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- John Strobbins, le détective-cambrioleur - José Moselli (1882 – 1941)
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Le wagon d’argent - José Moselli
John Strobbins, le détective-cambrioleur
I
Plusieurs grands esprits ont affirmé très sérieusement que ce qui les intéressait le plus dans un journal, c’était les annonces. Opinion contestable, après tout, mais qui était et est encore celle de John Strobbins.
Le célèbre détective-cambrioleur a souvent coutume de dire que c’est grâce à la presse qu’il a eu l’idée de ses plus lucratives entreprises.
C’est pourquoi il lit toujours jusqu’à la dernière ligne les innombrables journaux auxquels, sous divers noms, il est abonné. Le plus souvent, c’est en pure perte. Mais John Strobbins ne s’en dépite pas. Il pense avec raison que si, sur mille journaux qu’il lit, un seul le met sur la piste d’une bonne… affaire, il n’a point perdu son temps.
Il lit donc les annonces et sait démêler ce qu’elles contiennent de vrai et de faux. Sa vie aventureuse lui a appris à lire entre les lignes et à ne s’étonner de rien ou de pas grand’chose.
Pourtant, lorsqu’il lut les quelques lignes suivantes, insérées dans la rubrique « offres et demandes de capitaux » du New-York Daily News, il ne put s’empêcher de rester rêveur. L’annonce était brève, mais intéressante, surtout pour lui ! La voici :
Jeune homme, indignement volé, désire avoir entretien avec John Strobbins, où et quand il conviendra à ce dernier, mais le plus tôt possible. Répondre demain par la voie du journal aux initiales G. E. B.
Le premier sentiment de John Strobbins fut l’ahurissement. Le deuxième fut la méfiance. Il se carra plus commodément dans le fauteuil au fond duquel il était assis, vida d’un seul trait la tasse de café brûlant posée sur un guéridon proche, et, plus lentement, relut la bizarre annonce.
— Celle-là est plutôt drôle ! murmura-t-il… Voyons un peu !… Jeune homme – oui, il faut être jeune pour me croire ou être si naïf ! – indignement volé – c’est pour l’être complètement qu’il s’adresse à moi ?… hum ?… Il y aurait du Mollescott là-dessous que cela ne m’étonnerait qu’à demi ! Quoique le piège s’annonce comme assez grossier ! Qui sait ?…
« Peut-être aussi qu’après tout, l’annonce est sincère : tout arrive ! Et le jeune homme en question veut peut-être me demander de cambrioler ceux qui – il l’affirme – l’ont si indignement volé ?… C’est à voir !… En tout cas, cette annonce va sûrement attirer l’attention sur moi, car je ne dois pas être le seul à la lire ! Je vais y réfléchir !
Le résultat des réflexions de John Strobbins fut que, le lendemain, le New-York Daily News publia l’annonce suivante :
John Strobbins prie G. E. B. de lui téléphoner aujourd’hui à trois heures au numéro 10-13-91.
C’était clair et explicite ! Certes, le correspondant anonyme du détective-cambrioleur ne pouvait manquer d’être satisfait !
Quelqu’un qui ne fut pas moins satisfait, ce fut M. James Mollescott. Le chef de la Sûreté de San-Francisco se trouvait justement à New-York où il était venu pour prendre livraison d’un nègre convaincu d’un assassinat commis en Californie.
Lui aussi avait lu l’annonce du mystérieux G. E. B. et, le lendemain, la réponse de John Strobbins. Il était radieux : le hasard, ce grand auxiliaire des policiers, le servait à merveille. Certes, John Strobbins était habile et astucieux ! Il avait maintes fois berné la police. Mais, à ce coup, son audace devait le perdre !
James Mollescott, s’étant fait apporter par le chasseur de l’hôtel où il était descendu l’annuaire des téléphones de la ville de New-York, n’eut pas de peine à identifier le numéro 10-13-91 : il appartenait à un dentiste, M. Géo Chadburn.
Le chef de la Sûreté de San-Francisco sauta aussitôt dans une auto et se fit conduire à l’hôtel du chef de la Police de New-York à qui il fit part de sa découverte. Le magistrat new-yorkais fut loin de partager la joie de James Mollescott :
— Hum… mon cher ami, dit-il, tout ceci m’a bien l’air d’une mystification !… Si audacieux qu’il soit, John Strobbins n’est pas assez naïf pour aller ainsi se jeter dans la gueule du loup !… Il est vrai qu’il vous en a tant fait voir à Frisco !… Mais nous ne sommes pas des hommes de l’ouest, ici !
— Oh !… Strobbins vous a fait marcher, vous autres aussi ! répliqua Mollescott piqué. En tout cas, je le connais mieux que vous !… Et c’est pourquoi je suis sûr que ceci n’est pas une mystification, et que John Strobbins, sachant combien la police new-yorkaise est… indolente… ne se gêne pas pour agir au grand jour !… D’abord, qui est ce Chadburn ?
Le chef de la Police de New-York haussa les épaules. Il atteignit son téléphone et, en quelques minutes, put renseigner Mollescott :
— Le docteur Chadburn, dit-il, habite le numéro 631 de la 33e avenue. C’est un praticien honorable et distingué. Il est très riche et possède tout un « block[1] » à Cincinnati ! Cet homme ! un ami de Strobbins ! Allons donc, mon cher !… Tout ceci n’est qu’une vaste mystification ! John Strobbins vous sait à New-York : il aura voulu vous faire marcher !
— On verra bien !… En tout cas, je vous prie de faire surveiller demain la maison de ce Chadburn ! J’y viendrai moi-même, et Dieu me damne si je n’y arrête pas John Strobbins, quand même il serait déguisé au point que sa mère ne le reconnaîtrait pas !
— À votre aise, à votre aise, mon cher Mollescott !… Vous tenez à vous ridiculiser ? C’est votre affaire, après tout ! Je…
— Je tiens à arrêter John Strobbins, voilà tout !
