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BIBLIOBUS Littérature française

Proverbes sur l'amitié - P.-M. Quitard (1792 – 1882)



Il faut connaître avant d'aimer.
Ce proverbe n'est guère applicable à l'amour, qui est rarement déterminé par la réflexion; il est fait pour l'amitié, à la formation de laquelle le temps est nécessaire. C'est, en d'autres termes, l'adage des Grecs: «φίλους μὴ ταχὺ κτῶ. Ne fais pas des amis promptement.» Nous avons encore cette maxime bonne à rappeler: Le moyen de faire des amis qu'on puisse garder longtemps, c'est d'être longtemps à les faire.
«L'amour, dit la Bruyère, naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse. Un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié, au contraire, se forme peu à peu avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisances dans les amis pour faire, en plusieurs années, beaucoup moins que ne fait quelquefois, en un moment, un beau visage ou une belle main?» (Ch. IV, du Cœur.)




Aime comme si tu devais un jour haïr.
Ce mot, que Scipion regardait comme le plus odieux blasphème contre l'amitié, est attribué à Bias par Aristote, qui dit dans sa rhétorique: «L'amour et la haine sont sans vivacité dans le cœur des vieillards. Suivant le précepte de Bias, ils aiment comme s'ils devaient haïr un jour, ils haïssent comme s'ils devaient un jour aimer.» Cependant Cicéron (De Amicitia, XVI), ne peut croire que la première partie de cette sentence appartienne à un homme aussi sage que Bias. La seconde, en effet, est seule digne de lui. Il est probable, comme le remarque le savant M. Jos.-Vict. Leclerc, que le philosophe de Priène s'était contenté de dire: Haïssez comme si vous deviez aimer, et qu'on aura ajouté le reste pour former antithèse et pour appuyer une fausse maxime d'une grande autorité. Quoi qu'il en soit, cette maxime n'en est pas moins passée en proverbe, par une espèce de fatalité qui trop souvent fait retenir ce qui est mal et oublier ce qui est bien. Mais ce n'a pas été pourtant sans une forte opposition. Tous les auteurs qui ont écrit sur l'amitié se sont attachés à la combattre. Les deux meilleures réfutations qu'on en ait faites sont ce mot de César: «J'aime mieux périr une fois que de me défier toujours,» et ces vers de Gaillard que La Harpe a cités avec éloge dans son Cours de littérature:
Ah! périsse à jamais ce mot affreux d'un sage,
Ce mot, l'effroi du cœur et l'effroi de l'amour:
«Songez que votre ami peut vous trahir un jour!»
Qu'il me trahisse, hélas! sans que mon cœur l'offense,
Sans qu'une douloureuse ou coupable prudence
Dans l'obscur avenir cherche un crime douteux…
S'il cesse un jour d'aimer, qu'il sera malheureux!
S'il trahit nos serments, je dois aussi le plaindre,
Mon amitié fut pure et je n'ai rien à craindre.
Qu'il montre à tous les yeux les secrets de mon cœur;
Ces secrets sont l'amour, l'amitié, la douleur,
La douleur de le voir, infidèle et parjure,
Oublier ses serments, comme moi son injure.
«Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient être un jour nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils pouvaient devenir nos ennemis, n'est ni selon la nature de la haine ni selon les règles de l'amitié. Ce n'est point une maxime de morale, mais de politique.» (La Bruyère, ch. IV, du Cœur.)
Bacon juge cette maxime admissible, «pourvu toutefois qu'on n'y voie point une raison qui encourage à la perfidie, mais seulement une raison pour être circonspect et pour modérer ses affections». (Dign. et accr. des sciences, liv. VIII, ch. II.) Il la considère probablement par rapport à cette amitié superficielle sujette à passer, car elle ne saurait se concilier avec la véritable amitié qui veut une confiance entière. Prendre des précautions contre un ami, quelque honnêtement qu'on le fît, ce serait le traiter, pour ainsi dire, en ennemi.




On ne s'aime bien que lorsqu'on n'a plus besoin de se le dire.
Parce qu'il règne alors entre ceux qui s'aiment une confiance entière, qui est la preuve d'une affection parfaite. Cette maxime très-vraie de l'amitié ne l'est pas également de l'amour; car les amants, si persuadés qu'ils soient de leur tendresse mutuelle, éprouvent un besoin continuel d'en échanger les témoignages. Et il est démontré par l'expérience que ce besoin est inséparable de leur passion, dont on pourrait marquer les divers degrés sur une échelle chromatique des inflexions du langage amoureux, depuis la note la plus basse jusqu'à la plus élevée.




Qui aime bien châtie bien.
Proverbe dont l'idée se retrouve dans plusieurs passages de Salomon, notamment dans celui-ci: «Qui parcit virgæ odit filium suum; qui autem diligit illum instanter erudit. (Prov. XIII, 24.) Celui qui épargne la verge hait son fils; mais celui qui l'aime s'applique à le corriger.»
Le conseil qu'exprime ce proverbe étranger aux mœurs actuelles était approuvé des peuples de l'antiquité. Il fut regardé comme excellent en Chine jusqu'au temps de Confucius, qui en fit sentir les graves inconvénients. Il devint en Grèce un des points fondamentaux de la méthode du stoïcien Chrysippe pour l'éducation des enfants. Il paraît même avoir fait partie de la doctrine socratique, si l'on en juge par la quatrième scène du cinquième acte des Nuées d'Aristophane, où un disciple de Socrate est représenté battant son père et disant: «Battre ce qu'on aime est l'effet le plus naturel de tout sentiment d'affection: aimer et battre ne sont qu'une même chose. Τοῦτ' ἔστ' εὐνοεῖν τὸ τύπτειν.»
On sait qu'à Rome le rhéteur Orbilius de Bénévent, que le poëte Horace, dont il fut le maître, a nommé plagosus (Epist. II, 1, 10), introduisit l'usage du fouet dans son école; ce qui a fait donner aux régents qui, chez les modernes, ont adopté ce honteux usage, le surnom d'orbilianites, tombé depuis devant celui de monsieur Cinglant.




Qui m'aime me suive.
Philippe VI de Valois était à peine sur le trône de France qu'il voulut faire la guerre contre les Flamands. Comme son conseil ne paraissait pas approuver cette guerre, pour laquelle il montrait beaucoup d'ardeur, le roi porta sur Gaucher de Châtillon[1] un de ces regards qui semblent chercher à enlever les suffrages: «Et vous, seigneur connétable, lui dit-il, que pensez-vous de tout ceci? Croyez-vous qu'il faille attendre un temps plus favorable?—Sire, répondit le guerrier, qui a bon cœur a toujours le temps à propos.» Philippe, à ces mots, se lève transporté de joie, court au connétable, l'embrasse et s'écrie: Qui m'aime me suive! Saint-Foix, qui rapporte le fait, prétend que ce fut l'origine du proverbe; mais il est avéré que ce n'en fut que l'application. Le proverbe existait longtemps auparavant, puisqu'il se trouve dans ce vers de la troisième églogue de Virgile:
Qui te, Pollio, amat, veniat quo te quoque gaudet.
Il remonte jusqu'à Cyrus, qui exhortait ses soldats en s'écriant: Qui m'aime me suive!





Quand on n'a pas ce que l'on aime il faut aimer ce que l'on a.
Proverbe qui existe dans presque toutes les langues, tant la vérité qu'il exprime est généralement reconnue, quoiqu'elle soit très-rarement mise en pratique. Il n'y a pas de maladie plus cruelle, disaient les Celtes, que de n'être pas content de son sort. Rien n'est plus cruel, en effet, que de vivre en révolte contre sa condition, et d'aigrir les maux réels qui s'y trouvent par le désir des biens imaginaires qui ne peuvent s'y trouver. «Quelle plus grande peine, s'écrie saint Bernard, que de vouloir toujours ce qui ne sera jamais, et de ne vouloir jamais ce qui sera toujours! Quæ pœna major est quam semper velle quod nunquam erit, et semper nolle quod nunquam non erit!» Pour nous rendre un peu contents et tranquilles en ce monde, nous devons nous résigner à notre sort et détourner autant que possible notre attention des mauvais côtés qu'il nous offre, afin de la porter sur les bons. C'était un véritable sage que ce paysan suisse qui répondit à celui qui lui vantait les richesses du roi de France: «Je parie qu'il n'a pas d'aussi belles vaches que les miennes.»
«Au lieu de me plaindre, dit le moraliste Joubert, de ce que la rose a des épines, je me félicite de ce que l'épine est surmontée de roses et de ce que le buisson porte des fleurs.»
Quoique ce proverbe ne s'applique pas précisément à l'amitié ni à l'amour, j'ai cru devoir l'admettre dans la catégorie de ceux qui s'y rapportent, car il pourrait être employé, et il l'a été, plus d'une fois sans doute, comme un précepte d'amour conjugal. Il est vrai pourtant qu'en ce cas il serait bien difficile à mettre en pratique.




Qui s'aime trop n'est aimé de personne.
«Quiconque n'aime que soi-même, uniquement occupé de sa propre volonté et de son plaisir, n'est plus soumis à la volonté de Dieu; et, demeurant incapable d'être touché des intérêts d'autrui, il est non-seulement rebelle à Dieu, mais encore insociable, intraitable, injuste et déraisonnable envers les autres, et veut que tout serve non-seulement à ses intérêts, mais encore à ses caprices.»
(Bossuet, de la Concupiscence, XI.)
«L'expérience confirme que la mollesse et l'indulgence pour soi et la dureté pour les autres n'est qu'un seul et même vice.»
(La Bruyère, ch. IV, du Cœur.)
Ce proverbe existait chez les Grecs, et chez les Latins qui l'avaient traduit du grec en ces termes: Nemo erit amicus, ipse si te amas nimis. Suidas le faisait remonter jusqu'aux premiers temps mythologiques, et le retrouvait dans ces paroles adressées au beau Narcisse par les Nymphes qu'il avait dédaignées: «Beaucoup te haïront si tu t'aimes toi-même.»
Nous disons encore: Qui s'aime trop s'aime sans rival, ce qui est pris de ces paroles de Cicéron: Se ipse amat sine rivali (lib. III, epist. VIII, ad Quintum fratrem), paroles qu'Horace a répétées dans le vers 444 de l'Art poétique:
Quin sine rivali teque et tua solus amares.
On connaît ce vers de La Fontaine, livre I, fable IX:
Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux.




Aime-moi un peu, mais continue.
Pour dire qu'on préfère une affection modérée, mais durable, à une affection excessive qui est sujette à passer promptement. Un autre proverbe, considérant la modération comme conservatrice de l'amitié, conseille de s'aimer peu à la fois, afin de s'aimer longtemps. Ce conseil ne signifie point sans doute qu'il faille amortir la vivacité d'un sentiment qui n'est presque jamais trop vif, car ce serait l'apparenter avec l'indifférence, mais qu'il est bon d'en réprimer les manifestations outrées et les susceptibilités hargneuses qui sont toujours de trop.
Montesquieu disait aux amis tyranniques et avantageux qui font trouver dans l'amitié tous les orages de l'amour: «Souvenez-vous que l'amour a des dédommagements que l'amitié n'a pas.»
Les deux proverbes que je viens d'interpréter comme spécialement applicables à l'amitié, ont été quelquefois appliqués à l'amour; mais on sent que cette application ne saurait convenir à l'amour qu'autant qu'on le fait consister dans ces liaisons communes, étrangères au sentiment passionné qui est son vrai caractère. N'est-ce pas être froidement amoureux que de souhaiter pour son repos que l'objet dont on est aimé n'ait qu'un amour modéré? Qui aime le die!




Qui aime Bertrand aime son chien.
Ou bien: Qui m'aime aime mon chien, pour signifier que lorsqu'on aime quelqu'un il faut prendre les intérêts, les sentiments, les passions, dont il est affecté, et se montrer attaché à tout ce qui lui appartient.—On trouve dans le lai de Graélant par Marie de France, cette variante corrélative:
Ki volentiers fiert vostre cien
Ja marquerès qu'il vos aint bien.
Les Latins avaient le même proverbe que nous: Quisquis amat dominum, diligit catulum.





Au besoin on connaît l'ami.
«Dans l'infortune on connaît ses vrais amis.» (Euripide, Hécube.)
In bonis viri, inimici illius in tristitia: et in malitia illius amicus agnitus est.
(Ecclesiastic., XII, 9.)
«Quand un homme est heureux ses ennemis sont tristes, et quand il est malheureux on connaît quel est son ami.»
Amicus certus in re incerta cernitur (Ennius.)
L'ami constant se montre dans l'inconstance du sort.
Is est amicus qui in re dubia re juvat, ubi re est opus.
(Plaut., Epidic., V. 104.)
Celui-là est ami qui, dans les moments difficiles, nous aide en effet, quand il faut des secours effectifs.
In angustiis amici apparent
(Petron.)
Dans les revers les amis se font voir.
On connaît les bonnes sources dans la sécheresse, et les bons amis dans l'adversité.
(Proverbe chinois.)
Nous avons encore le proverbe: Le malheur est la pierre de touche de l'amitié. Ce qui se retrouve dans cette pensée d'Isocrate: «L'adversité est le creuset où s'éprouvent les amis.»
Hélas! combien il y en a peu qui soient éprouvés à ce creuset sans y laisser un déchet considérable! Un vers proverbial en patois aveyronnais dit fort originalement que ceux qui y passent ne laissent dans la fonte que de l'écume et des scories.
Cad' amic que s'y found demoro tout en crasso.
Chaque ami qui s'y fond demeure tout en crasse.




