BIBLIOBUS Littérature

Une inexplicable disparition - José Moselli

John Strobbins, détective cambrioleur

1912

Dans quelles circonstances, comment avait disparu le garçon de recettes John Morris, c’est ce qu’il paraissait impossible de préciser. Âgé de quarante-deux ans, haut de près de six pieds, ne buvant jamais, John Morris était employé à la New Century Bank, de San-Francisco, depuis son arrivée en Amérique, il y avait de cela quinze ans ! Ses chefs estimaient sa probité et son exactitude. Investi, à différentes reprises, de missions de confiance, il s’en était toujours tiré à son honneur. C’était lui qui était toujours chargé des plus forts encaissements.

Ce jour-là, sa tournée terminée, il devait avoir dans sa sacoche un peu plus de 215,000 dollars (1,000 francs) et il n’avait reparu ni à la banque, ni à son domicile de Louisiana Avenue.

Pourtant, jusqu’au bout, il avait effectué ses encaissements, et dans l’ordre mentionné par son chef de service. À trois heures et demie, il s’était présenté à l’Union Bank, y avait touché une traite de 347 dollars, puis l’on perdait sa trace. Il semblait que John Morris se fût volatilisé ! On l’avait vu sortir de l’Union Bank et c’était tout.

Quand un garçon de recettes disparaît, l’on envisage deux hypothèses : la fuite avec l’argent ou le guet-apens.

Ces deux suppositions semblaient bien aléatoires : John Morris, économe et rangé, possédait en dépôt à la New Century environ dix-huit mille dollars, fruit de ses économies et de spéculations heureuses effectuées sur le conseil du directeur de la banque, qui s’intéressait à lui.

Si Morris avait voulu fuir, – et quelle folie, puisqu’il était riche, – il aurait auparavant retiré ses fonds. Non, l’hypothèse d’une fuite était invraisemblable. John Morris, homme tranquille, n’était pas un garçon à risquer ainsi le bagne !

Le guet-apens ? Bien invraisemblable dans les rues de San-Francisco. L’Union Bank, où Morris avait été en dernier lieu, était située près du Stock Exchange, en plein quartier des affaires : une agression y était impossible à quatre heures de l’après-midi…

Pourtant le fait était là : John Morris avait disparu et 215,000 dollars avec lui !

Le personnel des différentes gares de San-Francisco fut interrogé. Nul n’avait vu le garçon de recettes ! Il en fut de même des employés des nombreux ferry-boats qui sillonnent l’immense rade.

M. James Mollescott, chef de la police de San-Francisco, envoya ses plus fins limiers à la recherche du disparu. Ils s’y employèrent sans succès. Ce que voyant, le directeur du New Century Bank eut recours au vieux moyen si souvent employé : il promit une prime de vingt mille dollars à celui qui donnerait des nouvelles de John Morris.

Naturellement, cette annonce eut pour premier résultat de faire affluer à la New Century Bank une horde de besogneux dont chacun prétendait avoir vu l’encaisseur dans des lieux et à des heures différents. Ces renseignements, vérifiés un à un, furent reconnus faux. Et le sort de John Morris continua à rester mystérieux.

M. Samuel Baker, directeur de la New Century Bank, en éprouva de la rancœur. C’était un homme soupçonneux et violent. Pour lui, le garçon de recettes, voleur et ingrat, s’était enfui, cela ne faisait aucun doute.

… 215,000 dollars, la moitié des bénéfices de l’année !… Samuel Baker ne pouvait s’en consoler.

Sa perplexité fut grande, quinze jours après la disparition de John Morris, lorsque, à son domicile particulier, il reçut cette lettre :

Monsieur,

Confiant dans votre promesse de verser 20,000 dollars à celui qui vous renseignerait avec preuves à l’appui sur le sort de M. John Morris, votre encaisseur disparu, je me suis mis en campagne, et, après bien des difficultés, et au prix de grands et réels périls, j’ai réussi à savoir ce que M. John Morris était devenu.

Je suis prêt à vous communiquer le résultat de mes recherches à condition : 1° que je serai reçu par vous, sans témoin, et dans un local à l’abri des indiscrets ; 2° que vous me promettiez, quoi qu’il advienne, de ne jamais révéler mon nom ; 3° que les 20.000 dollars soient consignés dès aujourd’hui au greffe du tribunal ; si mes renseignements sont véridiques, – et ils le sont, – vous me donnerez un simple bon à toucher.

Si ces conditions vous agréent, je vous prie d’insérer dans le Californian Herald de demain les mots suivants dans la rubrique des petites annonces : « Entendu, venez à… heure X. 0. 3. » Je vous informe que je me présenterai sous le nom de Georges Murdstone.

Samuel Baker relut plusieurs fois cette étrange missive. Elle lui parut sérieuse. Cependant, les précautions dont s’entourait son correspondant ne lui disaient rien de bon… C’était sans doute un des complices, soit de l’encaisseur, s’il était coupable, soit de son assassin, s’il avait été tué. Le mieux, donc, était d’avertir la police, de feindre accepter et de faire arrêter l’individu. Une fois en prison, il parlerait, et ainsi, lui, Samuel Baker, économiserait vingt mille dollars !

Le banquier se frotta les mains ; et, séance tenante, il fit porter au Californian Herald une annonce ainsi conçue : « Entendu, venez aujourd’hui jeudi à neuf heures du matin X. 0. 3. »

Puis, tout heureux, il écrivit une longue lettre à M. James Mollescott, chef de la police de San-Francisco, dans laquelle il l’avertissait que le lendemain matin l’assassin présumé de John Morris se présenterait à la Banque, et qu’il eût à lui envoyer quatre solides détectives.