— Vous feriez mieux de le tenir – tout court !… Enfin, à votre aise ! Je vais faire mettre douze détectives à votre disposition – et sous votre propre responsabilité !…
— C’est entendu !
— Un dernier mot : M. Géo Chadburn est un homme honoré et respecté. Attention à ne pas commettre de gaffe !
— Je ne suis pas un idiot !
— Je n’ai pas voulu dire cela, Mollescott ! Et je vous souhaite, même, que vos espérances se réalisent ! Ah ! vous êtes des hommes d’imagination dans l’Ouest !
— Qui vivra verra ! dit simplement le chef de la Sûreté de San-Francisco.
Deux heures plus tard, habilement grimé, il sonnait à la porte de M. Géo Chadburn.
Introduit dans un vaste et luxueux salon où une vingtaine de personnes affligées de rages de dents plus ou moins violentes étaient installées, James Mollescott dut patienter pendant près de trois heures !
Enfin son tour arriva. Et, sur l’invitation d’un valet galonné, il pénétra dans une salle aux murs de porcelaine, meublée d’un fauteuil articulé aux armatures de nickel. Au milieu de la pièce, le docteur Chadburn se tenait, grave et sérieux. Il s’inclina devant Mollescott et, de la main, lui indiqua le fauteuil en disant :
— Asseyez-vous, monsieur, je vous prie ! Je suis à vous !
Une seconde, James Mollescott hésita :
— Une fois assis, pensa-t-il, je suis à la discrétion de cet homme !… S’il me reconnaît, je suis perdu ! Il va m’arracher toutes mes dents !
Géo Chadburn, impassible, attendait.
Le chef de la Police de San-Francisco craignit en montrant de la méfiance de se faire deviner. Il prit place sur le fauteuil articulé.
— Voulez-vous me faire voir votre bouche, monsieur ? fit Chadburn.
— Je… je n’ai pas mal aux dents !… Je désirerai un simple nettoyage !
— Très bien ! Ouvrez la bouche !
Mollescott, un peu pâle, obéit.
Chadburn, muet, lui brossa dents et gencives.
Il eut rapidement terminé et dit :
— C’est fait, gentleman. C’est vingt dollars !
James Mollescott ne put s’empêcher de faire la grimace. Mais il s’exécuta et murmura :
— N’ai-je pas des dents prêtes à s’abîmer ?
— Si, quatre. Il en faudra même arracher une ! répondit le dentiste. Si vous le voulez, c’est l’affaire d’un instant !
— Je n’ai pas le temps : j’ai trop attendu. Je reviendrai.
— À votre aise !
— Si vous le voulez bien, ce sera pour demain !
— Je ne sais si je pourrai demain, car… fit le dentiste.
— Oh ! je vous serais très obligé !… Je dois partir demain soir en voyage et je désirerais ne pas tarder plus longtemps à faire arracher cette dent !
— Je vais vous débarrasser de suite, alors ! Ce sera vite fait !
— Non ! Je suis en retard !… Tenez, je viendrai demain après-midi, vers trois heures !
— Impossible ! Je dois sortir. Venez vers cinq heures. C’est tout ce que je peux faire ! déclara Géo Chadburn, péremptoire, en poussant Mollescott vers la porte.
Le chef de la Sûreté de San-Francisco n’insista pas. Il était fixé ! Décidément, il ne s’était pas trompé ! Le dentiste voulait être libre, le lendemain, pour recevoir John Strobbins ! C’était simple ! Mais il avait compté sans lui, Mollescott !…
Vingt dollars pour lui avoir lavé les dents ! Vingt dollars ! Voilà vingt dollars qui allaient coûter cher à ce charlatan !
Sans perdre de temps, James Mollescott s’en fut conter le résultat de son enquête au chef de la Police new-yorkaise.
M. Galwinn – tel était le nom du haut fonctionnaire – en fut quelque peu ébranlé :
— Après tout, dit-il, vous avez peut-être raison, mon cher Mollescott ! Ce Strobbins ! Son outrecuidance le perdra, c’est sûr !… En tout cas, je m’en vais donner les ordres les plus rigoureux !
« Des caves au grenier, la maison de ce Chadburn va être cernée sans que nul ne s’en doute !… D’autant plus qu’il se pourrait fort bien que le dentiste soit innocent, et…
— Je ne le crois pas ! Un homme qui m’a extorqué vingt dollars pour m’avoir rincé la bouche ! grogna Mollescott, qui était économe.
— Elle était peut-être sale, mon cher !… Enfin, je dis que, peut-être, John Strobbins se présentera simplement en qualité de client chez Chadburn et, sans avoir l’air de rien, lui demandera à téléphoner !
James Mollescott haussa les épaules :
— Pensez-vous !… Chadburn m’a dit qu’il ne serait pas chez lui, demain avant cinq heures : c’est donc qu’il a tout combiné avec ce damné Strobbins !
— On verra bien ! En tout cas, pas un de ceux qui viendront chez le dentiste n’en sortira sans être identifié !
— Strobbins y est peut-être déjà ! s’écria Mollescott, comme s’il venait soudain d’être frappé par cette idée.
— On ne peut pourtant pas perquisitionner sans mandat chez Chadburn !
— Oh ! à San-Francisco, nous…
— Oui ! Je sais ! Mais à New-York on met plus de formes ! D’ailleurs, si Strobbins est chez le dentiste, il doit être sur ses gardes… et, s’il n’y est pas, la moindre descente de police dans l’immeuble l’empêchera d’y venir ! objecta Galwinn, non sans raison.
— On peut toujours faire cerner discrètement la maison ! soupira Mollescott.
— Dans dix minutes, ce sera chose faite, mon cher !
II
Le chef de la Police de New-York fit mieux que de faire surveiller la maison où habitait le dentiste Chadburn : sur son ordre, une nuée de détectives fut apostée aux alentours et reçut la mission de suivre et de s’assurer de l’identité de tous – hommes ou femmes – sortant, à quelque moment que ce fût, de la maison du dentiste.
