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- John Strobbins, le détective-cambrioleur - José Moselli (1882 – 1941)
- vol sensationnel - José Moselli (1882 – 1941)
vol sensationnel - José Moselli (1882 – 1941)
Située dans l’Alabama-Avenue, au centre du quartier élégant de San-Francisco, la Great Central Jewelry y occupe un immense building, haut de vingt-deux étages. C’est, sans contredit, une des plus belles bâtisses de la Reine de l’Ouest.
Marbre, bronze, albâtre, rien n’a été épargné dans sa construction. De gigantesques statues ornent sa façade imposante, et, à chaque étage, un bas-relief représentant l’Abondance, la Richesse ou la Puissance est sculpté dans le mur.
La Great Central Jewelry est, ainsi qu’on l’a deviné, la plus grande, la plus vaste, la plus riche maison de bijouterie de San-Francisco (les Yankees affirment même du monde). Quoi qu’il en soit, son chiffre d’affaires est colossal, non moins que ses bénéfices : les perles s’y débitent par milliers, les diamants par kilos.
Les plus réputés artistes des deux mondes – orfèvres, ciseleurs, joailliers – travaillent pour elle. Sur les immenses glaces des magasins qui occupent tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, des inscriptions en lettres d’or annoncent au passant que la Great Central Jewelry a l’honneur – et le profit – de compter parmi sa clientèle Leurs Majestés le Tsar de toutes les Russies, le roi d’Angleterre, l’empereur d’Allemagne, le sultan de Turquie et le radjah de Belangor.
Plus de quinze cents employés, lapidaires, experts, ciseleurs, vendeurs, sont occupés dans la puissante bijouterie sous la direction de M. Stanley Butterford, président de la société à qui appartient cette colossale entreprise.
M. Stanley Butterford, quarante-six ans, homme roux et corpulent, possesseur d’un visage couleur de brique troué de petite vérole, les yeux bleus sans cils ni sourcils, les joues flanquées de courts favoris grisonnants, était un homme âpre, exact et autoritaire. Parti de rien, et millionnaire pour l’instant il se flattait de tout savoir et n’admettait point la contradiction. Il arrivait chaque matin à neuf heures, s’enfermait dans son cabinet de travail et, jusqu’à midi, dépouillait son courrier, opération qu’il faisait seul, par principe.
Aussi, ce mercredi-là, les employés furent-ils étonnés, stupéfiés même, lorsqu’ils virent, vers dix heures et demie, M. Stanley Butterford sortir de son cabinet, la bouche tremblante, les yeux désorbités, le visage violet.
— Cox ! Qu’on m’appelle M. Cox ! rugit-il.
Certes, il fallait que quelque chose de grave se passât pour que le président sortît ainsi de son cabinet avant que midi ne sonnât, et surtout pour qu’il se dérangeât, puisqu’il lui suffisait d’appuyer sur le bouton d’une sonnerie électrique pour qu’un employé apparût.
Dans les vastes magasins, un silence absolu régna.
— Où est M. Cox ? répéta Stanley Butterford.
M. Cox était le chef du service des coffres-forts.
Comme personne ne lui répondait, Stanley Butterford reprit :
— Mister Blackwell ! M’entendez-vous ?… Allez me chercher M. Cox ! Il doit être à l’atelier de taille ! Dites-lui de venir chez moi immédiatement ! Immédiatement, entendez-vous ?
M. Blackwell, chef de vente, s’élança vers l’atelier de taille, cependant que Stanley Butterford, après avoir jeté autour de lui un regard sévère et soupçonneux, regagnait son cabinet.
Un quart d’heure se passa. Enfin, M. Blackwell, un peu pâle, alla frapper à la porte du bureau du président.
— Entrez ! grogna la voix rude de Stanley Butterford.
M. Blackwell obéit. Avant qu’il ait entièrement franchi le seuil, le président s’écria :
— Eh bien ! Et M. Cox ?
— Il n’est pas venu ce matin, monsieur le président !
— Pas venu ce matin ! En êtes-vous sûr ?
— Je viens de l’atelier de taille : il n’y était pas ! Je me suis rendu aux sous-sols : M. Cox n’a pas paru ; même que M. Mourinew, le lapidaire, l’attend pour se faire livrer les deux diamants qu’il doit tailler pour le compte du roi d’Angleterre !
— Et vous êtes certain que M. Cox n’est pas dans un autre endroit ?
— Oui, monsieur le président !… Le portier ne l’a pas vu passer, et il le guettait, car il voulait lui remettre une lettre à son adresse…
— J’ai défendu qu’aucun employé se fasse adresser sa correspondance ici !
M. Blackwell inclina la tête.
— Enfin, conclut-il, j’ai téléphoné dans tous les services : nul n’a vu ce matin M. Cox !
Stanley Butterford, qui était assis dans un riche fauteuil d’acajou aux ornements de bronze, se dressa, en proie à la plus vive agitation.
— Étrange ! dit-il. Monsieur Blackwell, vous allez de suite prendre une voiture et vous faire conduire au domicile de M. Cox ; peut-être est-il malade ?
« Vous vous enquerrez et viendrez immédiatement me dire ce qu’il en est ! Allez ! Et ne perdez pas un instant !
Empressé, M. Blackwell se retira. Stanley Butterford, resté seul, tira de sa poche un trousseau de petites clés nickelées et s’en servit pour ouvrir, après avoir fait jouer une série de combinaisons excessivement compliquées, un coffre-fort triplement cuirassé et scellé à la muraille.
De ce coffre, il retira un second trousseau de clés, referma le lourd battant d’acier et sortit de son cabinet. En quelques pas, il arriva devant un large escalier de marbre occupant le centre du hall situé au milieu de la monumentale bâtisse.
Rapidement, il en descendit et franchit une grille, qui était ouverte et gardée par un surveillant armé d’un revolver.
Il atteignit ainsi une longue galerie, éclairée par des ampoules électriques et que bordaient de chaque côté une file ininterrompue de coffres-forts.
Quatre surveillants, vêtus d’une livrée de drap vert à boutons dorés, se tenaient au milieu, et près d’eux, Mourinew, le lapidaire, vieillard aux longs cheveux blancs, attendait.
— M. Cox n’est pas venu encore ? fit Stanley Butterford d’une voix sèche.
— Non, monsieur le président ! répondit un des gardiens.
Stanley Butterford fronça les sourcils. Il tira de sa poche le trousseau de clés qu’il venait de prendre dans son coffre-fort et s’en servit pour ouvrir un des coffres. Le battant ouvert mit à découvert une petite armoire de fer que Butterford ouvrit également : elle était vide.
Le président de la Great Central Jewelry recula brusquement. Il porta la main à son visage devenu cramoisi et trébucha. Deux surveillants se précipitèrent et parvinrent à le retenir à temps.
Il n’était pas évanoui. Il respira trois fois, longuement, serra les poings et les mâchoires, et, par un violent effort de volonté, se redressa.
— Laissez-moi, messieurs ! dit-il. Monsieur Mourinew, téléphonez de suite au chef de la Sûreté. Qu’il vienne immédiatement !… J’ai à lui parler !
Le vieux lapidaire courut vers l’escalier et disparut. Stanley Butterford, d’une main tremblante, referma soigneusement le coffre-fort et remonta dans son cabinet.
Dix minutes plus tard, M. Blackwell le rejoignait.
— Eh bien ? fit le président de la Great Central Jewelry.
— J’ai vu la femme de M. Cox, monsieur le président. M. Cox est rentré chez lui hier soir. Il est ressorti, comme d’habitude, vers neuf heures, et n’a pas reparu !
— Il n’a pas reparu ? haleta Butterford, atterré.
— Non, monsieur le président ! Mme Cox croyait même qu’il avait passé la nuit ici et qu’il y était encore !
— Ah ?… C’est bien !… J’aurais dû m’en douter !… Retournez à votre travail, monsieur !
M. Blackwell, intrigué, obéit. Il disparut.
Presque aussitôt, un garçon de bureau vint annoncer que M. James Mollescott, chef de la Sûreté de San-Francisco, était là.
— Faites entrer ! ordonna le président.
M. James Mollescott franchit le seuil. Il était assez lié avec Stanley Butterford. Aussi, après lui avoir rapidement serré la main, il se laissa tomber dans un fauteuil proche du bureau devant lequel était assis le président de la Great Central Jewelry et prononça :
— Que se passe-t-il, mon cher ? On vous a volé, au moins ?
— Oui !
— C’est naturel ! On ne vole pas les pauvres ! Et MM. les voleurs savent à qui ils s’adressent !… L’affaire est grosse, je suppose ?
— Oui ! souffla Butterford.
— Combien ?
— Plus d’un million de dollars !… Au moins !
— Diable !… Enfin, contez-moi cela ! fit Mollescott en se frottant les mains, tandis que son œil pétillait.
— Oh ! c’est bien simple ! Trop simple ! Voulant profiter de la hausse actuelle des perles, j’ordonnai hier soir à M. Cox, mon chef du service des coffres, de m’apporter ce matin à neuf heures, dès mon arrivée, le contenu du coffre numéro trois, soit un lot de diamants et de perles brutes, estimé à onze cent mille dollars, et parmi lesquels je désirai faire un choix afin de faire tailler et monter les plus belles pièces pour les mettre en vente !