L’horloge marquait onze heures et demie du matin lorsque Samuel Baker eut terminé. Il cacheta soigneusement sa lettre, se fit apporter son chapeau et alla lui-même glisser la missive dans une boîte aux lettres.

Un gai soleil dorait les rues et mettait l’âme en joie. Tout heureux à la pensée de pincer l’assassin, et surtout dans l’espoir de récupérer les 215,000 dollars disparus, Samuel Baker, qui, à l’ordinaire, mangeait chez lui, résolut de s’offrir un repas au restaurant.

Le sourire aux lèvres, il entra au Carlton Hôtel et, s’étant installé à une table, se fit apporter la carte et commença l’élaboration d’un menu soigné.

Beaucoup de gens, ce jour-là, avaient sans doute eu la même idée que lui, car le Carlton fut bientôt rempli et toutes les tables occupées. C’est pourquoi Samuel Baker ne put faire aucune objection lorsque le maître d’hôtel vint respectueusement lui dire :

— Cela ne gênerait pas monsieur, que ce gentleman se plaçât devant lui ?… Il y a tant de monde aujourd’hui !

Le banquier, qui parcourait la carte, leva la tête et aperçut un élégant jeune homme qui semblait attendre sa décision.

— Mais non ! dit-il. Asseyez-vous donc, monsieur !

— Vous êtes vraiment trop aimable ! murmura le nouveau venu.

Et, lentement, il s’assit en face de Samuel Baker.

— Voyez-vous, monsieur, aujourd’hui, tout le monde mange au restaurant… C’est compréhensible… Il n’y a plus de domestiques…

Samuel Baker était de cet avis : non seulement, d’après lui, les domestiques se faisaient rares, mais, aussi, les bons employés disparaissaient. Il cita des exemples d’indélicatesses commises dans différentes banques de la ville…

— Oh ! vous devez vous y connaître ! répondit l’inconnu. Si je ne me trompe pas, vous êtes M. Samuel Baker, directeur du New Century Bank ?

— En effet…

— Je suis heureux que le hasard m’ait placé en face de vous : figurez-vous que, moi-même, je suis M. Georges Murdstone !

— Je ne me souviens pas…

— Mais si !… Je vais vous expliquer : mais, avant, je, vous avertis que si vous faites un geste, si vous prononcez une parole équivoque, vous comprenez, hein ? je vous casse la tête… Et je ne serai pas arrêté, l’auto qui est là, devant la porte, est prête à démarrer avec moi dedans…

Ce disant, Georges Murdstone fit un mouvement de la main et le banquier, terrifié, aperçut dans sa manche un mignon browning fixé le long de l’avant-bras par un mystérieux mécanisme et dont la gueule noire le menaçait.

— Monsieur… dit-il.

— Laissez-moi parler ! Vous comprenez qui je suis ? Oui, hein, celui qui vous a écrit ce matin… Mais je me doutais bien que vous chercheriez à éluder vos engagements… J’ai pris mes renseignements avant de vous écrire… Mais, ce n’est pas le moment de discuter… Encore un peu de cette carpe, cher monsieur ? Elle est excellente !

Le garçon venait d’arriver avec un plat de rôti.

George Murdstone, le sourire aux lèvres, commuait à tenir son bras immobile. Le banquier ne broncha pas.

— Non, merci ! dit-il, plus de poisson…

Le garçon enleva la carpe, posa le rôti sur la table, et, après avoir changé les assiettes, s’éclipsa.

— Je continue, fit George Murdstone à voix basse et sans quitter des yeux son interlocuteur… Voilà dix jours que je cours après l’assassin et je n’entends pas être berné ! Donc, me doutant de votre fourberie, je vous ai attendu devant la porte de votre banque. Je vous ai suivi et je vous ai vu introduire ceci dans une boîte aux lettres…

Et Murdstone montrait au banquier terrifié la lettre à James Mollescott ! Murdstone sourit :

— C’est l’enfance de l’art… avec une baguette enduite de glu, je l’ai retirée… et je l’ai lue ! Merci pour moi ! Mais je ne vous en veux pas ! business is business, pas vrai ! Et il est bon, quand on peut, d’économiser 20,000 dollars !… Enfin, comme je ne tiens pas à avoir des histoires avec la police, je vais donc vous accompagner à votre banque. Une fois que nous serons sans témoins, je vous donnerai toutes les explications nécessaires sur la disparition de qui vous savez ! Vous voyez que je suis loyal, moi, et que je ne change rien à ma proposition !

« Maintenant, une fois à la New Century Bank, n’essayez pas de me faire arrêter, il vous en cuirait. Je n’insiste pas, et suis tellement sûr de votre loyauté que je me déclare prêt à vous suivre lorsqu’il vous plaira.

Le garçon apportait le café et les cigares. Murdstone prit un havane, craqua une allumette, et, ayant chiffonné la lettre de Samuel Baker à Samuel Mollescott, l’enflamma et, galamment, l’offrit au banquier pour qu’il pût allumer son cigare… D’un trait, Georges Murdstone avala son café. Le banquier l’imita et se leva :

— Si vous voulez profiter de mon auto ? fit Murdstone.

— Non… merci… j’aime à marcher un peu après mes repas ! cela facilite la digestion !

— Oh ! je n’ai pas l’intention de vous enlever ! fit Murdstone, goguenard.

Il tendit au garçon un billet de vingt dollars :

— Gardez la monnaie ! dit-il.

Les deux hommes sortirent. Dix minutes plus tard, ils entraient dans la New Century Bank

— Je n’y suis pour personne ! fit Samuel Baker à son secrétaire.