Le faux ami ressemble à l'ombre du cadran.
Cette ombre, comme on sait, se montre lorsque le soleil brille, et elle n'est plus visible quand il est voilé par les nuages. De là ce quatrain:
Tel qui se dit un ami sûr
Est en tout point semblable à l'ombre,
Qui paraît quand le ciel est pur,
Et disparaît quand il est sombre. (GOBET.)
«Tant que vous serez heureux, dit Ovide, vous compterez beaucoup d'amis; si les temps deviennent sombres, vous serez seul.»
Donec eris felix, multos numerabis amicos;
Tempora si fuerint nubila, solus eris.
(Trist., I, élég. VIII.)
Ce que Ponsard a traduit dans ces deux vers de sa comédie intitulée l'Honneur et l'Argent:
Heureux, vous trouverez des amitiés sans nombre,
Mais vous resterez seul si le temps devient sombre.
Les anciens comparaient les faux amis aux hirondelles, qui viennent dans la belle saison et s'en vont dans la mauvaise. Le peuple de Paris les assimile aux cochers de fiacre, qu'on trouve toujours sur place quand il fait beau temps, et qu'on n'y rencontre plus dès qu'il pleut.
Nous avons encore une comparaison proverbiale qui a été reproduite dans cet ingénieux quatrain de Mermet, poëte du seizième siècle:
Les amis de l'heure présente
Ont le naturel du melon:
Il faut en essayer cinquante
Avant d'en trouver un de bon.




Rien de plus commun que le nom d'ami, rien de plus rare que la chose.
Vulgare amici nomen, sed rara est fides.
(Phædr., lib. III, fab. IX.)
Heureux celui qui, dans sa vie, peut trouver l'ombre d'un ami! disait, dans une comédie de Ménandre, un jeune homme qui n'osait croire à la réalité d'un bien si rare et si précieux.
Aristote s'écriait: «O mes amis, il n'y a plus d'amis!» et Caton l'Ancien prétendait qu'il fallait tant de choses pour faire un ami que cette rencontre n'arrivait pas en trois siècles.
«L'amitié est bien bête de compagnie, disait Plutarque, mais non pas bête de troupeau.» Remarque très-vraie, car les amitiés célèbres n'ont jamais existé qu'entre deux personnes.
«C'est un assez grand miracle de se doubler. N'en connaissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler.»
(Montaigne, Ess., I, 27.)
Les Scythes, pour qui l'amitié était une chose sacrée, pensaient avec raison qu'elle ne pouvait étendre ses liens au delà sans les relâcher; et, pour la garantir de l'amoindrissement qu'elle eût subi par extension, ils avaient fait une loi qui ordonnait d'avoir un ami, en permettait deux et en défendait trois. Cette loi était fort sage, car il n'y a jamais assez d'amitié et il y a toujours assez d'amis.
«Assez d'amis parmi les hommes! s'écrie Bourdaloue, mais quels amis! assez d'amis de nom, assez d'amis d'intérêt, assez d'amis d'intrigue et de politique, assez d'amis d'amusements, de compagnie, de plaisir; assez d'amis de civilité, d'honnêteté, de bienséance; assez d'amis en paroles, en protestations.»
Certes, de ces amis-là, il y en a assez de peu, assez d'un, assez d'aucun, suivant le mot d'un Ancien rapporté par Sénèque: Satis sunt pauci, satis est unus, satis est nullus. (Epist. VII.)
On connaît cette boutade spirituelle de Chamfort: «Dans le monde vous avez trois sortes d'amis: vos amis qui vous aiment, vos amis qui ne se souviennent pas de vous, et vos amis qui vous haïssent.»
Hélas! pourquoi faut-il que ces chers amis, à qui nous donnons notre confiance, ne soient presque toujours que de chers ennemis!




Qui cesse d'être ami ne l'a jamais été.
Ce beau proverbe est traduit d'un vers grec cité par Aristote (Rhétor., liv. II). Il se trouve aussi dans le troisième discours de Dion Chrysostome, qui l'a développé en disant que le caractère de l'amitié est de ne point changer, et que, si quelqu'un est infidèle à une personne avec qui il a vécu dans une liaison intime, il déclare par cette infidélité qu'il ne l'aimait pas véritablement; car, s'il eût été son ami, il serait demeuré tel. C'est exactement la pensée que le père de Neuville a exprimée d'une manière heureuse en parlant de «la cour où les heureux n'ont point d'amis, puisqu'il n'en reste point aux malheureux.»




Un bon ami vaut mieux que cent parents.
Ce proverbe a sa raison dans cet autre: Beaucoup de parents et peu d'amis.—J. Delille a dit dans son poëme de la Pitié:
Le sort fait les parents, le choix fait les amis.
(Ch. II.)
Et ce joli vers n'est que la répétition textuelle d'un proverbe oriental que Dorat, avant Delille, avait imité ainsi:
C'est le hasard qui fait les frères,
Et la vertu fait les amis.
Cicéron (de Amicitia, V.) met l'amitié au-dessus de la parenté, en ce que la bienveillance est essentielle à la première et n'est point inséparable de la seconde, que sans bienveillance il n'y a plus d'amitié et qu'il y a toujours parenté.
D'autres, au contraire, ont mis la parenté au-dessus de l'amitié, et leur opinion a servi de fondement à quelques proverbes qu'on trouvera plus loin.





Le frère est ami de nature,
Mais son amitié n'est pas sûre.
Ce distique proverbial est tiré de la phrase suivante de Cicéron: Cum propinquis amicitiam natura ipsa peperit, sed ea non satis habet firmitatis. (De Amicitia, V.) Il paraît justifié par les démêlés trop fréquents que la jalousie et l'intérêt excitent parmi les frères: «C'est à la vérité, dit Montaigne, un beau nom et plein de dilection que le nom de frère; mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela destrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle.»




On peut vivre sans frère, mais non sans ami.
Si cela était vrai, l'espèce humaine aurait été frappée depuis longtemps d'une mortalité qui l'eût enlevée tout entière; car, dans la plupart des siècles, il ne s'est pas rencontré peut-être un de ces êtres d'élite sans lesquels on dit la vie impossible. Ne prenons donc ce proverbe que pour une hyperbole excessive par laquelle on a voulu faire ressortir le prix inestimable de l'amitié, et ne cherchons pas même à le justifier sous ce rapport. La comparaison qu'il présente accuse une idée immorale, dénaturée, qui doit le faire proscrire. Il peut rester à l'usage de quelque mauvais frère, mais il ne saurait obtenir l'approbation d'aucun esprit sensé.
Malheur à l'homme qui sacrifie ses parents à ses amis. Les Espagnols disent à ce sujet: «Quien de los suyos se aleja, Dios le deja. Celui qui s'éloigne des siens, Dieu l'abandonne.» Les pères et mères devraient inculquer à leurs enfants cette belle maxime où respire l'esprit de famille, en y joignant des exemples propres à en confirmer la vérité.




Un ami est un autre nous-même.
Beau mot qui a été attribué faussement à Zénon, fondateur de la secte des stoïciens, car il se trouve dans le passage suivant des Entretiens de Socrate (II, 10): «Un bon ami est toujours prêt à se substituer à son ami, à le seconder dans les soins de sa maison, dans les affaires de l'État. Vous voulez obliger quelqu'un, il va se joindre à vous dans cette bonne action. Quelque crainte qui vous agite, comptez sur ses secours; vous faut-il faire des dépenses, des démarches, employer la force ou la persuasion? Vous trouverez en lui un autre vous-même.»
Ce mot n'appartient pas même à Socrate. Avant lui il était employé proverbialement dans l'école de Pythagore qui passait pour en être l'auteur.
Aristote a dit: «Un ami est une âme qui vit dans deux corps»; ce qu'Horace a imité en appelant Virgile la moitié de son âme: animæ dimidium mea (I, od. 3), et ce que saint Augustin a répété dans ses Confessions: «Sensi animam meam et animam illius unam fuisse animam in duobus corporibus (IV, 6). Je sentis que mon âme et la sienne n'avaient formé qu'une seule âme dans nos deux corps.»
Cette même vie à deux, qui est celle de la véritable amitié, Ennius la nommait la vie vivante, vita vitalis.
Qui ne connaît les vers charmants par lesquels La Fontaine a terminé sa fable des Deux Amis qui vivaient au Monomotapa?
Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même:
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.
(Liv. VIII, fab. XI.)
Ces vers, où toutes les idées de la fable se reproduisent et se résument en traits de sentiment, sont calqués, à l'exception des deux derniers qui complètent si heureusement ce délicieux résumé, sur une maxime indienne que Pilpay, dans un apologue intitulé aussi les Deux Amis, a formulé en ces termes: «Un ami est une chose bien précieuse. Il cherche nos besoins au fond de notre cœur. Il nous épargne la honte de les lui découvrir nous-mêmes.»




Un ami fidèle est la médecine de la vie.
C'est-à-dire qu'il peut dissiper les ennuis, adoucir les amertumes et soulager la plupart des maux de la vie. Il est pour les maladies de l'esprit ce qu'un bon médecin est pour celles du corps. Ce proverbe est littéralement traduit du verset de l'Ecclésiastique: Amicus fidelis, medicamentum vitæ (VI, 16).
«L'amitié, dit Gœthe, est le fonds social où l'humanité trouve toujours des trésors nouveaux pour se relever forte et puissante, quel que soit l'état déplorable où les naufrages et les banqueroutes ont pu la réduire.»
On lit dans le Hava-mal ou Discours sublime d'Odin, poëme gnomique des Scandinaves: «L'arbre se dessèche quand il n'est revêtu ni d'écorce ni de feuillage: ainsi est l'homme sans ami. L'homme ne peut vivre seul.»
Les Arabes disent: «Pourquoi Dieu a-t-il donné une ombre à notre corps? C'est pour qu'en traversant le désert nos yeux se reposent sur elle, et soient ainsi préservés de la réverbération des sables brûlants.»




Il faut être fringant à l'ami.
Dicton fort usité au quatorzième et au quinzième siècle parmi les femmes, pour dire que celle qui attendait la visite de son bon ami devait se mettre en frais de braverie et d'amabilités afin de le bien recevoir. Fringant, autrefois invariable quant au genre, est le participe présent du verbe fringuer, employé par nos vieux auteurs dans le sens de se parer, caresser, faire l'amour. Ces deux dernières acceptions, désusitées en français, se sont conservées dans divers patois méridionaux.




Un ami pour l'autre veille.
Un ami ne s'endort pas sur les affaires de son ami; il les prend à cœur, il y veille comme aux siennes propres, et sa vigilance est payée de retour par celui qui en est l'objet: tous deux sont sous la garde l'un de l'autre, et ils doivent trouver dans leur sollicitude réciproque les conseils et les secours dont ils ont besoin pour bien soigner leurs intérêts moraux et matériels.




Il n'est si bon conseil que d'ami.
Parce que ce conseil a ordinairement toutes les qualités requises, étant inspiré par une sincère affection, formé en connaissance de cause et présenté de manière à ne pas blesser l'amour-propre de celui qui le reçoit.
Les Espagnols disent: «Consejo de quien bien te quiere aunque te parezca mal, escribelo. Conseil de celui qui te veut du bien, quoiqu'il te paraisse mal, mets-le par écrit (pour ne pas l'oublier).»
Les Allemands ont ce proverbe: «Freundes Stimme, Gottes Stimme. Conseil d'ami, conseil de Dieu.»
«Unguento et variis odoribus delectatur cor, et bonis amici consiliis anima dulcoratur (Salom., Prov. XXVII, 9). Le parfum et la variété des odeurs sont la joie du cœur, et les bons conseils d'un ami sont les délices de l'âme.»




Si ton ami te frappe, baise sa main.
On comprend que ce proverbe ne doit pas se prendre à la lettre, et que l'ami qui frappe ne signifie que l'ami qui reprend. Le sens est donc que, quelque véhémence qu'un ami mette dans ses remontrances, il faut lui en savoir gré, parce qu'elle est l'effet et la preuve d'un véritable attachement. Les Allemands disent d'une manière également figurée: «Freundes Schlæge, liebe Schlæge. Coup d'ami, coup chéri.»
Leur proverbe et le nôtre rappellent ces paroles de Salomon: «Meliora sunt vulnera diligentis quam fraudulenta oscula odientis (Prov. XXVII, 6). Les blessures que fait celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait.»




Un vieil ami est une seconde conscience.
Parce que cette seconde conscience, de même que la première, ne laisse passer aucune faute sans avertissement. Le devoir de l'amitié véritable est de remontrer à celui qu'on aime les défauts qu'il peut avoir afin de l'exciter à s'en corriger. C'est ce que fait entendre aussi ce proverbe espagnol: «No hay mejor espejo que el amigo viejo. Il n'y a pas de plus fidèle miroir qu'un vieil ami.» On sent que ce proverbe ne désigne pas sans raison un vieil ami, car il faut être ami de longue main pour être en droit de faire de telles remontrances. «Le plus grand effort de l'amitié, dit La Rochefoucauld, n'est pas de montrer nos défauts à un ami; c'est de lui faire voir les siens.»




On ne peut dire ami celui avec qui on n'a pas mangé quelques minots de sel.
Aristote et Plutarque se sont servis de ce proverbe, dont le sens est que l'amitié ne peut se former subitement, et qu'elle a besoin d'être confirmée par le temps. «Semblable au vin généreux dont les années augmentent le prix, dit Cicéron, plus elle est vieille, et plus elle est parfaite, et c'est avec raison qu'on pense qu'il faut manger ensemble plusieurs boisseaux de sel pour consommer l'amitié.» Verum illud est, quod dicitur, multos modios salis simul edendos esse ut amicitiæ munus expletum sit. (Cic., de Amicitia XIX.)
L'amitié est aussi comparée au vin dans l'Ecclésiastique: «Vinum novum amicus novus: veterascet, et cum jucunditate bibes illud (IX, 15). Le nouvel ami est un vin nouveau: il vieillira, et tu le boiras avec délices.»




