne s’était point pendue ; ses intestins ne lui étaient point sortis du ventre : il n’y avait aucun prétexte pour la comparer à Judas. Cela donna du soupçon ; et la rumeur fut d’autant plus grande dans Orléans qu’il y avait déjà des hérétiques qui ne croyaient pas à certaines visions, et qui, en admettant des principes absurdes, ne laissaient pas pourtant d’en tirer d’assez bonnes conclusions. Les cordeliers changèrent donc de batterie, et mirent la dame en purgatoire.
Elle apparut donc encore, et déclara que le purgatoire était son partage ; mais elle demanda d’être déterrée. Ce n’était pas l’usage qu’on exhumât les purgatoriés, mais on espérait que M. de Saint-Mesmin préviendrait cet affront extraordinaire en donnant quelque argent. Cette demande d’être jetée hors de l’église augmenta les soupçons. On savait bien que les âmes apparaissaient souvent, mais elles ne demandent point qu’on les déterre.
L’âme, depuis ce temps, ne parla plus ; mais elle lutina tout le monde dans le couvent et dans l’Église, Les frères cordeliers l’exorcisèrent. Frère Pierre d’Arras s’y prit, pour la conjurer, d’une manière qui n’était pas adroite. Il lui disait : « Si tu es l’âme de feu Mme de Saint-Mesmin, frappe quatre coups » ; et on entendit les quatre coups. « Si tu es damnée, frappe six coups » ; et les six coups furent frappés. « Si tu es encore plus tourmentée en enfer parce que ton corps est enterré en terre sainte, frappe six autres coups » ; et ces six autres coups furent entendus encore plus distinctement[47]. Si nous déterrons ton corps, et si nous cessons de prier Dieu pour toi, seras-tu moins damnée ? Frappe cinq coups pour nous le certifier » ; et l’âme le certifia par cinq coups.
Cet interrogatoire de l’âme, fait par Pierre d’Arras, fut signé par vingt-deux cordeliers, à la tête desquels était le révérend Père provincial. Ce Père provincial lui fit, le lendemain, les mêmes questions, et il lui fut répondu de même.
On dira que, l’âme ayant déclaré qu’elle était en purgatoire, les cordeliers ne devaient pas la supposer en enfer ; mais ce n’est pas ma faute si des théologiens se contredisent.
Le seigneur de Saint-Mesmin présenta requête au roi contre les Pères cordeliers. Ils présentèrent requête de leur côté ; le roi délégua des juges, à la tête desquels était Adrien Fumée, maître des requêtes.
Le procureur général de la commission requit que lesdits cordeliers fussent brûlés ; mais l’arrêt ne les condamna qu’à faire tous amende honorable la torche au poing, et à être bannis du royaume. Cet arrêt est du 18 février 1534.
Après une telle vision, il est inutile d’en rapporter d’autres : elles sont toutes ou du genre de la friponnerie, ou du genre de la folie. Les visions du premier genre sont du ressort de la justice ; celles du second genre sont ou des visions de fous malades, ou des visions de fous en bonne santé. Les premières appartiennent à la médecine, et les secondes aux petites-maisons.


VISION DE CONSTANTIN.

De graves théologiens n’ont pas manqué d’alléguer des raisons spécieuses pour soutenir la vérité de l’apparition de la croix au ciel ; mais nous allons voir que leurs arguments ne sont point assez convaincants pour exclure le doute, les témoignages qu’ils citent en leur faveur n’étant d’ailleurs ni persuasifs, ni d’accord entre eux.
Premièrement, on ne produit d’autres témoins que des chrétiens, dont la déposition peut être suspecte dans ce cas où il s’agit d’un fait qui prouverait la divinité de leur religion. Comment aucun auteur païen n’a-t-il fait mention de cette merveille, que toute l’armée de Constantin avait également aperçue ? Que Zosime, qui semble avoir pris à tâche de diminuer la gloire de Constantin, n’en ait rien dit, cela n’est pas surprenant ; mais ce qui paraît étrange est le silence de l’auteur du Panégyrique de Constantin, prononcé en sa présence, à Trêves, dans lequel ce panégyriste s’exprime en termes magnifiques sur toute la guerre contre Maxence, que cet empereur avait vaincu.
Nazaire, autre rhéteur, qui, dans son panégyrique, disserte si éloquemment sur la guerre contre Maxence, sur la clémence dont usa Constantin après la victoire, et sur la délivrance de Rome, ne dit pas un mot de cette apparition, tandis qu’il assure que par toutes les Gaules on avait vu des armées célestes qui prétendaient être envoyées pour secourir Constantin.
Non-seulement cette vision surprenante a été inconnue aux auteurs païens, mais à trois écrivains chrétiens qui avaient la plus belle occasion d’en parler. Optatien Porphyre fait mention plus d’une fois du monogramme de Christ, qu’il appelle le signe céleste dans le Panégyrique de Constantin, qu’il écrivit en vers latins ; mais on n’y trouve pas un mot sur l’apparition de la croix au ciel.
Lactance n’en dit rien dans son Traité de la mort des persécuteurs, qu’il composa vers l’an 314, deux ans après la vision dont il s’agit. Il devait cependant être parfaitement instruit de tout ce qui regarde Constantin, ayant été précepteur de Crispus, fils de ce prince. Il rapporte seulement[48] que Constantin fut averti en songe de mettre sur les boucliers de ses soldats la divine image de la croix, et de livrer bataille ; mais, en racontant un songe dont la vérité n’avait d’autre appui que le témoignage de l’empereur, il passe sous silence un prodige qui avait eu toute l’armée pour témoin.
Il y a plus : Eusèbe de Césarée lui-même, qui a donné le ton à tous les autres historiens chrétiens sur ce sujet, ne parle point de cette merveille dans tout le cours de son Histoire ecclésiastique, quoiqu’il s’y étende fort au long sur les exploits de Constantin contre Maxence. Ce n’est que dans la vie de cet empereur qu’il s’exprime en ces termes[49] : « Constantin, résolu d’adorer le dieu de Constance son père, implora la protection de ce dieu contre Maxence. Pendant qu’il lui faisait sa prière, il eut une vision merveilleuse, et qui paraîtrait peut-être incroyable si elle était rapportée par un autre ; mais puisque ce victorieux empereur nous l’a racontée lui-même, à nous, qui écrivons cette histoire longtemps après, lorsque nous avons été connus de ce prince, et que nous avons eu part à ses bonnes grâces, confirmant ce qu’il disait par serment, qui pourrait en douter ? surtout l’événement en avant confirmé la vérité.
« Il assurait qu’il avait vu dans l’après-midi, lorsque le soleil baissait, une croix lumineuse au-dessus du soleil, avec cette inscription en grec : Vainquez par ce signe ; que ce spectacle l’avait extrêmement étonné, de même que tous les soldats qui le suivaient, qui furent témoins du miracle : que tandis qu’il avait l’esprit tout occupé de cette vision, et qu’il cherchait à en pénétrer le sens, la nuit étant survenue, Jésus-Christ lui était apparu pendant son sommeil, avec le même signe qu’il lui avait montré le jour dans l’air, et lui avait commandé de faire un étendard de la même forme, et de le porter dans les combats pour se garantir du danger. Constantin, s’étant levé dès la pointe du jour, raconta à ses amis le songe qu’il avait eu ; et ayant fait venir des orfèvres et des lapidaires, il s’assit au milieu, leur expliqua la figure du signe qu’il avait vu, et leur commanda d’en faire un semblable d’or et de pierreries : et nous nous souvenons de l’avoir vu quelquefois. »
Eusèbe ajoute ensuite que Constantin, étonné d’une si admirable vision, fit venir les prêtres chrétiens ; et qu’instruit par eux il s’appliqua à la lecture de nos livres sacrés, et conclut qu’il devait adorer avec un profond respect le Dieu qui lui était apparu.
Comment concevoir qu’une vision si admirable, vue de tant de milliers de personnes, et si propre à justifier la vérité de la religion chrétienne, ait été inconnue à Eusèbe, historien si soigneux de rechercher tout ce qui pouvait contribuer à faire honneur au christianisme, jusqu’à citer à faux des monuments profanes, comme nous l’avons vu à l’article ÉCLIPSE ? Et comment se persuader qu’il n’en ait été informé que plusieurs années après, par le seul témoignage de Constantin ? N’y avait-il donc point de chrétiens dans l’armée qui fissent gloire publiquement d’avoir vu un pareil prodige ? Auraient-ils eu si peu d’intérêt à leur cause que de garder le silence sur un si grand miracle ? Doit-on, après cela, s’étonner que Gélase de Cysique, un des successeurs d’Eusèbe dans le siége de Césarée au Ve siècle, ait dit que bien des gens soupçonnaient que ce n’était là qu’une fable inventée en faveur de la religion chrétienne[50] ?
Ce soupçon sera bien plus fort, si l’on fait attention combien peu les témoins sont d’accord entre eux sur les circonstances de cette merveilleuse apparition. Presque tous assurent que la croix fut vue de Constantin et de toute son armée ; et Gélase ne parle que de Constantin seul. Ils diffèrent sur le temps de la vision. Philostorge, dans son Histoire ecclésiastique, dont Photius nous a conservé l’extrait, dit[51] que ce fut lorsque Constantin remporta la victoire sur Maxence ; d’autres prétendent que ce fut auparavant, lorsque Constantin faisait des préparatifs pour attaquer le tyran, et qu’il était en marche avec son armée. Arthémius, cité par Métaphraste et Surius, sur le 20 octobre, dit que c’était à midi ; d’autres, l’après-midi, lorsque le soleil baissait.
Les auteurs ne s’accordent pas davantage sur la vision même, le plus grand nombre n’en reconnaissant qu’une, et encore en songe ; il n’y a qu’Eusèbe, suivi par Philostorge et Socrate[52], qui parlent de deux, l’une que Constantin vit de jour, et l’autre qu’il vit en songe, servant à confirmer la première ; Nicéphore Calliste[53] en compte trois.
L’inscription offre de nouvelles différences. Eusèbe dit qu’elle était en grec, d’autres ne parlent point d’inscription. Selon Philostorge et Nicéphore, elle était en caractères latins ; les autres n’en disent rien, et semblent par leur récit supposer que les caractères étaient grecs. Philostorge assure que l’inscription était formée par un assemblage d’étoiles ; Arthémius dit que les lettres étaient dorées. L’auteur cité par Photius[54] les représente composées de la même matière lumineuse que la croix ; et selon Sozomène[55] il n’y avait point d’inscription, et ce furent les anges qui dirent à Constantin : Remportez la victoire par ce signe.
Enfin le rapport des historiens est opposé sur les suites de cette vision. Si l’on s’en tient à Eusèbe, Constantin, aidé du secours de Dieu, remporta sans peine la victoire sur Maxence ; mais, selon Lactance, la victoire fut fort disputée : il dit même que les troupes de Maxence eurent quelque avantage avant que Constantin eût fait approcher son armée des portes de Rome. Si l’on en croit Eusèbe et Sozomène, depuis cette époque Constantin fut toujours victorieux, et opposa le signe salutaire de la croix à ses ennemis, comme un rempart impénétrable. Cependant un auteur chrétien, dont M. de Valois a rassemblé des fragments à la suite d’Ammien Marcellin[56], rapporte que dans les deux batailles livrées à Licinius par Constantin la victoire fut douteuse, et que Constantin fut même blessé légèrement à la cuisse ; et Nicéphore[57] dit que, depuis la première apparition, il combattit deux fois les Byzantins sans leur opposer la croix, et ne s’en serait pas même souvenu, s’il n’eût perdu neuf mille hommes, et s’il n’eût encore deux fois la même vision. Dans la première, les étoiles étaient arrangées de façon qu’elles formaient ces mots d’un psaume[58] : Invoque-moi au jour de la détresse, je t’en délivrerai, et tu m’honoreras ; et l’inscription de la dernière, beaucoup plus claire et plus nette encore, portait : Par ce signe tu vaincras tous les ennemis.
Philostorge assure que la vision de la croix et la victoire remportée sur Maxence déterminèrent Constantin à embrasser la foi chrétienne ; mais Rufin, qui a traduit en latin l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, dit qu’il favorisait déjà le christianisme et honorait le vrai Dieu. L’on sait cependant qu’il ne reçut le baptême que peu de jours avant de mourir, comme le disent expressément Philostorge[59], saint Athanase[60], saint Ambroise[61], saint Jérôme[62], Socrate[63], Théodoret[64], et l’auteur de la Chronique d’Alexandrie[65]. Cet usage, commun alors, était fondé sur la croyance que le baptême effaçant tous les péchés de celui qui le reçoit, on mourait assuré de son salut.
Nous pourrions nous borner à ces réflexions générales ; mais, par surabondance de droit, discutons l’autorité d’Eusèbe comme historien, et celle de Constantin et d’Arthémius comme témoins oculaires.
Pour Arthémius, nous ne pensons pas qu’on doive le mettre au rang des témoins oculaires, son discours n’étant fondé que sur ses Actes, rapportés par Métaphraste, auteur fabuleux. Actes que Baronius prétend à tort de pouvoir défendre, en même temps qu’il avoue qu’on les a interpolés.
Quant au discours de Constantin rapporté par Eusèbe, c’est, sans contredit, une chose étonnante que cet empereur ait craint de n’en être pas cru à moins qu’il ne fit serment, et qu’Eusèbe n’ait appuyé son témoignage par celui d’aucun des officiers ou des soldats de l’armée. Mais sans adopter ici l’opinion de quelques savants, qui doutent qu’Eusèbe soit l’auteur de la vie de Constantin, n’est-ce pas un témoin qui, dans cet ouvrage, revêt partout le caractère de panégyriste plutôt que celui d’historien ? N’est-ce pas un écrivain qui a supprimé soigneusement tout ce qui pouvait être désavantageux et peu honorable à son héros ? En un mot, ne montre-t-il pas sa partialité quand il dit, dans son Histoire ecclésiastique[66], en parlant de Maxence, qu’ayant usurpé à Rome la puissance souveraine, il feignit d’abord, pour flatter le peuple, de faire profession de la religion chrétienne ; comme s’il eût été impossible à Constantin de se servir d’une feinte pareille, et de supposer cette vision, de même que Licinius, quelque temps après, pour encourager ses soldats contre Maximin, supposa qu’un ange lui avait dicté en songe une prière qu’il devait réciter avec son armée ?
Comment en effet Eusèbe a-t-il le front de donner pour chrétien un prince qui fit rebâtir à ses dépens le temple de la Concorde, comme il est prouvé par une inscription qui se lisait du temps de Lelio Giraldi, dans la basilique de Latran ? un prince qui fit périr Crispus, son fils, déjà décoré du titre de césar, sur un léger soupçon d’avoir commerce avec Fausta, sa belle-mère ; qui fit étouffer, dans un bain trop chauffé, cette même Fausta, son épouse, à laquelle il était redevable de la conservation de ses jours ; qui fit étrangler l’empereur Maximien Herculius, son père adoptif ; qui ôta la vie au jeune Licinius, son neveu, qui faisait paraître de fort bonnes qualités ; qui enfin s’est déshonoré par tant de meurtres que le consul Ablavius appelait ces temps-là néroniens ? On pourrait ajouter qu’il y a d’autant moins de fond à faire sur le serment de Constantin qu’il n’eut pas le moindre scrupule de se parjurer, en faisant étrangler Licinius, à qui il avait promis la vie par serment. Eusèbe passe sous silence toutes ces actions de Constantin, qui sont rapportées par Eutrope[67], Zosime[68], Orose[69], saint Jérôme[70], et Aurélius Victor[71].
N’a-t-on pas lieu de penser après cela que l’apparition prétendue de la croix dans le ciel n’est qu’une fraude que Constantin imagina pour favoriser le succès de ses entreprises ambitieuses ? Les médailles de ce prince et de sa famille, que l’on trouve dans Banduri et dans l’ouvrage intitulé Numismata imperatorum romanorum ; l’arc de triomphe dont parle Baronius[72], dans l’inscription duquel le sénat et le peuple romain disaient que Constantin, par l’instinct de la Divinité, avait vengé la république du tyran Maxence et de toute sa faction ; enfin, la statue que Constantin lui-même se fit ériger à Rome, tenant une lance terminée par un travers en forme de croix, avec cette inscription que rapporte Eusèbe[73] : Par ce signe salutaire, j’ai délivré votre ville du joug de la tyrannie ; tout cela, dis-je, ne prouve que l’orgueil immodéré de ce prince artificieux, qui voulait répandre partout le bruit de son prétendu songe, et en perpétuer la mémoire.
Cependant pour excuser Eusèbe, il faut lui comparer un évêque du XVIIe siècle, que La Bruyère n’hésitait pas d’appeler un Père de l’Église. Bossuet, en même temps qu’il s’élevait avec un acharnement si impitoyable contre les visions de l’élégant et sensible Fénelon, commentait lui-même, dans l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague de Clèves[74], les deux visions qui avaient opéré la conversion de cette princesse Palatine. Ce fut un songe admirable, dit ce prélat : elle crut que, marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite loge. Elle comprit qu’il manque un sens aux incrédules comme à l’aveugle ; et en même temps, au milieu d’un songe si mystérieux, elle fit l’application de la belle comparaison de l’aveugle aux vérités de la religion et de l’autre vie.
Dans la seconde vision, Dieu continua de l’instruire comme il a fait Joseph et Salomon : et durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole si semblable à celle de l’Évangile. Elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme l’image de sa tendresse[75] ; une poule devenue mère, empressée autour des petits qu’elle conduisait. Un d’eux s’étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent animal. En même temps on lui crie d’un autre côté qu’il le fallait rendre au ravisseur. « Non, dit-elle, je ne le rendrai jamais. » En ce moment elle s’éveilla, et l’application de la figure qui lui avait été montrée se fit en un instant dans son esprit.