 

*    *    *

 

Samuel Baker et George Murdstone, marchant l’un à côté de l’autre, tels de vieux amis, étaient arrivés dans le salon de réception de la New Century Bank.

Samuel Baker en ferma la porte, tira les verrous et dit à son compagnon :

— Vous pouvez parler, sire ! Nous sommes seuls et à l’abri de toute indiscrétion !

— Trop aimable !… Votre proposition me fait craindre d’avoir l’apparence d’un imbécile ! Cependant, je ne le suis pas ! La salle où nous sommes, cher monsieur Baker, sert aux délibérations du conseil d’administration de votre banque… elle est faite de telle sorte que, de votre bureau personnel, vous puissiez entendre tout ce qui s’y dit !…

— Gentleman !…

— Ne perdons pas notre temps !… J’ai promis de vous dire à vous seul, comprenez-moi, ce qu’était devenu votre encaisseur. S’il vous plaît de le savoir, menez-moi dans votre bureau…

— Je n’y reçois personne, monsieur !

— En ce cas, nous n’avons plus rien à nous dire !

Samuel Baker regarda George Murdstone. Ce dernier était calme et résolu.

— Mais enfin, murmura le banquier, je ne vois pas bien…

— Pourquoi je veux vous parler seul à seul ? Parce que mes révélations peuvent m’attirer de nombreux désagréments, si on sait d’où elles viennent.

— Enfin, venez !

Certes, il fallait que la curiosité fût grande chez Samuel Baker pour qu’il introduisît ainsi l’inconnu dans son bureau : un couloir en ciment armé, fermé par trois portes blindées successives, en défendait l’entrée. Pas de fenêtre : une mince prise d’air et deux lampes à incandescence permettaient d’y voir et d’y respirer. C’était là que Baker enfermait ses archives. À la suite du banquier, Georges Murdstone y pénétra et s’assit sur une chaise d’acier. Aucun meuble, sauf un bureau de métal peint en faux bois et deux chaises. Contre les murs, trois énormes coffres-forts fermés…

— Je vous écoute, gentleman ! déclara Samuel Baker après avoir fermé les portes.

— Je vous en remercie ! Voici l’histoire : votre garçon encaisseur, John Morris, a été assassiné, et dans des circonstances extraordinaires. Au cours de sa tournée, si vous vous le rappelez, il devait encaisser un chèque de M. Julius Cander, n’est-ce pas ?

« Il se présenta chez ce gentleman un peu avant trois heures. Julius Cander avait laissé à son valet de chambre l’argent nécessaire pour régler le chèque. Lorsque John Morris sonna, moi je me trouvais dans l’appartement… Mon Dieu, vous seriez sans doute bien aise de savoir ce que j’y faisais ? À l’aide d’amis à moi, je m’occupais à déménager du salon un tableau de Murillo m’intéressant beaucoup… Déjà tout était terminé, dis-je, et j’étais donc en train de remplacer le Murillo par une copie assez artistement faite, ma foi, (la meilleure preuve, c’est que Julius Cander ne s’est aperçu de rien).

« Je savais le valet de chambre occupé dans l’office. Aussi, ce coup de sonnette m’importuna. Laissant à mes amis le soin de terminer l’installation du faux Murillo, je collai mon œil à la serrure du vestibule… Je suis très curieux, moi ! Je vis le valet de chambre – il s’appelle Paul Brener – ouvrir à votre garçon de recettes. John Morris entra. Brener le pria fort poliment de fermer la porte, ce qu’il fit. Puis, ayant posé sa sacoche sur un guéridon, il entreprit d’y prendre le chèque sur Julius Cander. Il se livrait à cette opération lorsque, soudain, je vis Brener tirer de son tablier un mince marteau de fer et en asséner un coup terrible sur la nuque de l’infortuné garçon de recettes…

« Assommé littéralement, John Morris, sans un cri, s’écroula sur le tapis… Coup bien asséné, ma foi… Enfin, passons… Brener, c’est un garçon solide, empoigna le cadavre de l’encaisseur sur son dos et, du pied, poussa une porte entr’ouverte, qu’il franchit… Je suivis le mort et le vivant, quel sang-froid ! Brener arriva à l’ascenseur, y prit place avec son fardeau et le fit monter. Je regardai où : sous les combles de l’hôtel !

« Je connaissais parfaitement la demeure, c’est bien le moins, n’est-ce pas ? puisque je venais y travailler ! Je rentrai dans l’appartement et m’aperçus (j’avais oublié de vous le dire) que Brener, en plus du cadavre, avait emporté aussi la sacoche de John Morris. Quelle prévoyance !

« Je ne m’attardai pas, gagnai un second ascenseur, et, en deux minutes, atteignis le douzième étage.

« Guidé par le bruit fait par l’assassin, je n’eus pas de peine à suivre ses traces, il était entré dans une chambre – la sienne – et en avait doucement refermé la porte. Sans faire de bruit, j’y arrivai. Je voulus regarder par la serrure, mais cet homme de précaution en avait obstrué le trou. Laissez-moi vous dire que, moi, j’avais une vrille… percer un petit trou sans bruit me demanda dix secondes. Devant ce trou, je collai l’objectif du minuscule appareil photographique qui ne me quitte jamais… Et, coup sur coup, j’enregistrai les vingt-quatre pellicules qu’il contient… Je vous apporte un exemplaire de chacune de ces photos. Vous y verrez que Brener déshabilla John Morris, plongea son corps nu dans une cuve cylindrique posée au milieu de la chambre. Il revêtit ensuite les vêtements du mort, dont il avait la taille, se grima fort habilement de manière à ressembler absolument à sa victime, puis, après avoir introduit une casquette de drap souple et un manteau de mince tissu caoutchouté dans la serviette de l’encaisseur, se dirigea vers la porte… C’est tout juste si j’eus le temps de retirer mon appareil et de bondir à l’extrémité du couloir. Une grande armoire de pitchpin s’y trouvait. Je me cachai derrière et, là, vis mon homme sortir et s’engager dans l’ascenseur…

« Il était à peine en bas que j’ouvrais la porte de sa chambre. J’y vis une grande cuve de plomb, remplie d’acide sulfurique, dans laquelle l’assassin faisait dissoudre le cadavre de sa victime ! Bien imaginé, hein ?