Qui est ami de tous ne l'est de personne.
Il en est de l'amitié comme d'une essence précieuse qui perd sa vertu quand on la délaye dans une trop grande quantité d'eau. Ce sentiment n'a de force qu'autant qu'il reste concentré dans un couple d'êtres d'élite. S'il s'épanche sur beaucoup de gens, il s'amoindrit tellement qu'il n'en vient presque rien à personne. Pluralité d'amis, nullité d'amis.
«L'amitié, dit Plutarque, nous serre et nous unit; plusieurs amitiés nous séparent et nous distraient. La pluralité d'amis convient à ceux qui veulent user de leurs amis sans se soucier de les servir réciproquement: ce qui vaut autant à dire qu'elle convient à des gens qui ne savent ce que c'est qu'amitié. Ne touche point à plusieurs dans la main, disait Pythagore; c'est-à-dire ne fais pas beaucoup d'amis… Qui a tant d'amis, certes assister à tous il est du tout impossible, et ne gratifier à nul il n'y aurait point d'apparence; et en gratifiant à tous en offenser plusieurs, il serait aussi trop fâcheux.» (De la pluralité d'amis.)




A nul n'est vrai ami qui de soi-même est ennemi.
«Celui qui est mauvais à soi-même ne doit être bon à personne.»
(MENANDRE.)
«Qui sibi amicus est scito hunc amicum omnibus esse (Sén., Epist., VI). Sachez que celui qui est ami de soi-même l'est aussi de tous les autres.» En effet, l'homme qui sait ce qu'il se doit à lui-même sait aussi ce qu'il doit à ses semblables, et son attention consciencieuse à observer ses devoirs personnels est une garantie assurée de la bonne foi et de l'honnêteté qu'il apportera dans ses relations avec les autres. Un philosophe chinois, Ma-Koang, a très-bien dit: «Avant de chercher à se faire des amis, il faut commencer à devenir le sien.»




Un ami n'est pas sitôt fait que perdu.
Parce que, pour faire un ami, il faut une longue pratique, un commerce assidu, de l'attachement, des services, des prévenances, qualités qu'on ne rencontre guère; tandis que, pour le perdre, il suffit de quelques négligences, de quelques susceptibilités, de quelques saillies de mauvaise humeur, défauts d'autant plus fréquents que les qualités susdites sont plus rares. C'est pour cela aussi que les amitiés se forment si difficilement, et qu'elles ne sont, à proprement parler, que des essais sans résultat. Elles ont le sort de ces insectes qui mettent trois ans à se former pour ne vivre que peu de minutes.




Un ami en amène un autre.
Une personne invitée dans une maison y amène quelquefois une autre personne qu'on n'attendait pas, et la présentation se fait avec des excuses auxquelles on répond: Un ami en amène un autre. Les Anglais disent: «My friend's friend is welcome. L'ami de mon ami est le bienvenu.» Les Italiens ont ce proverbe dérivé d'un usage ecclésiastique: «Ogni prete può menar un chierico. Tout prêtre peut amener un clerc.»
Chez les Romains le convive amené à un festin par un invité s'appelait ombre, sans doute parce qu'il suivait son introducteur comme l'ombre suit le corps, et leur proverbe correspondant au nôtre était: «Locus est et pluribus umbris. (HOR., lib. I, epist. V.) Il y a place pour plusieurs ombres.»




Ami jusqu'aux autels.
Usque ad aras amicus. Proverbe que les Latins avaient emprunté aux Grecs pour signifier qu'on est disposé à tout faire pour ses amis, excepté ce qui est contraire à la religion et à la conscience. Ce proverbe, rapporté par Plutarque et par Aulu-Gelle, est une réponse de Périclès à un de ses amis qui l'engageait à prêter un faux serment en sa faveur. Il est fondé sur l'antique usage de jurer la main posée sur un autel.
François Ier en fit une noble application lorsque, en 1534, il écrivit au roi d'Angleterre Henri VIII, qui lui conseillait de se séparer de l'Église romaine comme il venait de le faire: Je suis votre ami, mais jusqu'aux autels.




Qui n'est pas grand ennemi n'est pas grand ami.
C'est-à-dire: celui qui n'est pas capable de bien haïr n'est pas capable de bien aimer; celui qui ne peut mettre beaucoup d'ardeur à se venger de ses ennemis ne peut non plus en mettre beaucoup à servir ses amis. L'auteur des Loisirs d'un ministre d'État (le marquis de Paulmy) désapprouve très-fort ce proverbe, qui mesure les degrés de l'amitié sur les degrés de la haine: «Distinguons, dit-il, entre les excès dans lesquels les passions peuvent nous entraîner, et les suites d'une liaison sage et réfléchie. L'amitié ne doit être que de ce dernier genre. Si elle devenait une passion, elle cesserait d'être aussi estimable et aussi respectable qu'elle l'est; elle aurait tous les dangers de l'amour, qui fait autant de fautes que la haine et la vengeance. Dieu nous garde de trop aimer, aussi bien que de trop haïr! cependant il faut bien aimer jusqu'à un certain point. Le cœur de l'homme a besoin de ce sentiment, et ce sentiment fait du bien à notre esprit, quand il ne l'aveugle point; mais la haine et le désir de la vengeance ne peuvent jamais que nous tourmenter; on est heureux de ne point haïr; mais, en aimant d'une manière sensée, ne peut-on pas servir ardemment ses amis, mettre de la vivacité, de la suite, même de la ténacité dans les affaires qui les intéressent? Eh! faut-il donc être cruel pour les uns parce que l'on est tendre pour les autres, persécuteur pour être serviable? Non. Pour moi, je déclare que je suis un faible ennemi, non-seulement en force, mais en intention, quoique je sois ami très-zélé et très-essentiel.»
Les observations qu'on vient de lire montrent fort bien que le proverbe n'est pas bon à pratiquer et ne s'accorde pas avec la morale, qui prescrit de ne haïr personne; mais elles ne prouvent pas précisément qu'il soit contraire à la vérité, chose essentielle qu'elles n'auraient pas dû omettre. Nous avons donc à donner cette preuve; et pour cela, il ne sera pas besoin d'une longue dissertation; il suffira de citer cette judicieuse pensée de Sénac de Meilhan: «On dit que ceux qui savent bien haïr savent bien aimer, comme si ces deux sentiments avaient le même principe. L'affection part du cœur, et la haine de l'amour-propre ou de l'intérêt blessé.»
La conséquence rigoureuse que tout esprit logique doit tirer de là, c'est, contrairement au proverbe, que la haine qu'on a contre une personne ne produit pas nécessairement l'affection pour une autre.




A l'ami soigne le figuier, à l'ennemi soigne le pêcher.
Ce proverbe, rapporté sans aucune explication dans le recueil de Gomes de Trier, conseille allégoriquement de mettre en pratique la fausse doctrine énoncée dans le précédent, c'est-à-dire de bien haïr ses ennemis afin de bien aimer ses amis. Le figuier y est considéré comme un emblème d'amitié, à cause de ses feuilles, qui couvrirent la nudité de nos premiers parents, et surtout à cause de son fruit employé, chez les peuples anciens, comme expression typique des vœux qu'ils formaient pour la prospérité des personnes chéries, et consacré, pour cette raison, aux étrennes du jour de l'an, dans le moyen âge, ainsi que dans l'antiquité. Le pêcher, au contraire, y figure comme un emblème de haine, par suite d'une vieille tradition d'après laquelle les rois de Perse auraient fait transplanter cet arbre, originaire de leur pays, sur les terres des Égyptiens leurs ennemis, parce que les pêches, en Perse, avaient des propriétés malfaisantes qui les faisaient classer parmi les poisons. Pline le Naturaliste a parlé de cette tradition, qu'il jugeait erronée, dans le passage suivant de son Histoire naturelle: «Il n'est pas vrai que la pomme persique soit un poison douloureux dans la Perse, ni que les rois de ce pays l'aient introduite, par vengeance, en Égypte, où la terre l'aurait bonifiée. Les auteurs exacts ont dit cela du perséa, qui diffère tout à fait du pêcher.» (Liv. XV, ch. XIII.)
Les Italiens ont le même proverbe qui doit se trouver dans le Jardin de récréation, etc., par Jean Florio (Giardino di ricreazione, etc., di Giovanni Florio), dont le recueil de Gomes de Trier est une traduction.
Il y a en outre, chez les Piémontais, un autre proverbe analogue, que M. le docteur Silva a bien voulu me communiquer. Le voici, avec la juste explication qu'il y a jointe: «Dans le Piémont, on croit généralement que l'enveloppe de la figue est un poison, et que la pêche, fruit malsain, porte son contre-poison dans la pellicule. De là le proverbe: «All'amico si pela il fico, al nemico il persico. A l'ami on pèle la figue, et à l'ennemi la pêche.» Aussi à la personne qu'on estime, et même dans les grands repas, la maîtresse de maison offre-t-elle parfois une figue dépouillée de son enveloppe.»
M. Silva pense que le proverbe français est fondé sur le même préjugé que celui des Piémontais, qu'il suppose antérieur, et j'avoue que, si cela était, j'en serais pour les frais d'érudition que j'ai faits dans mon commentaire. Mais je crois que c'est une conjecture que je puis me dispenser d'admettre, et que M. Silva n'aurait peut-être pas admise s'il avait connu le texte italien qui doit être cité par Florio. Ce texte, tel qu'il m'a été donné par le savant abbé Ciampi, porte pianta et non pela. Je dois conclure de cette différence notable que les deux proverbes, n'étant pas les mêmes par l'expression, ne le sont pas non plus par le sens. Je maintiens donc comme vraie l'origine que j'ai assignée à l'un, tout en adoptant l'explication que M. Silva a faite de l'autre.




Ce qui tombe en poche d'ami n'est pas perdu pour nous.
Cela se dit lorsqu'un bien qu'on espérait voir venir à soi arrive à quelque ami. Je ne sais si c'est pour exprimer une consolation sincère ou pour déguiser un regret égoïste que ce bien ait changé de direction. On peut admettre tantôt l'une et tantôt l'autre interprétation de ce proverbe, selon le caractère des gens qui l'emploient ou de ceux auxquels on l'applique.—S'il faut en croire La Rochefoucauld, «le premier mouvement de joie que nous avons eu du bonheur de nos amis ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous avons pour eux: c'est l'effet de l'amour-propre qui nous flatte d'être heureux à notre tour, ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.»
Il est bien sûr que l'amour-propre, c'est-à-dire l'amour de soi, comme l'entend La Rochefoucauld, est le principal mobile des sentiments et des actions de l'homme. Mais ici l'amour-propre n'agit pas seul. Il y a aussi l'influence de l'inclination que nous avons pour ceux avec qui nous vivons et pour tous les objets qui nous environnent, inclination toujours jointe avec les passions, comme l'a remarqué Malebranche, et je crois que les réflexions suivantes de ce philosophe offrent une explication plus exacte, surtout plus morale, du proverbe. «Afin que l'amour naturel que nous avons pour nous-mêmes n'anéantisse pas et n'affaiblisse pas trop celui que nous avons pour les choses qui sont hors de nous, et qu'au contraire ces deux amours que Dieu met en nous s'entretiennent et se fortifient l'un l'autre, il nous a liés de telle manière avec tout ce qui nous environne, et principalement avec les êtres de même espèce que nous, que leurs maux nous affligent naturellement, que leur joie nous réjouit, et que leur grandeur, leur abaissement, leur diminution, semblent augmenter ou diminuer notre être propre. Les nouvelles dignités de nos parents et de nos amis, les nouvelles acquisitions de ceux qui ont le plus de rapport à nous, semblent ajouter quelque chose à notre substance. Tenant à toutes ces choses, nous nous réjouissons de leur grandeur et de leur étendue.» (Recherche de la vérité, liv. IV, ch. XIII.)




Il vaut mieux perdre un bon mot qu'un ami.
C'est une leçon adressée aux malins railleurs qui, à l'exemple du poëte dont parle Horace, se livrent à leur gaieté caustique sans épargner personne, pas même leur ami.
… Dummodo risum
Excutiat sibi, non hic cuiquam parcet amico.
(I, Sat. IV.)
Quintilien a dit dans ses Institutions oratoires, liv. VI, ch. III: «Lædere nunquam velimus, longeque absit propositum illud: potius amicum quam dictum perdidit. Tâchons de ne jamais blesser, et repoussons loin de notre esprit tout ce qui tendrait à nous faire appliquer ce dicton: Il a mieux aimé perdre un ami qu'un bon mot.»
Un proverbe espagnol, par une métaphore très-remarquable, assimile à l'oiseau de proie l'homme qui fait de son ami la victime de ses cruelles railleries: «Reniego del amigo que cubre con las alas y muerde con el pico. Fi de l'ami qui couvre des ailes et déchire du bec!»
Salomon a dit: Homines derisores civitatem perdunt. (Prov., XXIX, 8.) Les hommes railleurs[2] perdent la cité,» et Bacon, dans les réflexions qu'il a faites sur cette maxime, a très-bien signalé ce genre d'esprit dérisoire et moqueur.




Ami de Platon, mais plus ami de la vérité.
Amicus Plato, sed magis amica veritas. C'est un mot d'Aristote en réponse à des critiques qui lui reprochaient d'attaquer quelques opinions de son maître Platon. Il s'applique à un homme éclairé qui ne soumet pas aveuglément son jugement à celui des personnes mêmes les plus recommandables, dont ordinairement il suit volontiers l'avis.




Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
C'est un vers de La Fontaine fait avec un ancien proverbe qu'il a remplacé. Il figure dans la dernière fable du livre IV, l'Alouette et ses Petits, où il signifie que, pour se tirer d'affaire, il faut recourir à ses propres moyens, et ne pas compter sur l'aide des amis et des parents.
Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous:
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Le proverbe s'emploie aussi pour dire qu'on préfère ses intérêts personnels à ceux d'un ami et d'un parent.




A l'ami qui demande on ne dit pas: Demain.
Ce proverbe est pris de celui-ci de Salomon: «Ne dicas amico tuo: Vade et revertere: cras dabo tibi: cum statim possis dare (Prov., III, 28). Ne dites pas à votre ami: Allez et revenez, je vous le donnerai demain, lorsque vous pouvez le lui donner à l'heure même.»
Phocylide a dit aussi: «Donne à l'instant au malheureux; ne lui dis pas de revenir demain.»
On connaît la maxime de Zoroastre: «Si, pouvant soulager aujourd'hui le malheureux, on remet à demain, qu'on fasse pénitence.»
Différer d'assister un ami quand on le peut est une violation odieuse des devoirs de l'amitié; car, ainsi que l'a dit l'académicien Auger: «L'amitié véritable est un pacte en vertu duquel on doit tenir sans cesse sa fortune, sa vie même, à la libre disposition de celui à qui l'on s'est uni.»




Il faut se défier d'un ami réconcilié.
Les Espagnols disent: «Amigo reconciliado, enemigo doblado. Ami réconcilié, ennemi doublé.» Il n'y a guère de réconciliation tout à fait sincère: la défiance ou la trahison s'y mêlent presque toujours. Asmodée, dans le Diable boiteux, parlant de sa dispute avec Paillardoc, dit avec autant de vérité que de finesse: «On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et, depuis ce temps, nous sommes ennemis mortels.»
On conseillait à un tyran, Tibère, si je ne me trompe, de faire mourir un de ses anciens amis, qu'il faisait languir en prison: «Pas encore, répondit-il; je ne me suis pas réconcilié avec lui.» Mot affreux, où respire tout le génie de la haine.




Ami au prêter, ennemi au rendre.
Proverbe qui paraît pris de ce passage du Trinummus de Plaute: «Si vous redemandez l'argent que vous avez prêté, vous trouvez souvent que d'un ami votre bonté vous a fait un ennemi.»
Quum repetas, inimicum amicum beneficio invenis tuo.
(Acte IV, sc. III.)
Le recueil de Gabriel Meurier rapporte cette variante énergique: au prêter Dieu, au rendre diable.
Les Espagnols ont ce proverbe: «Quien presta no cobra; y si cobra, no todo; y si todo, no tal; y si tal, enemigo mortal. Qui prête ne recouvre, s'il recouvre, non tout; si tout, non tel; si tel, ennemi mortel.» Ce qui est pris de cette maxime employée chez nous au moyen âge: Si præstabis, non habebis; si habebis, non tam bene; si tam bene, non tam cito; si tam cito, perdis amicum.
Les Anglais disent: «He that lends to his friend loses double. Qui prête à son ami perd au double;» c'est-à-dire l'argent et l'ami. Ils disent encore: «The way to lose a friend is to lend him money. Le moyen de perdre un ami, c'est de lui prêter de l'argent.»
Si tu ne prêtes pas, inimitié; si tu prêtes, procès éternel. (Prov. russe.)
La pensée qui constitue ces proverbes est commune à tous les peuples; car en tout pays on trouve généralement dans la main qui a reçu la main qui refuse de rendre.
En fait de prêt, le sort me traite
Avec grande inhumanité:
Je perds l'affection de ceux à qui je prête,
Si je ne perds l'argent que je leur ai prêté.




(DE CAILLY).
Sage ami et sotte amie.
Bonaventure Despériers a employé ce proverbe dans sa dixième Nouvelle. Il n'a pas dit pourquoi il faut avoir un sage ami, parce qu'il a pensé sans doute que personne ne pouvait l'ignorer; mais il a voulu faire sentir l'avantage d'avoir une sotte amie par cette réflexion: «D'une amie trop fine vous n'en avez pas le compte: elle vous joue toujours quelque tour de son métier; elle vous tire à tous les coups quelque argent de dessous l'aile[3]; ou elle veut être trop brave, ou elle vous fait porter les…» Je supprime le dernier mot, parce qu'il n'a pas besoin d'être mis sous les yeux des lecteurs pour se présenter à leur esprit. Peut-être eussé-je aussi bien fait de supprimer aussi l'explication entière comme peu conforme à la vérité, ou du moins très-douteuse. Depuis que notre grand comique a si bien montré sur la scène le faux calcul d'Arnolphe, qui voulait épouser une sotte pour n'être point sot, les Agnès n'inspirent plus de confiance, et leur niaiserie est généralement regardée comme une dissimulation de la finesse, de la ruse et de la malice dont le diable a pétri leur caractère. D'où l'on conclut que l'homme qui se marie, n'ayant pas moins à redouter les tromperies d'une femme sotte que d'une femme spirituelle, fait beaucoup mieux de choisir celle-ci, chez laquelle il doit trouver, dans ses infortunes conjugales, des compensations que l'autre ne saurait lui offrir.




Jamais honteux n'eut belle amie.
En amour, il faut être entreprenant: Amor odit inertes, dit Ovide, au second livre de l'Art d'aimer. Les honteux ne gagnent rien auprès des femmes, généralement moins bien disposées pour eux que pour les hardis, qui leur épargnent l'embarras du refus. Ce sexe aimable est comme le paradis, qui souffre violence et que les violents emportent. Regnum cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud. (Matth., XI, 12.)
Le comte de Bussy-Rabutin dit dans ses Mémoires: «La hardiesse en amour avance les affaires. Je sais bien qu'il faut aimer avec respect pour être aimé, mais assurément pour être récompensé il faut entreprendre, et l'on voit plus d'effrontés réussir sans amour que de respectueux avec la plus grande passion du monde.» (T. I, p. 93.)
On disait autrefois: Jamais couard n'eut belle amie, et ce proverbe, où le mot couard signifie lâche, poltron, encore plus que honteux, peut avoir tiré son origine de la chevalerie, parce que, à l'époque où cette institution était dans tout son lustre, le courage et la victoire étaient de sûrs moyens pour obtenir l'amour des dames.




Il vaut mieux donner à un ennemi que d'emprunter à un ami.
Parce qu'en donnant à un ennemi on peut adoucir et désarmer sa haine, tandis qu'en empruntant à un ami, on court risque de l'indisposer et de le porter à une rupture. Les exemples de ce dernier cas ne sont pas rares. Mlle de Scudéri, dans ses Conversations, en cite un fort singulier, que voici: «Un ami, qui s'était battu plusieurs fois en duel pour son ami, ne voulut pas lui prêter quelque argent qu'il lui demandait à emprunter; et lui, qui n'avait pas refusé, dans l'occasion, de répandre son sang pour son ami, lui refusa un médiocre secours dont il se trouvait avoir besoin. Y a-t-il une plus grande bizarrerie que celle de préférer son argent à sa propre vie?»
Pittacus disait: «La chose qu'on doit faire le plus tard qu'on peut, c'est d'emprunter de l'argent à ses amis.» Ce qui prouve que dans l'antiquité, comme en notre temps, l'amitié finissait où commençait l'emprunt.
Nous avons encore cet autre proverbe: On perd plus d'amis par ses demandes que par son refus.





Qui veut garder son ami n'ait aucune affaire avec lui.
Les affaires d'intérêt amènent presque toujours des discussions qui finissent par diviser les amis. Quelqu'un a dit: «L'intérêt qui se mêle aux amitiés est comme le vif-argent confondu parmi l'or; le départ fait, elles disparaissent et s'en vont en fumée.»
Les Turcs ont ce proverbe semblable au nôtre: Bois et mange avec ton ami, mais n'aie jamais d'affaire avec lui.




N'accorde point ta confiance à un ami dissimulé.
La dissimulation est incompatible avec l'amitié, qui a besoin de franchise, de loyauté, d'expansion; et l'on peut regarder avec raison celui qui est atteint de ce défaut, ou plutôt de ce vice, comme un traître contre lequel il faut continuellement se tenir en garde. Un adage oriental dit: Fuis pour un temps l'homme colère, et pour toujours l'homme dissimulé.




Vieux amis et comptes nouveaux.
Pour dire que c'est un moyen de conserver ses amis que d'avoir ses comptes d'intérêt toujours bien réglés avec eux.
La vérité de cette proposition sera développée dans le commentaire que je consacrerai au proverbe suivant.




Les bons comptes font les bons amis.
Proverbe dont on fait ordinairement l'application pour s'excuser d'examiner un compte ou un mémoire présenté par un ami. Ce proverbe a une portée plus étendue: il enseigne aux amis par le résultat qu'il exprime combien il leur importe de bien régler les affaires d'intérêt qu'ils peuvent avoir ensemble. Ce qui exige d'eux, non-seulement la foi et la justice, sans lesquelles l'amitié ne saurait subsister, mais l'exactitude la plus rigoureuse pour le payement des moindres déboursés occasionnés par les services qu'ils sont dans le cas de se rendre réciproquement. C'est à tort qu'ils dédaignent quelquefois une pareille allocation, car la moindre négligence à cet égard peut inquiéter la discrétion et gêner insensiblement la confiance.
Les Espagnols disent: «Cuento y razon sustentan amistad. Compte et calcul entretiennent l'amitié.»
Les Italiens: «Conti chiari, amici cari. Comptes clairs, amis chers.»
Les Anglais: «Even reckoning makes long friends. Un compte exact fait de longs, ou durables amis.»





Il ne faut pas compter avec ses amis.
Ce proverbe, qui signifie qu'il faut se montrer plutôt généreux qu'intéressé avec ses amis, paraît en contradiction avec les deux précédents, mais il ne l'est pas en réalité, car il ne conseille pas la même espèce de générosité dont les autres commandent de s'abstenir. Il parle de celle qu'on doit mettre dans les procédés de sentiment où elle est indispensable, et non de celle qu'il faut éviter dans les affaires d'intérêt, parce qu'elle peut avoir des conséquences fâcheuses. Les préceptes sont différents, mais ils n'ont rien de contradictoire. Loin de s'exclure, ils se concilient fort bien, et concourent à un but unique, qui est la conservation de l'amitié.
Les Turcs disent: l'Amitié compte par tonneaux, et le commerce par grains.
L'idée de notre proverbe se trouve dans le passage suivant du Traité de l'amitié par Cicéron: «Borner l'amitié à un rapport mesuré de sentiments et de services, c'est la dépouiller de sa dignité, c'est l'avilir… Exiger une juste proportion entre ce qu'on donne et ce qu'on reçoit, c'est faire d'elle une affaire de calcul. La véritable amitié est plus magnifique, plus généreuse, et n'établit point de comptes rigoureux. Car il ne faut pas craindre de perdre quelque chose ou d'en faire trop pour un ami.» (XVI, 57.)





Entre amis tout doit être commun.
Ce proverbe est fort ancien. Épicure blâmait Pythagore de l'avoir appliqué littéralement, en obligeant ses disciples à mettre en commun tout ce qu'ils possédaient: «Si j'ai un véritable ami, disait-il, ne suis-je pas aussi maître de ses biens que s'il m'en eût fait le dépositaire? Y a-t-il moins de mérite à donner son cœur que ses richesses? Je ne dois pas abuser sans doute de la tendresse de cet ami; ce qu'il possède, je dois le ménager comme ma propre fortune: mais je lui fais un outrage si j'exige qu'il la confie à un tiers pour nos besoins communs.»
Sénèque, dans son Traité des bienfaits, liv. VII, ch. XII, définit ainsi la communauté entre amis: «La communauté entre amis n'est pas comme entre des associés qui ont leur part distincte; mais comme entre un père et une mère qui, ayant deux enfants, n'ont pas chacun le leur, mais en ont deux chacun.





Qui vit sans amis ne sera pas longtemps sage.
N'ayant personne qui lui porte assez d'intérêt pour l'avertir de ses défauts, pour chercher à l'en corriger, il doit nécessairement les garder et les aggraver de telle sorte qu'en peu de temps ils dégénéreront en vices incompatibles avec la sagesse, à laquelle il serait resté de plus en plus attaché s'il avait eu le bonheur de vivre sous la surveillance salutaire d'un ami.
D'un ami! Ce nom seul me charme et me rassure;
C'est avec mon ami que ma raison s'épure;
Que je cherche la paix, des conseils, un appui;
Je me soutiens, m'éclaire et me calme avec lui.
Dans des piéges trompeurs si ma vertu sommeille,
J'embrasse, en le suivant, sa vertu qui m'éveille.
(Ducis, Épître à l'amitié.)





Qui choisit mal ses amis ne sera pas longtemps sage.
Il ne le sera pas même si longtemps que celui qui vit sans amis, parce qu'il sera poussé à l'inconduite par ceux qu'il a mal choisis. Cette maxime proverbiale est prise de Confucius.





Le pire de tous les pays est celui où l'on n'a pas d'amis.
Dans ce pays-là on ne peut compter sur personne; on est exposé à toutes sortes d'ennuis, de désagréments et de misères; on est réduit à vivre triste et solitaire, dans la privation de toute sympathie, de tout secours, de toute joie, de toute consolation. Quel sort affreux! Comment supporter tant de douleurs dont le poids devient, chaque jour, plus accablant! il faudrait pour cela une grâce spéciale de Dieu. Mais est-il permis d'espérer, quand on met ainsi contre soi tout le monde, qu'on pourra mettre Dieu pour soi? Et cette existence maudite, à laquelle on est condamné, n'est-elle pas une punition infligée par la justice divine? Gardons-nous d'en douter; c'est parce qu'on a été dur, inhumain envers ses semblables, qu'on trouve ses semblables sans commisération et sans humanité; c'est parce qu'on a été insociable qu'on est privé des douceurs de la société. «Per quæ peccat quis per hæc et torquetur, dit la Sagesse (XI, 17). On est puni par où l'on a péché.»