VŒUX[76].

Faire un vœu pour toute sa vie, c’est se faire esclave. Comment peut-on souffrir le pire de tous les esclavages dans un pays où l’esclavage est proscrit ?
Promettre à Dieu par serment qu’on sera, depuis l’âge de quinze ans jusqu’à sa mort, jacobin, jésuite, ou capucin, c’est affirmer qu’on pensera toujours en capucin, en jacobin, ou en jésuite. Il est plaisant de promettre pour toute sa vie ce que nul homme n’est sûr de tenir du soir au matin.
Comment les gouvernements ont-ils été assez ennemis d’eux-mêmes, assez absurdes, pour autoriser les citoyens à faire l’aliénation de leur liberté dans un âge où il n’est pas permis de disposer de la moindre partie de sa fortune ? Comment tous les magistrats, étant convaincus de l’excès de cette sottise, n’y mettent-ils pas ordre ?
N’est-on pas épouvanté quand on fait réflexion qu’on a plus de moines que de soldats ?
N’est-on pas attendri quand on découvre les secrets des cloîtres, les turpitudes, les horreurs, les tourments, auxquels se sont soumis de malheureux enfants qui détestent leur état de forçat quand ils sont hommes, et qui se débattent avec un désespoir inutile contre les chaînes dont leur folie les a chargés ?
J’ai connu un jeune homme que ses parents engagèrent à se faire capucin à quinze ans et demi ; il aimait éperdument une fille à peu près de cet âge. Dès que ce malheureux eut fait ses vœux à François d’Assise, le diable le fit souvenir de ceux qu’il avait faits à sa maîtresse, à qui il avait signé une promesse de mariage. Enfin le diable étant plus fort que saint François, le jeune capucin sort de son cloître, et court à la maison de sa maîtresse ; on lui dit qu’elle s’est jetée dans un couvent, et qu’elle a fait profession.
Il vole au couvent, il demande à la voir, il apprend qu’elle est morte de désespoir. Cette nouvelle lui ôte l’usage de ses sens, il tombe presque sans vie. On le transporte dans un couvent d’hommes voisin, non pour lui donner les secours nécessaires, qui ne peuvent tout au plus que sauver le corps, mais pour lui procurer la douceur de recevoir avant sa mort l’extrême-onction, qui sauve infailliblement l’âme.
Cette maison où l’on porta ce pauvre garçon évanoui était justement un couvent de capucins. Ils le laissèrent charitablement à leur porte pendant plus de trois heures ; mais enfin il fut heureusement reconnu par un des révérends Pères, qui l’avait vu dans le monastère d’où il était sorti. Il fut porté dans une cellule, et l’on y eut quelque soin de sa vie dans le dessein de la sanctifier par une salutaire pénitence.
Dès qu’il eut recouvré ses forces, il fut conduit bien garrotté à son couvent ; et voici très-exactement comme il y fut traité. D’abord on le descendit dans une fosse profonde, au bas de laquelle est une pierre très-grosse à laquelle une chaîne de fer est scellée. Il fut attaché à cette chaîne par un pied ; ou mit auprès de lui un pain d’orge et une cruche d’eau ; après quoi on referma la fosse, qui se bouche avec un large plateau de grès, qui ferme l’ouverture par laquelle on l’avait descendu.
Au bout de trois jours on le tira de sa fosse pour le faire comparaître devant la tournelle des capucins. Il fallait savoir s’il avait des complices de son évasion ; et pour l’engager à les révéler, on l’appliqua à la question usitée dans le couvent. Cette question préparatoire est infligée avec des cordes qui serrent les membres du patient, et qui lui font souffrir une espèce d’estrapade.
Quand il eut subi ces tourments, il fut condamné à être enfermé pendant deux ans dans son cachot, et à en sortir trois fois par semaine pour recevoir sur son corps entièrement nu la discipline avec des chaînes de fer.
Son tempérament résista seize mois entiers à ce supplice. Il fut enfin assez heureux pour se sauver, à la faveur d’une querelle arrivée entre les capucins. Ils se battirent les uns contre les autres, et le prisonnier échappa pendant la mêlée.
S’étant caché pendant quelques heures dans des broussailles, il se hasarda de se mettre en chemin au déclin du jour, pressé par la faim et pouvant à peine se soutenir. Un samaritain qui passait eut piété de ce spectre ; il le conduisit dans sa maison et lui donna du secours. C’est cet infortuné lui-même qui m’a conté son aventure en présence de son libérateur. Voilà donc ce que les vœux produisent !
C’est une question fort curieuse de savoir si les horreurs qui se commettent tous les jours chez les moines mendiants sont plus révoltantes que les richesses pernicieuses des autres moines, qui réduisent tant de familles à l’état de mendiants.
Tous ont fait vœu de vivre à nos dépens, d’être un fardeau à leur patrie, de nuire à la population, de trahir leurs contemporains et la postérité. Et nous le souffrons !
Autre question intéressante pour les officiers :
On demande pourquoi on permet à des moines de reprendre un de leurs moines qui s’est fait soldat, et pourquoi un capitaine ne peut reprendre un déserteur qui s’est fait moine.