« Le reste était facile à comprendre : Paul Brener ayant l’aspect de l’encaisseur, – on n’y regarde pas de bien près les fins de mois : pourvu que les papiers soient en règle c’est tout ce que les caissiers demandent, – Paul Brener, dis-je, en garçon soigneux qui ne veut rien perdre, continuait la tournée de sa victime !

« À quatre heures et demie je le vis rentrer. Il avait revêtu l’ample manteau de caoutchouc et coiffé la casquette emportée dans la serviette !… Il entra dans sa chambre. Moi, j’allai de nouveau me placer devant le petit trou que j’avais percé et, ainsi, je pus voir Brener quitter l’uniforme qu’il avait revêtu et le jeter, en compagnie de la serviette, dûment délestée des billets de banque qu’elle contenait, dans la cuve d’acide sulfurique.

« Ceci fait, Brener revêtit sa livrée… Vous comprenez la suite, n’est-ce pas ? Les jours qui suivirent, l’assassin se débarrassa tranquillement de l’acide sulfurique et des débris organiques qu’il contenait en l’emportant au dehors dans des bouteilles… Quant à la cuve, il a dû ensuite la découper en petits morceaux et jeter le plomb à la mer…

« Je crois que vous voilà amplement renseigné ! Voici, maintenant, les vingt-quatre photographies dont je vous ai parlé ! Je crois que cela vaut bien les 20,000 dollars promis. Souriant, George Murdstone tendit au directeur de la New Century Bank vingt-quatre petites photographies. D’une netteté prodigieuse, elles reproduisaient les détails fournis par le mystérieux Murdstone. Samuel Baker les examina et, sans un mot, alla les enfermer dans un des énormes coffres-forts. Puis il dit :

— Vingt-quatre photos, à cent dollars pièce, cela vaut 2,400 dollars, pas un cent de plus, et encore !

George Murdstone s’inclina :

— Vous ne tenez vraiment pas vos promesses, monsieur ! dit-il. Enfin, donnez toujours les 2,400 dollars : j’ai travaillé en amateur ce jour-là !

Samuel Baker se repentit de n’avoir pas proposé une somme moindre. Il soupira et tira de son portefeuille vingt-quatre billets de cent dollars, qu’il tendit à son interlocuteur. George Murdstone, sans même compter, les fourra dans sa poche en disant :

— Et surtout, monsieur Baker, pas un mot de moi à personne : j’ai votre parole !

— N’ayez aucune crainte ! affirma le directeur de la New Century Bank sans voir le sourire narquois de Murdstone.

Puis il montra la porte et dit :

— Si vous voulez, nous allons sortir ?

— Mais avec plaisir ! fit Murdstone.

Les deux hommes franchirent les trois portes blindées et, une fois dans les bureaux de la banque, Murdstone, ayant salué Samuel Baker, se dirigea vers la sortie d’un pas rapide et se perdit dans la foule.

— J’aurais dû le faire arrêter ! grommela le directeur de la New Century Bank

Samuel Baker bondit au téléphone et, sur-le-champ, transmit à M. James Mollescott, chef de la Sûreté, les renseignements qu’il venait de recueillir.

Six détectives coururent immédiatement à l’hôtel de Julius Cander… Depuis le matin on n’avait pas vu Paul Brener. Les policiers montèrent à sa chambre et, ayant enfoncé la porte, aperçurent le corps de l’assassin, qui se balançait au bout d’une corde.

Sur une table de bois, une lettre, imprimée à la machine à écrire, s’étalait. Elle contenait ces mots :

Assassin de John Morris, la police sait tout. Les billets de banque ne sont plus où vous les avez mis. Il est contraire à la morale qu’un assassin profite de son crime.

Affolé, le misérable avait sans doute voulu fuir, mais ne retrouvant plus l’argent, bénéfice de son crime, il s’était vu perdu et s’était pendu.

De fait, on ne retrouva jamais un seul des 215,000 dollars. Et malgré les déclarations faites le jour même à la police par Samuel Baker sur le compte de George Murdstone, ce dernier demeura introuvable.

Seulement, huit jours plus tard, Samuel Baker, ayant été appelé au téléphone, s’entendit ainsi interpeller :

— N’oubliez pas, chez monsieur Baker, que vous me devez 17,600 dollars, depuis huit jours, ce qui, à l’intérêt de cent pour cent par vingt-quatre heures, représente en ce moment 2,252,800 dollars… Je crois qu’il est préférable de vous en tenir là, n’est-il pas vrai ? J’enverrai toucher demain…

Sur ce, le récepteur fut raccroché…

Samuel Baker haussa les épaules. Il eut tort !

 

*    *    *

 

La disparition de l’encaisseur John Morris, et surtout la découverte et le suicide de son ingénieux assassin, Paul Brener, avait fortement ému les habitants de San-Francisco. Ne se doutant pas du rôle pris par le mystérieux George Murdstone dans ce drame, les San-Franciscains s’accordaient à louer le flair extraordinaire du chef de la Sûreté de leur ville, M. James Mollescott. Et celui-ci laissait dire, heureux de voir revenir une popularité que les exploits impunis de John Strobbins avaient légèrement ternie.