« Cox est l’exactitude même ! Comme à dix heures et demie il n’était pas encore venu à mon bureau, je m’inquiétai et l’appelai. Je sus alors qu’il n’était pas venu ! J’envoyai un employé chez lui, et, en attendant, allai ouvrir le coffre numéro trois, dont moi et Cox possédons seuls la clé. Il était vide !
— Naturellement ! fit Mollescott.
— L’employé que j’avais envoyé prendre des nouvelles de Cox m’informa qu’il était sorti de chez lui hier soir à neuf heures comme à son habitude, et que, depuis, il n’avait plus reparu !… Voilà tout ce que je sais !
M. Mollescott hocha la tête.
— Certes, l’affaire est simple ! Nous connaissons le voleur, mais encore faut-il le retrouver ? Quel homme est-ce, ce Cox ?
— Quel homme est-ce ? Hé ! hier, je vous aurais dit que c’était le plus honnête homme de la terre ! Il a mon âge – quarante-cinq ans – ou à peu près, et il appartient à notre administration depuis dix-huit ans ! Et jusqu’ici, jamais personne n’a rien eu à lui reprocher ! C’est d’ailleurs pourquoi le conseil d’administration lui avait confié ce poste de confiance !… C’est à n’y rien comprendre !
— Combien gagnait cet homme ?
— Cinq mille dollars, plus les gratifications, soit plus de six mille dollars en tout annuellement !
— Plus que moi !… Hum ?… Et il n’était pas joueur ?
— Joueur ? Cox… Non ! C’était un homme sobre, rangé, exact !… Bref, le modèle de l’honnête homme et du père de famille paisible !
— Du moins en apparence ! corrigea Mollescott.
M. Stanley Butterford approuva ces paroles d’un mélancolique hochement de tête.
— Voulez-vous me donner le signalement de ce Cox ? continua Mollescott.
— Je vais même vous remettre sa photographie ! s’écria le président de la Great Central Jewelry en se levant. Par mesure de précaution, nous faisons chaque année photographier nos employés !
Ce disant, M. Butterford ouvrit un cartonnier, et, après une recherche brève, en sortit une photographie qu’il tendit à Mollescott. Elle représentait un homme à cheveux blancs, dont la face glabre, les yeux pâles, le gros nez et les lèvres lippues annonçaient plutôt l’honnêteté et la bonhomie.
Après l’avoir considéré un instant, le chef de la Sûreté de San-Francisco la plaça dans son portefeuille. Il se fit donner quelques détails supplémentaires sur M. Cox, et se leva en disant :
— L’affaire, somme toute, n’est pas bien compliquée, sauf en un point : pourquoi James Cox, employé modèle, gagnant de beaux appointements, presque riche, est-il devenu subitement voleur ? Là est le nœud de la question ! Pour moi, il a dû être instigué par des complices !
— Il n’avait pas besoin de complices pour commettre son vol ! fit Stanley Butterford.
— Oui ! Mais ses complices – s’il en a – avaient besoin de lui ! On lui a peut-être volé ses clés ?
— Cela ne prouverait rien, attendu que lui seul connaissait la combinaison permettant d’ouvrir le coffre numéro trois !
— Vous avez raison ! J’oubliais ce détail… Mais vous êtes sûr que les gardiens de la salle des coffres n’ont pas pu surprendre le secret de la combinaison du coffre ?
— Je ne le crois pas… Cox était prudent et ne laissait personne approcher lorsqu’il ouvrait un coffre ! Maintenant vous savez…
— Je sais qu’il ne faut jurer de rien ! Et ce vol m’en fournit une preuve nouvelle ! acheva Mollescott. Vous allez m’accompagner dans la salle des coffres, comme si j’étais un client. Je veux me rendre compte par moi-même de la disposition des lieux !… Mais, auparavant, laissez-moi téléphoner à la Sûreté afin que notre voleur soit immédiatement poursuivi !
De la main, Stanley Butterford indiqua au policier l’appareil téléphonique posé sur son bureau. Mollescott décrocha le récepteur, demanda la communication avec la Sûreté, et, en quelques mots adressés au sous-chef, l’honorable Peter Craingsby, le mit au courant du vol dont venait d’être victime le Great Central Jewelry, et lui transmit le signalement du voleur présumé, avec ordre de le rechercher immédiatement.
— Maintenant, fit Mollescott après avoir raccroché le récepteur, allons voir la salle des coffres.
Les deux hommes sortirent du cabinet du président, et se dirigèrent vers le hall central.
Pour y arriver, il leur fallait traverser les salles d’exposition des joyaux réservés à la clientèle. Tout à coup, alors que Butterford et Mollescott arrivaient dans le hall, le président de la Great Central Jewelry s’écria :
— Une minute, mon cher ! J’aperçois un de mes meilleurs clients ; c’est un homme très pressé et pointilleux. Deux mots à lui dire et je suis à vous !
— Quatre même ! répondit le chef de la Sûreté de San-Francisco, souriant.
Et, du regard, il suivit Butterford qui courait vers un élégant gentleman.
À la vue de ce dernier, Mollescott pâlit et tourna aussitôt la tête pour que le « client » de Stanley Butterford ne pût voir son visage. Sans affectation, il tira de sa poche un petit miroir avec lequel il put, sans être vu, examiner l’élégant gentleman. Il murmura après quelques instants d’observation :
— Aucun doute ! C’est bien lui ! Il a changé de figure, mais je reconnais ses gestes, ses yeux !… Pourvu que Butterford ne lui ait pas parlé de moi !
M. James Mollescott lança un coup d’œil rapide vers les deux hommes : debout l’un devant l’autre, ils paraissaient converser avec animation. Le chef de la Sûreté de San-Francisco plongea la main dans sa poche où se trouvait un revolver. Il serra l’arme dans ses doigts, et en démonta le cran d’arrêt. Puis, sans affectation, il s’approcha du « client » de Stanley Butterford. Et, arrivé auprès de lui, il lui mit brusquement une main au collet, tandis que de l’autre, il lui appuyait en même temps la gueule de son revolver sur la tempe.
— Mains en l’air, John Strobbins, ou je fais feu !
Le « client » montra aussitôt une physionomie à la fois ahurie et indignée.
Il leva les bras et s’écria :
— Que signifie cette plaisanterie, monsieur ?
James Mollescott haussa les épaules.
— Qu’on ferme toutes les portes ! cria-t-il. Et qu’on aille chercher quatre policemen de ma part, James Mollescott, chef de la Sûreté. Cet homme est John Strobbins !
John Strobbins ! Ce nom magique galvanisa les employés. En foule, ils se précipitèrent vers les portes, tandis que les plus déterminés – ou les plus curieux de voir de plus près le célèbre détective-cambrioleur – accouraient, revolver au poing, et entouraient le groupe formé par Mollescott, le « client » et Stanley Butterford.
— Vous vous trompez, monsieur Mollescott ! s’écria ce dernier au comble de la stupéfaction. Ce gentleman est M. William Parsons, un de nos plus gros fournisseurs de pierres fines et de perles ; je le connais depuis dix ans et me porte garant de sa parfaite honorabilité !
James Mollescott haussa les épaules.
— Fournisseur de pierres fines ! Ah ! ah !… Demandez-lui donc où il les vole ! Ah ! le bandit ! Je le tiens, enfin !
« Cet homme est John Strobbins, et pas un autre ! Je le reconnais formellement ! C’est lui, je mettrais ma tête dans un collier de chanvre qu’il est le complice de Cox ! Il vous vendait des pierreries volées et en profitait pour vous espionner et préparer son coup !… C’est trop drôle ! Il venait sans doute vous proposer des pierreries ?
— Mais… oui ! murmura Stanley Butterford.
— Je jurerais que ce sont celles que Cox vous a volées à son instigation ! Car, n’en doutez pas, cet homme est John Strobbins ! Moi seul pouvais le reconnaître ! Je le reconnais ! C’est trop d’audace !… Entends-tu, John Strobbins, c’est ton audace qui t’a perdu ! Et cette fois-ci, tu ne m’échapperas pas !
— Si c’est une comédie, fit enfin William Parsons, qui, jusqu’ici, n’avait pas dit un mot, je désirerais qu’elle cesse. Je suis William Parsons, courtier en pierres fines. J’habite au Minnehaha-Hotel. Assurez-vous-en. Et je compte vous faire payer cher ce scandale et votre étourderie, monsieur !
— Je te ferai une rente, c’est entendu, John Strobbins ! Une rente qui te permettra de vivre à l’ombre jusqu’à la fin de tes jours !
William Parsons sourit. Il allait parler, lorsque quatre policemen, appelés par les employés, écartèrent le groupe entourant les trois hommes et s’immobilisèrent devant Mollescott.
— Saisissez-vous de cet homme, déshabillez-le et ligotez-le ! ordonna le chef de la Sûreté de San-Francisco.
Les quatre policemen se ruèrent sur William Parsons.
— Inutile, Mollescott ! déclara ce dernier. J’avoue. Je suis John Strobbins. Et vous êtes plus fin que je ne le croyais !
Mollescott eut un rire de triomphe.
— Déshabillez-le quand même ! ordonna-t-il. Il a sans doute sur lui des documents intéressants qu’il trouverait le moyen de faire disparaître ! Allez !
— Je n’ai rien à faire disparaître, Mollescott ! affirma John Strobbins en haussant les épaules. Vous pensez m’humilier avec votre déshabillage ? Allez-y ! Moi, je vous promets de vous faire courir nu dans les rues de San-Francisco, et vous savez que je ne parle jamais en vain !