Qui te conseille d'ôter la confiance à tes amis veut te tromper sans témoins.
Ce proverbe, fondé sur une vérité d'expérience, signale d'une manière nette et frappante le danger où l'on s'expose quand on a la faiblesse de se laisser influencer par des rapports suspects contre les personnes avec lesquelles on est intimement lié. L'auteur de ces rapports n'est presque toujours qu'un fourbe qui cherche, en brouillant deux amis, à supplanter l'un, afin de pouvoir, en toute liberté, faire sa dupe de l'autre. S'il parvient au gré de ses vues intéressées à capter et à posséder sans partage la confiance de l'imprudent qui l'écoute, il achèvera d'aveugler sa raison à force de flatteries perfides, le conduira de piége en piége par ses menées cauteleuses, et l'abandonnera en se moquant de lui dès qu'il aura consommé sa ruine.
Que les amis soient donc continuellement en garde contre les délations qui tendent à semer entre eux de la défiance et à provoquer une rupture toujours douloureuse et nuisible à leurs vrais intérêts; qu'ils tiennent leurs cœurs dans une si étroite union que le délateur ne puisse y trouver le joint pour les séparer.





Il faut aimer ses amis avec leurs défauts.
Il faut être indulgent pour les défauts de ses amis, car l'indulgence augmente l'amitié et la sévérité la diminue. Il ne s'agit ici que de ces petits défauts qui ne tirent point à conséquence. La complaisance pour les vices des amis serait contraire à la morale et à l'amitié.
Pour les cœurs corrompus l'amitié n'est point faite.
(VOLTAIRE.)
Un adage latin recommande de connaître les défauts d'un ami, et de ne pas les haïr: Mores amici noveris, non oderis. Et Horace met parmi les vertus nécessaires l'indulgence pour les amis: Ignoscere amicis.
Les Orientaux disent, pour signifier qu'on ne doit pas soumettre les défauts de ses amis à une censure rigoureuse: Il ne faut pas rincer avec du vinaigre la coupe de l'amitié.
«L'on ne peut aller loin dans l'amitié si l'on n'est pas disposé à se pardonner les uns aux autres les petits défauts.» (La Bruyère, ch. V.)
Quelqu'un a dit: «Quand nos amis sont borgnes, il faut les regarder de profil.» C'est une fleur d'esprit et de sentiment greffée sur notre adage.





Bien servir fait amis, et vrai dire ennemis.
On se concilie l'affection des hommes par les bons offices qu'on leur rend, et on se l'aliène par les vérités qu'on leur dit. Térence a remarqué, dans son Andrienne, que la franchise produit la haine et que la complaisance produit l'amitié.
Veritas odium, obsequium amicos parit.
(Act. I, sc. I.)

Ce qui est pris de cette pensée d'Isocrate: «S'il est quelqu'un dont vous vouliez faire un ami, dites-en du bien à des gens qui le lui rapporteront: Le principe de l'amitié est la louange, celui de la haine est le blâme.»




On ne peut vivre sans amis.
Proverbe ancien rapporté dans cette phrase de Cicéron: «Omnes ad unum idem sentiunt, sine amicitia vitam esse nullam. (De Amicitia, XXIII.) Tous les hommes sont du même sentiment que sans l'amitié la vie n'est rien.»
«Nous avons presque tous cela de commun, que non-seulement la douleur qui, étant faible et impuissante, demande naturellement du soutien, mais la joie qui, abondante en ses propres biens, semble se contenter d'elle-même, cherche le sein d'un ami pour s'y répandre, sans quoi elle est impuissante et assez souvent insipide; tant il est vrai que rien n'est plaisant à l'homme s'il ne le goûte avec quelque autre homme dont la société lui plaise.» (BOSSUET, Sermon pour le mardi de la troisième semaine de carême.) Les Grecs disaient: L'amitié est plus nécessaire que le feu et l'eau, deux choses sans lesquelles il serait impossible de vivre. C'est pour cela que chez les Romains on avait donné aux amis le nom de necessarii, nécessaires, et à l'amitié celui de necessitudo, nécessité. Expressions empreintes du sentiment profond et délicat qui les avait inspirées.
L'amitié est regardée comme une des joies du paradis; il serait imparfait sans elle. On lit dans un des cantiques spirituels de Jacopone de Tadi: «Les élus s'aiment d'une tendresse si délicate que chacun tient l'autre pour son maître.»
Buffon disait: «L'amitié est de tous les attachements le plus digne de l'homme. C'est l'âme de son ami qu'on aime, et pour aimer son ami il faut en avoir une.»





Il faut louer tout bas ses amis.
Mme Geoffrin établissait comme autant de règles ces trois choses: 1o qu'il faut rarement louer ses amis dans le monde; 2o qu'il ne faut les louer que généralement et jamais par tel ou tel fait, en citant telle ou telle action, parce qu'on ne manque jamais de jeter quelque doute sur le fait ou de chercher à l'action quelque motif qui en diminue le mérite; 3o qu'il ne faut pas même les défendre, lorsqu'ils sont attaqués trop vivement, si ce n'est en termes généraux et en peu de paroles, parce que tout ce qu'on dit en pareil cas ne sert qu'à animer les détracteurs et à leur faire outrer la censure.
Fontenelle avait dit avant Mme Geoffrin: «Empêchez que vos amis ne vous louent avec excès, car le public traite à toute rigueur ceux que leurs partisans servent trop bien.»
Ces conseils sont le développement de notre proverbe, qui est pris du passage suivant de Salomon: «Qui laudat amicum voce alta erit illi loco maledictionis. (Proverbes, XXVII, 14.) Qui loue son ami à haute voix attirera sur lui la malédiction.»





Il faut dire la vérité à ses amis.
Il ne faut pas craindre de déplaire à ses amis en leur disant la vérité, quand elle doit leur être utile; mais il ne faut jamais oublier que, si l'amitié donne le droit de les contredire, elle impose le devoir de ne pas les offenser par la contradiction.
«Nos amis sont en notre garde, dit Bossuet. Il n'y a rien de plus cruel que la complaisance que nous avons pour leurs vices, et nous taire, en ces circonstances, c'est les trahir. Ce n'est pas là le trait d'un ami. C'est l'action d'un barbare que de les laisser tomber dans un précipice faute de lumière, tandis que nous avons en main un flambeau que nous pourrions leur mettre devant les yeux. Il faut même de la fermeté et de la vigueur dans ces avis charitables. Usez de la liberté que le nom d'amitié vous donne, ne cédez pas, soutenez vos justes sentiments. Parlez à votre ami en ami, jetez-lui quelquefois au front des vérités toutes sèches qui le fassent rentrer en lui-même; ne craignez pas de lui faire honte, afin qu'il se sente pressé de se corriger et que, confondu par vos reproches, il se rende enfin digne de louanges.
«Mais, avec cette fermeté et avec cette vigueur, gardez-vous de sortir des bornes de la discrétion; je hais ceux qui se glorifient des avis qu'ils donnent, qui veulent s'en faire honneur plutôt que d'en tirer de l'utilité, et triompher de leur ami plutôt que de le servir. Pourquoi le reprenez-vous ou pourquoi vous en vantez-vous devant tout le monde? C'était une charitable correction et non une insulte outrageuse que vous aviez à lui faire. Parlez en secret, parlez à l'oreille; n'épargnez pas le vice, mais épargnez la pudeur, et que votre discrétion fasse sentir au coupable que c'est un ami qui parle.» (Sermon pour le mardi de la troisième semaine du carême.)
Voici un beau proverbe arabe qui correspond au nôtre: La sincérité est le sacrement de l'amitié.





Vieux amis vieux écus.
Dicton né au commencement du quatorzième siècle, sous le règne de Philippe le Bel, surnommé le faux monnayeur, parce qu'il avait fait subir aux monnaies une altération telle, que la valeur intrinsèque de chaque écu n'était plus que le tiers de celle qu'il avait eue sous les règnes précédents. Cette altération et l'ordonnance par laquelle il enjoignait aux particuliers de porter à l'atelier monétaire le tiers de leur vaisselle, dont ils recevraient le prix en espèces nouvelles, sous peine de confiscation, irritèrent si fortement les esprits, qu'une révolte générale aurait éclaté si le clergé n'eût pris le soin de la conjurer, en offrant au roi les deux tiers de ses revenus, afin que les monnaies fussent remises au même titre que du temps de saint Louis. Cependant, malgré la promesse royale achetée par la générosité de l'Église de France, le dicton ne cessa pas d'être entièrement vrai pendant un assez grand nombre d'années; mais il ne l'est plus que dans sa première partie, depuis que les gouvernements ont compris l'extrême importance de laisser au numéraire la valeur réelle qu'il doit avoir… Les vieux écus aujourd'hui ne sont pas meilleurs que les neufs. Quant aux vieux amis, ils n'ont pas seulement gardé tout leur prix, ils l'ont augmenté en raison de leur excessive rareté.





On ne saurait avoir trop d'amis.
Les Arabes disent: Mille amis, c'est peu; un ennemi, c'est beaucoup. Mais les amis dont il est question dans leur proverbe, comme dans le nôtre, ne sont pas ces êtres d'élite entre lesquels une grande conformité d'inclinations et de mœurs, une intime correspondance de pensées et de sentiments, ont établi la plus parfaite des unions: il s'agit de ceux dont l'amitié moins pure et moins rare n'est pourtant pas à dédaigner, à cause des bons offices qu'elle peut rendre aux personnes qui savent se la concilier. Je crois qu'il faut penser sur ce sujet comme la Bruyère. «C'est assez pour soi d'un fidèle ami, dit-il, c'est même beaucoup de l'avoir rencontré: on ne peut en avoir trop pour le service des autres.» (Ch. IV, du Cœur.)





Les amis de nos amis sont nos amis.
C'est-à-dire qu'ils ne doivent pas nous être indifférents, et qu'ils ont des droits à nos égards. Pline le Jeune leur accordait davantage, lorsqu'il écrivait: «Amicus tuus, immo noster, quid enim non commune nobis? (Epist. VIII, 12.) Votre ami, ou plutôt le nôtre, car que peut-il y avoir qui ne nous soit commun?»
Mme de Sévigné appelait ingénieusement les amis de ses amis «des amis par réverbération».
«Si les amis de nos amis sont nos amis, demande Beaumarchais, les ennemis de nos ennemis ne sont-ils pas plus d'à moitié nos amis?»
Un vieux proverbe dit qu'on ne hait pas l'ennemi de ses ennemis.





Mieux vaut amis en voie que deniers en courroie.
Des amis qui s'emploient activement pour une personne peuvent lui être d'une plus grande utilité que son argent. Ce proverbe est dans le Roman de la Rose.
Adès vaut miex amis en voie
Que ne font deniers en corroie.
(T. I, v. 4, 962.)
Le mot courroie, comme on le voit dans le Dictionnaire de Philibert Monet, se disait autrefois de la ceinture de cuir dans laquelle on mettait son argent. J'ai trouvé dans un vieux texte deniers en conroie. Ce mot conroie ou plutôt conroi signifiait troupe, foule, et par conséquent la variante deniers en conroie, si elle ne provient pas d'une faute de copiste, équivaut à deniers en quantité.
Le troubadour Amanieu des Escas a employé cette autre variante:
Per c'om ditz que may val en cocha
Amiex que aur.
«C'est pourquoi on dit que mieux vaut dans le besoin amis que or.»
Les Allemands disent: «Besser ohne Geld als ohne Freund seyn. Mieux vaut manquer d'argent que d'ami.»
On lit dans Stobée: «Un trésor n'est pas un ami, mais un ami est un trésor.» Maxime à laquelle reviennent ces beaux vers du trouvère auteur du roman de Garin le Loherain:
N'est pas richoise ne de vair, ne de gris,
Ne de deniers, ne de murs, ne de roncins:
Mais est richoise de parents et d'amis:
Li cuers d'un homme vaut tout l'or d'un pays!




Il est bon d'avoir des amis partout.
Ce proverbe a donné lieu à l'historiette suivante, rimée par Imbert:
Une dévote, un jour, dans une église
Offrait un cierge au bienheureux Michel,
Un autre au diable. «Oh! oh! quelle méprise!
Mais c'est au diable! Y pensez-vous? ô ciel!
—Laissez, dit-elle, il ne m'importe guères;
Il faut toujours penser à l'avenir;
On ne sait pas ce qu'on peut devenir,
Et les amis sont partout nécessaires.»
L'auteur des Matinées sénonoises rapporte qu'un Wisigoth arien, nommé Agilane, disait un jour sérieusement à Grégoire de Tours qu'on peut choisir sans crime telle religion que l'on veut, et que c'était un proverbe de sa nation qu'en passant devant un temple païen et devant une église chrétienne il n'y avait point de mal à faire la révérence devant l'un et devant l'autre. Ce Wisigoth, faisant son offrande à saint Michel, n'aurait sûrement pas oublié l'estafier du bienheureux.
On dit aussi, pour caractériser ces gens qui savent se ménager des intelligences dans le parti des bons et dans le parti des méchants, qu'ils ont des amis en paradis et en enfer.





Les gens riches ont beaucoup d'amis.
Salomon l'a dit: Amici divitum multi (Prov., XIV, 20), et sans doute Salomon n'a pas été le premier à le dire; car, dans les siècles les plus reculés aussi bien que dans le nôtre, on a considéré l'amitié comme un commerce d'intérêt dans lequel on n'entre qu'à proportion du profit qu'on en retire. La même raison a donné lieu à cet autre proverbe non moins ancien: Les pauvres n'ont point d'amis.