VOLONTÉ[77].

Des Grecs fort subtils consultaient autrefois le pape Honorius Ier pour savoir si Jésus, lorsqu’il était au monde, avait eu une volonté ou deux volontés lorsqu’il se déterminait à quelque action, par exemple lorsqu’il voulait dormir ou veiller, manger ou aller à la garde-robe, marcher ou s’asseoir.
« Que nous importe ? leur répondait le très-sage évêque de Rome Honorius. Il a certainement aujourd’hui la volonté que vous soyez gens de bien, cela vous doit suffire ; il n’a nulle volonté que vous soyez des sophistes babillards, qui vous battez continuellement pour la chape à l’évêque et pour l’ombre de l’âne. Je vous conseille de vivre en paix, et de ne point perdre en disputes inutiles un temps que vous pourriez employer en bonnes œuvres.
— Saint-père, vous avez beau dire, c’est ici la plus importante affaire du monde. Nous avons déjà mis l’Europe, l’Asie et l’Afrique en feu, pour savoir si Jésus avait deux personnes et une nature, ou une nature et deux personnes, ou bien deux personnes et deux natures, ou bien une personne et une nature.
— Mes chers frères, vous avez très-mal fait : il fallait donner du bouillon aux malades, du pain aux pauvres.
— Il s’agit bien de secourir les pauvres ! voilà-t-il pas le patriarche Sergius qui vient de faire décider dans un concile à Constantinople que Jésus avait deux natures et une volonté ! et l’empereur, qui n’y entend rien, est de cet avis.
— Eh bien, soyez-en aussi ; et surtout défendez-vous mieux contre les mahométans, qui vous donnent tous les jours sur les oreilles, et qui ont une très-mauvaise volonté contre vous.
— C’est bien dit ; mais voilà les évêques de Tunis, de Tripoli, d’Alger, de Maroc, qui tiennent fermement pour les deux volontés. Il faut avoir une opinion ; quelle est la vôtre ?
— Mon opinion est que vous êtes des fous qui perdrez la religion chrétienne, que nous avons établie avec tant de peine. Vous ferez tant par vos sottises que Tunis, Tripoli, Alger, Maroc, dont vous me parlez, deviendront musulmans, et qu’il n’y aura pas une chapelle chrétienne en Afrique. En attendant je suis pour l’empereur et le concile, jusqu’à ce que vous ayez pour vous un autre concile et un autre empereur.
— Ce n’est pas nous satisfaire. Croyez-vous deux volontés ou une ?
— Écoutez : si ces deux volontés sont semblables, c’est comme s’il n’y en avait qu’une seule ; si elles sont contraires, celui qui aura deux volontés à la fois fera deux choses contraires à la fois, ce qui est absurde ; par conséquent, je suis pour une seule volonté.
— Ah ! saint-père, vous êtes monothélite. À l’hérésie ! à l’hérésie ! au diable ! à l’excommunication, à la déposition ! un concile, vite un autre concile ! un autre empereur, un autre évêque de Rome, un autre patriarche !
— Mon Dieu ! que ces pauvres Grecs sont fous avec toutes leurs vaines et interminables disputes, et que mes successeurs feront bien de songer à être puissants et riches ! »
À peine Honorius avait proféré ces paroles qu’il apprit que l’empereur Héraclius était mort après avoir été bien battu par les mahométans. Sa veuve Martine empoisonna son beau-fils ; le sénat fit couper la langue à Martine, et le nez à un autre fils de l’empereur. Tout l’empire grec nagea dans le sang.
N’eût-il pas mieux valu ne point disputer sur les deux volontés ? Et ce pape Honorius, contre lequel les jansénistes ont tant écrit, n’était-il pas un homme très-sensé ?


VOYAGE DE SAINT PIERRE À ROME[78].

La fameuse dispute, si Pierre fit le voyage de Rome, n’est-elle pas au fond aussi frivole que la plupart des autres grandes disputes ? Les revenus de l’abbaye de Saint-Denis en France ne dépendent ni de la vérité du voyage de saint Denis l’aréopagite d’Athènes au milieu des Gaules, ni de son martyre à Montmartre, ni de l’autre voyage qu’il fit, après sa mort, de Montmartre à Saint-Denis, en portant sa tête entre ses bras, et en la baisant à chaque pause.
Les chartreux ont de très-grands biens, sans qu’il y ait la moindre vérité dans l’histoire du chanoine de Paris qui se leva de sa bière à trois jours consécutifs pour apprendre aux assistants qu’il était damné.
De même, il est bien sûr que les revenus et les droits du pontife romain peuvent subsister, soit que Simon Barjone, surnommé Céphas, ait été à Rome, soit qu’il n’y ait pas été. Tous les droits des métropolitains de Rome et de Constantinople furent établis au concile de Chalcédoine, en 451 de notre ère vulgaire ; et il ne fut question dans ce concile d’aucun voyage fait par un apôtre à Bysance où à Rome.
Les patriarches d’Alexandrie et de Constantinople suivirent le sort de leurs provinces. Les chefs ecclésiastiques des deux villes impériales et de l’opulente Égypte devaient avoir naturellement plus de priviléges, d’autorité, de richesses, que les évêques des petites villes.
Si la résidence d’un apôtre dans une ville avait décidé de tant de droits, l’évêque de Jérusalem aurait sans contredit été le premier évêque de la chrétienté. Il était évidemment le successeur de saint Jacques, frère de Jésus-Christ, reconnu pour fondateur de cette Église, et appelé depuis le premier de tous les évêques. Nous ajouterions que, par le même raisonnement, tous les patriarches de Jérusalem devaient être circoncis, puisque les quinze premiers évêques de Jérusalem[79], berceau du christianisme et tombeau de Jésus-Christ, avaient tous reçu la circoncision[80].
Il est indubitable que les premières largesses faites à l’Église de Rome par Constantin n’ont pas le moindre rapport au voyage de saint Pierre[81].
1° La première église élevée à Rome fut celle de Saint Jean ; elle en est encore la véritable cathédrale. Il est sûr qu’elle aurait été dédiée à saint Pierre s’il en avait été le premier évêque : c’est la plus forte de toutes les présomptions ; elle seule aurait pu finir la dispute.
2° À cette puissante conjecture se joignent des preuves négatives convaincantes. Si Pierre avait été à Rome avec Paul, les Actes des apôtres en auraient parlé, et ils n’en disent pas un mot.
3° Si saint Pierre était allé prêcher l’Évangile à Rome, saint Paul n’aurait pas dit dans son Épître aux Galates : « Quand ils virent que l’Évangile du prépuce m’avait été confié, et à Pierre celui de la circoncision, ils me donnèrent les mains à moi et à Barnabé ; ils consentirent que nous allassions chez les Gentils, et Pierre chez les circoncis. »
4° Dans les lettres que Paul écrit de Rome, il ne parle jamais de Pierre : donc il est évident que Pierre n’y était pas.
5° Dans les lettres que Paul écrit à ses frères de Rome, pas le moindre compliment à Pierre, pas la moindre mention de lui : donc Pierre ne fit un voyage à Rome, ni quand Paul était en prison dans cette capitale, ni quand il en était dehors.
6° On n’a jamais connu aucune lettre de saint Pierre datée de Rome.
7° Quelques-uns, comme Paul Orose, Espagnol du Ve siècle, veulent qu’il ait été à Rome les premières années de Claude ; et les Actes des apôtres disent qu’il était alors à Jérusalem, et les Épîtres de Paul disent qu’il était à Antioche.
8° Je ne prétends point apporter en preuve qu’à parler humainement et selon les règles de la critique profane Pierre ne pouvait guère aller de Jérusalem à Rome, ne sachant ni la langue latine, ni même la langue grecque, laquelle saint Paul parlait, quoique assez mal. Il est dit que les apôtres parlaient toutes les langues de l’univers ; ainsi je me tais.
9° Enfin, la première notion qu’on ait jamais eue du voyage de saint Pierre à Rome vient d’un nommé Papias, qui vivait encore cent ans après saint Pierre. Ce Papias était Phrygien, il écrivait dans la Phrygie, et il prétendit que saint Pierre était allé à Rome, sur ce que dans une de ses lettres il parle de Babylone. Nous avons en effet une lettre attribuée à saint Pierre, écrite en ces temps ténébreux, dans laquelle il est dit : « L’Église qui est à Babylone, ma femme et mon fils Marc, vous saluent. » Il a plu à quelques translateurs de traduire le mot qui veut dire ma femme, par la conchoisie, Babylone la conchoisie ; c’est traduire avec un grand sens.
Papias, qui était (il faut l’avouer) un des grands visionnaires de ces siècles, s’imagina que Babylone voulait dire Rome. Il était pourtant tout naturel que Pierre fût parti d’Antioche pour aller visiter les frères de Babylone. Il y eut toujours des Juifs à Babylone ; ils y firent continuellement le métier de courtiers et de porte-balles ; il est bien à croire que plusieurs disciples s’y réfugièrent, et que Pierre alla les encourager. Il n’y a pas plus de raison à imaginer que Babylone signifie Rome qu’à supposer que Rome signifie Babylone. Quelle idée extravagante de supposer que Pierre écrivait une exhortation à ses camarades, comme on écrit aujourd’hui en chiffres ! Craignait-il qu’on n’ouvrît sa lettre à la poste ? Pourquoi Pierre aurait-il craint qu’on n’eût connaissance de ses lettres juives, si inutiles selon le monde, et auxquelles il eût été impossible que les Romains eussent fait la moindre attention ? Qui l’engageait à mentir si vainement ? Dans quel rêve a-t-on pu songer que lorsqu’on écrivait Babylone cela signifiait Rome ?
C’est d’après ces preuves assez concluantes que le judicieux Calmet conclut que le voyage de saint Pierre à Rome est prouvé par saint Pierre lui-même, qui marque expressément qu’il a écrit sa lettre de Babylone, c’est-à-dire de Rome, comme nous l’expliquons avec les anciens. Encore une fois, c’est puissamment raisonner ; il a probablement appris cette logique chez les vampires.
Le savant archevêque de Paris Marca, Dupin, Blondel, Spanheim, ne sont pas de cet avis ; mais enfin c’était celui de Papias, qui raisonnait comme Calmet, et qui fut suivi d’une foule d’écrivains si attachés à la sublimité de leurs principes qu’ils négligèrent quelquefois la saine critique et la raison.
C’est une très-mauvaise défaite des partisans du voyage, de dire que les Actes des apôtres sont destinés à l’histoire de Paul et non pas de Pierre, et que s’ils passent sous silence le séjour de Simon Barjone à Rome, c’est que les faits et gestes de Paul étaient l’unique objet de l’écrivain.
Les Actes parlent beaucoup de Simon Barjone, surnommé Pierre. C’est lui qui propose de donner un successeur à Judas. On le voit frapper de mort subite Ananie et sa femme, qui lui avaient donné leur bien, mais qui malheureusement n’avaient pas tout donné. On le voit ressusciter sa couturière Dorcas chez le corroyeur Simon, à Joppé. Il a une querelle dans Samarie avec Simon, surnommé le Magicien ; il va à Lippa, à Césarée, à Jérusalem : que coûtait-il de le faire aller à Rome ?
Il est bien difficile que Pierre soit allé à Rome, soit sous Tibère, soit sous Caligula, ou sous Claude, ou sous Néron. Le voyage du temps de Tibère n’est fondé que sur de prétendus fastes de Sicile apocryphes[82].
Un autre apocryphe, intitulé Catalogue d’évêques, fait au plus vite Pierre évêque de Rome, immédiatement après la mort de son maître.
Je ne sais quel conte arabe l’envoie à Rome sous Caligula. Eusèbe, trois cents ans après, le fait conduire à Rome sous Claude par une main divine, sans dire en quelle année.
Lactance, qui écrivait du temps de Constantin, est le premier auteur bien avéré qui ait dit que Pierre alla à Rome sous Néron, et qu’il y fut crucifié.
On avouera que si dans un procès une partie ne produisait que de pareils titres, elle ne gagnerait pas sa cause ; on lui conseillerait de s’en tenir à la prescription, à l’uti possidetis ; et c’est le parti que Rome a pris.
Mais, dit-on. avant Eusèbe, avant Lactance, l’exact Papias avait déjà conté l’aventure de Pierre et de Simon vertu-de-Dieu, qui se passa en présence de Néron ; le parent de Néron, à moitié ressuscité par Simon vertu-Dieu, et entièrement ressuscité par Pierre ; les compliments de leurs chiens ; le plain donné par Pierre aux chiens de Simon ; le magicien, qui vole dans les airs ; le chrétien, qui le fait tomber par un signe de croix, et qui lui casse les jambes ; Néron, qui fait couper la tête à Pierre pour payer les jambes de son magicien, etc., etc. Le grave Marcel répète cette histoire authentique, et le grave Hégésippe la répète encore, et d’autres la répètent après eux ; et moi, je vous répète que si jamais vous plaidez pour un pré, fût-ce devant le juge de Vaugirard, vous ne gagnerez jamais votre procès sur de pareilles pièces.
Je ne doute pas que le fauteuil épiscopal de saint Pierre ne soit encore à Rome dans la belle église ; je ne doute pas que saint Pierre n’ait joui de l’évêché de Rome vingt-cinq ans un mois et neuf jours, comme on le rapporte ; mais j’ose dire que cela n’est pas prouvé démonstrativement, et j’ajoute qu’il est à croire que les évêques romains d’aujourd’hui sont plus à leur aise que ceux de ces temps passés, temps un peu obscurs, qu’il est fort difficile de bien débrouiller.