Le chef de la Sûreté ne jugea pas utile de répondre à ce qu’il qualifiait de vaine fanfaronnade. Il croisa les bras et se plut à voir John Strobbins dépouillé de ses habits, qu’il voulait lui-même fouiller.
Il en fendit les doublures, en écorcha les boutons, bref, il les mit en lambeaux. Dans les poches, il trouva un mouchoir de soie, un portefeuille contenant sept cents dollars et une boîte d’ébène dans laquelle étaient rangés quelques échantillons de pierres fines. C’était tout ; c’était peu !
Déçu, James Mollescott examina les souliers et le chapeau du détective-cambrioleur. Il arracha la coiffe du couvre-chef de feutre, et défit les semelles des bottines. En vain ! John Strobbins, vêtu de sa seule chemise, souriait, très à l’aise ; James Mollescott envoya chercher un costume complet et une paire de savates au magasin le plus voisin, paya avec une des bank-notes saisies sur le prisonnier, et ordonna à ce dernier de s’habiller. John Strobbins obéit.
Il fit cependant remarquer que le costume acheté par Mollescott lui était un peu étroit et court et promit au chef de la Sûreté de lui revaloir ce désagrément.
Cependant, M. Stanley Butterford ne parvenait pas à surmonter sa stupeur.
L’aveu de John Strobbins semblait l’avoir littéralement médusé. Les yeux ronds, la bouche entr’ouverte, il restait immobile à regarder alternativement le chef de la Sûreté et le détective-cambrioleur.
— Eh bien, Butterford, s’écria Mollescott, que vous disais-je ? Soyez sûr que John Strobbins n’est autre que le mystérieux complice de Cox !… L’affaire est claire !
« Dès demain, le juge l’interrogera et, s’il veut être trop discret, nous le ferons mettre au third degree (troisième degré), cela lui déliera la langue !… Entends-tu, John Strobbins ?
— Apparemment ; je ne suis pas sourd ! affirma, souriant, le détective-cambrioleur. D’après ce que j’entends, même, je comprends que je suis accusé d’être le complice de M. Cox, sans doute le chef du service des coffres de la Great Central Jewelry ? Pourrai-je savoir de quel crime s’est rendu coupable, ce brave et digne M. Cox ?
— Tu railles, John Strobbins ! Patience, tu ne riras pas toujours ! gronda Mollescott.
— Je suis aussi sérieux qu’un attorney ! déclara John Strobbins.
Et, se tournant vers Butterford, il s’écria :
— Mon cher monsieur, en souvenir de nos bonnes relations, voulez-vous me dire de quoi est accusé M. Cox ?
— Eh !… d’avoir volé le lot de diamants du coffre numéro trois !… Vous le savez bien ! exclama le président de la Great Central Jewelry.
John Strobbins éclata de rire.
— Cox voleur ! Celle-là est trop forte ! Mon pauvre monsieur Butterford, on se moque de vous !… Cox voleur ! Ah ! ah ! ah !
M. Butterford n’eut pas à répondre. La voiture que James Mollescott venait de faire appeler était arrivée. John Strobbins, poignets et chevilles ligotées, y fut porté. Le chef de la Sûreté et trois policemen prirent place à ses côtés.
— À la Sûreté ! ordonna James Mollescott au cocher.
Mis en cellule, John Strobbins n’y resta pas longtemps, car, deux heures après son arrivée à la Sûreté, le juge Cummins, chargé d’instruire l’affaire, le fit amener dans son cabinet.
M. Jeremiah Cummins, vieillard maigre, chauve et glabre, aux yeux cerclés de lunettes d’or, était un homme juste, grave et austère.
— John Strobbins, dit-il au détective-cambrioleur, sachez que je vous tiens pour un homme habile et ingénieux. Je ressens même pour vous quelque sympathie…
— Trop aimable, monsieur ! Croyez bien que c’est réciproque !
— Taisez-vous ! Et ne raillez pas ; votre affaire est plus grave que vous ne le pensez ! Mais, je vous le répète, j’ai résolu d’user envers vous de la plus large bienveillance ! Je vous, promets de faire en sorte que vous soyez condamné au minimum de la peine, si, de votre côté…
— Quelle peine, monsieur le juge ? l’interrompit John Strobbins, ingénument.
— Celle prévue par l’article 153, paragraphe 32 du Criminal Act, expliqua le juge qui était doué d’une grande patience. « Tout individu convaincu d’avoir facilité, aidé, incité un vol compliqué d’abus de confiance, sera condamné à une peine variant entre dix et trente ans de servitude pénale. »
— Ah ! Bien !… je vous remercie, monsieur le juge. Mais je ne vois pas bien en quoi bel article admirable me touche !
— Je vous ai dit de ne pas railler, John Strobbins ! Croyez-en un vieillard !
— Je vous jure que je suis sérieux, monsieur le juge ! affirma le détective-cambrioleur. Vous me parlez d’une peine qui, paraît-il, m’est applicable ! Bon ! Mais, je demande pourquoi cette peine m’est applicable. Il me semble qu’il n’y a rien d’ironique là dedans !
M. Jeremiah Cummins ne put retenir un haussement d’épaules impatienté.
— Je vais donc, dit-il, vous expliquer en quoi l’article 153 vous concerne : vous êtes accusé d’avoir aidé le nommé James Cox, chef du service des coffres-forts à la Great Central Jewelry, à s’approprier le contenu du coffre numéro trois, lequel renfermait onze cent mille dollars de pierreries !
John Strobbins resta impassible.
— M. James Mollescott m’a en effet parlé tout à l’heure de cette histoire. Cela m’a fait rire ! Qu’on ait volé le Great Central Jewelry, c’est possible. Mais, permettez-moi de vous dire, monsieur le juge, que James Cox, que je connais, ne m’apparaît pas assez intelligent pour combiner une entreprise de cette envergure !
— Alors, ce serait vous seul le voleur ?
— Moi ? Je le regrette, mais je n’y suis pour rien. J’en avais bien l’idée, et depuis longtemps ; malheureusement, j’ai eu des scrupules : étant en relations d’affaires avec M. Stanley Butterford, il me répugnait de dépouiller cet homme… Sincèrement, monsieur le juge, je suis étranger à cette histoire ! J’en admire l’exécution. Et c’est tout !
— Ainsi, vous ne voulez rien avouer ? Je vous répète que vous avez tort, et qu’en agissant ainsi vous paralysez la bonne volonté dont je me sentais pris envers vous. Il est vrai, – je joue franc jeu, vous le voyez, – qu’il n’existe aucune preuve matérielle contre vous…
— Le contraire serait surprenant !
— Malgré cela, tout vous accuse ! Le soin que vous avez eu de vous mettre en relations d’affaires avec M. Stanley Butterford, et sous un faux nom…
— Je ne pouvais pas lui dire que je me nommais John Strobbins, pourtant, avouez-le, monsieur le juge !
— Taisez-vous ! Je vous le répète, toutes les preuves morales…
— Immorales, vous voulez dire !
— … Sont contre vous ! Enfin, il est sûr que vous serez condamné au maximum de la peine – trente ans de servitude pénale !
— Je n’en doute point, monsieur le juge ; la justice est aveugle et boiteuse. Tout le monde le sait ! Mais qu’importe ! Permettez-moi de vous faire deux observations : 1° que, même condamné au minimum de la peine, je n’en devrai pas moins, théoriquement, terminer mes jours en prison, attendu que j’ai déjà été condamné pour d’autres affaires à trois cent soixante-huit ans et six mois (le compte est exact !) de servitude pénale et de prison par les différentes Cours de l’Union ! Je n’en suis donc pas à vingt ans près, n’est-ce pas ? 2° Que je compte m’évader lorsqu’il me plaira.
« Ces raisons suffisent. J’en ajouterai une troisième, qui n’est pas sans valeur à mes yeux, c’est que je suis absolument innocent de cette affaire !
John Strobbins se tut et se plut à considérer le plafond.
La patience de M. le juge Cummins touchait à son terme.
— Ainsi, conclut-il, vous ne voulez rien avouer, John Strobbins ?
— Je ne veux rien avouer, monsieur le juge, sinon que la vie est amère et qu’aujourd’hui la température est douce, du moins dans votre cabinet !
Le magistrat ne jugea pas utile d’insister. Il fit signer son interrogatoire au prévenu et le fit ramener dans sa cellule.
Somme toute, ainsi que l’avait dit Jeremiah Cummins, aucune preuve tangible n’accusait précisément John Strobbins. On avait des doutes, – doutes légitimes étant donné les habitudes du détective-cambrioleur, – mais, pour l’instant, c’était tout.
Ces doutes furent bientôt changés en certitudes !
Dans la nuit qui suivit l’arrestation de John Strobbins, un pêcheur du village de Sancelito, situé à quelques milles de San-Francisco, recueillit dans la rade le cadavre d’un homme qui portait à la nuque une profonde blessure. La figure n’était plus qu’une plaie et paraissait avoir été écrasée avec une grosse pierre.
Le brave Samuel Colson – tel était le nom du pêcheur – jugea qu’il était de son devoir d’avertir la police, de plus, il espérait bien toucher les vingt-cinq dollars alloués à tout sauveteur d’un cadavre.
Ayant couché le corps dans sa barque, il vogua vers le quai de San-Francisco et s’en fut incontinent au premier poste de police qu’il trouva sur son chemin faire sa déclaration.