C’est que M. Galwinn, la réflexion aidant, commençait à partager l’opinion de Mollescott – à savoir que John Strobbins était assez audacieux et assez sûr de lui pour « travailler » au grand jour.
Aussi, après avoir ordonné de surveiller la maison du dentiste, s’en fut-il, en personne, rendre visite à l’attorney général de l’État de New-York à qui il fit part de la situation ! Il sut si bien parler qu’il convainquit le haut magistrat et reçut de lui un mandat de comparution au nom de Chadburn et un ordre d’arrestation au nom de John Strobbins.
Tout joyeux M. Galwinn regagna l’hôtel de la Police.
L’affaire s’annonçait bien !
Quelle gloire pour lui s’il réussissait à appréhender l’insaisissable détective-cambrioleur. Il est vrai que James Mollescott en revendiquerait sa part, mais Galwinn s’en souciait peu. Il avait, d’ailleurs, une assez pauvre idée du chef de la Sûreté de San-Francisco…
Sa seule crainte, maintenant, était que James Strobbins ne s’échappât.
Pour cela, il suffisait que l’immeuble eût une issue secrète. M. Galwinn, afin d’écarter cette éventualité, fit cerner le bloc de maisons dans lequel était encastrée la demeure du dentiste, et, pour plus de sûreté, plaça des policemen dans les égouts environnants.
John Strobbins pouvait venir : il était attendu !
— Grâce à mes précautions, déclara Galwinn à Mollescott, votre John Strobbins est sûr de son affaire !… Avant huit jours, il portera le complet rayé[2] !… Cela lui apprendra à venir à New-York ! On arrête les criminels, ici !
— Oui, mais à condition que nous vous les signalions ! répondit aigrement James Mollescott. Sans moi, John Strobbins aurait eu beau jeu à donner ses rendez-vous à votre barbe !
Ainsi les deux policiers, déjà, se disputaient le mérite de la sensationnelle capture de John Strobbins, sans se souvenir qu’il n’est pas bon de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué !
Dans la soirée, un inspecteur vint, heure par heure, enseigner Galwinn et Mollescott sur l’identité des gens sortant de la maison du dentiste : la plupart étaient tout simplement des clients du praticien. D’autres étaient des locataires, ou des amis de ces derniers. Mais aucun, vraiment, ne pouvait être pris de près ou de loin pour John Strobbins.
— À coup sûr, déclara Mollescott, notre gibier est déjà dans sa tanière ! C’est demain, à partir de trois heures, que nous devrons redoubler de vigilance, car il sortira certainement, affublé d’un déguisement inattendu – mais je le reconnaîtrai ! Fiez-vous à moi, Galwinn !
— Espérons-le !
Le lendemain, à partir de midi, le bar-room situé en face de la maison du dentiste Chadburn compta quelques clients de plus : M. Galwinn, notamment, James Mollescott, et un trio de solides détectives.
Jusqu’à deux heures, il ne sortit que peu de monde de la maison du dentiste – cinq personnes, lesquelles, filées aussitôt et amenées au commissariat le plus voisin sous des prétextes quelconques, durent être relâchées, aucun doute ne pouvant planer sur leur honorabilité.
À deux heures et demie, exactement, le docteur Chadburn lui-même franchit le seuil de sa maison, et, d’un pas hésitant, s’éloigna du côté de Wall Street.
M. Galwinn, lui-même, laissant Mollescott guetter l’entrée ou la sortie de John Strobbins, emboîta le pas au dentiste. Il vit Chadburn entrer dans la banque Ramsay et l’y suivit.
Sans se douter de rien, apparemment, le dentiste se fit délivrer un carnet de chèques et une lettre de crédit valable dans le monde entier :
— Plus de doute ! pensa Galwinn. Mon homme est en train de préparer l’affaire que John Strobbins mijote. Arrêtons les frais !
À peine Chadburn fut-il hors de la banque que Galwinn lui mit la main sur l’épaule :
— Bonjour, cher monsieur Chadburn ! dit-il jovialement. Je viens de…
— Mais je ne vous connais pas, monsieur ! fit le dentiste en toisant son interlocuteur et en essayant de l’écarter.
— Peut-être connaissez-vous mieux John Strobbins ! répondit Galwinn en regardant son interlocuteur dans le blanc des yeux.
— Ah çà, c’est une gageure ?… prononça Chadburn avec le plus grand sang-froid. Lâchez-moi, gentleman, ou j’appelle la police !
— C’est trop d’audace ! Je suis le chef de la Police, entendez-vous ? Suivez-moi au nom de la loi ! Je vous arrête !
Ce disant, Galwinn, lâchant l’épaule du praticien, venait de lui saisir le poignet.
— M’arrêter ?… Moi ?… Et pourquoi ?
— Parce que vous êtes le complice de John Strobbins !
— Le… moi ?… Ah ! Oh !… Très bien… Allons, monsieur ! Nous allons rire, vraiment ! fit le dentiste qui, sans plus de difficultés, suivit le chef de la Police.
— C’est cela ! grogna Galwinn. Et je vous avertis qu’il est inutile de bluffer. Nous sommes renseignés.
Chadburn, redevenu calme, ne répondit pas. Pendant ce temps, James Mollescott continuait sa faction. Deux heures trois quarts sonnèrent à une horloge voisine lorsque Galwinn le rejoignit.
— Rien de nouveau ? demanda le chef de la Police de New-York.
— Non, rien !
— Ah !… Chadburn est coffré. Il nie, naturellement ! Je l’ai laissé au commissariat de la Cleveland Avenue…
« Il est trois heures. À mon avis, John Strobbins doit être chez le dentiste. Allons-y : il ne peut nous échapper maintenant, nous allons le surprendre devant le téléphone !
— Allons ! répéta Mollescott, qui tremblait d’impatience.
Les deux hommes sortirent du bar et traversèrent la rue. Le concierge de l’immeuble, devant lequel ils passèrent, voulut les arrêter.