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1. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
2. ↑ Le livre de dom Calmet est intitulé Dissertation sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie. (Paris, 1746, in-12). L’approbation est ainsi conçue :
« J’ai lu par ordre de monseigneur le chancelier un manuscrit qui a pour titre : Dissertations sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires. Cette matière demandoit de la recherche et de la critique. L’auteur, si connu dans la république des lettres, paroit n’avoir épargné aucun travail pour se mettre au fait de ce qui concerne le sujet qu’il traite. Ses sages réflexions prouveront également sa judicieuse critique. Elle mettra sans doute le lecteur à l’abri d’une vaine crédulité qui porte à tout croire, et d’un pyrrhonisme dangereux qui porte à douter de tout.
En Sorbonne, le 16 décembre 1745. »
« DE MARCILLY. »
3. ↑ Tournefort, tome I, page 155 et suiv. (Note de Voltaire.)
4. ↑ Ce saint Stanislas fut évêque de Cracovie au XIe siècle ; né en 1030, il fut exécuté en 1079, et canonisé en 1253.
5. ↑ Ce qu’on lisait sous ce titre dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772, forme la seconde section de l’article AIR. (B.)
6. ↑ Les éditeurs de Kehl avaient placé sous ce mot un morceau que Voltaire avait, en 1766, publié à la suite d’Octave et le jeune Pompée, et qui était intitulé du Gouvernement et de la Divinité d’Auguste. Voyez ce morceau sous ce titre, dans les Mélanges, année 1766.
7. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
8. ↑ Voyez les notes, tome XVII, page 211, et ci-dessus, page 430.
9. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie. 1772. (B.)
10. ↑ Par suite de la Révolution française, Venise a cessé d’exister comme État. Après avoir fait, sous Napoléon, partie du royaume d’Italie, Venise fait aujourd’hui partie du royaume de Lombardie, qui est sous la domination autrichienne. M. Daru a publié une Histoire de la république de Venise, qui a eu trois éditions ; 1819, 7 volumes in-8o ; 1822, 8 volumes in-8o ; 1827, 8 volumes in-18. (B.) — Venise fait partie à présent de l’État italien.
11. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
12. ↑ Épître à Tite, chapitre I, v. 12.
13. ↑ Nous l’avons déjà dit ailleurs, et nous le répétons ici : pourquoi ? parce que les jeunes Welches, pour l’édification de qui nous écrivons, lisent en courant, et oublient ce qu’ils lisent. (Note de Voltaire.) — Ce que Voltaire répète ici, il l’avait déjà dit tome XVII, page 329 ; dans le chapitre XII de L’Examen important de milord Bolingbroke (Mélanges, année 1767), et dans l’Épître aux Romains (Mélanges, année 1768).
14. ↑ Voyez les Actes des apôtres, V.
15. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
16. ↑ Voyez le Voyage de M. le colonel de Bougainville, et les Lettres sur le Paraguai. (Note de Voltaire.)
17. ↑ Dans le temps de la révocation de l’édit de Nantes, les religieuses chez qui l’on enfermait les filles arrachées des bras de leurs parents ne manquaient pas de les fouetter vigoureusement lorsqu’elles ne voulaient pas assister à la messe le dimanche ; quand les religieuses n’étaient pas assez fortes, elles demandaient du secours à la garnison, et l’exécution se faisait par des grenadiers, en présence d’un officier major. Voyez l’Histoire de la révocation de l’édit de Nantes. (Note de Voltaire.) — L’ouvrage auquel on renvoie dans cette note est celui de Benoist ; il est intitulé Histoire de l’édit de Nantes, etc., jusques à l’édit de révocation, en octobre 1685, et de ce qui a suivi ce nouvel édit jusqu’à présent ; Delft, 1693-90, 3 tomes en 5 volumes in-4o.
Des sévices analogues eurent lieu contre les religieuses, pendant la Révolution (1790).
18. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
19. ↑ Article ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
20. ↑ Voyez le texte de Montaigne, tome XVII, page 430.
21. ↑ Voyez tome XVII, page 430.
22. ↑ Voltaire avait déjà parlé du trop petit nombre de rimes nobles dans son Commentaire sur Corneille (Médée, acte Ier, scène IV, et Rodogune, acte V, scène II), ainsi que dans sa Réponse à un académicien (Voyez Mélanges, année 1764).
23. ↑ Didon fut imprimée en 1734. Deux ans après, Voltaire fit une critique de cette pièce (voyez le Fragment d’une lettre sur Didon, dans les Mélanges, année 1736). C’est dans son ancien opuscule qu’il aura repris sa citation de vers de Didon, qui se trouvent tels qu’il les cite dans l’édition de 1734, mais que Le Franc a corrigés depuis.
24. ↑ Inès de Castro, I, I.
25. ↑ Ibid, I, II.
26. ↑ Piron, Fernand Cortez, I, IV.
27. ↑ Ibid., I, V.
28. ↑ Fernand Cortez, I, VI.
29. ↑ Ibid., III, IV.
30. ↑ Faisait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
31. ↑ Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)
32. ↑ Article ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
33. ↑ Ire aux Corinthiens, chapitre VIII. (Note de Voltaire.)
34. ↑ Actes, chapitre X. (Id.)
35. ↑ Traité de l’abstinence de la chair des animaux, 1747, in-12.
36. ↑ Philippe Hecquet, médecin, né à Abbeville en 1661, mort, le 11 avril 1737, est, suivant quelques personnes, l’original du Sangrado de Gil Blas (livre II, chapitres II et V). Il est hors de doute que c’est celui que Le Sage désigne sous le nom de Hoqueton, dans le même roman, livre IV, chapitre III. Il est auteur d’un Traité des dispenses du carême, 1709, in-12, où il assure que l’abstinence des aliments gras et le jeûne sont favorables à la santé. Voyez ci-dessus l’article TABAC.
37. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
38. ↑ « La vie, a dit Bichat, est l’ensemble des fonctions qui résiste à la mort. »
39. ↑ Genèse, chapitre I, v. 20. (Note de Voltaire.)
40. ↑ Genèse, chapitre I, v. 24. (Id.)
41. ↑ Chapitre I, v. 30. (Note de Voltaire.)
42. ↑ Chapitre II, v. 7. (Id.)
43. ↑ Genèse, chapitre IX, v. 5. (Id.)
44. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
45. ↑ Voyez la note, tome XII, page 292.
46. ↑ Tiré d’un manuscrit de la bibliothèque de l’évêque de Blois, Caumartin. (Note de Voltaire.)
47. ↑ Toutes ces particularités sont détaillées dans l’Histoire des apparitions et visions, de l’abbé Lenglet. (Note de Voltaire.)
48. ↑ Chapitre XLIV. (Note de Voltaire.)
49. ↑ Livre I, chapitres XXVIII, XXXI et XXXII. (Id.)
50. ↑ Histoire des actes du concile de Nicée, chapitre IV. (Note de Voltaire.)
51. ↑ Livre I, chapitre VI. (Note de Voltaire.)
52. ↑ Hist. eccl., livre I, chap. II. (Id.)
53. ↑ Ibid., livre VIII, chapitre III. (Id.)
54. ↑ Bibl., cahier 256. (Note de Voltaire.)
55. ↑ Hist. eccl., livre I, chapitre III. (Id.)
56. ↑ Pages 473 et 475. (Id.)
57. ↑ Livre VII, chapitre XLVII. (Id.)
58. ↑ Ps. XLIX, v. 16. (Note de Voltaire.)
59. ↑ Livre VI, chapitre VI. (Id.)
60. ↑ Page 917, sur le Synode. (Id.)
61. ↑ Oraison sur la mort de Théodose. (Id.)
62. ↑ Chron., année 337. (Note de Voltaire.)
63. ↑ Livre II, chapitre XLVII. (Id.)
64. ↑ Chapitre XXXII. (Id.)
65. ↑ Page 684. (Id.)
66. ↑ Livre VIII, chapitre XIV. (Note de Voltaire.)
67. ↑ Livre X, chapitre IV. (Id.)
68. ↑ Livre II, chapitre XXIX. (Id.)
69. ↑ Livre VII, chapitre XXVIII. (Id.)
70. ↑ Chron., année 321. (Note de Voltaire.)
71. ↑ Épitome, chapitre I, (Id.)
72. ↑ Tome III, page 296. (Id.)
73. ↑ Livre I, chapitre IV. (Note de Voltaire.)
74. ↑ Voyez tome XVII, page 335.
75. ↑ Matthieu, chapitre XXIII, v. 37. (Note de Voltaire.)
76. ↑ Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)
77. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
78. ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.) — Voyez aussi l’article Pierre (Saint).
79. ↑ Voyez tome XVIII, page 480.
80. ↑ « Il fallut que quinze évêques de Jérusalem fussent circoncis, et que tout le monde pensât comme eux, coopérât avec eux. » (Saint Épiphane, hérés. LXX.)
« J’ai appris, par les monuments des anciens, que jusqu’au siége de Jérusalem par Adrien, il y eut quinze évêques de suite natifs de cette ville. » (Eusèbe, livre IV.) (Note de Voltaire.)
81. ↑ Voyez tome XI, page 239.
82. ↑ Voyez Spanheim, Sacrœ antiq., livre III. (Note de Voltaire.)