Les amis par intérêt sont des hirondelles sur les toits.
On sait que les hirondelles, aux approches de la froide saison, se rassemblent sur les toits pour s'envoler en troupe dans un plus doux climat. Il en est de même des amis intéressés, toujours prêts à s'éloigner des personnes qui tombent dans l'adversité, et à se rapprocher de celles que la fortune favorise. Ils n'aiment que par rapport à eux-mêmes, et ne placent jamais leur amitié vénale qu'au service des gens heureux qui peuvent la payer.




Un homme mort n'a ni parents ni amis.
Ce proverbe se trouve dans le sirvente que Richard Cœur-de-Lion, roi d'Angleterre, composa pendant sa captivité en Autriche. La meilleure explication qu'on en puisse donner est dans le passage suivant du discours du père Aubry à Atala: «Que parlez-vous de la puissance des amitiés de la terre? Voulez-vous, ma chère fille, en connaître l'étendue? Si un homme revenait à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu'il fût reçu avec joie par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire; tant on forme vite d'autres habitudes, tant l'inconstance est naturelle à l'homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis!»
Les vers suivants, extraits d'une pièce charmante de M. V. Hugo, A un voyageur, reviennent aussi au proverbe et sont dignes de figurer à côté du beau passage de Chateaubriand. Je dirai plus, car la justice l'exige, c'est qu'ils lui sont supérieurs par le charme et l'originalité de leur expression poétique.
Combien vivent joyeux qui devraient, sœurs ou frères,
Faire un pleur éternel de quelques ombres chères!
Pouvoir des ans vainqueurs!
Les morts durent bien peu: laissons-les sous la pierre.
Hélas! dans leur cercueil ils tombent en poussière,
Moins vite qu'en nos cœurs.
Voyageur! voyageur! quelle est notre folie?
Qui sait combien de morts chaque jour on oublie,
Des plus chers, des plus beaux!
Qui peut savoir combien toute douleur s'émousse,
Et combien, sur la terre, un jour d'herbe qui pousse
Efface de tombeaux!





On ne doit pas servir ses amis à plats couverts.
Il faut être franc et sincère avec ses amis.—Ce proverbe est moins usité que la locution qui en fait partie, servir quelqu'un à plats couverts, c'est-à-dire témoigner à quelqu'un de l'amitié en apparence et le desservir sous main. C'est une allusion à l'usage où l'on était autrefois de couvrir les plats qu'on servait sur la table des grands, et les choses mêmes qu'on leur présentait. «On couvroit les plats, dit Sainte-Palaye, et peut-être le sel, le poivre et autres épiceries qu'on plaçoit auprès d'eux. Si on leur offroit des dragées, le drageoir étoit couvert d'une serviette. Le cadenas[4], qui n'appartient qu'aux personnes du plus haut rang, est encore conservé à la cour sur la table des princes comme un reste de cette antique étiquette.» De l'usage de servir à couvert viennent aussi ces salières à compartiments et à deux couvercles qu'on ne trouve plus que chez les amateurs de vieux meubles et chez les marchands de bric-à-brac.





On ne doit pas se gêner pour ses amis.
Cette maxime est vraie lorsqu'elle est prise dans le même sens que cette autre: l'amitié dispense du cérémonial. Mais elle est fausse et injuste quand on l'allègue, ce qui a lieu trop souvent, comme excuse de traiter ses amis avec une espèce de sans-gêne qui ne s'inquiète pas des égards qui leur sont dus. On doit se gêner pour toutes les personnes à qui l'on veut plaire; et c'est précisément en cela que consiste le savoir-vivre, l'un des premiers devoirs de la société. Eh! comment pourrait-on se justifier de ne pas observer ce devoir envers ses amis! c'est pour eux surtout qu'on doit avoir des procédés aimables qui leur prouvent qu'on n'a rien tant à cœur que de leur être agréable. L'amitié a une jalousie délicate qu'il importe de ménager, car elle ne peut guère se maintenir qu'à cette condition.





Dieu me garde de mes amis; je me garderai de mes ennemis.
On peut se garantir de la vengeance d'un ennemi déclaré, mais il n'y a point de préservatif contre la trahison qui se présente sous les couleurs de la bienveillance et de l'amitié.
Stobée rapporte que le roi Antigone, sacrifiant aux dieux, les priait de le protéger contre ses amis, et qu'il répondait à ceux qui lui demandaient le motif d'une telle prière: «C'est que, connaissant mes ennemis, je puis me préserver d'eux.»
On lit dans l'Ecclésiastique: «Ab inimicis tuis separare et ab amicis tuis attende (VI, 13). Séparez-vous de vos ennemis, et gardez-vous de vos amis.»
Les Italiens disent comme nous:
Di chi mi fido guardami Dio!
Degli altri mi guardarò io.
En visitant les pozzi du palais du doge, à Venise, en 1825, je trouvai ces deux vers inscrits sur un mur dans un de ces cachots où le conseil des Dix plongeait ses victimes. Ils y avaient été tracés, me dit-on, de la main d'un prêtre qui eut le bonheur d'échapper à son horrible captivité par une issue qu'il s'ouvrit en arrachant du sol une large dalle posée sur un égout aboutissant au canal voisin.
Le même proverbe est usité chez les Basques. Il existe aussi chez les Allemands, et Schiller l'a employé dans une de ses tragédies.





Les amis sont les trésors des rois.
Proverbe formé d'un mot d'Alexandre le Grand, qui disait, en montrant ses amis: «Voilà mes trésors.» Mais de tels trésors sont infiniment plus rares chez les rois que chez les simples particuliers, car il n'est guère possible que l'amitié, qui, dans sa nature, est indépendante, jalouse de sa liberté, ennemie de toute sujétion, portée aux épanchements familiers et désireuse avant tout de la réciprocité des sentiments, s'établisse entre des hommes dont la condition si inégale peut faire croire aux uns qu'ils sont maîtres et aux autres qu'ils sont esclaves. Admettons pourtant l'existence de cette amitié, et reconnaissons qu'elle est d'un prix inestimable. «Ce ne sont pas les armées ni les richesses, dit Salluste, mais les amis qui sont les soutiens des rois.» (Jugurth., ch. X.)
Tacite remarque aussi qu'il n'est pas de plus puissants soutiens d'un sage gouvernement que de sages amis. Nullum majus boni imperii instrumentum quam bonos amicos esse. (Hist., IV, VII.)





Il faut qu'un roi ait beaucoup d'amis et peu de confidents.
C'est ce que répondit Apollonius de Tyane au roi de Babylone, qui lui avait demandé ce qu'il fallait à un roi pour régner sûrement. Quelques parémiographes du moyen âge ont placé dans leurs recueils, comme un adage, ce mot qui était bien digne de le devenir. Je ne crois pas qu'il ait besoin d'être expliqué, et je n'y joindrai pour tout commentaire que cette réflexion du pape Benoît XIV: «Un souverain qui a beaucoup de confidents ne saurait manquer d'être trahi.»





Il faut se dire beaucoup d'amis, et s'en croire peu.
Parce que, en se disant beaucoup d'amis, on peut obtenir quelque considération dans le monde, et, en se croyant peu d'amis, on est moins exposé à se laisser tromper par ceux qui abusent de ce titre. Ce proverbe est doublement répréhensible, puisqu'il conseille, jusqu'à un certain point, le mensonge et la défiance; mais il offre une maxime de politique si conforme aux mœurs de notre temps, qu'il ne cessera point d'être pris pour une règle de conduite.




Il ne faut pas mettre ses amis à tous les jours.
On deviendrait à charge à ses amis, si l'on recourait souvent à leur générosité. Il faut être de la plus grande réserve sur ce point, et ne solliciter leur aide que dans le cas où l'on ne pourrait s'en passer. Il serait même plus délicat de s'abstenir d'une sollicitation formelle, et de se borner à leur faire connaître le besoin qu'on éprouve pour leur laisser le mérite d'y subvenir de leur propre mouvement, selon leurs moyens. La parfaite amitié impose d'une part le devoir de ne rien demander, puisque de l'autre elle impose celui de prévenir les demandes.
Desmahis avait coutume de dire: «Lorsque mon ami rit, c'est à lui à m'apprendre le sujet de sa joie; lorsqu'il pleure, c'est à moi de découvrir la cause de son chagrin.»




Il faut éprouver les amis aux petites occasions et les employer aux grandes.
Il faut les éprouver aux petites occasions, parce qu'il ne s'agit alors que de certains actes de complaisance qui ne doivent pas leur être onéreux; mais il faut avoir soin d'éviter, dans ces épreuves, jusqu'à la moindre apparence d'indiscrétion et d'importunité, de manière qu'elles ne leur paraissent que des témoignages de la confiance qu'ils inspirent, et, pour ainsi dire, des hommages rendus à l'excellence de leurs sentiments. C'est là le meilleur moyen de sonder leurs bonnes dispositions, dont on a besoin de ne pas douter, lorsqu'un malheur pressant force de faire appel à leur aide et protection.





Il faut choisir ses amis dans sa famille.
Ce proverbe est pris d'un mot de Solon à Anacharsis, au rapport de Plutarque, dont la traduction latine cite ce mot en ces termes: Paranda est amicitia domi, non foris. C'est dans la famille, en effet, qu'on peut contracter l'amitié la meilleure et la plus solide, puisqu'elle y est nouée par le double lien du sang et de la sympathie. La fraternité est une amitié toute faite.—Le roi-prophète a consacré le psaume CXXXII à l'éloge de cette amitié.—«Qu'il est bon, qu'il est doux, s'écrie-t-il, que les frères vivent ensemble, et ne fassent qu'un! Ecce quam bonum et quam jucundum, habitare fratres in unum!»—Il compare leur intimité charmante au parfum délicieux qui, versé sur la tête d'Aaron, coula sur les deux côtés de sa barbe et sur les franges de son vêtement, et à la douce rosée du mont Hermon, qui descend sur la montagne de Sion en fertilisant.
Salluste a dit: «Quel meilleur ami qu'un frère pour un frère? Quel étranger trouveras-tu fidèle, si tu es l'ennemi des tiens? Quis amicitior quam frater fratri? Quem alienum fidum invenies, si tuis hostis fueris.» (Jugurtha, cap. X.)
Les races slaves attachaient un prix infini à l'amitié fraternelle, et leurs chants primitifs attestent que n'avoir point de frère était pour elles une grande calamité.
On lit dans le Chi-King, le troisième des livres sacrés des Chinois: Un frère est un ami qui nous est donné par la nature. Maxime proverbiale qui se retrouve dans le Traité de l'Amitié fraternelle par Plutarque, où le frère est appelé l'ami que la nature nous a donné. De là le vers attribué à Legouvé, qui, certes, n'a pas dû suer d'ahan pour le tirer de sa tête:
Un frère est un ami donné par la nature.





Bonne amitié est une autre parenté.
Ce proverbe, qui fait l'éloge de l'amitié en l'égalant à la parenté, était fort accrédité au moyen âge, où l'union entre les parents était généralement regardée comme un des devoirs les plus importants. Il était même consacré par une règle de jurisprudence formulée en ces termes: «Amicitia vera similis est consanguinitati proximiori. La véritable amitié est semblable à la parenté la plus rapprochée.» Les mots amitié et fraternité pouvaient alors s'employer l'un pour l'autre. Touchante synonymie, dont la perte est à regretter.
Montaigne, dans son beau chapitre sur l'amitié, nous apprend qu'il donnait à son ami Estienne de la Boétie le nom de frère: «Un beau nom, dit-il, et plein de dilection, et à cette cause en feismes nous, luy et moy, nostre alliance.»
Voici un mot plein d'esprit et de sentiment qui revient au proverbe. Le comte Albert de Sesmaisons, présentant un jour le vicomte J. Walsh de Serrent à Chateaubriand, lui dit: «Voilà mon ami Walsh: la nature s'était trompée en ne me le donnant pas pour frère, mais depuis longtemps nous avons réparé son erreur.»





Bonne amitié vaut mieux que parenté.
Les Latins disaient: La meilleure parenté est celle du cœur, pensée absolument vraie, tandis que celle qu'exprime le proverbe français ne l'est que relativement aux circonstances qui motivent l'application de ce proverbe, qu'on pourrait, en plusieurs cas, retourner avec raison de cette manière: Bonne parenté vaut mieux qu'amitié. Il en est de même de cet autre proverbe ingénieux: Un parent est une partie de notre corps, un ami est une partie de notre âme; car un parent qui est bon ami est à la fois partie de notre âme et de notre corps; il appartient à notre être tout entier.
Je ne saurais goûter ces proverbes qui cherchent à exalter un sentiment aux dépens d'un autre, qui appauvrissent la parenté pour enrichir l'amitié. Si le fait sur lequel ils se fondent est vrai quelquefois, et malheureusement il ne l'est que trop, il faut le déplorer au lieu de le signaler, de l'accréditer dans des maximes outrées qui ne sont propres qu'à introduire la défiance au sein du foyer domestique, en faisant accroire qu'on ne peut guère compter sur l'affection des siens; car cela n'est pas conforme à la loi de la nature qui, par la communauté du sang, par la ressemblance des actes habituels, par l'intimité des relations journalières, tend à engendrer contre les parents vivant sous le même toit et mangeant à la même table une grande sympathie que les passions égoïstes peuvent seules empêcher. Cela n'est pas non plus selon la loi de la religion, qui, tout en nous enjoignant d'aimer tous les hommes, admet une préférence d'amour pour les membres de la famille; et remarquez bien que le Christ a imposé les devoirs de la parenté à l'amitié, et ceux de l'amitié à la parenté, pour nous enseigner que le caractère parfait de chacune d'elles consiste dans la réunion des deux sentiments: voyant du haut de la croix sa sainte mère, et près d'elle le disciple bien-aimé, il dit à sa mère: Voilà votre fils, et au disciple: Voilà votre mère. Ce que Bossuet met fort au-dessus de l'action d'Eudamidas, «qui, ne laissant pas en mourant de quoi entretenir sa famille, s'avisa de léguer à ses amis sa mère et ses enfants, par son testament, car ce que la nécessité suggéra à ce philosophe, l'amour le fit faire à Jésus-Christ d'une manière bien plus admirable.»
Du reste le proverbe qui préfère les amis aux parents n'a pas été généralement admis, comme nous l'avons fait voir en rapportant d'autres proverbes qui le combattent et auxquels il faut joindre celui-ci: Si les amis sont du choix de l'homme, les parents sont du choix de Dieu.
Le poëte Hésiode, dans son poëme les Travaux et les Jours, n'a point hésité à mettre la fraternité au-dessus de l'amitié.
Que jamais ton ami ne s'égale à ton frère,
Et pourtant que toujours l'amitié te soit chère!
(Ch. II. Trad. de M. Alph. Fresse-Montval.)