Jusqu’ici, rien que d’ordinaire. Mais le cadavre ayant été transporté au dépôt mortuaire afin d’être identifié, l’inspecteur Fawcett, qui le fouilla, découvrit dans ses poches une lettre à demi effacée par l’eau de mer, mais sur laquelle il put lire ces mots :
John, vous m’avez trompé ! Vous avez tout gardé pour vous ! Prenez garde ! Si ce soir vous ne me rapportez pas à notre rendez-vous habituel, près de Cliff-House, la moitié de notre butin, je…
Suivaient quelques griffonnements. Évidemment, le mystérieux papier constituait le brouillon d’une lettre qui avait été envoyée.
Poursuivant ses recherches, l’inspecteur Fawcett découvrit sept diamants bruts dans les souliers chaussant le cadavre. Cette découverte fut un trait de lumière pour lui : nul doute, le corps retrouvé était celui du chef du service des coffres de la Great Central Jewelry, qui n’avait pu être encore retrouvé malgré toutes les recherches !
Sans plus tarder, Fawcett inséra le papier accusateur entre deux feuilles d’épais buvard, enfouit les diamants dans sa poche, et sauta dans une voiture qui le conduisit en quelques minutes à l’hôtel de la Sûreté.
James Mollescott, averti par un mot l’avisant qu’il s’agissait du vol de la Great Central Jewelry, reçut aussitôt son subordonné.
Placidement, Fawcett fit le récit de la découverte du pêcheur, et déposa sur le bureau de Mollescott le brouillon de lettre et les diamants trouvés sur le cadavre défiguré.
Rouge de joie à croire qu’il allait prendre feu, James Mollescott se leva.
— À ce coup, nous le tenons ! rugit-il. Il ne niera plus, j’espère ! Tout s’éclaire.
« Tenté par John Strobbins, James Cox s’est fait voleur. Et, le coup fait, Strobbins a voulu tout garder pour lui, en menaçant sans doute Cox de le livrer à la police.
« Mais Cox, furieux, lui a envoyé la lettre dont nous avons le brouillon… John Strobbins est venu au rendez-vous. Il a poignardé Cox par derrière, lui a écrasé la figure avec un caillou pour qu’on ne puisse le reconnaître, et a jeté le cadavre à la mer ! Mais il y a une Providence, heureusement !
James Mollescott s’arrêta, à bout de souffle. Il respira longuement et conclut :
— Venez avec moi, Fawcett ! Nous allons prendre chez elle Mme Cox pour lui faire reconnaître le cadavre de son mari. Puis, nous irons informer M. le juge Cummins de tout cela !… Il ne se doute pas de ce qui l’attend, John Strobbins !
L’automobile du chef de la Sûreté conduisit en quelques minutes les deux hommes au domicile de feu M. James Cox.
L’épouse du défunt était chez elle. À la vue de M. James Mollescott, elle pâlit affreusement.
— Vous avez retrouvé mon mari, monsieur ? murmura-t-elle.
— Oui, madame ! fit le policier en se découvrant. Il est mort !
— Ah ! mon Dieu !… J’en étais sûre ! Un si honnête homme ! On l’a assassiné ! Il fallait qu’il fût mort pour n’être point revenu !
M. James Mollescott ne jugea pas à propos de détromper la malheureuse femme sur l’innocence de son mari.
— Venez avec nous, madame ! dit-il. Vous seule pourrez reconnaître M. Cox, car ses meurtriers l’ont défiguré !
L’infortunée éclata en sanglots. Elle put s’habiller, cependant, et suivit les deux hommes dans leur voiture.
Mise en présence du cadavre qui reposait dans une des chambres froides du dépôt mortuaire, elle le reconnut formellement.
— C’est bien lui ! gémit-elle. Ô James ! Mon cœur ! Vous êtes mort ? Oh !
Et la malheureuse femme, à bout de courage, s’affaissa, évanouie. James Mollescott lui fit donner des secours. Quant à lui, il rayonnait.
Son auto, lancée à toute allure, le ramena sur-le-champ au Palais de Justice. Une heure plus tard, M. Jeremiah Cummins, en possession de tous les faits nouveaux apportés par James Mollescott, faisait amener John Strobbins devant lui.
— Vous persistez toujours à nier votre participation au vol de la Great Central Jewelry ? lui demanda aussitôt le juge.
— Je ne suis pas, hélas ! un enfant, pour changer d’idée en quelques heures, monsieur le juge ! persifla le détective-cambrioleur.
— Trêve de raillerie, John Strobbins ! prononça sévèrement Jeremiah Cummins. Car, cette fois-ci, il y va pour vous de la chaise électrique !
« Écoutez ceci : John, vous m’avez trompé ! Vous avez tout gardé pour vous ! Prenez garde ! Si ce soir vous ne me rapportez pas, à notre rendez-vous habituel près de Cliff-House, la moitié de notre butin, je…
Le juge s’arrêta ; il darda son regard sur les yeux de John Strobbins et s’écria :
— Vous savez, n’est-ce pas, à qui a été envoyée cette lettre ? Répondez !
— Moi ? Je l’ignore totalement ! prononça John Strobbins avec le plus grand flegme.
John Strobbins avait parlé avec un tel calme, le ton de sa voix était si indifférent que le juge Jeremiah Cummins demeura interloqué. Il s’attendait à voir le détective-cambrioleur s’émouvoir, se défendre, ou, du moins, essayer de nier.
Mais non, John Strobbins gardait une attitude impassible, et, en tout cas, merveilleusement jouée.
— Eh bien, je vais vous le dire, moi ! prononça le magistrat, une fois passé son premier moment de stupeur. Ce que je viens de vous lire constitue le brouillon de la lettre que vous a envoyée votre complice James Cox, pour vous donner un rendez-vous à l’issue duquel vous l’avez assassiné !
— J’ai assassiné James Cox, moi ? s’écria John Strobbins.
Et son visage montra les signes de la plus vive stupéfaction.
— Oui, vous ! Sachez que le malheureux a été recueilli la face écrasée, un poignard dans le dos, par un pêcheur. Bien qu’en danger de mort, James Cox a pu se faire comprendre et vous a désigné nettement comme son complice et son assassin ! affirma audacieusement Jeremiah Cummins qui pensait, comme beaucoup de juges, que tous les moyens sont bons pour obtenir les aveux d’un prévenu. Qu’avez-vous à répondre à cela ? conclut-il.
— Je réponds que je ne crois pas que James Cox ait pu dire pareille chose !
— Il l’a dit pourtant, John Strobbins !
— En ce cas, c’est qu’il est fou ! On le serait à moins ! Poignardé, la figure écrasée, le pauvre diable a des excuses ! Je ne lui en veux pas !
— Assez ! Ne bafouez pas votre victime !… Ainsi, vous persistez à nier ?
— Mon Dieu, oui !
— Je vais vous confronter avec James Cox ! Nous verrons bien, alors, si vous osez garder votre cynique attitude devant celui que vous avez perdu et assassiné !
— Écoutez, monsieur le juge, je crois que vous perdez votre temps ! Je n’ai pas aidé James Cox à voler ; je ne l’ai pas assassiné ! Je n’ai pas reçu de lettre de lui. Le brouillon que vous venez de lire, ne me concerne pas.
« Je me plais, d’ailleurs, à constater que vous agissez très mal envers moi, et, comme je ne suis pas un ingrat, je veux vous donner un conseil : cherchez ailleurs ! Vous faites fausse route en ce moment et vous vous apprêtez à vous couvrir de ridicule ! Je ne parle pas pour moi. Si je voulais, il y a longtemps que je serais libre ! Et voilà !
M. Jeremiah Cummins avait un grand respect pour ses fonctions. Il lui déplaisait de les voir bafouer par un criminel. Il ne répondit même pas au petit discours de John Strobbins, et ordonna de reconduire le détective-cambrioleur dans sa cellule.
Le jour suivant, John Strobbins fut amené au dépôt mortuaire où gisait, après autopsie, le cadavre de James Cox. Une demi-douzaine de magistrats étaient réunis là, parmi lesquels M. Cummins.
Poussé par deux gardiens, le détective-cambrioleur arriva devant le corps du chef du service des coffres de la Great Central Jewelry.
— Votre victime est morte cette nuit ! prononça Jeremiah Cummins. Mais ne vous réjouissez pas, car ses déclarations suprêmes, qui ont été recueillies, sont accablantes pour vous !
John Strobbins, parfaitement impassible, haussa les épaules.
— Me prenez-vous pour un imbécile, monsieur le juge ? dit-il au milieu de la stupeur générale. Je ne le suis pas, pas plus que je ne suis assassin.
« Le cadavre qui est là, et que vous me dites être celui de James Cox, je veux bien le croire, est celui d’un homme mort il y a au moins trois jours : la couleur des tissus, la rigidité des membres ne peuvent laisser aucun doute à ce sujet !
« Cessez donc de m’étourdir de vos balivernes. Le mort qui est là n’a rien pu vous dire, attendu qu’il a dû être recueilli alors qu’il venait de se noyer, c’est facile à voir !
Parmi l’assistance de juges et de médecins, ce fut une stupeur générale : John Strobbins disait vrai. Il venait de diagnostiquer la véritable cause de la mort de Cox – cause qu’avait révélée l’autopsie – avec la science et la sûreté d’un vieux praticien.
— Vous êtes très fort, John Strobbins ! avoua Jeremiah Cummins. Nul doute que vous n’eussiez fait un habile médecin, bien qu’il n’y ait rien d’étonnant à ce que vous ayez deviné le genre de mort de James Cox, puisque c’est vous qui, vraisemblablement, l’avez jeté à l’eau après l’avoir poignardé !