WALLER[1].


Voyez dans les Mélanges, année 1734, la vingt et unième des Lettres philosophiques.


 

YVETOT[1].


C’est le nom d’un bourg de France, à six lieues de Rouen en Normandie, qu’on a qualifié de royaume pendant longtemps, d’après Robert Gaguin, historien du XVIe siècle.
Cet écrivain rapporte que Gautier ou Vautier, seigneur d’Yvetot, chambrier du roi Clotaire Ier, ayant perdu les bonnes grâces de son maître par des calomnies dont on n’est pas avare à la cour, s’en bannit de son propre mouvement, passa dans les climats étrangers où, pendant dix ans, il fit la guerre aux ennemis de la foi ; qu’au bout de ce terme, se flattant que la colère du roi serait apaisée, il reprit le chemin de la France ; qu’il passa par Rome, où il vit le pape Agapet, dont il obtint des lettres de recommandation pour le roi, qui était alors à Soissons, capitale de ses États. Le seigneur d’Yvetot s’y rendit un jour de vendredi saint, et prit le temps que Clotaire était à l’église pour se jeter à ses pieds, en le conjurant de lui faire grâce par le mérite de celui qui, en pareil jour, avait répandu son sang pour le salut des hommes ; mais Clotaire, prince farouche et cruel, l’ayant reconnu, lui passa son épée au travers du corps.
Gaguin ajoute que le pape Agapet, ayant appris une action si indigne, menaça le roi des foudres de l’Église s’il ne réparait sa faute ; et que Clotaire, justement intimidé, et pour satisfaction du meurtre de son sujet, érigea la seigneurie d’Yvetot en royaume, en faveur des héritiers et des successeurs de Gautier ; qu’il en fit expédier des lettres signées de lui, et scellées de son sceau ; que c’est depuis ce temps-là que les seigneurs d’Yvetot portent le titre de rois : et je trouve, par une autorité constante et indubitable, continue Gaguin, qu’un événement aussi extraordinaire s’est passé en l’an de grâce 536.
Rappelons, à propos de ce récit de Gaguin, l’observation que nous avons déjà faite[2] sur ce qu’il dit de l’établissement de l’université de Paris ; c’est qu’aucun des historiens contemporains ne fait mention de l’événement singulier qui, selon lui, fit ériger en royaume la seigneurie d’Yvetot[3] ; et, comme l’ont très-bien remarqué Claude Malingre et l’abbé de Vertot[4], Clotaire Ier, qu’on suppose souverain du bourg d’Yvetot, ne régnait point dans cette contrée ; les fiefs alors n’étaient point héréditaires ; l’on ne datait point les actes de l’an de grâce, comme le rapporte Robert Gaguin ; enfin le pape Agapet était déjà mort. Ajoutons que le droit d’ériger un fief en royaume appartenait exclusivement à l’empereur.
Ce n’est pas à dire cependant que les foudres de l’Église ne fussent déjà usitées du temps d’Agapet. On sait que saint Paul[5] excommunia l’incestueux de Corinthe ; on trouve aussi, dans les lettres de saint Basile, quelques exemples de censures générales dès le IVe siècle. Une de ces lettres est contre un ravisseur. Le saint prélat y ordonne de faire rendre la fille à ses parents, d’exclure le ravisseur des prières, et de le déclarer excommunié, avec ses complices et toute sa maison, pendant trois ans ; il ordonne aussi d’exclure des prières tout le peuple de la bourgade qui a reçu la personne ravie.
Auxilius, jeune évêque, excommunia la famille entière de Clacitien ; et quoique saint Augustin ait désapprouvé cette conduite, et que le pape saint Léon ait établi les mêmes maximes que saint Augustin, dans une de ses lettres aux évêques de la province de Vienne, pour ne parler ici que de la France, Prétextat, évêque de Rouen, ayant été assassiné l’an 586, dans sa propre église, Leudovalde, évêque de Bayeux, ne laissa pas de mettre en interdit toutes les églises de Rouen, défendant d’y célébrer le service divin jusqu’à ce que l’on eût trouvé l’auteur du crime.
L’an 1141, Louis le Jeune ayant refusé de consentir à l’élection de Pierre de La Châtre, que le pape avait fait nommer à la place d’Albéric, archevêque de Bourges, mort l’année précédente, Innocent II mit toute la France en interdit.
L’an 1200, Pierre de Capoue, chargé d’obliger Philippe-Auguste à quitter Agnès et à reprendre Ingerburge, et n’y ayant pas réussi, publia le 15 janvier la sentence d’interdit sur tout le royaume, qui avait été prononcée par le pape Innocent III. Cet interdit fut observé avec une extrême rigueur. La chronique anglicane, citée par le bénédictin Martenne[6] dit que tout acte de christianisme, hormis le baptême des enfants, fut interdit en France, les églises fermées ; les chrétiens en étaient chassés comme des chiens ; plus d’office divin ni de sacrifice de la messe, plus de sépultures ecclésiastiques pour les défunts ; les cadavres, abandonnés au hasard, répandaient la plus affreuse infection, et pénétraient d’horreur ceux qui leur survivaient.
La chronique de Tours fait la même description ; elle y ajoute seulement un trait remarquable confirmé par l’abbé Fleury et l’abbé de Vertot[7] : c’est que le saint viatique était excepté, comme le baptême des enfants, de cette privation des choses saintes. Le royaume fut pendant neuf mois dans cette situation : Innocent III permit seulement, au bout de quelque temps, les prédications et le sacrement de confirmation. Le roi fut si courroucé qu’il chassa les évêques et tous les autres ecclésiastiques de leurs demeures, et confisqua leurs biens.
Mais, ce qui est singulier, les souverains eux-mêmes priaient quelquefois les évêques de prononcer un interdit sur les terres de leurs vassaux. Par des lettres du mois de février 1356, confirmatives de celles de Guy, comte de Nevers et de Mathilde sa femme, en faveur des bourgeois de Nevers, Charles V, régent du royaume, prie les archevêques de Lyon, de Bourges, et de Sens, et les évêques d’Autun, de Langres, d’Auxerre, et de Nevers, de prononcer une excommunication contre le comte de Nevers et un interdit sur ses terres, s’il n’exécute pas l’accord qu’il avait fait avec ses habitants. On trouve aussi, dans le recueil des ordonnances de la troisième race, plusieurs lettres semblables du roi Jean, qui autorisent les évêques à mettre en interdit les lieux dont le seigneur tenterait d’enfreindre les priviléges.
Enfin, ce qui semble incroyable, le jésuite Daniel rapporte que, l’an 998, le roi Robert fut excommunié par Grégoire V, pour avoir épousé sa parente au quatrième degré. Tous les évêques qui avaient assisté à ce mariage furent interdits de la communion jusqu’à ce qu’ils fussent allés à Rome faire
satisfaction au saint-siége. Les peuples, les courtisans même, se séparèrent du roi ; il ne lui resta que deux domestiques qui purifiaient par le feu toutes les choses qu’il avait touchées. Le cardinal Damien et Rommalde ajoutent même qu’un matin Robert étant allé, selon sa coutume, dire ses prières à la porte de l’église de Saint-Barthélemy, car il n’osait pas y entrer, Abbon, abbé de Fleury, suivi de deux femmes du palais qui portaient un grand plat de vermeil couvert d’un linge, l’aborde, lui annonce que Berthe vient d’accoucher ; et découvrant le plat : « Voyez, lui dit-il, les effets de votre désobéissance aux décrets de l’Église, et le sceau de l’anathème sur ce fruit de vos amours. » Robert regarde, et voit un monstre qui avait le cou et la tête d’un canard. Berthe fut répudiée, et l’excommunication enfin levée.
Urbain II, au contraire, excommunia, l’an 1092, Philippe Ier, petit-fils de Robert, pour avoir quitté sa parente. Ce pape prononça la sentence d’excommunication dans les propres États du roi, à Clermont en Auvergne, où Sa Sainteté venait chercher un asile ; dans ce même concile où fut prêchée la croisade, et où, pour la première fois, le nom de pape fut donné à l’évêque de Rome, à l’exclusion des autres évêques qui le prenaient auparavant.
On voit que ces peines canoniques furent d’abord plutôt médicinales que mortelles ; mais Grégoire VII et quelques-uns de ses successeurs osèrent prétendre qu’un souverain excommunié était privé de ses États, et que ses sujets n’étaient plus obligés de lui obéir : supposé cependant qu’un roi puisse être excommunié en certains cas graves, l’excommunication, n’étant qu’une peine purement spirituelle, ne saurait dispenser ses sujets de l’obéissance qu’ils lui doivent comme tenant son autorité de Dieu même. C’est ce qu’ont reconnu constamment les parlements et même le clergé de France, dans les excommunications de Boniface VIII contre Philippe le Bel, de Jules II contre Louis XII, de Sixte V contre Henri III, de Grégoire XIII contre Henri IV ; et c’est aussi la doctrine de la fameuse assemblée du clergé de 1682.