— Service de la police ! lui dit seulement Galwinn.
Le cerbère n’insista pas. Les policiers eurent rapidement atteint le neuvième étage où habitait M. Chadburn. Ils sonnèrent sans succès. Rien ne répondit à leurs appels réitérés.
— C’était à prévoir ! murmura Galwinn : l’animal est resté seul et, en ce moment, il téléphone.
« Prenez votre revolver, Mollescott, on ne sait jamais !… Je vais ouvrir cette porte !
Galwinn, sans plus parler, prit dans sa poche une minuscule pince-monseigneur en acier nickelé et, dextrement, souleva la porte de ses gonds sans faire le moindre bruit.
James Mollescott ne put s’empêcher de faire une grimace admirative.
Derrière Galwinn, il entra. L’appartement était désert. Personne dans l’antichambre ni dans le salon. Personne dans le cabinet d’opérations.
Dans le cabinet de travail, il y avait bien un téléphone, mais les récepteurs en étaient accrochés. La pièce était vide !
— Restez ici, dit Mollescott à Galwinn. Qui sait : John Strobbins n’est peut-être pas encore arrivé ? Il est en retard. Si son correspondant téléphone, vous prendrez la communication. Pendant ce temps, je vais explorer les meubles et la cuisine !
— Faites donc ! répondit le chef de la Police de New-York, qui commençait à s’énerver.
James Mollescott, son revolver au poing, reprit ses investigations.
Il ne trouva rien, et, après une heure de recherches, rejoignit Galwinn.
— Le madré renard se sera aperçu de quelque chose ! fit ce dernier. Il aura rebroussé chemin !
— Il est plus fin que vous ne croyez à New-York ! répondit Mollescott.
— En tout cas, nous tenons le dentiste, et…
Le crépitement produit par la sonnette de l’entrée interrompit Galwinn.
— C’est lui ! s’écrièrent à la fois les deux policiers.
James Mollescott se précipita vers la porte. Il l’ouvrit et se trouva en présence d’un vieillard qui demanda :
— M. Chadburn ?
— C’est ici !… Veuillez entrer !
Le nouveau venu déféra à cette invite et suivit Mollescott jusque dans le cabinet où était resté Galwinn.
— Messieurs, dit-il, j’ai une dent qui…
— Connaissez-vous John Strobbins ? lui demanda Galwinn, à brûle-pourpoint.
— Je… je… non… je ne connais pas ce gentleman ! Mais, ma dent…
— Ce n’est pas Strobbins ! souffla Mollescott à l’oreille de son collègue.
— Mais c’est sûrement un complice qui…
— Non !… Il aurait ouvert avec une clef à lui, puisque Chadburn est sorti !
— Il a peut-être sonné par précaution !
Pendant que s’échangeaient ces paroles, le vieillard contenant mal son impatience se tamponnait la bouche avec son mouchoir :
— Gentlemen, dit-il, qui de vous est M. Chadburn ? J’ai une dent qui me fait horriblement souffrir ! Et je voudrais…
— M. Chadburn est sorti, lui dit Mollescott, mais il va revenir ! Veuillez attendre un instant !
— Ah ! non !… il fallait me le dire de suite que M. Chadburn était absent !... Je vais ailleurs ! Je ne puis attendre ! Bonjour, messieurs !
— Mais, monsieur, c’est l’affaire de quelques minutes ! dit Mollescott en se plaçant en travers de la porte.
— Ah çà ! Allez-vous me laisser sortir, by God ? gronda l’inconnu.
— Mais oui… mais oui… tout à l’heure… Prenez patience ! conseilla le chef de la Sûreté de San-Francisco, après avoir échangé un regard avec Galwinn.
« M. Chadburn est en ce moment… convoqué devant la justice et nous voudrions savoir si…
— Que voulez-vous que cela me fasse ?… Me prenez-vous pour un malfaiteur ? Je suis M. Johnson, sénateur de l’Arkansas !… Voilà ma carte ! Et je vous ferai payer cher cette plaisanterie ! Voulez-vous, oui ou non, me laisser sortir, maintenant !
Les deux policiers se regardèrent, atterrés.
La carte d’identité que leur montrait M. Johnson était authentique.
Ils venaient de commettre un énorme impair.
— Monsieur le sénateur, fit Galwinn, croyez bien que…
Il s’arrêta net ; la sonnerie du téléphone retentissait à ses oreilles !
— Allô ! allô ! dit-il, très pâle.
— Hein ? Hein ? Qu’y a-t-il ? s’écria Mollescott en se précipitant vers son collègue.
La figure des deux policiers exprimait un tel trouble que le sénateur Johnson, oubliant sa fureur et son mal de dents, resta figé sur place.
Cependant, Mollescott avait pris un des récepteurs et le collait à son oreille.
Une voix disait :
— Qui est à l’appareil ?
III
— Qui est à l’appareil ?
Galwinn et Mollescott restèrent muets à cette question si simple !
— Qui est à l’appareil ? répéta la voix.
Le chef de la Police de New-York regarda Mollescott. Celui-ci, se penchant brusquement sur le cornet d’ébonite, s’écria :
— C’est John Strobbins ! Et qui êtes-vous vous-même ?
— Je suis Monsieur G. E. B. Vous êtes bien John Strobbins ?
— Oui ! Que me voulez-vous ? reprit Mollescott. Dépêchez, je suis pressé !
— Moi aussi ! Alors, vous êtes bien John Strobbins ?
— Eh ! oui ! Parlez ! Je n’ai pas de temps à perdre !
— Moi non plus, monsieur ! Excusez-moi d’avoir tant insisté ! Que voulez-vous, jusqu’à ce jour, je croyais être John Strobbins, et il paraît que c’est vous, maintenant… ? Au fait, je suis peut-être James Mollescott, n’est-ce…
Vert de rage, James Mollescott, d’un geste furieux, écrasa le récepteur sur la table.