Un murmure d’approbation suivit ces paroles.
John Strobbins sourit.
— C’est votre idée ? N’en parlons plus ! Je ne veux pas vous contredire davantage, monsieur le juge, puisqu’il…
— Vous avouez ? s’écria Cummins, frémissant.
— Laissez-moi achever, monsieur ! prononça le détective-cambrioleur, calme et froid. Je disais que je ne veux pas vous contredire plus longtemps, attendu qu’il est dangereux de n’être pas du même avis que les femmes et les fous !
M. Jeremiah Cummins pâlit de rage. Autour de lui, il crut voir des sourires, et sa fureur en fut augmentée. Évidemment, il était inutile de prolonger la confrontation étant donné l’astuce et le sang-froid de l’assassin. Le juge donna l’ordre d’emmener John Strobbins.
Huit jours plus tard eut lieu le procès du détective-cambrioleur.
Tout ce que San-Francisco, la Californie, les États-Unis, même, comptaient de notabilités, y assista. Ainsi qu’une pièce de théâtre à succès, John Strobbins fit salle comble.
Lorsqu’il apparut, encadré de quatre soldats, et vêtu d’une jaquette de drap noir, sortant de chez le bon faiseur, une fleur – qui la lui avait donnée ? – à la boutonnière, l’œil vif, la bouche souriante, un murmure sympathique s’éleva de l’auditoire. De la tête, John Strobbins remercia.
Sans aucune gêne, il s’assit sur le banc destiné aux accusés, croisa ses jambes d’un geste nonchalant et attendit. Sur l’ordre du président, il se leva pour répondre à l’interrogatoire d’identité. Il affirma se nommer John Strobbins, ou autrement, car il ne se souvenait plus de son vrai nom ! Il déclara être né à Londres – mais, ajouta-t-il, pas à Londres en Angleterre, à Londres ailleurs en Océanie ou en Russie !
Le prosecuting-attorney dut renoncer à obtenir d’autres renseignements sur l’identité du détective-cambrioleur qui ne voulut pas avouer son âge, attendu, prétendit-il, qu’il y avait des dames dans la salle et qu’un naturel sentiment de coquetterie l’empêchait de dire la vérité !
Sans insister, le prosecuting-attorney lut l’acte d’accusation. Il énumérait les différents vols et cambriolages pour lesquels John Strobbins avait déjà été condamné antérieurement, et relatait tout au long le vol de la Great Central Jewelry.
Ainsi que l’affirma le prosecuting-attorney, tout accusait John Strobbins : ses relations d’affaires avec l’honorable Stanley Butterford, entamées certainement dans le but de préparer le vol, la découverte sur le cadavre de James Cox du brouillon de la lettre vraisemblablement adressée à John Strobbins ; la disparition, enfin, du corps du délit, soit plus de onze cent mille dollars de pierreries que John Strobbins avait dû mettre en sûreté.
Interrogé par le juge, le détective-cambrioleur se borna à nier. Il nia tout, comme il l’avait fait au cours de l’instruction, et se borna à déclarer qu’il se chargeait d’élucider l’affaire avant peu.
On passa ensuite à l’interrogatoire des témoins : le pêcheur qui avait recueilli le corps mutilé de James Cox ; l’inspecteur Fawcett, qui avait découvert le brouillon de lettre dans la poche du chef des coffres de la Great Central Jewelry, et, enfin, les employés de la Great Central Jewelry, qui vinrent déclarer unanimement que John Strobbins, pendant tout le temps qu’il avait été en relations d’affaires avec eux sous le nom de William Parsons, s’était montré d’une correction absolue.
M. Stanley Butterford fit défaut. À l’appel de son nom, un huissier donna lecture d’une lettre du directeur de la Great Central Jewelry, s’excusant de ne pouvoir venir témoigner, attendu qu’il se trouvait à Los Angeles où sa femme, malade, l’avait fait appeler. Il n’avait, d’ailleurs, rien à ajouter à ses précédentes dépositions devant le juge d’instruction.
Après quoi, eut lieu le réquisitoire du prosecuting-attorney. Il fut implacable : John Strobbins, d’après le magistrat, véritable fléau de la société, voleur, assassin, condamné déjà à dix fois plus d’années de prison qu’il pouvait en subir, méritait la mort !
John Strobbins n’avait pas voulu d’avocat. Sa défense, qu’il présenta lui-même, fut brève et concise.
— Je suis innocent de toute cette affaire. Je compte le prouver d’ici quatre jours en livrant moi-même le coupable à la justice !
« Il est regrettable qu’on ait perdu autant de temps à m’inquiéter ; pour le surplus, le verdict m’est indifférent, attendu que je m’en soucie autant qu’un cheval d’une robe !
Ce cynisme, cette vantardise détournèrent de John Strobbins les sympathies de l’assistance. Certains le crurent devenu fou, la plupart ne virent plus en lui qu’un assassin cherchant à sauver sa vie en niant jusqu’au bout.
Le verdict du jury fut tel qu’on l’attendait.
Convaincu de vol avec effraction, cambriolage, complicité d’abus de confiance, au préjudice de la Great Central Jewelry, et d’assassinat avec préméditation sur la personne de son complice James Cox, John Strobbins fut condamné à mort par électrocution.
— L’exécution aura lieu dans cinq jours dans la salle d’expériences de la prison ! conclut le juge.
Le détective-cambrioleur resta impassible.
— Et voilà, cependant, dit-il, comment se font les erreurs judiciaires !
Son regard fit le tour de la salle et se croisa avec celui de M. James Mollescott, chef de la Sûreté, qui était venu jouir de son triomphe. Mollescott souriait, au comble de la joie.
De la main, John Strobbins lui fit un petit signe… d’amitié et cria :
— À bientôt, cher monsieur Mollescott !
Le chef de la Sûreté jugea qu’il n’était pas de sa dignité de répondre. Suivant la foule, il se dirigea vers la sortie, cependant que John Strobbins, toujours encadré de ses gardiens, se levait et marchait vers la porte d’un couloir donnant sur une cour où attendait la voiture cellulaire devant le reconduire à la prison.
M. James Mollescott, chef de la Sûreté de San-Francisco, tout heureux d’avoir entendu le juge condamner à mort John Strobbins, son vieil ennemi, avait quitté le palais de justice l’âme en joie et le cœur allègre. Cette fois, il espérait bien en avoir fini avec celui qui s’intitulait le détective-cambrioleur et qui l’avait tant de fois joué.
Tout guilleret, James Mollescott alluma un cigare de Manille et, à pied, afin de rafraîchir ses poumons échauffés par l’atmosphère de la salle d’audience, il se dirigea vers l’hôtel de la Sûreté.
Tout allait bien pour lui ! C’était grâce à son flair que John Strobbins avait été arrêté, et le gouverneur de l’État de Californie ne lui avait pas caché qu’une gratification d’au moins quatre chiffres le récompenserait de sa perspicacité ! Double joie ! Une récompense et la fin des ennuis que lui créait sans cesse John Strobbins !
James Mollescott trouva que la vie était belle ! Sans se presser, il parcourut trois fois l’Alameda et, après avoir fumé deux cigares, il atteignit enfin l’hôtel de la Sûreté : à quoi bon se hâter ? Rien ne réclamait sa présence en dehors des affaires courantes…
Il se trompait ! À peine eut-il atteint son bureau, que la porte s’entr’ouvrit brusquement sans même qu’on eût frappé.
Peler Craingsby, le sous-chef de la Sûreté, apparut. Il haletait. De grosses gouttes de sueur coulaient le long de ses joues rouges.
— Ah ! chef ! s’écria-t-il. Voilà dix minutes que je vous cherche partout.
« John Strobbins s’est évadé !
Certes, M. James Mollescott se flattait d’opposer un front serein et une âme égale aux coups du sort. Il ne put, cependant, s’empêcher de pâlir et murmura :
— Vous êtes fou, Craingsby ? J’arrive du Palais de Justice, où l’on vient de juger John Strobbins… et de le condamner à mort !
— Hélas, chef ! C’est la stricte vérité ! John Strobbins vient de s’enfuir !
« M. Lewis Mason, le directeur de la prison, vient de me le téléphoner ! J’ai immédiatement envoyé quinze détectives fouiller les alentours de la prison… Mais ce sera, je crois bien, en pure perte !
— Mais enfin, rugit Mollescott en saisissant Peter Craingsby par le bras, comment s’est-il évadé ? Je n’y comprends rien !
— Moi non plus, chef ! M. Mason ne m’a pas donné de détails ; mais ce n’est pas un homme à plaisanter !… Il m’a dit qu’il allait venir ici !
— Ah !
Comme Mollescott soupirait ainsi, l’on frappa. Un huissier entra et annonça la venue de M. Lewis Mason.
— Faites entrer ! ordonna le chef de la Sûreté.
M. Lewis Mason pénétra dans le bureau. Il serra les mains de Mollescott et de Peter Craingsby et exclama, les yeux au plafond :
— Quel homme !
— Ainsi, il s’est enfui ! s’écria James Mollescott, qui voulait douter encore.