M. Samuel Baker, le directeur de la New Century Bank, aurait pu établir la vérité, mais il s’en souciait peu.

À quoi bon ? Les 215,000 dollars dérobés à l’encaisseur avaient définitivement disparu et mieux valait ne plus parler de cette regrettable affaire, faite pour alarmer les clients de la New Century Bank.

Pourtant, il faut bien le dire, M. Samuel Baker concevait quelque inquiétude à l’égard du mystérieux George Murdstone. Bien qu’il considérât comme un bluff les menaces du bizarre personnage, il restait quand même un peu ennuyé.

Après que Murdstone lui eût si cavalièrement réclamé 2,252,800 dollars, Samuel Baker, dédaigneux, avait remis en place le récepteur du téléphone.

Légèrement nerveux, il s’était levé, un peu pâle. Ses commis le virent allumer un cigare et sortir de la New Century Bank le dos un peu voûté. Ils en conclurent que leur patron était affecté – et cela se concevait – par le vol dont son encaisseur avait été victime.

Car Mollescott et ses limiers n’avaient pu retrouver trace, ni de M. George Murdstone, ni des 215,000 dollars.

Le lendemain, M. Samuel Baker ne parut pas à la New Century Bank. À l’ouverture de la bourse, son fondé de pouvoirs, inquiet, l’envoya chercher à son domicile particulier : M. Samuel Baker y était rentré la veille à six heures du soir, en était sorti à huit, et, depuis, n’avait plus reparu.

Affolé, le fondé de pouvoirs de la New Century Bank téléphona dans toutes les directions : à la Bourse, au Conseil des agents de change, au Syndicat des banquiers. M. Samuel Baker n’était nulle part. Cela devenait inquiétant !

N’y comprenant plus rien, le fondé de pouvoirs se rendit en désespoir de cause chez le chef de la Sûreté.

Introduit devant M. James Mollescott, il lui fit part de la disparition inexplicable de M. Samuel Baker.

James Mollescott hocha la tête :

— Sans m’avancer beaucoup, dit-il, je peux vous affirmer que la disparition de votre directeur m’apparaît comme une conséquence de celle de l’encaisseur assassiné. Tout est bizarre dans cette affaire et je regrette bien qu’on n’ait pu retrouver ce M. Murdstone, s’il existe… oui ! s’il existe.

« Que sais-je, moi, d’autre que ce que m’a dit votre patron ?

« Somme toute, une seule chose est certaine : le suicide Paul Brener ! C’est peu ! Rien ne prouve sa culpabilité, somme toute.

— Si, son suicide !…

— C’est à voir !… En tous cas, – oh ! je ne fais qu’une simple hypothèse, – supposons que M. Baker, gêné dans ses paiements, se soit entendu avec l’encaisseur. Eh ! eh !… à l’heure actuelle, il serait loin, avec ses 215,000 dollars !

Et, souriant, James Mollescott se frotta les mains, satisfait de sa perspicacité. L’employé de Samuel Baker haussa les épaules :

— Sachez, monsieur Mollescott, dit-il, que la situation de la New Century Bank est excellente, la comptabilité en fera foi, s’il le faut… Et M. Samuel Baker possède, comme fortune personnelle, plus de deux millions de dollars !

— Bon, bon, ne vous excitez pas ! fit le policier.

Et, vexé de ne pas voir son interlocuteur partager son avis, il conclut :

— Enfin, rassurez-vous, cher monsieur, nous allons faire le nécessaire ; et on a vu des gens plus riches que M. Baker se ruiner et lever le pied !

Mollescott se leva, faisant comprendre au fondé de pouvoirs de la New Century Bank que l’entretien était terminé. L’homme salua et s’en alla. Le chef de la Sûreté resta seul. Il continua à dépouiller son courrier, opération que la venue du fondé de pouvoirs avait interrompue.

Soudain, après avoir lu une lettre écrite sur un élégant papier parcheminé, il poussa un grognement de satisfaction :

— Ce cher Parnell, il se souvient de moi ! Bonne idée, cela va me procurer un agréable dimanche !

Mollescott ricana d’aise. Il sonna. Un planton parut.

— Dites au sous-chef de venir !

Le sous-chef de la Sûreté, prévenu par le planton, arriva peu après :

— Mon cher Brown, fit Mollescott, je m’absente toute la journée de demain dimanche : un vieil ami m’a invité à venir chasser avec lui, dans ses propriétés de Stockton ! Je vous laisse donc le service ! Vous enverrez deux détectives parmi les meilleurs à la recherche de Samuel Baker…

— Le directeur de la New Century Bank, chef ?

— Lui-même. Il a disparu !

— Il a levé le pied avec les 215,000 dollars !

— C’est bien mon avis ! Ainsi, mon cher Brown, c’est entendu, n’est-ce pas ? À vous le soin !

— Vous pouvez avoir confiance, chef !

— Je le sais !

— Vous n’avez rien d’autre à me dire, chef ?

— Non, merci.

Le lendemain, James Mollescott, levé à l’aube, arrivait à six heures du matin à la gare de la North Western Line. Le train allant à Stockton ne parlait qu’une demi-heure plus tard. James Mollescott, son fusil gainé de cuir accroché à l’épaule, s’assit sur le quai. Il était tout heureux.

Depuis trois ans, il n’avait vu son vieil ami Parnell, parti en Louisiane, où il avait d’importantes plantations. Il se réjouissait de le voir de retour à Stockton, et aussi de passer la journée avec lui.