— C’est John Strobbins ! hurla-t-il. Ah ! Galwinn, nous…
— Eh ! laissez-le parler, au moins ! vociféra M. Galwinn au comble de la fureur.
Car, dans l’appareil, la voix du mystérieux correspondant continuait :
— Tiens, vous êtes là, monsieur Galwinn ? Enchanté, vous savez, de causer avec vous !… Je veux en profiter pour vous donner un avis : c’est de vous mêler dorénavant de ce qui vous regarde… Vous auriez bien pu attendre, d’ailleurs, car, avant peu, nous aurons affaire ensemble.
« Mes amitiés à ce cher James !
Ce fut tout.
Un bruit sec avertit le chef de la Police de New-York que John Strobbins avait raccroché son récepteur. Il se tourna vers James Mollescott, et d’une secousse, se mit debout :
— Vous l’avais-je dit ? Vous l’avais-je dit ? hurla-t-il à la figure du chef de la Sûreté de San-Francisco. John Strobbins s’est-il assez joué de nous ! Et par votre faute encore ! Ah ! vous m’y reprendrez !… Au fait, peut-être êtes-vous d’accord avec ce bandit !
— Galwinn, vous…
— Allez au diable !… Que va dire l’Attorney général ?… Et ce Chadburn ? Il est innocent, parbleu ! Ai-je été assez niais de vous écouter ! Non ! Mais…
— D’abord, je…
— Vous êtes un imbécile, Mollescott ! Et vous ne serez jamais autre chose !
James Mollescott blêmit sous l’insulte. Il leva la main pour souffleter Galwinn. Mais le sénateur Johnson, qui avait assisté, muet, à toute cette scène, lui saisit le bras :
— C’est assez, messieurs ! Venez avec moi chez l’Attorney général. Cette affaire me paraît louche.
— Mais… dit Galwinn dont les dents grinçaient.
— D’abord, qui êtes-vous ? Et que faites-vous chez M. Chadburn ? reprit le sénateur.
— Je suis le chef de la Sûreté de San-Francisco ! déclara Mollescott.
— Et moi, le chef de la Police de New-York ! Sur la foi des déclarations de cet imbécile…
De nouveau, Mollescott fit un geste pour se jeter sur Galwinn. Mais Johnson, dédaigneux, se plaça entre les deux hommes :
— Assez, messieurs ! Allons chez l’Attorney ! dit-il.
Les deux policiers, remâchant leur rage, les suivirent chez le haut magistrat où une explication eut lieu. Elle fut orageuse.
Le résultat n’en fut satisfaisant ni pour Mollescott ni pour Galwinn ! Après une semonce bien méritée de l’Attorney général, James Mollescott fut prié de ne plus s’immiscer dorénavant dans les affaires de la police de New-York, et surtout (recommandation qui lui fut suprêmement désagréable) d’être moins naïf à l’avenir.
M. Galwinn, lui, s’en tira avec quelques paroles dures et dédaigneuses sur la nécessité, pour lui, d’être plus prudent et moins confiant. Il reçut, de plus, l’ordre de faire relâcher immédiatement le dentiste Chadburn contre lequel n’existait nulle charge.
— À n’en pas douter, conclut l’Attorney, John Strobbins s’est moqué de vous, M. Mollescott, et même c’est peut-être simplement quelqu’un qui a pris son nom pour mieux vous attirer dans ce piège grossier !
« Enfin, il ne vous reste plus, à vous et à M. Galwinn, qu’à faire des excuses complètes à M. le sénateur Johnson, qui, j’espère, voudra bien les accepter !
Le sénateur Johnson se mit à rire :
— Je vous excuse, messieurs, dit-il, l’affaire est trop drôle et j’ai rarement vu pareille comédie ! Vraiment, les policiers sont naïfs… Ah ! ah !… Je raconterai cela à mon club !… Du coup, je n’ai plus mal aux dents !… Adieu, messieurs, et bonne chance ! John Strobbins, à ce que je vois, peut dormir tranquille !… À un de ces jours, mon cher Attorney !
Et le vieux sénateur s’en fut, laissant les deux policiers en proie à une rage inconcevable.
— Je ne vous retiens pas, messieurs ! fit l’Attorney général. Et pas de scandale, surtout, je considère l’affaire comme terminée, vous m’entendez ?
« Et vous, monsieur Galwinn, n’oubliez pas de faire relâcher ce malheureux dentiste, et faites-lui des excuses !
Le magistrat se tut et, sans plus s’occuper des deux hommes, pencha la tête sur son bureau.
L’un derrière l’autre, James Mollescott et Galwinn sortirent. Ils quittèrent le Palais de Justice sans avoir échangé un mot. Seulement, avant de s’éloigner l’un de l’autre, ils échangèrent un regard empreint d’une haine qui dure encore.
M. Galwinn, rapidement, s’en fut au commissariat de la Cleveland avenue, où il avait fait incarcérer Chadburn. Le dentiste était dans un état d’exaspération indescriptible. Amené devant le chef de la Police de New-York, il expliqua sans peine que, s’il avait acheté une lettre de crédit, c’était pour un de ses frères, lequel partait le soir même pour l’Angleterre. C’est pour l’accompagner jusqu’à bord du paquebot qu’il avait refusé d’accepter le rendez-vous demandé par Mollescott. Il avait, de plus, profité de sa sortie, pour donner campo à son personnel.
C’est à grand’peine et à grand renfort d’excuses que M. Galwinn parvint à le calmer.
Cette corvée terminée, le chef de la Police de New-York regagna son bureau.
Il était à la fois inquiet et furieux. Furieux d’avoir écouté James Mollescott, et inquiet des paroles ambiguës de John Strobbins : avant peu, nous aurons affaire ensemble ! avait dit le détective-cambrioleur dans le téléphone.
Or, M. Galwinn, ainsi que tous les policiers d’Amérique, connaissait assez John Strobbins pour savoir que ce dernier ne se vantait jamais et qu’il valait mieux ne pas avoir affaire à lui.