— Et comment !… Je veux dire que nul ne sait comment !… Après sa condamnation, les quatre soldats qui le gardaient le conduisirent dans la voiture cellulaire où il prit place en compagnie de sept autres condamnés, les nommés Mastlin, Fitch, Mower, Brown, Argute, Blend et Glanders. Le véhicule partit pour la prison. En route, aucun incident, aucun embarras de voiture, ainsi que me l’a déclaré le cocher Naraboth, homme en qui j’ai toute confiance. Donc, la voiture pénétra sans encombre dans la cour de la prison… Les gardiens l’entourèrent et en firent sortir les condamnés. Vous me suivez ?
— Oui ! firent à la fois Mollescott et Peter Craingsby.
— Eh bien, John Strobbins n’était plus dans la voiture !
— Il n’était plus dans la voiture ? s’écria le chef de la Sûreté, ahuri.
— Non ! Il n’y était plus ! C’est en vain que les gardiens fouillèrent le véhicule : personne ! L’on me prévint. J’examinai moi-même la voiture afin de m’assurer qu’elle n’avait pas été truquée, ni qu’elle ne possédait aucune ouverture autre que la porte. Tout était en règle, et John Strobbins avait disparu, pourtant !… Je vous téléphonai aussitôt, monsieur Mollescott, et ordonnai de fouiller la prison… Et me voici !
M. Lewis Mason se tut. James Mollescott et Peter. Craingsby ne trouvèrent rien à lui répondre. Eux non plus ne comprenaient pas !
— Je vais de suite me mettre à la poursuite de ce gueux ! s’écria enfin Peter Craingsby. God bless me, s’il passe à la portée de mon revolver, je l’abats comme un chien enragé !… Comme il est condamné à mort, cela ne sera que justice !…
« M’autorisez-vous à partir, chef ?
M. James Mollescott tressaillit. Son dépit et sa fureur étaient si grands que c’est à peine s’il avait entendu les paroles de son subordonné.
— Oui ! Partez ! dit-il. Faites pour le mieux ! Ah ! quand donc serons-nous débarrassés de ce démon ?
Peter Craingsby hocha tristement la tête. Il serra la main de son chef, celle de M. Lewis Mason, et, en hâte, sortit.
— Allons à la prison ! s’écria James Mollescott. Peut-être découvrirons-nous quelque indice ?
— J’en doute ! fit Mason, d’un ton incrédule. Enfin, essayons toujours.
Les deux hommes descendirent et allèrent prendre place dans l’automobile du chef de la Sûreté qui les conduisit rapidement à la prison de l’État de Californie.
Sans perdre un instant, James Mollescott fit comparaître devant lui tous ceux qui, de près ou de loin, avaient assisté à l’arrivée de la voiture pénitentiaire dans laquelle John Strobbins avait été enfermé : cocher, gardiens firent la même déposition : John Strobbins était bien monté dans la voiture mais n’en pas était pas ressorti.
Ces déclarations n’étaient pas pour éclaircir l’affaire ! Furieux, James Mollescott se fit conduire au Palais de Justice. L’évasion de John Strobbins y était déjà connue et, dans les couloirs aussi bien que dans le salles d’audience, juges, avocats, plaideurs, huissiers, ne s’entretenaient pas d’autre chose.
James Mollescott interrogea les soldats qui avaient assisté à la montée en voiture du détective-cambrioleur. Ce qui ne lui apprit pas grand’chose : le mystère demeurait entier ! Tout le monde avait vu John Strobbins entrer dans la voiture, mais personne ne l’avait vu en sortir.
M. Mollescott, désespérant pour l’instant d’éclaircir ce mystère, regagna l’hôtel de la Sûreté, aussi penaud que le renard de la fable.
Les jours suivants n’apportèrent aucun éclaircissement à cette énigme. Peter Craingsby n’avait pas reparu.
Le surlendemain de l’évasion de John Strobbins, M. James Mollescott, qui avait maigri d’une bonne livre, était assis dans son bureau et méditait tristement sur l’astuce de John Strobbins, lorsque son planton entra et lui tendit une carte de fin bristol sur laquelle il lut :
Stanley Butterford,
Président de la Great Central Jewelry.
San-Francisco (Cal.)
Stanley Butterford ! L’homme que John Strobbins avait volé ! Que voulait-il ?
— Faites entrer ce gentleman ! ordonna le chef de la Sûreté de San-Francisco.
M. Butterford franchit le seuil. À sa vue, James Mollescott ne put s’empêcher de tressaillir : M. Butterford avait extraordinairement jauni. Des filets rougeâtres zébraient ses yeux ; son dos s’était et voûté sa démarche était incertaine. Tout dans sa personne trahissait une immense détresse. Il ressemblait assez à un animal traqué et forcé, à bout d’énergie.
— Alors quoi ? Que vous arrive-t-il, Butterford ? s’écria Mollescott, attribuant l’abattement du président de la Great Central Jewelry à l’évasion de John Strobbins et à la perte des pierreries volées par James Cox – et qui n’avaient pas été retrouvées.
« Du nerf, que diable ! Plaie d’argent n’est pas mortelle ! comme disent les Français. Et j’espère bien qu’avant peu ce bandit de John Strobbins sera retrouvé et électrocuté !
— John Strobbins est innocent ! souffla M. Stanley Butterford en se laissant lourdement tomber dans un fauteuil.
— Hein ? Quoi ? glapit James Mollescott, n’en croyant pas ses oreilles.
— John Strobbins est innocent ! répéta Stanley Butterford. Et je viens retirer ma plainte !
Le chef de la Sûreté de San-Francisco regarda son interlocuteur, comme pour s’assurer qu’il jouissait de la plénitude de ses facultés mentales.
Le président de la Central Jewelry eut un sourire amer.
— Oh ! je ne suis pas fou ! murmura-t-il.
— Loin de moi pareille pensée ! affirma James Mollescott. Je suis seulement étonné, cher monsieur Butterford, de vous entendre énoncer une pareille affirmation. Sur quoi la basez-vous ?
— J’ai beaucoup réfléchi ! John Strobbins ne peut être le voleur, parce que, s’il avait voulu me voler, il l’eût pu faire depuis longtemps, et sans l’aide de Cox, car j’avais toute confiance en lui.
— Voyons, monsieur Butterford ! Avouez que John Strobbins est venu vous voir, qu’il vous a menacé de sa vengeance… Est-ce cela ?
— Mais… non !… Seulement, ayant appris à Los Angeles où je me trouvais, la condamnation à mort de cet homme, j’ai fait un retour sur moi-même, j’ai pensé que, somme toute, aucune des preuves accumulées contre John Strobbins n’était absolument convaincante !
— Ah ?… il fallait dire cela au jury, Monsieur Butterford ! observa James Mollescott qui commençait à s’émouvoir.
— Je l’aurais fait si la maladie de ma femme ne m’avait pas retenu à Los Angeles, et puis, je ne croyais pas que John Strobbins serait condamné à mort !
— Enfin, vous retirez votre plainte, n’est-ce pas ?
— Oui…
— Il est bien temps ! Et c’est parfaitement inutile d’ailleurs, John Strobbins ayant été reconnu coupable et régulièrement condamné.
« Pour faire réviser son procès, il faudrait un fait nouveau ! Ce qui est bien improbable !… Enfin vous tenez John Strobbins pour innocent ? conclut James Mollescott qui paraissait de plus en plus préoccupé.
— Oui ! John Strobbins est innocent ! affirma Stanley Butterford.
— Ah ! Et qui est le coupable, alors ?
— Je n’en sais rien !
Le chef de la Sûreté se mit à tambouriner nerveusement sur son bureau.
— Mon cher Butterford, dit-il, vous êtes malade, je crois ! Vous ne voulez pas me l’avouer, mais je suis sûr que vous n’êtes venu faire cette démarche absurde que par peur de représailles de John Strobbins ! Le misérable vous aura rejoint et vous aura terrifié par ses menaces ! Allons, répondez. Est-ce vrai ?
Ainsi que l’avait annoncé M. Lewis Masson, le directeur de la prison, à James Mollescott, personne n’avait plus aperçu John Strobbins à partir du moment où il était monté dans la voiture cellulaire qui l’attendait à la porte du Palais de Justice.
La raison en était bien simple : dans la cabine occupée par le détective-cambrioleur au milieu du véhicule, un costume complet et réglementaire de gardien de prison avait été dissimulé par les soins de Reno, le fidèle lieutenant de John Strobbins.
Durant le trajet du Palais de Justice à la prison, le détective-cambrioleur l’avait revêtu par-dessus ses habits. À l’arrivée de la voiture cellulaire dans la cour de la prison, Reno, déguisé en officier, avait immédiatement interpellé le gardien de la voiture au moment où ce dernier mettait pied à terre ; John Strobbins en avait profité pour descendre lestement de la voiture, sans que le gardien, ni personne se fût aperçu de rien ; puis, d’un pas lent, il s’était dirigé vers la porte et en avait franchi le seuil le plus naturellement du monde.
Un quart d’heure plus tard, il se trouvait dans le petit salon d’une maison de modeste apparence, située près de la gare du Southern Pacifie Railway, où Reno le rejoignit. Les deux hommes se serrèrent la main, sans plus.
— Tu as envoyé la dépêche ? fit John Strobbins.
— Oui !… C’est-à-dire que j’ai téléphoné à Sam, qui est à Los Angeles, de le faire ! À l’heure qu’il est, Stanley Butterford doit être à Los Angeles !
— Tout va bien !… Tiens-toi prêt à partir de demain matin à huit heures devant la porte principale de la Great Central Jewelry, avec l’auto numéro trois ! Peut-être aurai-je besoin de toi !
— J’y serai !
— All right ! À demain, sans doute !