Les couteaux coupent l'amitié.
Dicton employé pour signifier qu'il ne faut jamais faire présent d'un couteau ni d'un objet coupant ou perçant, comme s'il y avait à craindre qu'une fatalité fût attachée à un pareil cadeau, et que la personne qui le reçoit dût s'en servir un jour contre celle qui le donne, ainsi que le font supposer plusieurs exemples tragiques, parmi lesquels on cite le fait suivant arrivé, dit-on, dans une buanderie: «Un enfant, à qui son frère avait donné un couteau, l'en frappa au cœur dans une dispute, en présence de leur mère, occupée de son lessivage. Celle-ci, hors d'elle-même, se précipita sur le meurtrier et le fit tomber dans une cuve d'eau bouillante ouverte presque au niveau du sol; puis elle se pendit de désespoir, et le père, rentrant chez lui, expira subitement à la vue d'un si grand désastre.»
Le poëte Santeuil a résumé cette terrible aventure dans ce distique latin d'une concision remarquable:
Alter cum puero, mater cunjuncta marito,
Cultello, lympha, fune, dolore cadunt.
Deux enfants et leur mère, et leur père, ô malheur!
Meurent par le fer, l'eau, la corde, la douleur.
Du reste, la superstition sur laquelle le dicton est fondé ne fait pas redouter seulement de sanglantes discordes, mais des infortunes plus ordinaires comme l'infidélité, l'abandon et l'oubli. On lit dans le chapitre XX des Évangiles des connoilles (quenouilles): «Celuy qui estraine sa dame par amours, le jour de l'an, de couteaulx, saichiez que leur amour refroydira.» (Mardi, 2me journée.)
On sait que pour conjurer le danger qu'on court à faire des présents de cette espèce, il faut exiger en retour quelque petite pièce de monnaie des personnes qui les reçoivent. Mais pourquoi une petite pièce de monnaie peut-elle empêcher les couteaux donnés de couper l'amitié?—C'est, à ce qu'on prétend, parce qu'elle supprime le don, en y substituant l'échange dont elle est le gage. Cette explication ne vaut pas celle des dires du moyen âge, qui enseignaient que cette monnaie servait de préservatif contre le maléfice parce qu'elle était marquée du signe de la croix.





Ne te fie pas à l'amitié d'un bouffon.
Parce qu'un bouffon sacrifie tout à sa manie de faire rire. Il ne songe qu'à prodiguer les plaisanteries les plus hasardées, sans se mettre en peine si elles choquent le bon sens ou les usages de la société polie, sans avoir égard ni aux personnes, ni aux circonstances, ni au temps. Comme il est incapable de retenir sa verve railleuse dans les limites de la modération, et de maîtriser sa langue déréglée, il ne peut guère manquer de blesser ses amis par ses mauvaises pointes, ou de les compromettre par ses sottes indiscrétions.
Ce proverbe n'a pas la prétention d'insinuer que l'amitié soit incompatible avec les plaisirs d'une aimable gaieté et d'un riant badinage, avec les agréables jeux de l'esprit qui savent, sans l'inquiéter, la préserver de la monotonie et de l'ennui; il veut simplement faire entendre qu'elle réclame des hommes raisonnables, honnêtes, courtois, circonspects, et que ces hommes, d'un commerce doux et sûr, sont impossibles à trouver dans la catégorie ridicule et méprisable des bouffons.





L'amitié est un pacte de sel.
Traduction du proverbe latin: Amicitia pactum salis, qui fut formulé au moyen âge pour exprimer que l'amitié doit s'établir par un long commerce et être toujours durable. L'expression pactum salis est plusieurs fois employée dans les livres saints, où elle signifie une alliance inviolable et sacrée, par allusion à la nature du sel, qui empêche la corruption. «PACTUM SALIS est sempiternum coram Domino, tibi ac filiis tuis (lib. Numerorum, XVIII, 19). C'est un pacte de sel à perpétuité devant le Seigneur, pour vous et vos fils.» «Num ignoratis quod Dominus Deus Israel dederit regnum David super Israel in sempiternum, ipsi et filiis ejus IN PACTUM SALIS. (Paralip., XIII, 5.) Ignorez-vous que le Seigneur Dieu d'Israël a donné pour toujours la souveraineté sur Israël à David et à ses descendants par un pacte de sel?»
Il était recommandé dans le Lévitique d'offrir du sel dans tous les sacrifices: «In omni oblatione tua offeres sal (II, 13). Dans toutes les oblations tu offriras du sel.» Homère a donné au sel l'épithète de divin, θεῖος ἅλς. Pythagore le regardait comme le symbole de la justice, et il voulait que la table en fût abondamment pourvue. Vatable croit que les Francs admettaient le sel dans leurs pactes, pour montrer qu'ils dureraient toujours, et quelques auteurs ont pensé que de cet usage a pu dériver le nom de loi salique, qui, comme on sait, a une autre origine.





Il faut que l'amitié nous trouve ou nous fasse égaux.
Cet adage, que nous avons reçu des Latins, nous apprend que la véritable amitié ne peut bien s'établir ou se conserver que sous le régime de l'égalité, car l'amitié est la sympathie de deux âmes égales, suivant la maxime des Orientaux.—On comprend qu'il s'agit ici de l'égalité des sentiments et non de celle du rang et de la fortune, puisqu'il y a plusieurs exemples célèbres qui prouvent que deux hommes inégaux, soit en titres, soit en biens, ont été de parfaits amis.—Bossuet a dit de cette amitié entre les inégaux qu'elle se soutient d'un côté par l'humilité et de l'autre par la libéralité, et cela est vrai sans doute; mais il faut que cette humilité et cette libéralité n'altèrent en rien le principe d'égalité qui doit régner entre les cœurs; sans quoi l'amitié ne saurait subsister. C'est ce qu'exprime un autre proverbe oriental que l'abbé Aubert a reproduit textuellement dans ce vers remarquable:
L'amitié disparaît où l'égalité cesse.





La flatterie est le poison de l'amitié.
C'est un proverbe formulé au moyen âge d'après cette pensée sur laquelle Cicéron revient plusieurs fois, qu'il n'y a point dans les amitiés de peste plus grande que la flatterie: Nullam in amicitiis pestem esse majorem quam adulationem. (De Amicitia, XXV.) En effet, la sincérité étant essentielle à l'amitié, il s'ensuit nécessairement que la flatterie doit pervertir et frapper de mort l'amitié.—Flatter un ami, dit un proverbe antique, c'est lui verser du poison dans une coupe d'or.
«Homo, qui blandis fictisque sermonibus loquitur amico suo, rete expandit gressibus ejus. (Salomon, Prov., XXIX, 5.) L'homme qui tient à son ami un langage flatteur et déguisé tend un filet à ses pieds.»
Il faut, dit un proverbe oriental, se méfier de ceux qui trafiquent d'encens et de poisons: c'est-à-dire des flatteurs et des envieux.





Le plus bel âge de l'amitié est sa vieillesse.
C'est-à-dire que plus l'amitié est vieille, plus elle est belle.
Le temps, qui flétrit tout, embellit l'amitié.
Il fait plus que l'embellir, il la consacre. «Est aliquid sacri in antiquis necessitudinibus. (Cicéron.) Il y a quelque chose de sacré dans les vieilles amitiés.» (Voyez sur ce mot de necessitudinibus, nécessités, employé pour amitiés, le proverbe: On ne peut vivre sans amis, dans le commentaire duquel il est expliqué.)
Les Italiens disent: «Vecchio amico, cosa sempre nuova. Vieil ami, chose toujours nouvelle.»
Les Orientaux ont ce proverbe: L'amitié est un plaisir qui ne fait que s'accroître à mesure qu'on vieillit.





Les petits présents entretiennent l'amitié.
Ce n'est pas sans raison que le proverbe dit les petits présents, car les présents doivent être réciproques, et, lorsqu'ils sont trop considérables pour qu'on puisse en rendre l'équivalent, ils blessent plus la vanité qu'ils n'excitent la reconnaissance; ils font naître une sorte de haine, au lieu d'entretenir l'amitié. Suivant une remarque de Q. Cicéron, celui qui ne croit pas pouvoir s'acquitter envers quelqu'un ne saurait être son ami. Qui se non putat satisfacere amicus esse nullo modo potest. (De Petitione consulatus, IX.)
Ce que Tacite a redit de cette manière plus énergique: «Beneficia quousque læta sunt, dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenire, pro gratia odium redditur. (Annal., IV, 18.) Les bienfaits sont agréables tant qu'on croit pouvoir les acquitter; dès qu'ils excèdent la reconnaissance, celle-ci se change en haine.»
Les Celtes avaient cette maxime analogue à notre proverbe: «Que les amis se réjouissent réciproquement par des présents d'armes et d'habits: ceux qui donnent et qui reçoivent restent longtemps amis, et ils font souvent des festins ensemble.» On lit dans le Hava-mal des Scandinaves: «Si tu as un ami auquel tu te confies, il faut mêler vos pensées, échanger des présents, et aller souvent le trouver.»
La table est l'entremetteuse de l'amitié.
On dit aussi: La table fait les amis, parce que les épanchements auxquels on se livre en mangeant ensemble établissent des rapports d'une intimité bienveillante, qui dissipent les préventions haineuses et donnent naissance à l'amitié, ou en resserrent plus étroitement les doux liens. Minos et Lycurgue avaient reconnu cette vérité lorsqu'ils fondèrent des repas de confraternité, et Aristée regardait comme contraire à la sociabilité la coutume des Égyptiens, qui mangeaient séparément sans avoir jamais de festins communs.
Il y eut au commencement de la Révolution française des banquets fraternels qui se faisaient, le soir, dans les rues, sur les places, dans les jardins et les édifices publics. Les citoyens des divers états s'y rendaient, apportant chacun son mets, son pain, son vin, son cidre ou sa bière, dont leurs voisins moins bien pourvus recevaient d'ordinaire une part offerte avec bienveillance. Cette commensalité propre à concilier les prolétaires, les ouvriers et les bourgeois, en écartant les soupçons, les défiances et les inimitiés qui les divisaient, semblaient devoir produire des résultats heureux; mais la Convention la jugea dangereuse pour la République, et elle la proscrivit, après un fameux rapport de Barrère, qui signalait dans un tel rapprochement des riches et des pauvres l'alliance monstrueuse des serpents et des colombes.





Il ne faut pas laisser croître l'herbe sur le chemin de l'amitié.
Il ne faut pas négliger de visiter ses amis. Cet adage se trouve dans un précepte de la sagesse scandinave que M. J.-J. Ampère a reproduit dans ces vers de son poëme intitulé Sigurd, tradition épique restituée:
Le seuil de ton ami, que ton pied le connaisse,
Qu'entre vous deux toujours le chemin soit frayé;
Ne souffre pas que l'herbe naisse
Sur le chemin de l'amitié.
Les Celtes disaient: «Sachez que, si vous avez un ami, vous devez le visiter souvent. Le chemin se remplit d'herbes, et les broussailles le couvrent bientôt, si l'on n'y passe pas sans cesse.»
Le conseil de ne pas laisser croître l'herbe sur le chemin de l'amitié n'est pas interprété de même chez tous les peuples. Pour les uns il signifie que les amis doivent se visiter continuellement, et pour les autres qu'ils ne doivent le faire qu'avec modération, car des visites trop fréquentes useraient l'amitié, suivant un mot de Mahomet passé en proverbe, ou lui ôterait une des forces vitales du sentiment qui l'anime, comme le fait entendre Montaigne dans ce passage où il parle de son ami Étienne de la Boétie: «L'une partie de nous demeuroit oysifve quand nous estions ensemble; nous nous confondions: la séparation du lieu rendoit la conjonction de nos volontez plus riche. Cette faim insatiable de la présence corporelle accuse un peu la foiblesse en la jouissance des ames.» (Essais, liv. III, ch. IX.)
La maxime des Hébreux est que les amis qui veulent s'entretenir dans une égale et parfaite intelligence ne doivent pas se visiter tous les jours; que la pluie fréquente est très-ennuyeuse, et qu'elle devient très-agréable quand on la souhaite.
Les Arabes disent: Visite rare accroît l'amitié; proverbe employé par Lockman dans son Amthal ou Recueil de sentences et d'apologues.
Les Russes expriment une idée analogue en ces termes: Visite rare, aimable convive. (Voyez plus loin le proverbe: Un peu d'absence fait grand bien.)