Qu’allait encore inventer le diabolique détective-cambrioleur ? À la pensée des ennuis suspendus au-dessus de sa tête, le chef de la Police de New-York se sentit pénétré d’une fureur nouvelle contre James Mollescott à qui il était redevable de tout ceci.
Pourtant, la soirée se passa sans que nul événement sensationnel fût venu troubler la tranquillité du digne policier.
Le lendemain, à son réveil, il eut la désagréable surprise de lire dans tous les journaux le récit exact et circonstancié de ses tribulations – lequel récit, à n’en pas douter, avait été envoyé par John Strobbins. Malgré sa colère de voir ainsi ses mésaventures connues de tout New-York (l’article s’intitulait Comment John Strobbins a mystifié deux chefs de police), M. Galwinn se sentit un peu soulagé : il espérait que John Strobbins se contenterait de cette vengeance anodine.
Il s’efforça donc de penser à autre chose.
Quant à James Mollescott, sans plus insister, il s’occupa de prendre livraison du nègre assassin pour lequel il était venu à New-York.
Le soir venu, déjà M. Galwinn ne pensait plus à John Strobbins lorsqu’un bruit inquiétant effarant, ahurissant, extraordinaire, se répandit dans la Cité-Empire.
Sept heures du soir venaient de sonner. Dans les rues, c’était la nuit, combattue victorieusement par l’éclat violent des lampadaires électriques.
M. Galwinn, qui avait gagné ses appartements, se disposait à dîner, lorsqu’un huissier vint lui apporter la dépêche suivante :
Le ferry-boat « Général-Grant » ayant 370 passagers à bord, parti à cinq heures du wharf de la Trente-deuxième rue, à destination de Jersey City où il devait arriver à cinq heures un quart, n’a pas encore paru dans cette ville. L’inquiétude est grande.
M. Galwinn, après avoir relu trois fois ce télégramme, resta perplexe.
Un ferry-boat disparu ? Que voulait dire ceci ? Le temps était beau, donc le Général-Grant, qui, d’ailleurs, était un solide et imposant bâtiment, ne pouvait avoir coulé du fait des éléments.
Seul un abordage ou une explosion expliquaient sa disparition. Et encore !… Car la rade de New-York est sans cesse sillonnée de navires et de remorqueurs qui eussent aperçu le sinistre, sauvé au moins quelques-uns des occupants du Général-Grant, et annoncé lia catastrophe.
Sous le coup de ces réflexions, le chef de la Police de New-York descendit dans son bureau.
Il fit aussitôt téléphoner dans toutes les directions afin d’obtenir des détails sur cette mystérieuse disparition. Dans New-York, l’émotion était intense. Ils étaient nombreux ceux qui croyaient avoir des parents ou des amis à bord du ferry-boat. Leurs angoisses étaient d’autant plus terribles que, par suite de l’usage qui fait que l’on ne prend pas les noms des passagers effectuant de si petits parcours, la compagnie à laquelle appartenait le Général-Grant ne pouvait rassurer personne, ni donner aucun détail, sinon que le ferry-boat avait à bord 370 passagers.
Mais le public l’accusait – sans preuves – de voiler la vérité et de dissimuler le nombre exact des passagers, lequel, affirmait-on, était de six à sept cents.
De New-York à Jersey-City, c’est à peine s’il y a l’Hudson à traverser. Que le Général-Grant eût disparu sur un si petit parcours, voilà qui confondait l’imagination !
Bientôt, cependant, les renseignements affluèrent à l’hôtel de Police. Ils étaient sensationnels ! Par télégraphie sans fil, le paquebot allemand Furst Bismark affirmait avoir dépassé le Général-Grant devant Tompkinsville. Or, Tompkinsville se trouve à l’entrée de la baie de New-York. C’est donc que le ferry-boat se dirigeait vers le large ! Que croire ?…
Le Général-Grant, bâtiment destiné simplement à traverser l’Hudson, n’était pas capable de tenir la mer. Il allait à sa perte !… Le capitaine était-il donc fou ?… Mais comment les passagers avaient-ils laissé s’accomplir cette folie ? Mystère !… Un deuxième télégramme, signé du gardien du bateau-feu de Stapleton, déclara que le Général-Grant avait passé devant à toute vitesse, à six heures du soir.
Or, Stapleton est situé à l’est de Tompkinsville. Il n’y avait plus à douter : le ferry-boat avait gagné la haute mer !
À huit heures du soir, une dépêche plus inattendue que les autres vint porter au paroxysme la curiosité générale.
IV
Le nouveau télégramme était ainsi conçu :
Fort-Tompkins, 7 heures 45. Le Général-Grant, ferry-boat faisant le service entre New-York et Jersey-City, vient d’arriver. Tout le monde est sauf. Les passagers ont aussitôt débarqué. Le Général-Grant a dévié de sa route à la suite d’un déplorable pari, dont les auteurs ont réussi à s’enfuir. L’attorney de Staten-Island est sur les lieux. Détails suivent.
Cette dépêche, bien que laconique, apportait aux new-yorkais un immense soulagement : les passagers du Général-Grant étaient saufs, c’était le principal. Quant à ceux qui avaient causé tant d’inquiétude, la police saurait les retrouver, c’était certain.
Cependant, M. Galwinn, au reçu de cette nouvelle, s’était précipité vers le port où un des canots automobiles de la Police de la rade, appelé aussitôt par téléphone, l’attendait.
Quelques minutes plus tard, il débarquait sur le quai de Fort-Tompkins. Le Général-Grant y était accosté. Ses quatre rangées de hublots éclairaient la rade et le quai le long duquel une foule énorme stationnait en échangeant force commentaires.
M. Galwinn, précédé de deux policemen, se fraya un passage à travers les rangs des curieux et bondit à bord du ferry-boat.
Sur le pont supérieur, l’attorney de Staten-Island était en train d’interroger un gros homme, dont la face rouge disparaissant sous les flocons d’une barbe blonde et drue décelait l’origine germanique : c’était le capitaine Kraft, commandant le Général-Grant.