Sur ces mots, John Strobbins se leva, serra la main de Reno, et disparut dans une pièce adjacente, où il eut tôt fait de revêtir un costume de facteur des postes américaines. Il se regarda une seconde dans une glace pour vérifier la correction de sa tenue, et, satisfait, sortit de la mystérieuse petite maison.
Or, la veille du jugement de John Strobbins, M. Stanley Butterford, dont la femme, légèrement souffrante, se trouvait en villégiature à Los Angeles, avait reçu de cette dernière un télégramme ainsi conçu :
Suis très mal. Viens vite. – SUZAN BUTTERFORD.
M. Stanley Butterford aimait sa femme, qui lui avait apporté en mariage la respectable somme de 600.000 dollars, et des espérances, lesquelles allaient s’évanouir si Mme Butterford mourait.
Aussi, au reçu de cette dépêche, le directeur de la Great Central Jewelry se précipita-t-il vers la gare et grimpa dans le premier train à destination de Los Angeles.
Durant le trajet, il griffonna une lettre à l’adresse du Prosecuting-attorney pour s’excuser de ne pouvoir venir témoigner au procès de John Strobbins, jeta cette missive dans la boîte aux lettres de la gare de Los Angeles, et courut à l’hôtel où résidait Mme Butterford, tremblant d’apprendre une mauvaise nouvelle.
— Mme Butterford va mieux ? demanda-t-il au manager de l’hôtel. Je suis son mari : Stanley Butterford !
L’homme, ahuri, le regarda.
— Mme Butterford ? dit-il. Elle n’est pas là !
— Je suis Stanley Butterford ! répéta le président de la Great Central Jewelry. Stanley Butterford !… Conduisez-moi à la chambre de ma femme et ne me contez pas des balivernes ! Je veux la voir !
Le manager crut que son interlocuteur devenait fou.
— Puisque je vous dis que cette dame est sortie ! Elle est partie ce matin avec la famille Hogan pour excursionner à Pasadena ! C’est clair, il me semble !
C’était même si parfaitement clair que Stanley Butterford pâlit et ne trouva pas de réponse…
— Ah ! Elle est à Pasadena ? murmura-t-il enfin. Et quand rentrera-t-elle ?
— Vers sept heures, je pense, sir !
— Je vous remercie !
L’horloge dorée fixée au bout du hall marquait quatre heures et demie.
Stanley Butterford, furieux, alla s’installer dans un coin et se fit apporter un whisky-soda. L’après-midi lui sembla interminable. Il l’employa à réfléchir, et le résultat de ses réflexions fut qu’il possédait un ennemi, lequel avait intérêt à l’éloigner de San-Francisco.
Donc lui, Stanley Butterford, devait y revenir au plus vite.
Mme Butterford n’arriva que vers sept heures et demie. En apercevant son mari, elle courut vers lui.
— Vous ici, Stanley ? s’écria-t-elle. Quelle bonne surprise !… Vous venez me chercher ! Pourtant, il avait été convenu que je resterais à Los Angeles encore cinq jours ! Enfin, je…
— Je ne viens pas vous chercher ! grommela le président de la Great Central Jewelry. Tenez ! Lisez cette dépêche !
Mme Butterford saisit le papier que son mari lui tendait.
— Ce n’est pas moi qui vous ai envoyé ceci, Stanley ! dit-elle.
— Je m’en doute !… Mais vous n’avez pas de soupçons ?
— Aucun !… Je ne vois pas bien…
— Enfin, j’éclaircirai cela !… Je vais repartir ce soir, car…
— Trop tard, mon ami !… Le dernier rapide est à huit heures cinq ! Vous ne pourrez plus prendre que celui de quatre heures du matin ! Attendez donc à demain soir : nous partirons ensemble !
« J’ai tellement de bagages que je serai contente de vous avoir près de moi ! Et puis, cela vous fera un jour de repos !
Grommelant, maugréant, Stanley Butterford finit par se laisser convaincre… Et, le lendemain soir à huit heures cinq, il s’embarquait pour San-Francisco en compagnie de son épouse.
À la station de Santa-Barbara, il acheta à un crieur de journaux le Californian Herald, journal du soir de San-Francisco, et qui arrivait à l’instant.
À peine le président de la Great Central Jewelry y eut-il jeté les yeux qu’il devint d’une pâleur mortelle.
— Qu’avez-vous, Stanley ? s’écria Mme Butterford, effrayée.
— Rien… rien… prononça Butterford en essayant de se dominer. Rien ! un simple étourdissement… la fatigue !… Il fait tellement chaud dans ce wagon !
Mme Butterford se précipita vers la portière, et, sans se soucier des autres voyageurs, en ouvrit entièrement le carreau.
Cependant, le directeur de la Great Central Jewelry reprenait peu à peu son calme.
— Cela va mieux ! dit-il à sa femme en s’épongeant le front.
Il venait tout simplement de lire sur le Californian Herald la nouvelle de la mystérieuse évasion de John Strobbins.
Jusqu’à San-Francisco, il ne prononça plus un mot. Sa femme, qui l’observait, se demanda en vain quelle mouche l’avait piqué. De fait, sa physionomie, quelque effort qu’il fît pour se dominer, reflétait une agitation et une inquiétude terribles.
Enfin, le train entra en gare. Stanley Butterford et sa femme, après avoir retiré leurs bagages, regagnèrent la demeure somptueuse du président de la Great Central Jewelry.
M. Butterford montrait une mine de plus en plus sinistre ! Il essaya cependant de rassurer sa femme par quelques paroles maladroites, lui souhaita une bonne nuit, et alla s’enfermer dans sa chambre à coucher.
Une fois seul, le président de la Great Central Jewelry se laissa tomber dans un fauteuil et se prit la tête entre ses mains.
Pendant une heure, il resta ainsi prostré, en proie à une sinistre méditation. Dans la vaste demeure, dans les rues, tout s’était tu.
C’était le silence complet, mesuré par le léger tic tac de la pendule de bronze posée sur la cheminée.
Soudain, Stanley Butterford eut l’intuition subite, invincible, que quelqu’un l’observait. Il releva la tête et frissonna de la tête aux pieds : un homme, vêtu de l’uniforme des facteurs, était debout devant lui !
À la lueur dorée de l’ampoule électrique fixée au plafond, il reconnut le courtier en diamants, William Parsons, ou plutôt John Strobbins !
Son premier mouvement fut pour se dresser et fuir. Mais il s’arrêta en apercevant un browning braqué sur son crâne.
— Asseyez-vous, Stanley Butterford ! prononça, très calme, le détective-cambrioleur. J’ai quelques mots à vous dire !
Le président de la Great Central Jewelry obéit. Il parvint à dominer son trouble, et, d’une voix un peu rauque, qu’il essaya de raffermir, il s’écria :
— Que veut dire ceci, monsieur ?… Fuyez, d’ici, si vous ne voulez pas que j’appelle !
John Strobbins sourit.
— Vous n’appellerez pas, monsieur, car vous savez bien que j’ai pris mes précautions ! Les fils de la sonnette électrique sont coupés !… C’est moi-même qui me suis chargé de cette besogne…
« Remettez-vous, je vous prie, et ne me regardez pas avec ces yeux de poisson bouilli… C’est bien moi, William Parsons, où John Strobbins, à votre choix, et qui vient vous demander quelques explications !
Le détective-cambrioleur fit une pause. De sa main libre, il tira de sa poche un étui à cigarettes, l’ouvrit et le tendit à Stanley Butterford en disant :
— Une cigarette, monsieur ? Comme notre conversation, menace d’être longue, cela vous distraira !
— Merci ! articula d’une voix étranglée le président de la Central Jewelry.
— Vous avez tort, car ce sont des cigarettes excellentes, je les fais venir d’Égypte ! affirma John Strobbins.
Stanley Butterford ne répondit pas. Peu à peu, il reprenait son sang-froid. Ses réflexions pouvaient se résumer en une seule : sauter à l’improviste sur John Strobbins et le tuer !
Feignant une impassibilité qui était loin d’être sienne, il banda ses muscles et se ramassa sur lui-même, afin d’être prêt à bondir sur le détective-cambrioleur.
John Strobbins sourit.
— Vous voulez me faire le même coup qu’à James Cox ? dit-il de sa voix calme et mordante. Ou, du moins, vous vous y préparez, cher monsieur Butterford ? C’est bien inutile, allez ! Car je vous guette ! Je lis vos pensées ! Mais qu’importe !…
« Toutefois, dans votre propre intérêt, je vous conseille de ne plus penser à ce vain projet.
— Monsieur ! Je ne…
— Laissez-moi parler, je vous prie ! Je vous conseille donc de concentrer toute votre attention sur ce que je vais avoir l’honneur de vous dire ! Bien que désagréable, mon petit discours en vaut la peine !
John Strobbins s’arrêta de parler. Il tira une bouffée de sa cigarette et poursuivit :
— L’idée de vous emparer du lot de pierreries du coffre, numéro trois était, en effet, admirable : à ce point que…
— Monsieur, je ne vous laisserai pas…
— Vous me laisserez, parler, Stanley Butterford ! Car toutes les preuves de votre crime sont en mon pouvoir ! C’est compris ? Oui ?
« Well ! je continue ! Je trouve donc que votre idée de voler la Great Central Jewelry était admirable, attendu que j’y avais moi-même déjà songé et que, n’eussent été nos cordiales relations, il y a longtemps que je vous aurais cambriolé : rien de plus facile !