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1. ↑ Voyez tome XIX, page 255.
2. ↑ Voyez l’article UNIVERSITE, ci-dessus, page 545.
3. ↑ Voyez dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, tome IV, page 728 et suiv., l’écrit de l’abbé de Vertot, intitulé Dissertation sur l’origine du royaume d’Yvetot.
4. ↑ Il y avait encore de nom un roi d’Yvetot à l’époque de la Révolution française. C’était le comte d’Albon, élève de Court de Gébelin, et qui était, comme son maître, un érudit distingué. Il mourut en 1790. (G. A.)
5. ↑ I. Corint., chapitre V, v. 5. (Note de Voltaire.)
6. ↑ Tome V, page 808. (Note de Voltaire.)
7. ↑ Livre I, page 148. (Id.)

ZÈLE.

 
Celui de la religion est un attachement pur et éclairé au maintien et au progrès du culte qu’on doit à la Divinité ; mais quand ce
zèle est persécuteur, aveugle, et faux, il devient le plus grand fléau de l’humanité.
Voici comme l’empereur Julien parle du zèle des chrétiens de son temps : « Les galiléens, dit-il[1], ont souffert sous mon prédécesseur l’exil et les prisons ; on a massacré réciproquement ceux qui s’appellent tour à tour hérétiques. J’ai rappelé leurs exilés, élargi leurs prisonniers : j’ai rendu leurs biens aux proscrits, je les ai forcés de vivre en paix ; mais telle est la fureur inquiète des galiléens, qu’ils se plaignent de ne pouvoir plus se dévorer les uns les autres. »
Ce portrait ne paraîtra point outré, si l’on fait seulement attention aux calomnies atroces dont les chrétiens se noircissaient réciproquement. Par exemple, saint Augustin[2] accuse les manichéens de contraindre leurs élus à recevoir l’eucharistie après l’avoir arrosée de semence humaine. Avant lui, saint Cyrille de Jérusalem[3] les avait accusés de la même infamie en ces termes : « Je n’oserais dire en quoi ces sacriléges trempent leurs ischas qu’ils donnent à leurs malheureux sectateurs, qu’ils exposent au milieu de leur autel, et dont le manichéen souille sa bouche et sa langue. Que les hommes pensent à ce qui a coutume de leur arriver en songe, et les femmes dans le temps de leurs règles. » Le pape saint Léon, dans un de ses sermons[4], appelle aussi le sacrifice des manichéens la turpitude même. Enfin Suidas[5] et Cedrenus[6] ont encore enchéri sur cette calomnie, en avançant que les manichéens faisaient des assemblées nocturnes où, après avoir éteint les flambeaux, ils commettaient les plus énormes impudicités.
Observons d’abord que les premiers chrétiens furent accusés des mêmes horreurs qu’ils imputèrent depuis aux manichéens, et que la justification des uns peut également s’appliquer aux autres. Afin d’avoir des prétextes de nous persécuter, disait Athénagore dans son apologie pour les chrétiens[7], on nous accuse de faire des festins détestables et de commettre des incestes dans nos assemblées. C’est un vieux artifice dont on a usé de tout temps pour faire périr la vertu. Ainsi Pythagore fut brûlé avec trois cents de ses disciples, Héraclite chassé par les Éphésiens, Démocrite par les Abdéritains, et Socrate condamné par les Athéniens.
Athénagore fait voir ensuite que les principes et les mœurs des chrétiens suffisaient seuls pour détruire les calomnies qu’on répandait contre eux ; les mêmes raisons militent en faveur des manichéens. Pourquoi, d’ailleurs, saint Augustin, qui est si affirmatif dans son livre des Hérésies, est-il réduit dans celui des Mœurs des manichéens, en parlant de l’horrible cérémonie dont il s’agit, à dire simplement[8] : On les en soupçonne.... Le monde a cette opinion d’eux.... S’ils ne font pas ce qu’on leur impute.... La renommée publie beaucoup de mal d’eux ; mais ils soutiennent que ce sont des mensonges ?
Pourquoi ne pas soutenir en face cette accusation dans sa dispute contre Fortunat, qui l’en sommait en public et en ces termes : Nous sommes accusés de faux crimes ; et comme Augustin a assisté à notre culte, je le prie de déclarer devant tout le peuple si ces crimes sont véritables ou non ? Saint Augustin répond : Il est vrai que j’ai assisté à votre culte ; mais autre est la question de la foi, autre celle des mœurs ; et c’est celle de la foi que j’ai proposée. Cependant, si les personnes qui sont présentes aiment mieux que nous agitions celle de vos mœurs, je ne m’y opposerai pas.
Fortunat, s’adressant à l’assemblée : Je veux, dit-il, avant toutes choses, être justifié dans l’esprit des personnes qui nous croient coupables, et qu’Augustin témoigne à présent devant vous, et un jour devant le tribunal de Jésus-Christ, s’il a jamais vu, ou s’il sait, de quelque manière que ce soit, que les choses qu’on nous impute se commettent parmi nous. Saint Augustin répond encore : Vous sortez de la question ; celle que j’ai proposée roule sur la foi, et non sur les mœurs. Enfin, Fortunat continuant à presser saint Augustin de s’expliquer, il le fait en ces termes : Je reconnais que dans la prière où j’ai assisté, je ne vous ai vus commettre rien d’impur.
Le même saint Augustin, dans son livre de l’Utilité de la foi[9], justifie encore les manichéens. « Dans ce temps-là, dit-il à son ami Honorat, lorsque j’étais engagé dans le manichéisme, j’étais encore plein du désir et de l’espérance d’épouser une belle femme, d’acquérir des richesses, de parvenir aux honneurs, et de jouir des autres voluptés pernicieuses de la vie. Car lorsque j’écoutais avec assiduité les docteurs manichéens, je n’avais pas encore renoncé au désir et à l’espérance de toutes ces choses. Je n’attribue pas cela à leur doctrine : car je dois leur rendre ce témoignage qu’ils exhortent soigneusement les hommes à se préserver de ces mêmes choses. C’est donc là ce qui m’empêchait de m’attacher tout à fait à la secte, et ce qui me retenait dans le rang de ceux qu’ils appellent auditeurs. Je ne voulais pas renoncer aux espérances et aux affaires du siècle. » Et dans le dernier chapitre de ce livre, où il représente les docteurs manichéens comme des hommes superbes, qui avaient l’esprit aussi grossier qu’ils avaient le corps maigre et décharné, il ne dit pas un mot de leurs prétendues infamies.
Mais sur quelles preuves étaient donc fondées ces imputations ? La première qu’allègue saint Augustin, c’est que ces impudicités étaient une suite du système de Manichée sur les moyens dont Dieu se sert pour arracher aux princes des ténèbres les parties de sa substance. Nous en avons parlé à l’article Généalogie[10] ; ce sont des horreurs que l’on se dispense de répéter. Il suffit de dire ici que le passage du septième livre du Trésor de Manichée, que saint Augustin cite en plusieurs endroits, est évidemment falsifié. L’hérésiarque dit, si nous l’en croyons, que ces vertus célestes qui se transforment tantôt en beaux garçons, et tantôt en belles filles, sont Dieu le père lui-même. Cela est faux. Manès n’a jamais confondu les vertus célestes avec Dieu le père. Saint Augustin, n’ayant pas compris l’expression syriaque d’une vierge de lumière pour dire une lumière vierge, suppose que Dieu fait voir aux princes des ténèbres une belle fille vierge pour exciter leur ardeur brutale ; il ne s’agit point du tout de cela dans les anciens auteurs, il est question de la cause des pluies.
Le grand prince, dit Tirbon cité par saint Épiphane[11] fait sortir de lui-même dans sa colère des nuages noirs qui obscurcissent tout le monde ; il s’agite, se tourmente, se met tout en eau, et c’est là ce qui fait la pluie, qui n’est autre chose que la sueur du grand prince. Il faut que saint Augustin ait été trompé par une traduction ou plutôt par quelque extrait infidèle du Trésor de Manichée, dont il n’a cité que deux ou trois passages. Aussi le manichéen Secundinus lui reprochait-il de n’entendre rien aux mystères de Manichée, et de ne les combattre que par de purs paralogismes. Comment d’ailleurs, dit le savant M. de Beausobre, que nous abrégeons ici[12], saint Augustin aurait-il pu demeurer tant d’années dans une secte où l’on enseignait publiquement de telles abominations ? Et comment aurait-il eu le front de la défendre contre les catholiques ?
De cette preuve de raisonnement, passons aux preuves de fait et de témoignage alléguées par saint Augustin, et voyons si elles sont plus solides. » On dit, continue ce Père[13], que quelques-uns d’eux ont confessé ce fait dans des jugements publics, non-seulement dans la Paphlagonie, mais aussi dans les Gaules, comme je l’ai ouï dire à Rome par un certain catholique. »
De pareils ouï-dire méritent si peu d’attention que saint Augustin n’osa en faire usage dans sa conférence avec Fortunat, quoiqu’il y eût sept à huit ans qu’il avait quitté Rome ; il semble même avoir oublié le nom du catholique de qui il les tient. Il est vrai que dans son livre des Hérésies, le même saint Augustin parle des confessions de deux filles, nommées l’une Marguerite et l’autre Eusébie, et de quelques manichéens qui, ayant été découverts à Carthage et menés à l’église, avouèrent, dit-on, l’horrible fait dont il s’agit.
Il ajoute qu’un certain Viator déclara que ceux qui commettaient ces infamies s’appelaient catharistes ou purgateurs ; et qu’interrogés sur quelle écriture ils appuyaient cette affreuse pratique, ils produisaient le passage du Trésor de Manichée, dont on a démontré la falsification. Mais nos hérétiques, bien loin de s’en servir, l’auraient hautement désavoué comme l’ouvrage de quelque imposteur qui voulait les perdre. Cela seul rend suspects tous ces actes de Carthage que Quod-vult-Deus avait envoyés à saint Augustin ; et ces misérables, découverts et conduits à l’église, ont bien la mine d’être des gens apostés pour avouer tout ce qu’on voulait qu’ils avouassent.