Enfin, le train fut formé. Le chef de la Sûreté alla s’installer dans un confortable Pullman à douze roues, et, ayant acheté un journal à un boy, entreprit de le lire pour tuer le temps.

Sur ces entrefaites, le train se mit on marche. Une heure plus tard, il arrivait à Stockton.

James Mollescott descendit. La petite gare était déserte. Le chef de la Sûreté de San-Francisco, seul voyageur descendu à cette station, s’étonnait déjà de ne pas voir son ami Parnell, lorsqu’un homme vêtu d’une livrée de cocher, élégante et sévère à la fois, s’avança vers lui et, l’ayant respectueusement salué, dit :

— C’est bien à M. James Mollescott que j’ai l’honneur de parler ?

— Parfaitement, mon brave !

— Je suis le cocher de M. Blaise Parnell ! Mon maître n’a pu venir à votre rencontre, ayant été très souffrant cette nuit ; il vous prie de l’excuser et m’a commandé de vous conduire à son cottage.

— Ah ! diable ! ce n’est pas grave, au moins ? dit Mollescott, alarmé.

— Oh ! non… mais M. Parnell, depuis son séjour en Louisiane, est devenu très sensible au froid !

Tout en parlant ainsi, les deux hommes étaient sortis de la petite gare. Sur la route, une élégante charrette anglaise en pitchpin verni, attelée à un poney, attendait. Le cocher alla détacher le cheval retenu à un arbre, et, après avoir aidé Mollescott à grimper dans la charrette, prit place à ses côtés et rendit les rênes au cheval.

Une brise fraîche soufflait, chassant de minces nuages blancs dans le ciel bleu, et faisant frissonner les arbres. Quelques coqs chantaient dans le lointain et les grelots attachés au collier du poney tintaient gaiement.

James Mollescott se sentit heureux de vivre. Il se débarrassa de son fusil, dont la bretelle commençait à lui peser, le posa à côté de lui et alluma un cigare. Muet et digne, comme vissé sur son banc, le cocher conduisait sans s’occuper d’autre chose. Il prit le fusil de Mollescott et le posa dans le fond de la voiture, entre ses jambes.

Il eut un mince sourire et dit :

— Là, il ne risque pas de s’abîmer…

Mollescott approuva. Le cheval trottait toujours et déjà plus de trente minutes s’étaient écoulées depuis que la voiture avait quitté la gare. Mollescott commençait à trouver le temps long. Son cigare étant à bout, il le jeta et, pour se distraire, regarda autour de lui. À perte de vue, ce n’étaient que des champs de cotonniers couvrant la plaine immense. Aucune habitation ne se montrait, si loin que le regard pût porter.

Cette constatation affligea le chef de la Sûreté de San-Francisco. Il fronça les sourcils et dit :

— Sommes-nous encore loin de l’habitation de mon ami Parnell ?

Comme le vent soufflait assez fort et faisait bruire les branches des cotonniers, Mollescott, ne recevant pas de réponse, pensa que le cocher n’avait pas entendu.

Il répéta sa demande. Son compagnon se tourna vers lui. De la main, il désigna une ondulation du terrain et dit brièvement :

— Là derrière !

— Ah ! tant mieux !

James Mollescott commençait à se sentir fatigué par les ressauts de la voiture. Heureux d’en avoir bientôt terminé, il alluma un second cigare.

Mais, comme il jetait l’allumette, le cheval se cabra violemment. La secousse fut si brusque que le chef de la Sûreté de San-Francisco serait tombé sur le sol, si le cocher, d’une poigne énergique, ne l’avait retenu par le col de son pardessus.

Mollescott, ne sachant ce qui lui arrivait, retomba dans le fond de la voiture. Il sentit qu’une main de fer lui enserrait le cou et aussi un poids terrible sur l’estomac. Il aperçut au-dessus de lui la face narquoise du cocher, qui le regardait, et il vit, à trois centimètres de son front, l’œil noir d’un revolver. Le cocher ricana :

— Pas un mouvement où vous êtes mort, James Mollescott !

« J’ai besoin de vous parler ! vous allez vous laisser mettre les menottes, ou sans cela, je serais obligé de vous étourdir auparavant ! Rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal, mon intention est simplement de vous raconter une histoire, mais je veux pouvoir le faire sans être interrompu !

James Mollescott avait repris ses esprits. Il regarda le pseudo-cocher avec attention et, après deux secondes, grommela :

— Que Satan m’écrase ! C’est John Strobbins !

— Lui-même ! dit l’homme !

 

*    *    *

 

Le cheval s’était relevé, et, paisible, ne bougeait plus.

— Que voulez-vous de moi ? murmura Mollescott entre ses dents, que la rage serrait.

— D’abord que vous vous laissiez passer les menottes ! Pour cela, je vais lâcher mon revolver. C’est pourquoi je vous préviens que si vous tentez un seul mouvement, soit pour m’attaquer, soit pour vous enfuir, je n’hésiterai pas à vous blesser. Eh bien ! ai-je votre parole de ne pas bouger ?

— Non !

John Strobbins avait prévu cette éventualité. Sa main droite, tenant le revolver, lâcha l’arme, qui tomba dans le fond de la voiture, et rejoignit la main gauche autour du cou du chef de la Sûreté de San-Francisco.

À demi étranglé, Mollescott râla. Les mains cessèrent un instant d’enserrer son cou et saisirent les siennes.

Mollescott aspira goulûment une gorgée d’air, puis deux. Et, sa force un peu revenue, voulut se débattre. Trop tard !

De minces menottes en fil d’acier nickelé réunissaient ses poignets, et, au mouvement qu’il fit pour se dégager, lui entrèrent cruellement dans la chair. Il poussa une exclamation de douleur.