« Mais, par suite de scrupules idiots, oui, idiots et surannés, je m’abstins ! J’en suis, aujourd’hui, agréablement récompensé ! que vous ayiez assassiné Cox pour pouvoir l’accuser à votre…
— Ce n’est pas vrai ! Je suis… voulut hurler Stanley Butterford.
— Un scélérat imbécile ! Car, non content d’avoir assassiné James Cox, vous avez fourré dans ses poches un brouillon de lettre adressé à un certain John, afin de détourner sur moi les soupçons ! Ce n’est pas fort !
— Je ne croyais pas que l’on vous arrêterait ! balbutia le directeur de la Great Central Jewelry, complètement effondré.
— Peut-être ! Mais vous m’exposiez, si je l’étais, à me faire condamner à votre place, Stanley Butterford !
« Et vous y avez réussi ! Vous n’avez oublié qu’une chose, c’est que je devais deviner d’où partait le coup… Is fecit cui prodest ! dit un vieil adage latin que je vous traduirai par : L’a fait qui en profite !
« Or, tout le monde, me croyant le voleur, m’a déclaré l’assassin de James Cox.
« Moi seul ai compris à qui profiterait l’affaire : vous ! Un de mes amis a réussi à photographier le brouillon de lettre si opportunément trouvé dans la poche de James Cox pour ma confusion ; ce document, nul ne s’en est avisé, est de votre main ! La comparaison avec des lettres de vous que je possède ne laisse aucun doute ! J’aurais donc pu, s’il m’avait plu, confondre mes accusateurs et vous faire prendre ma place sur le banc de l’accusation.
« Mais je connais trop la justice pour cela ! Que serait-il arrivé ? Vous vous en doutez ! Moi, je serais resté accusé, et vous aussi ! Et nous aurions été tous deux condamnés, étant donné mes relations avec vous, et aussi que votre culpabilité n’aurait en rien prouvé mon innocence aux yeux des juges.
« Je résolus donc d’agir d’une façon plus conforme à mes intérêts, et aussi aux vôtres, car, moi non plus, je ne veux pas la mort du pécheur ! C’est affaire entre vous et votre conscience, laquelle m’apparaît aussi élastique que du caoutchouc !
« Enfin, me voilà libre ! Première satisfaction ! La seconde va être de m’approprier le lot de pierreries pour lequel vous avez jugé bon de devenir assassin et de m’envoyer sur la chaise électrique à votre place ! Vous comprenez ?
— Je… Je… hoqueta Stanley Butterford, dont le visage, de livide, était devenu violet.
— Remettez-vous, cher monsieur ! gouailla John Strobbins sans perdre de vue le président de la Great Central Jewelry. Tenez, pour vous donner le temps de reprendre vos esprits, je vais vous raconter comment j’ai pu vous rendre visite ce soir !… Figurez-vous que c’est un ami à moi qui, par un télégramme, vous a fait accourir à Los Angeles : vous êtes un bon époux, et je vous en félicite !… Et puis, la mort de Mme Butterford vous priverait d’un bel héritage ! Mais ceci n’est pas mon affaire !… Je sus donc que vous étiez parti pour Los Angeles.
« Et je vous y suivis, aussitôt ma… libération. Car il est inutile de vous dire que je me suis évadé, puisque me voici chez vous !
« Déguisé en facteur des postes, je me rendis à l’hôtel où vous étiez descendu avec Mme Butterford, sous le vain prétexte de porter un télégramme à un de vos voisins !
« J’en profitais pour me cacher dans votre appartement, ce qui me permit d’apprendre que votre épouse désirait revenir à Frisco avec vous. D’un placard dans lequel je m’étais enfermé, je vous entendis aider Mme Butterford à faire ses malles… Celles-ci furent portées à la gare.
« Mon intention, je dois vous le dire, – ne bougez pas, ou je vous casse la tête ! – était de vous enlever de l’hôtel et de vous ramener en auto à Frisco, mais je ne suis pas obstiné, et, ayant compris qu’il était préférable d’agir autrement, je m’y préparai.
« C’est-à-dire qu’un employé de la gare, ami à moi, m’aida à m’introduire dans une des malles de Mme Butterford… vous comprenez ? Et j’en suis sorti tout à l’heure !…
« J’ai fini ! J’espère que ce petit récit vous aura permis de calmer vos esprits surexcitées. On aime bien savoir le pourquoi des choses, n’est-ce pas ?… Vous voici renseigné ! À votre tour de me dire où vous avez caché le lot de pierreries ! Dépêchez-vous, l’heure passe !
— Je suis… je…
— Pas de bêtises, Stanley Butterford ! Vous avez enlevé le lot de pierreries du coffre numéro trois ; vous avez ensuite attiré James Cox à Cliff-House où vous l’avez poignardé, défiguré, et jeté à la mer !
« Avouez ou, Dieu me damne, j’appelle et je vous remets aux mains du Prosecuting-Attorney ! Ma patience est à bout !
— C’est vrai ! murmura le directeur de la Great Central Jewelry, anéanti.
— Vous êtes moins bête que je ne le croyais, Stanley Butterford ! déclara John Strobbins. Où sont les pierreries ?
— Je les ai cachées !
— Je le sais pardieu bien ! Et où ?
Stanley Butterford ne répondit pas. Un épouvantable combat se livrait en son âme. Malgré son désespoir, malgré le sentiment bien net qu’il se trouvait à la merci de John Strobbins, il ne pouvait se décider à livrer le trésor pour lequel il s’était fait assassin…
John Strobbins, de sa main libre, tira sa montre.
— Je vous donne une minute pour vous décider, Stanley Butterford ! prononça-t-il.
— Et si je refuse ? articula le président de la Great Central Jewelry.
— Ce sera tant pis pour vous ! répondit, très calme, le détective-cambrioleur.
Cette vague menace, prononcée d’un ton sec, acheva d’épouvanter Butterford.
— Les pierres sont… sont… sous une latte du plancher ! acheva-t-il.
John Strobbins sourit.
— C’est bien la peine de posséder de si excellents coffres-forts ! railla-t-il. Et maintenant, levez-vous, Butterford, et donnez-moi ces pierreries qui m’appartiennent ! Je les ai payées assez cher !
Le président de la Great Central Jewelry se dressa comme un homme ivre. Sous la menace du revolver de John Strobbins, il marcha jusqu’à son lit, le déplaça d’un effort violent, et, à l’aide d’un canif qu’il tira de sa poche, souleva une des lattes du parquet.
Elle recouvrait une petite excavation de laquelle Stanley Butterford retira un sachet de toile qu’il tendit à John Strobbins.
Le détective-cambrioleur s’en saisit et, sans même le regarder, le mit dans sa poche.
— Asseyez-vous là ! ordonna-t-il à Stanley Butterford en lui indiquant une chaise placée devant un petit bureau d’acajou. Le directeur de la Great Central Jewelry obéit sans même murmurer.
— Comme on ne sait pas ce qui peut arriver, fit John Strobbins, vous allez maintenant écrire et signer le récit de votre crime. Je n’en ferai aucun usage, si vous m’obéissez, vous en avez ma parole !
« Vous êtes libre de refuser : en ce cas, je compte vous amener moi-même à l’honorable James Mollescott. J’en ai les moyens ! Voulez-vous écrire ?
— Oui ! balbutia Stanley Butterford, à bout d’énergie.
Sous la dictée de John Strobbins, il retraça les différents détails de son double crime, signa et data. Le détective-cambrioleur, après avoir soigneusement lu le précieux document, le plia en quatre et le mit dans sa poche.
— Que voulez-vous encore de moi ? murmura le président de la Great Central Jewelry d’une voix lasse.
— Peu de chose ! Que vous alliez demain déclarer à votre ami James Mollescott que je suis innocent du crime pour lequel j’ai été condamné !
— Et puis ?
— C’est tout ! Je vous tiens quitte du reste ! Mais souvenez-vous que si vous ne m’avez pas obéi demain à cinq heures, la photographie de la lettre d’aveux que vous venez d’écrire sera envoyée au chef de la Sûreté !
— Je vous obéirai, monsieur !
John Strobbins s’inclina. En deux bonds, il atteignit la porte de la chambre, l’ouvrit, et disparut derrière.
En vain, Stanley Butterford, après quelques secondes de surprise, voulut-il poursuivre le détective-cambrioleur. Celui-ci demeura introuvable.
Mais bientôt, le ronflement d’une automobile sous ses fenêtres apprit au président de la Great Central Jewelry que John Strobbins était hors de ses atteintes.
Aussi, le lendemain, se rendit-il fidèlement chez James Mollescott…
Ainsi qu’on l’a vu, ses déclarations n’eurent pas le don de convaincre le chef de la Sûreté.
Mis en défiance par l’altitude embarrassée de Stanley Butterford, James Mollescott le pressa de questions, tant et si bien que le directeur de la Great Central Jewelry, affolé, finit par s’embrouiller et avouer son crime !
Quelle que fut sa fureur, le chef de la Sûreté de San-Francisco dut se résoudre à arrêter Butterford. Le procès de John Strobbins fut cassé. Mais le directeur de la Great Central Jewelry, condamné à mort, ne fut pas exécuté : il s’étrangla dans sa cellule.
Cependant, M. James Mollescott recevait deux jours plus tard un mot laconique, signé John Strobbins, l’avertissant que le détective-cambrioleur allait s’occuper de lui… - FIN
Date de dernière mise à jour : 21/01/2025
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