Au chapitre xlvii de la Nature du bien, saint Augustin avoue que, lorsqu’on reprochait à nos hérétiques les crimes en question, ils répondaient qu’un de leurs élus, déserteur de leur secte, et devenu leur ennemi, avait introduit cette énorme pratique. Sans examiner si cette secte que Viator nommait des catharistes était réelle, il suffit d’observer ici que les premiers chrétiens imputaient de même aux gnostiques les horribles mystères dont ils étaient accusés par les Juifs et par les païens ; et si cette apologie est bonne dans leur bouche, pourquoi ne le serait-elle pas dans celle des manichéens ?
C’est cependant ces bruits populaires que M. de Tillemont, qui se pique d’exactitude et de fidélité, ose convertir en faits certains.
Il assure[14] qu’on avait fait avouer ces infamies aux manichéens dans des jugements publics en Paphlagonie, dans les Gaules, et diverses fois à Carthage.
Pesons aussi le témoignage de saint Cyrille de Jérusalem, dont le rapport est tout différent de celui de saint Augustin ; et considérons que le fait est si incroyable et si absurde qu’on aurait peine à le croire quand il serait attesté par cinq ou six témoins qui l’auraient vu, et qui l’affirmeraient avec serment. Saint Cyrille est seul, il ne l’a point vu, il l’avance dans une déclamation populaire où il se donne la licence[15] de faire tenir à Manichée, dans la conférence de Cascar, un discours dont il n’y a pas un mot dans les Actes d’Archélaüs, comme M. Zaccagni[16] est obligé d’en convenir ; et l’on ne saurait alléguer, pour la défense de saint Cyrille, qu’il n’a pris que le sens d’Archélaüs et non les termes : car ni les termes, ni le sens, rien ne s’y trouve. D’ailleurs, le tour que prend ce Père paraît être celui d’un historien qui cite les propres paroles de son auteur.
Cependant, pour sauver l’honneur et la bonne foi de saint Cyrille, M. Zaccagni, et après lui M. de Tillemont, supposent, sans aucune preuve, que le traducteur ou le copiste ont omis l’endroit des Actes allégué par ce Père ; et les journalistes de Trévoux ont imaginé deux sortes d’Actes d’Archélaüs, les uns authentiques, que Cyrille a copiés, les autres supposés dans le ve siècle par quelque nestorien. Quand ils auront prouvé cette supposition, nous examinerons leurs raisons.
Venons enfin au témoignage du pape Léon touchant les abominations manichéennes. Il dit dans ses sermons[17] que les troubles survenus en d’autres pays avaient jeté en Italie des manichéens dont les mystères étaient si abominables qu’il ne pouvait les exposer aux yeux du public sans blesser l’honnêteté ; que pour les connaître il avait fait venir des élus et des élues de cette secte dans une assemblée composée d’évêques, de prêtres et de quelques laïques, hommes nobles ; que ces hérétiques avaient découvert beaucoup de choses touchant leurs dogmes et les cérémonies de leur fête, et avaient avoué un crime qu’il ne pouvait leur dire, mais dont on ne pouvait douter après la confession des coupables : savoir, d’une jeune fille qui n’avait que dix ans, de deux femmes qui l’avaient préparé pour l’horrible cérémonie de la secte, du jeune homme qui en avait été complice, de l’évêque qui l’avait ordonnée et qui y avait présidé. Il renvoie ceux de ses auditeurs qui en voudront savoir davantage aux informations qui avaient été faites, et qu’il communiqua aux évêques d’Italie dans sa seconde lettre.
Ce témoignage paraît plus précis et plus décisif que celui de saint Augustin ; mais il n’est rien moins que suffisant pour prouver un fait démenti par les protestations des accusés, et par les principes certains de leur morale. En effet, quelles preuves a-t-on que les personnes infâmes interrogées par Léon n’ont pas été gagnées pour déposer contre leur secte ?
On répondra que la piété et la sincérité de ce pape ne permettront jamais de croire qu’il ait procuré une telle fraude. Mais si, comme nous l’avons dit à l’article Reliques, le même saint Léon a été capable de supposer que des linges, des rubans qu’on a mis dans une boîte, et que l’on a fait descendre dans le sépulcre de quelques saints, ont répandu du sang quand on les a coupés ; ce pape dut-il se faire aucun scrupule de gagner ou de faire gagner des femmes perdues et je ne sais quel évêque manichéen, lesquels, assurés de leur grâce, s’avoueraient coupables des crimes qui peuvent être vrais pour eux en particulier, mais non pour leur secte, de la séduction de laquelle saint Léon voulait garantir son peuple ? De tout temps les évêques se sont crus autorisés à user de ces fraudes pieuses, qui tendent au salut des âmes. Les écrits supposés et apocryphes en sont une preuve, et la facilité avec laquelle les Pères ajoutaient foi à ces mauvais ouvrages fait voir que, s’ils n’étaient pas complices de la fraude, ils n’étaient pas scrupuleux à en profiter.
Enfin saint Léon prétend confirmer les crimes secrets des manichéens par un argument qui les détruit. Ces exécrables mystères, dit-il[18], qui plus ils sont impurs, plus on a soin de les cacher, sont communs aux manichéens et aux priscillianistes. C’est partout le même sacrilége, la même obscénité, la même turpitude. Ces crimes, ces infamies, sont les mêmes que l’on découvrit autrefois dans les priscillianistes, et dont toute la terre a été informée.
Les priscillianistes ne furent jamais coupables de ceux pour lesquels on les fit périr. On trouve dans les Œuvres de saint Augustin[19] le Mémoire instructif qui fut remis à ce Père par Orose, et dans lequel ce prêtre espagnol proteste qu’il a ramassé toutes les plantes de perdition qui pullulent dans la secte des priscillianistes ; qu’il n’en a pas oublié la moindre branche, la moindre racine ; qu’il expose au médecin toutes les maladies de cette secte, afin qu’il travaille à sa guérison. Orose ne dit pas un mot des mystères abominables dont parle Léon : démonstration invincible qu’il ne doutait pas que ce ne fussent de pures calomnies. Saint Jérôme[20] dit aussi que Priscillien fut opprimé par la faction, par les machinations des évêques Ithace et Idace. Parle-t-on ainsi d’un homme coupable de profaner la religion par les plus infâmes cérémonies ? Cependant Orose et saint Jérôme n’ignoraient pas ces crimes, dont toute la terre a été informée.
Saint Martin de Tours et saint Ambroise, qui étaient à Trêves quand Priscillien fut jugé, devaient en être également informés. Cependant ils sollicitèrent instamment sa grâce, et, n’ayant pu l’obtenir, ils refusèrent de communiquer avec ses accusateurs et leur faction. Sulpice Sévère rapporte l’histoire des malheurs de Priscillien. Latronien, Euphrosine, veuve du poëte Delphidius, sa fille, et quelques autres personnes, furent exécutés avec lui à Trêves, par les ordres du tyran Maxime et aux instances d’Ithace et d’Idace, deux évêques vicieux, et qui, pour prix de leur injustice, moururent dans l’excommunication, chargés de la haine de Dieu et des hommes.
Les priscillianistes étaient accusés comme les manichéens de doctrines obscènes, de nudité, et d’impudicités religieuses. Comment en furent-ils convaincus ? Priscillien et ses complices les avouèrent, à ce qu’on dit, dans les tourments. Trois personnes viles, Tertulle, Potamius et Jean, les confessèrent sans attendre la question. Mais l’action intentée contre les priscillianistes devait être fondée sur d’autres témoignages qui avaient été rendus contre eux en Espagne. Cependant les dernières informations furent rejetées par un grand nombre d’évêques, d’ecclésiastiques estimés ; et le bon vieillard Higimis, évêque de Cordoue, qui avait été le dénonciateur des priscillianistes, les crut dans la suite si innocents des crimes qu’on leur imputait qu’il les reçut à sa communion, et se trouva par là enveloppé dans la persécution qu’ils essuyèrent.
Ces horribles calomnies, dictées par un zèle aveugle, sembleraient justifier la réflexion qu’Ammien Marcellin[21] rapporte de l’empereur Julien : « Les bêtes féroces, dit-il, ne sont pas plus redoutables aux hommes que les chrétiens les sont les uns aux autres quand ils sont divisés de croyance et de sentiment. »
Ce qu’il y a de plus déplorable en cela, c’est quand le zèle est hypocrite et faux ; les exemples n’en sont pas rares. L’on tient d’un docteur de Sorbonne qu’en sortant d’une séance de la Faculté, Tournely, avec lequel il était fort lié, lui dit tout bas : « Vous voyez que j’ai soutenu avec chaleur tel sentiment pendant deux heures ; eh bien ! je vous assure qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que j’ai dit. »
On sait aussi la réponse d’un jésuite qui avait été employé vingt ans dans les missions du Canada, et qui, ne croyant pas en Dieu, comme il en convenait à l’oreille d’un ami, avait affronté vingt fois la mort pour la religion qu’il prêchait avec succès aux sauvages. Cet ami lui représentant l’inconséquence de son zèle : « Ah ! répondit le jésuite missionnaire, vous n’avez pas d’idée du plaisir que l’on goûte à se faire écouter de vingt mille hommes, et à leur persuader ce qu’on ne croit pas soi-même. »
On est effrayé de voir que tant d’abus et de désordres soient nés de l’ignorance profonde où l’Europe a été plongée si longtemps ; et les souverains qui sentent enfin combien il importe d’être éclairé deviennent les bienfaiteurs de l’humanité en favorisant le progrès des connaissances, qui sont le soutien de la tranquillité et du bonheur des peuples, et le plus solide rempart contre les entreprises du fanatisme.


ZOROASTRE[22].