À la vue de M. Galwinn, l’attorney de Staten-Island se retourna :
— Ah ? C’est vous, Galwinn ! Je vous attendais avec impatience !… Figurez-vous que le capitaine Kraft vient de me raconter une histoire tellement baroque que j’ai peine à y croire !
— Je n’ai dit que la vérité, monsieur l’Attorney ! s’écria Kraft.
— Je ne dis pas le contraire, capitaine ! Mais enfin, vous avouerez que cette affaire est plutôt invraisemblable !
— Oui, mais…
— Ne discutons pas !… Voici M. Galwinn, chef de la police de New-York. Vous allez lui répéter ce que vous m’avez dit… Cela me permettra, en même temps, d’essayer de mieux comprendre !
— Je veux bien, moi !… J’étais donc…
— Un instant ! interrompit Galwinn. Les passagers sont tous saufs ?
— Oui, monsieur !
— L’équipage aussi ?… Et l’on n’a rien volé ?
— Non !… Les panneaux des cales n’ont pas été ouverts ! Quant aux passagers, nul ne leur a rien demandé ! Ils ont d’ailleurs débarqué sans porter d’autre plainte que celle résultant du retard et des désagréments que ce malencontreux incident leur a causés !
— Très bien !… Et… les auteurs de… Non !… Racontez-moi comment est survenue cette histoire, capitaine ! Je vous écoute !
Le capitaine Kraft poussa un soupir :
— C’est bien simple, grogna-t-il, c’est bien simple !… Ah ! Je suis déshonoré, bien sûr. Je suis complètement déshonoré ! Moi, Hermann Kraft ! Un homme comme moi !… Je veux voir pendre ces rascals ! Je veux les voir…
— Pendre ! C’est entendu, interrompit Galwinn, impatient. Finissons-en, capitaine. Nous n’avons pas de temps à perdre si vous voulons rattraper ceux à qui vous en avez – car je présume qu’ils se sont enfuis ?
— S’ils se sont enfuis ? Ah ! les bandits !!… grommela Kraft.
— Au fait, capitaine ! dit Galwinn.
— Eh bien, à cinq heures précises, j’ai quitté le wharf de la Trente-deuxième rue avec le Général-Grant, à destination de Jersey-City, ainsi que je le fais tous les soirs.
« Le temps était beau. Un peu de brume sur l’Hudson ; mais pas assez cependant pour nuire à la bonne marche du navire. Après avoir vérifié les feux de position, j’allais me placer dans un coin de la passerelle, et, tout en surveillant la route, j’allumai ma pipe – une pipe qui me vient de mon père, qui la tenait…
— Oui, oui, après ! coupa Galwinn.
— Enfin une pipe qui était depuis deux siècles dans la famille ! Elle était en porcelaine de Saxe et avait été donnée par l’électeur de Brandebourg à…
— Assez sur cette pipe, capitaine ! Nous ne sommes pas ici pour plaisanter !
— Eh ! ils me l’ont cassée, ces rascals ! Une relique de famille ! Je voudrais bien vous y voir, vous !… Enfin, j’avais allumé ma pipe lorsque je vis soudain huit hommes – des passagers – monter ensemble sur la passerelle. Ils étaient revêtus de larges manteaux de caoutchouc et avaient les mains dans les poches.
« Je courus à leur rencontre :
« — Gentlemen, dis-je, descendez ! L’accès de la passerelle est interdit aux passagers ! C’est le règlement !
« — Tant pis pour le règlement, capitaine ! Vous allez me faire le plaisir de lever les bras et de vous laisser ligoter, sinon, je ne donne pas un cent de votre peau ! »
« Ce diable, en même temps qu’il parlait, braquait vers moi un revolver. Mon saisissement fut si grand que je lâchai ma pipe, elle tomba sur le pont et se brisa en mille miettes ! La pipe de l’électeur de Brandebourg ! Je me baissai pour en ramasser les débris…
« — Haut les mains ! » répéta ce bandit, menaçant. Malgré mon désespoir, je ne pouvais qu’obéir !… Je levai les mains et fus aussitôt ficelé comme un saucisson de Mayence ! L’on me porta dans la chambre de veille où déjà, le timonier, bien garrotté, avait été déposé. De là, je pus voir un des mystérieux individus prendre la roue du gouvernail et diriger le Général-Grant vers l’Est ! J’en conclus que nous étions victimes de hardis pirates !
« Mais, heureusement que les passagers, dont la majeure partie stationnait sur les ponts, s’étaient aperçus de ce changement de route. Plusieurs d’entre eux se précipitèrent vers la passerelle en criant :
« — Halloo ! capitaine ? Vous êtes ivre ?
« — Où allez-vous ?
« — C’est à Jersey-City et pas à Coney-Island que nous allons !
« — Il est saoul !
« — Venez sur la droite, by Devil !
« — Il va me faire manquer mon train, cet idiot !
« – Où a-t-on été le chercher, celui-là ? »
« Et bien d’autres insultes à mon adresse, moi, un honorable marin !
« Presque aussitôt, une voix domina ce concert de vociférations. Un de mes agresseurs, celui qui m’avait fait lever les mains, venait de grimper sur la lisse et criait :
— « – Silence, gentlemen ! sur votre vie. Écoutez-moi seulement cinq minutes ! Vous êtes tous à ma discrétion, mais je n’en veux ni à votre vie ni à vos biens ! »
« Stupéfaits, les passagers se turent :
« — Gentlemen, continua l’homme, je suis le maître du navire ! Des hommes à moi sont dans la chaufferie. Et s’il me plaît, je puis vous faire tous fusiller d’ici : je n’ai qu’à faire basculer l’échelle de la passerelle pour être à l’abri de vos coups !… Mais telle n’est pas mon intention ! »
« Le bandit s’arrêta quelques secondes. Le silence était devenu complet et l’on n’entendait plus que le ronron de la machine !