— Vous me voyez bien au regret, cher monsieur Mollescott, fit John Strobbins, mais vous reconnaîtrez que c’est vous qui m’avez obligé à en venir à pareille extrémité ! D’ailleurs, c’est bien un peu votre tour d’avoir les menottes, pas vrai ?

Mollescott ne répondit pas.

John Strobbins continua :

— Relevez-vous, maintenant, et asseyez-vous à mes côtés. Je vous ai fait venir, ma parole ! pour vous raconter une histoire ! Vous verrez qu’elle vaut bien le voyage !

Obligeamment, John Strobbins aida le magistrat à se placer à ses côtés. James Mollescott se rassit sur la banquette, sans souffler mot. Maintenant, il comprenait pourquoi le pseudo cocher l’avait si aimablement débarrassé de son fusil.

John Strobbins, d’un appel des lèvres, remit le cheval en marche.

Il conduisit la voiture dans un sentier tracé à travers les cotonniers, et, après qu’elle eût parcouru environ trois cents mètres, arrêta le cheval, sauta à terre et attacha l’animal au tronc d’un arbre proche.

— Nous voici tranquilles maintenant ! dit-il à Mollescott : veuillez descendre !

John Strobbins, d’une main secourable, aida le magistrat à sauter à terre, et dit en montrant un revolver :

— N’essayez pas de fuir, hein ? sans cela…

Mollescott haussa les épaules et ne répondit pas.

— Asseyons-nous là, voulez-vous ? continua le détective cambrioleur, en désignant un petit monticule de gazon.

Mollescott inclina la tête en signe d’assentiment, et prit place aux côtés de John Strobbins. Ce dernier poussa un soupir d’aise.

— Vrai, dit-il, je suis bien aise d’être arrivé ! Figurez-vous, cher monsieur Mollescott, que je craignais que vous n’eussiez manqué le train !

« Enfin, nous voilà réunis et je m’en réjouis !

« Il est dix heures et je ne voudrais pas abuser de vos instants : nous sommes à deux milles d’un village que je vous indiquerai, et où vous pourrez très bien déjeuner.

« Quant à votre ami Parnell, au nom de qui je vous ai écrit, tranquillisez-vous sur son sort ; il est toujours à Bâton-Rouge, en Louisiane, et sa santé est excellente : j’ai eu le plaisir de le voir il y a quelques jours. Or donc, je vais présentement vous dire la raison de cet entretien solitaire !

« Vous avez reçu, hier après-midi, la visite du fondé de pouvoirs de la New Century Bank qui, sans doute, venait vous demander de faire rechercher son patron disparu, n’est-ce pas ?

« Eh bien ! moi, si je vous ai fait venir ici, c’est simplement pour vous informer du lieu où se trouve M. Samuel Baker et aussi pour vous prendre à témoin de la légitimité de ma conduite !

« M. Samuel Baker, lors de la disparition de son garçon de recettes, promit une prime de vingt mille dollars à qui donnerait des nouvelles certaines de John Morris, l’encaisseur.

« Confiant dans la parole de ce gentleman, confiant, non, mais enfin, un peu confiant quand même, je lui écrivis une lettre lui offrant de lui fournir tous les éclaircissements désirables sur le sort de son encaisseur s’il voulait me recevoir sans témoins.

« Eh bien ! ce fripon de Samuel Baker, après m’avoir fait savoir, par une annonce parue dans le Californian Herald, qu’il acceptait mes conditions, n’eut rien de plus pressé que de vous en avertir…

— Je n’ai jamais reçu de lettre à ce sujet ! interrompit Mollescott.

— Je le sais bien, puisque, ayant surveillé Samuel Baker, je retirai de la boîte aux lettres, à l’aide d’un bâton englué, la missive dans laquelle il vous priait d’envoyer deux détectives à sa banque à l’heure du rendez-vous qu’il m’avait fixé !

« Passons ! N’ayant pas de temps à perdre (un cambriolage m’ayant été signalé comme bon à faire à Pasadena), je me contentai de devancer le rendez-vous. Je rejoignis Samuel Baker au restaurant où il déjeunait et le persuadai de me mener de suite à sa banque. J’avais mon plan.

« Sous la menace d’un revolver caché dans ma manche, le drôle obéit. Je l’obligeai à m’introduire dans son bureau particulier. Arrivé là, je lui donnai les preuves de l’assassinat de son garçon de recettes, et même quelques photographies (il y en avait vingt), dont j’ai conservé les clichés ! Ainsi, il connaissait le sort du malheureux John Morris, les circonstances de l’assassinat et le nom de l’assassin !

« Je lui demandai les 20,000 dollars promis. Il me rit au nez, et c’est tout juste s’il consentit à me verser 2,400 dollars, pas même de quoi payer un jour de solde à mes hommes. J’acceptai sans mot dire, et pris congé de ce malhonnête personnage.

« Mais j’emportais avec moi le moulage en cire de toutes les serrures des portes par où j’avais passé.

« Muni de ce bagage, j’employai huit jours à faire fabriquer les clés et les appareils nécessaires à mes projets.

« Puis, je prévins M. Samuel Baker par téléphone. Il a dû vous en parler, vous savez, de M. George Murdstone ? Je prévins le banquier, dis-je, qu’il me devait 17,600 dollars, plus huit jours d’intérêts à cent pour cent par jour, soit exactement 2,252,800 dollars et que, ne voulant pas le ruiner, je viendrais sous peu faire régler ma dette ! Il ne me répondit pas. Il eut tort. Je ne manque jamais à ma parole, moi.