Si c’est Zoroastre qui le premier annonça aux hommes cette belle maxime : « Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi, » Zoroastre était le premier des hommes après Confucius.
Si cette belle leçon de morale ne se trouve que dans les cent Portes du Sadder[23], longtemps après Zoroastre, bénissons l’auteur du Sadder. On peut avoir des dogmes et des rites très-ridicules avec une morale excellente.
Qui était ce Zoroastre ? Ce nom a quelque chose de grec, et on dit qu’il était Mède. Les Parsis d’aujourd’hui l’appellent Zerdust, ou Zerdast, ou Zaradast, ou Zarathrust. Il ne passe pas pour avoir été le premier du nom. On nous parle de deux autres Zoroastres, dont le premier a neuf mille ans d’antiquité ; c’est beaucoup pour nous, quoique ce soit très-peu pour le monde.
Nous ne connaissons que le dernier Zoroastre.
Les voyageurs français Chardin et Tavernier nous ont appris quelque chose de ce grand prophète, par le moyen des Guèbres ou Parsis, qui sont encore répandus dans l’Inde et dans la Perse, et qui sont excessivement ignorants. Le docteur Hyde, professeur en arabe dans Oxford, nous en a appris cent fois davantage sans sortir de chez lui. Il a fallu que dans l’ouest de l’Angleterre il ait deviné la langue que parlaient les Perses du temps de Cyrus, et qu’il l’ait confrontée avec la langue moderne des adorateurs du feu.
C’est à lui surtout que nous devons ces cent Portes du Sadder, qui contiennent tous les principaux préceptes des pieux ignicoles.
Pour moi, j’avoue que je n’ai rien trouvé sur leurs anciens rites de plus curieux que ces deux vers persans de Sadi, rapportés par Hyde :
Qu’un Perse ait conservé le feu sacré cent ans,
Le pauvre homme est brûlé quand il tombe dedans.
Les savantes recherches de Hyde allumèrent, il y a peu d’années, dans le cœur d’un jeune Français[24], le désir de s’instruire par lui-même des dogmes des Guèbres.
Il fit le voyage des Grandes-Indes pour apprendre dans Surate, chez les pauvres Parsis modernes, la langue des anciens Perses, et pour lire dans cette langue le livre de ce Zoroastre si fameux, supposé qu’en effet il ait écrit.
Les Pythagore, les Platon, les Apollonius de Tyane, allèrent chercher autrefois en Orient la sagesse, qui n’était pas là. Mais nul n’a couru après cette divinité cachée, à travers plus de peines et de périls que le nouveau traducteur français des livres attribués à Zoroastre. Ni les maladies, ni la guerre, ni les obstacles renaissants à chaque pas, ni la pauvreté même, le premier et le plus grand des obstacles, rien n’a rebuté son courage.
Il est glorieux pour Zoroastre qu’un Anglais ait écrit sa vie au bout de tant de siècles, et qu’ensuite un Français l’ait écrite d’une manière tout différente. Mais ce qui est encore plus beau, c’est que nous avons, parmi les biographes anciens du prophète, deux principaux auteurs arabes, qui précédemment écrivirent chacun son histoire ; et ces quatre histoires se contredisent merveilleusement toutes les quatre. Cela ne s’est pas fait de concert[25] ; et rien n’est plus capable de faire connaître la vérité.
Le premier historien arabe, Abu-Mohammed Moustapha, avoue que le père de Zoroastre s’appelait Espintaman ; mais il dit aussi qu’Espintaman n’était pas son père, mais son trisaïeul. Pour sa mère, il n’y a pas deux opinions : elle s’appelait Dogdu, ou Dodo, ou Dodu : c’était une très-belle poule d’Inde ; elle est fort bien dessinée chez le docteur Hyde.
Bundari, le second historien, conte que Zoroastre était Juif, et qu’il avait été valet de Jérémie ; qu’il mentit à son maître ; que Jérémie, pour le punir, lui donna la lèpre ; que le valet, pour se décrasser, alla prêcher une nouvelle religion en Perse, et fit adorer le soleil au lieu des étoiles.
Voici ce que le troisième historien raconte, et ce que l’Anglais Hyde a rapporté assez au long :
Le prophète Zoroastre étant venu du paradis prêcher sa religion chez le roi de Perse Gustaph, le roi dit au prophète : « Donnez-moi un signe. » Aussitôt le prophète fit croître devant la porte du palais un cèdre si gros, si haut, que nulle corde ne pouvait ni l’entourer, ni atteindre sa cime. Il mit au haut du cèdre un beau cabinet où nul homme ne pouvait monter. Frappé de ce miracle, Gustaph crut à Zoroastre.
Quatre mages ou quatre sages (c’est la même chose), gens jaloux et méchants, empruntèrent du portier royal la clef de la chambre du prophète pendant son absence, et jetèrent parmi ses livres des os de chiens et de chats, des ongles et des cheveux de morts, toutes drogues, comme on sait, avec lesquelles les magiciens ont opéré de tout temps. Puis ils allèrent accuser le prophète d’être un sorcier et un empoisonneur. Le roi se fit ouvrir la chambre par son portier. On y trouva les maléfices, et voilà l’envoyé du ciel condamné à être pendu.
Comme on allait pendre Zoroastre, le plus beau cheval du roi tombe malade ; ses quatre jambes rentrent dans son corps, tellement qu’on n’en voit plus. Zoroastre l’apprend ; il promet qu’il guérira le cheval, pourvu qu’on ne le pende pas. L’accord étant fait, il fait sortir une jambe du ventre, et il dit : « Sire, je ne vous rendrai pas la seconde jambe que vous n’ayez embrassé ma religion. — Soit, dit le monarque. » Le prophète, après avoir fait paraître la seconde jambe, voulut que les fils du roi se fissent zoroastriens ; et ils le furent. Les autres jambes firent des prosélytes de toute la cour. On pendit les quatre malins sages au lieu du prophète, et toute la Perse reçut la foi.
Le voyageur français raconte à peu près les mêmes miracles, mais soutenus et embellis par plusieurs autres. Par exemple, l’enfance de Zoroastre ne pouvait pas manquer d’être miraculeuse ; Zoroastre se mit à rire dès qu’il fut né, du moins à ce que disent Pline et Solin. Il y avait alors, comme tout le monde le sait, un grand nombre de magiciens très-puissants ; et ils savaient bien qu’un jour Zoroastre en saurait plus qu’eux, et qu’il triompherait de leur magie. Le prince des magiciens se fit amener l’enfant, et voulut le couper en deux ; mais sa main se sécha sur-le-champ. On le jeta dans le feu, qui se convertit pour lui en bain d’eau de rose. On voulut le faire briser sous les pieds des taureaux sauvages : mais un taureau plus puissant prit sa défense. On le jeta parmi les loups ; ces loups allèrent incontinent chercher deux brebis qui lui donnèrent à téter toute la nuit. Enfin il fut rendu à sa mère Dogdo, ou Dodo, ou Dodu, femme excellente entre toutes les femmes, ou fille admirable entre toutes les filles.
Telles ont été dans toute la terre toutes les histoires des anciens temps. C’est la preuve de ce que nous avons dit souvent[26], que la fable est la sœur aînée de l’histoire.
Je voudrais que, pour notre plaisir et pour notre instruction, tous ces grands prophètes de l’antiquité, les Zoroastre, les Mercure Trismégiste, les Abaris, les Numa même, etc., etc., etc., revinssent aujourd’hui sur la terre, et qu’ils conversassent avec Locke, Newton, Bacon, Shaftesbury, Pascal, Arnauld, Bayle ; que dis-je ? avec les philosophes les moins savants de nos jours, qui ne sont pas les moins sensés. J’en demande pardon à l’antiquité, mais je crois qu’ils feraient une triste figure.
Hélas ! les pauvres charlatans ! ils ne vendraient pas leurs drogues sur le Pont-Neuf, Cependant, encore une fois, leur morale est bonne. C’est que la morale n’est pas de la drogue. Comment se pourrait-il que Zoroastre eût joint tant d’énormes fadaises à ce beau précepte de s’abstenir dans le doute si on fera bien ou mal ? C’est que les hommes sont toujours pétris de contradictions.
On ajoute que Zoroastre, ayant affermi sa religion, devint
persécuteur. Hélas ! il n’y a pas de sacristain ni de balayeur d’église qui ne persécutât s’il le pouvait.
On ne peut lire deux pages de l’abominable fatras attribué à ce Zoroastre sans avoir pitié de la nature humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergumène ; et cependant on parle de lui, et on en parlera encore. Ce qui paraît singulier, c’est qu’il y avait, du temps de ce Zoroastre que nous connaissons, et probablement avant lui, des formules de prières publiques et particulières instituées. Nous avons au voyageur français l’obligation de nous les avoir traduites. Il y avait de telles formules dans l’Inde ; nous n’en connaissons point de pareilles dans le Pentateuque.
Ce qui est bien plus fort, c’est que les mages, ainsi que les brames, admirent un paradis, un enfer, une résurrection, un diable[27]. Il est démontré que la loi des Juifs ne connut rien de tout cela. Ils ont été tardifs en tout. C’est une vérité dont on est convaincu, pour peu qu’on avance dans les connaissances orientales.

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1. Lettre lii. (Note de Voltaire.)
2. Chapitre xlvi, des Hérésies. (Id.)
3. N. xiii de la sixième catéchèse. (Id.)
4. Sermon ve, sur le Jeûne du 10e mois. (Id.)
5. Sur Manès. (Note de Voltaire.)
6. Annales, page 200. (Id.)
7. Page 35. (Id.)
8. Chapitre xvi. (Note de Voltaire.)
9. Chapitre i. (Id.)
10. Voyez tome XIX, page 222.
11. Hér. lxvi, c. xxv. (Note de Voltaire.)
12. Hist. du Man., livre IX, chapitres viii et ix. (Id.)
13. Chapitre xlvii, de la Nature du bien. (Note de Voltaire.)
14. Manich., article xii, page 795. (Note de Voltaire.)
15. N. xv. (Id.)
16. Préface, n° xiii. (Id.)
17. Sermon iv, sur la Nativité et sur l’Épiphanie. (Id.)
18. Lettre cxiii, chapitre xvi. (Note de Voltaire.)
19. Tome VIII, col. 430. (Id.)
20. Dans le catalogue. (Note de Voltaire.)
21. Livre XXII. (Id.)
22. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. Voltaire avait consacré à Zoroastre le paragraphe xxxix du Philosophe ignorant (voyez les Mélanges, année 1766). (B.)
23. Voyez tome XI, pages 34 et 199.
24. Anquetil-Duperron, né le 7 décembre 1731, s’était engagé comme simple soldat pour aller dans l’Inde. Il partit de Paris le 7 novembre 1754. Son Recueil des livres sacrés des Parsis, qu’il publia en 1771, fut peu goûté à son apparition. Anquetil-Duperron mourut en 1805. Il était frère d’Anquetil, l’historien. (G. A.)
25. C’est le mot de Pascal : voyez dans les Mélanges, année 1768, les Instructions à Antoine-Jacques Rustan.
26. Voyez tome XIX, page 59.
27. Le diable, chez Zoroastre, est Hariman, ou, si vous voulez, Arimane ; il avait été créé. C’était tout comme chez nous originairement ; il n’était point principe ; il n’obtint cette dignité de mauvais principe qu’avec le temps. Ce diable, chez Zoroastre, est un serpent qui produisit quarante-cinq mille envies. Le nombre s’en est accru depuis ; et c’est depuis ce temps-là qu’à Rome, à Paris, chez les courtisans, dans les armées, et chez les moines, nous voyons tant d’envieux. (Note de Voltaire.)

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