L'amitié fait plus de bons ménages que l'amour.
Un sentiment raisonnable entretient le calme dans l'esprit des époux, tandis qu'une passion folle y porte l'agitation et le trouble: par conséquent, l'amour qui est presque la folie de l'amitié, suivant l'expression de Sénèque, ne saurait aussi bien que l'amitié simple faire régner la paix et la tranquillité.
«Un bon mariage, s'il en est, refuse la compaignie et conditions de l'amour: il tasche à représenter celles de l'amitié. C'est une doulce société de vie, pleine de constance, de fiance et d'un nombre infiny d'utiles et solides offices et obligations mutuelles.» (Montaigne, Essais, liv. III, ch. V.)
«Ce n'est pas affaire, en mariage, dit Charron, d'être toujours amants, mais toujours amis.»
On lit dans une des lettres de la duchesse d'Orléans, mère du Régent: «Le mieux est d'aimer son mari par devoir et non par passion, de vivre avec lui en paix et amicalement, mais de ne pas se tracasser du cours qu'il donne à ses passions. De cette manière on reste longtemps bons amis, et la paix et l'harmonie se maintiennent dans le ménage.»





L'amitié qui naît de l'amour vaut mieux que l'amour même.
Je crois que ce proverbe est vrai, mais je crois aussi qu'il n'est guère susceptible d'avoir une juste application; car l'amour n'abandonne pas à la fois deux cœurs qui se désunissent, et, tant qu'il reste dans l'un, il ne permet pas à l'amitié de venir y prendre sa place; il la cède plutôt à la haine. Si vous en doutez, vous n'avez qu'à proposer votre amitié pure et simple à une femme qui conserve pour vous une passion que vous n'avez plus pour elle, et vous verrez comment elle recevra votre proposition.
Il faut que l'amour soit éteint dans les cœurs qui en ont ressenti les ardeurs mutuelles, pour qu'il puisse être remplacé par l'amitié. Ce nouveau sentiment, nourri des douces réminiscences du premier, ne se forme que lentement. Il ressemble à la fleur parfumée de l'aloès, qui ne se développe qu'après de longues années. C'est un bénéfice du temps, dont la jouissance est réservée à certains couples exceptionnels, vieillis et comme embaumés dans leur fidélité sacrosainte.
Philémon et Baucis nous en offrent l'exemple.
Quelques époux chrétiens nous l'offrent aussi, surtout quand il leur a été donné par grâce spéciale de célébrer le jubilé de leur mariage. Mais ces pieux époux sont aujourd'hui bien rares. Quant à ceux de toutes les autres catégories, je crois qu'il serait très-difficile d'en trouver une paire vivant dans les délices de l'amitié, après avoir vécu fidèlement dans les délices de l'amour. La sœur, chez eux, ne saurait hériter du frère, et cela par une raison toute simple: c'est que les maris et les femmes les mettent constamment en hostilité, les maris refusant leur amour à leur femme, et les femmes repoussant l'amitié de leur mari. Vous pouvez, si vous voulez, faire la converse de cette proposition: elle sera tout aussi vraie.





L'amitié confie son secret, mais il échappe à l'amour.
C'est un proverbe que La Bruyère a répété dans cette pensée: «On confie son secret dans l'amitié, mais il échappe dans l'amour.» Il se trouve tel que je le rapporte dans un recueil de proverbes orientaux beaucoup plus ancien que les œuvres de La Bruyère.





L'amitié rompue n'est jamais bien soudée.
Les Espagnols disent par la même métaphore: «Amigo quebrado, soldado, mas nunca sano. Ami rompu peut bien être soudé, mais il n'est jamais sain.»
Il y a un proverbe patois bien ingénieux dont voici la traduction littérale: L'amitié rompue ne se renoue pas sans que le nœud paraisse ou se sente.
Ces proverbes signifient que l'amitié blessée ne se remet jamais entièrement de sa blessure.





Le respect et la déférence sont les liens de l'amitié.
Il faut entendre ici, je crois, par respect et par déférence, l'estime, la considération, la confiance, les égards, les soins et la complaisance que les amis se doivent réciproquement: toutes ces choses sont de l'essence de l'amitié, il les lui faut sans réserve et sans altération. «L'amitié est si jalouse et si délicate, dit Fénelon, qu'un atome qui s'y mêle la blesse.»
Le proverbe est une variante de cette sentence d'Ali: «Le respect mutuel resserre l'amitié.»





Bonne amitié vaut mieux que tour fortifiée.
La guerre peut enlever ou détruire cette tour; mais aucun revers ne peut ébranler cette amitié qui prend de nouvelles forces dans les infortunes de celui dont les bonnes qualités ont su l'inspirer. Solidaire des maux qu'il éprouve, elle cherche tous les moyens de les consoler, de les soulager, de les réparer.—Tel est le sens de ce proverbe: l'amitié qu'il signale est tout à fait exceptionnelle, et bien des gens ne manqueront pas de la reléguer parmi les utopies. Quoi qu'il en soit, l'amitié véritable, quand même elle n'aurait pas le caractère de perfection qu'il lui attribue, est du plus grand secours contre le malheur.—L'Ecclésiastique dit sans figure: «Amicus fidelis, protectio fortis (VI, 14). L'ami fidèle est une forte protection.»
Ce proverbe est de la plus haute antiquité, mais il n'est plus aujourd'hui aussi vrai qu'il le fut dans l'enfance des sociétés, où l'autorité des lois étant souvent méconnue, on cherchait à y suppléer par quelque protection plus sûre, en se ménageant des amis puissants et en augmentant ses forces individuelles de toutes celles qu'ils avaient.
On sait que Lycurgue avait donné l'amitié pour base à sa législation.





L'amitié doit se contracter à frais communs.
L'amitié est une sincère union de deux personnes également soigneuses du bonheur l'une de l'autre. Elle ne peut se former et se maintenir qu'autant que chacune d'elles se montre animée du même zèle et des mêmes sentiments pour en remplir les devoirs réciproques. De là ce proverbe employé le plus souvent comme un avis qu'on veut donner aux amis un peu trop personnels, qui semblent plus jaloux de jouir des bénéfices de l'amitié que d'en partager les charges.
Les Arabes disent dans un sens analogue: Si ton ami est de miel, ne le mange pas tout entier.





Il faut découdre et non déchirer l'amitié.
Mot de Caton l'Ancien rapporté par Cicéron en ces termes: Amicitiæ sunt dissuendæ magis quam discindendæ. (De Amicitia, XXI.) Cicéron dit encore: Amicitiam haud præcidas, verum dissuas. (De Officiis, XXXIII.) «C'est quelquefois, ajoute-t-il, un malheur nécessaire de renoncer à certains amis: alors il faut s'éloigner d'eux insensiblement, sans aigreur et sans colère, et faire voir qu'en se détachant de l'amitié on ne veut pas la remplacer par de l'inimitié, car rien n'est plus honteux que de passer d'une liaison intime à une guerre déclarée.»
«Il ne faut pas croire, dit très-bien Mme de Lambert, qu'après les ruptures vous n'ayez plus de devoirs à remplir. Ce sont les devoirs les plus difficiles et où l'honnêteté seule vous soutient. On doit du respect à l'ancienne amitié. Il ne faut point appeler le monde à vos querelles; n'en parlez jamais que quand vous y êtes forcé pour votre propre justification; évitez même de trop charger l'ami infidèle.»
Le maréchal de Richelieu disait: «Il faut découdre l'amitié, mais il faut déchirer l'amour.»





Amitié de gendre.
Amitié sur laquelle il ne faut pas compter. Les Espagnols assimilent cette amitié au soleil d'hiver. «Amistad de yerno, sol de invierno. Amitié de gendre, soleil d'hiver»; c'est-à-dire amitié rare comme le beau temps dans la froide saison, ou bien amitié qui peut avoir par moment quelque éclat, mais qui manque de chaleur. Les Languedociens ont ce proverbe: «Amour dé noros, amour dé jhendrés es uno bugado sans cendrés. Amour de brus, amour de gendres, c'est une lessive sans cendres.» Pourquoi cette assimilation d'une mauvaise amitié et d'une mauvaise lessive? Serait-ce parce que la première n'efface pas les taches du caractère, de même que la seconde n'efface pas les taches du linge?
«Collé, auteur connu par des ouvrages où respire la gaieté, a fait une longue et triste comédie pour prouver que le gendre ne peut rester l'ami de son beau-père. Cette maxime est exagérée, quoiqu'il soit difficile à un père de supporter la diminution de l'affection de sa fille et celle de sa fortune.» (Pensées du général Petiet.)
Nous avons encore un proverbe remarquable qui fait bien sentir, par le double résultat qu'il présente, combien il faut agir prudemment dans le choix d'un gendre: Qui trouve un bon gendre gagne un fils, qui en trouve un mauvais perd une fille.
Piron a fait usage de ce proverbe d'origine orientale dans les vers suivants de sa comédie intitulée l'Amant mystérieux.
Quand on choisit un gendre, il faut le choisir bien,
Et ce choix-là n'est pas une affaire de rien:
S'il est bon, vous gagnez un fils à la famille,
Et, quand il est mauvais, vous perdez une fille.
(Act. II, sc. VIII.)




Les amitiés devraient être immortelles, et mortelles les inimitiés.
Maxime proverbiale rapportée par l'historien Tite-Live. Amicitias immortales, inimicitias mortales esse debere (XL, 46). Elle exprime un vœu qu'il n'est pas donné aux hommes de réaliser. Aussi ne s'emploie-t-elle que comme formule de regret quand on voit des unions heureuses rompues subitement par la mort.—Un proverbe hébreux dit: Une amitié qui a pu vieillir ne devrait jamais mourir.
Fénelon souhaitait que les amis s'entendissent pour mourir le même jour.
C'est ce qui se faisait chez les Gaulois. L'ami ne voulait pas survivre à son ami et s'enfermait avec lui dans le même tombeau. Admirable résultat produit par deux grandes vertus trop méconnues aujourd'hui, le dévouement le plus sincère, et la foi la plus vive à l'immortalité de l'âme.





L'affection aveugle la raison.
On n'aperçoit pas ordinairement les défauts des personnes qu'on aime, et souvent même on prend ces défauts pour des qualités; car l'illusion est un effet nécessaire du sentiment dont la force se mesure presque toujours par le degré d'aveuglement qu'il produit. «Le cœur, dit Pascal, a ses raisons que la raison ne connaît pas.»
Il en est de la haine comme de l'amour: «Ni l'un ni l'autre, dit saint Bernard, ne savent juger selon les règles de la vérité.» (De Grad. humilitatis.) De même que l'amour prend les défauts pour des qualités, la haine prend les qualités pour des défauts.
«Oh! qu'il en est peu qui voient les défauts de ceux qu'ils aiment et les bonnes qualités de ceux qu'ils haïssent! Un père, dit le proverbe, ne connaît pas les défauts de son fils, ni le laboureur la fertilité de son champ.» (Confucius.)
L'amour et la haine mettent un voile devant les yeux, l'un ne laisse voir que le bien, et l'autre que le mal. (Prov. arabe.)





On voit toujours par les yeux de son affection.
Et fût-il plus parfait que la perfection,
L'homme voit par les yeux de son affection.
(Régnier, Sat. V.)
L'historiette suivante, empruntée à Helvétius, qui l'a empruntée à un vieux conteur, servira de commentaire à ce proverbe. Un curé et une dame galante se trouvaient dans un observatoire. Ils avaient ouï dire que la lune était habitée, et, le télescope en main, tous les deux tâchaient d'en reconnaître les habitants. «Si je ne me trompe, dit d'abord la dame, j'aperçois deux ombres. Elles s'inclinent l'une vers l'autre. Je n'en doute point, ce sont deux amants heureux.—Eh! non, madame, s'écria le curé, les deux amants que vous croyez voir sont les clochers d'une cathédrale.» Ce conte est notre histoire. Nous n'apercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous désirons y trouver. Sur la terre, comme dans la lune, des passions différentes nous font toujours voir ou des amants ou des clochers.
Montesquieu a dit, dans une de ses lettres à l'abbé de Guasco, pour marquer cette disposition de l'esprit qui nous entraîne continuellement vers les objets avec lesquels l'usage nous a familiarisés, qui fait de nos idées et de nos paroles des échos de nos préoccupations habituelles: «Le curé voit en songe son clocher, et la servante y voit sa culotte.» - FIN


NOTES


[1] Ce guerrier magnanime, disent les historiens, avait eu l'honneur de recevoir l'ordre de chevalerie des mains de saint Louis, et s'était montré, pendant sept règnes consécutifs, le plus ferme appui du trône.
[2] La Vulgate ne porte point le mot derisores «railleurs», que Bacon a trouvé sans doute dans quelque autre traduction ou dans le texte hébreu; elle dit pestilentes «corrompus». Après tout, les deux mots, quelle que soit leur différence usuelle, peuvent s'accorder dans un certain sens, car les hommes dont la malignité ne respecte rien ont un principe de corruption dans le cœur.
[3] Cette expression, aujourd'hui désusitée, qu'on trouve dans le Dictionnaire de Philibert Monet, fait allusion à la coutume ancienne et encore existante au seizième siècle, de porter la bourse sous l'aisselle gauche, où elle était pendue à une courroie en forme de baudrier et d'où on la retirait, au besoin, par une fente pratiquée dans la manche du sayon ou pourpoint. Les Latins employaient comme nous le mot ala (aile), pour axilla (aisselle).
[4] Espèce de coffret d'or ou de vermeil, dans lequel on mettait le couteau, la cuiller et la fourchette.
Servir quelqu'un à plats couverts se dit encore pour marquer la réserve calculée qu'on met à ne découvrir à quelqu'un qu'une partie de la vérité dans une affaire qui l'intéresse.