« Le soir même, à l’aide des clés que je m’étais fait fabriquer, je m’introduisis dans la banque après la fermeture des bureaux. Je pénétrai dans la chambre blindée contenant le bureau particulier et les coffres-forts du directeur de la New Century Bank. Puis, à l’aide de mon chalumeau électrique que je branchai sur une prise de courant, j’ouvris le coffre où j’avais vu M. Samuel Baker enfermer les clés des autres meubles d’acier. J’en perçai la porte et saisis le trousseau de clés. J’ouvris un des grands coffres, en retirai exactement pour 2,252,800 dollars de bonnes valeurs dont je fis un paquet que je dissimulais dans un coin.

« Ce travail exécuté, je perçai à l’aide de mon chalumeau électrique quelques minuscules trous dans les parois du grand coffre, vous saurez pourquoi tout à l’heure.

« Et, ayant rangé tous mes instruments, j’allai me cacher derrière un cartonnier de tôle et attendis.

« J’attendis ; ma patience est grande !

« Elle fut récompensée. Car vers dix heures du soir, ainsi que chaque jour, d’ailleurs, et je connaissais ce détail, M. Samuel Balte arriva. Il venait faire sa ronde quotidienne, c’est un homme méfiant. Mais il ne se méfiait pas de ce qui allait lui arriver !

« À peine avait-il pénétré dans la chambre forte que je lui sautai à la gorge !

« D’un foulard de soie que j’avais préparé, je le bâillonnai solidement. Il était tellement ahuri de ce qui lui advenait qu’il ne m’opposa qu’une faible résistance. Je le ligotai et l’assis sur une des chaises de fer.

« — Ç’est moi, dis-je, moi Georges Murdstone, alias John Strobbins ! Ainsi que je vous l’avais promis, je viens chercher intérêts et capital de la somme que vous me devez ! je n’ai pas pris un cent de plus. Je suis honnête, moi, ce n’est pas comme vous !

« Samuel Baker me regardait d’un œil effaré. Cela me fit rire, ma parole ! Mais je n’étais pas là pour m’amuser. Je terminai :

« Maintenant, pour vous punir de m’avoir fait perdre mon temps, je vais vous faire perdre le vôtre ! Je vais vous enfermer dans un de vos coffres : vous ne serez pas asphyxié, car j’y ai percé des trous ! Et vous aurez le loisir de réfléchir aux inconvénients qu’il y a à manquer à sa parole ! Dans trois jours, je vous ferai délivrer ! »

« Ah ! s’il n’avait pas été bâillonné, il m’en aurait sorti des supplications, le banquier !

« Je le saisis et le couchai dans le coffre, que je refermai. Et, ayant pris mon paquet de titres, je quittai la New Century Bank sans être inquiété. Le lendemain, je fis vendre les titres : Samuel Baker ne me doit plus rien !

« Voilà ! je vous ai envoyé hier soir par la poste quelques épreuves des photographies de l’assassinat du garçon de recettes. J’en ai également envoyé à la presse ; elles prouvent clairement que Samuel Baker me devait bien l’argent que je lui ai enlevé. Je ne lui en veux plus. Grâce à lui, je viens de passer une heure agréable en votre compagnie… nous nous reverrons, je l’espère !

— J’y compte bien ! grommela James Mollescott.

— Moi aussi !

John Strobbins tira sa montre :

— Onze heures ! s’exclama-t-il. Le temps passe vite en bonne compagnie. Je ne veux pas retarder votre déjeuner, cher monsieur Mollescott… vous plaît-il de me suivre ?

John Strobbins se leva et, sans, mot dire, le policier l’imita. Les deux hommes, regagnèrent la route : le détective cambrioleur montra un point de l’horizon à James Mollescott et dit :

— Derrière ce monticule se trouve le village de Jump-Rocks. Il y a des auberges excellentes, entre autres celle du Red Devil (diable rouge)… bon appétit !

Et, d’un geste rapide, John Strobbins démonta les menottes enserrant les poignets de James Mollescott, et bondit vers sa voiture. Il montra son revolver et dit :

— Je suis de ceux qu’on n’accompagne pas !

— Adieu !

James Mollescott, après un haussement d’épaules, s’immobilisa.

Il vit John Strobbins délier son cheval, sauter dans sa voiture et disparaître au grand galop. Alors, il se dirigea vers l’endroit indiqué par le détective cambrioleur et arriva trois quarts d’heure plus tard au village de Jump-Rocks. Il déjeuna et repartit pour San-Francisco aussitôt.

Il se rendit à l’hôtel de la police, réquisitionna sur-le-champ un serrurier, et, accompagné de celui-ci et de deux détectives, gagna la New Century Bank.

John Strobbins avait dit vrai : Samuel Baker, à demi mort de faim, bâillonné et ligoté, gisait dans un coffre percé de trois trous qui lui permettaient tout juste de respirer.

Il en fut immédiatement retiré.

On le délivra de ses liens, on le fit manger, on le massa. Ranimé et réconforté, il murmura :

— Quel dommage que je n’aie pu m’associer avec un pareil gaillard ! nous aurions fait des prodiges…

James Mollescott lui tendit un papier.

— Voici une lettre pour vous, monsieur Baker, dit-il, que je viens de trouver sur votre bureau.

— Donnez !

Samuel Baker décacheta l’enveloppe. Elle contenait un papier sur lequel ccs mots étaient écrits :

Reçu de M. Samuel Baker la somme de 2,252.800 dollars en titres, montant de renseignements et documents fournis par moi.

Pour solde de tout compte à ce jour.

San Francisco, le 18 avril 19…

JOHN STROBBINS. - FIN

Date de dernière mise à jour : 21/01/2025

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