« — Gentlemen, reprit ce rascal immonde, je ne vous veux aucun mal. J’ai parié avec un ami qui est parmi vous, encore !… Mais nous avons convenu de ne pas livrer nos noms au public avant demain !… J’ai parié de m’emparer d’un ferry-boat, et, une fois que j’en serais le maître, de le faire dévier de sa route ! Je crois que c’est fait, gentlemen, n’est-ce pas ?
« — Oui, oui ! crièrent cent voix.
« — Merci, gentlemen, de cette attestation. Demain, vous connaîtrez mon nom et celui de mon adversaire ! Vous pourrez donc témoigner que j’ai gagné mon pari !… Je vous demande donc un peu de patience : nous allons faire un petit tour au large, et puis, je vous débarquerai à Fort-Tompkins assez à temps pour que vous puissiez prendre le train de Jersey-City qui arrive à 8 heures 12 dans cette ville. Cela ne vous fera que trois heures de retard ! Convenez qu’il eût pu arriver pire ! »
« Des murmures s’élevèrent :
« — Silence, gentlemen ! Je n’abuse pas de la situation : n’abusez pas de ma modération ! Nous allons croiser plusieurs navires : que personne ne crie, ni n’appelle, ou je vous emmène en pleine mer où je vous laisserai, car, ainsi que vous pouvez vous en rendre compte, mon canot automobile me suit, prêt à me recueillir !… Une fois à Fort-Tompkins, vous ferez ce que vous voudrez ! »
« Ces quelques paroles calmèrent les passagers ! « Pourtant, ils étaient quatre cents contre une douzaine (car, ainsi que je le vis plus tard, il y avait quatre de ces rascals dans la chaufferie) ! Ah ! des Allemands ne se seraient pas ainsi laissés faire !
— Vous ne l’avez guère prouvé ! railla Galwinn. Et après ?
— Après ? poursuivit Kraft, vexé, après ? Ce misérable fit comme il l’avait dit ! Jusqu’à sept heures et demie, il nous promena dans la rade. Enfin la comédie se termina ! Le chef des bandits poussa un sifflement strident, et, dix secondes plus tard, il me rejoignit et coupa mes liens et ceux du timonier :
« — Bonsoir, gentleman ! dit-il d’une voix ironique. Je vous laisse !
« Fort-Tompkins est à un demi-mille d’ici. Allez-y ! Il y a un train pour Jersey-City dans vingt-cinq minutes ! Demain, vous saurez mon nom ! »
« J’allais répondre à ce gibier de bagne comme il le méritait, mais il ne m’en laissa pas le temps.
« Lui et ses complices se laissèrent glisser le long d’une corde pendue à la rambarde de la passerelle et disparurent le long du bord. Je me relevai précipitamment et courut voir où ils étaient passés : j’aperçus un long canot automobile qui – je le sus par les passagers – les avait recueillis et filait à trente milles à l’heure vers New-York !
« Je fis remettre la machine en marche, car mes gaillards, afin de pouvoir plus facilement débarquer dans leur canot, avaient stoppé et, cédant aux sollicitations des passagers, je me dirigeai vers Fort-Tompkins, où, aussitôt arrivé, je me précipitai au bureau du télégraphe, et prévins le…
— Et vous pourriez reconnaître vos agresseurs ? demanda M. Galwinn qui paraissait nerveux.
— Euh… non !… Il faisait sombre et ces bandits avaient le capuchon de leurs manteaux relevé !
— C’est bien dommage, capitaine ! grommela le chef de la Police de New-York.
— Oui ! D’autant plus que je ne sais de quoi inculper ces gens-là ! répondit l’attorney de Staten-Island. Hum ?… Ils ont attaqué un navire… c’est de la piraterie : mais ils n’ont rien enlevé, après tout !… Je vais provisoirement les inculper de menaces sous conditions et d’arrêt d’un service public…
— Ce n’est pas cela qui les fera prendre ! remarqua Galwinn.
— C’est vrai ! Mais je voudrais bien savoir à quel mobile ils ont obéi ! Après tout, ils ont peut-être dit la vérité et toute cette histoire n’est sans doute que le résultat d’un pari stupide !
— Je ne le crois pas, moi ! dit Galwinn, qui, soudain, venait de penser à John Strobbins.
V
Contrairement à ce qu’espérait M. Galwinn, les journaux du lendemain, s’ils racontèrent l’abracadabrant incident du Général-Grant, restèrent muets sur le nom des mystérieux parieurs. Ceux-ci, malgré la promesse faite au capitaine Kraft, préférant sans doute rester inconnus devant l’émotion provoquée par leur geste.
L’opinion publique, pourtant, n’était pas montée contre eux, mais simplement curieuse de connaître les noms de gentlemen aussi hardis, bien que tout le monde s’accordât à trouver que leur pari dépassait un peu les bornes de l’originalité, même en Amérique !
L’enquête menée par M. Galwinn et par l’attorney de Staten-Island restait vaine. Nul, parmi les passagers et parmi l’équipage du Général-Grant, ne connaissait rien des mystérieux parieurs.
Le récit du capitaine Kraft, corroboré par tous les témoins, était le seul indice que la justice eût entre les mains. C’était maigre.
Seul, deux hommes se doutaient de la vérité : M. Galwinn et James Mollescott. Le premier n’avait que de vagues craintes. Mais le second, dans une interview retentissante qu’il accorda le lendemain à un reporter du Moon’s Magazine, ne craignit pas d’affirmer que toute l’histoire du Général-Grant avait été machinée par John Strobbins :
John Strobbins est à New-York, concluait le chef de la Sûreté de San-Francisco, qui avait sur le cœur son insuccès des jours précédents, nul autre que lui n’est capable d’avoir arrangé toute cette histoire. Le but de John Strobbins ? Je l’ignore. Mais on le saura avant peu. Et l’on regrettera de m’avoir si peu aidé lorsque j’ai tenté de m’emparer du détective-cambrioleur.
Mon devoir m’obligeant à regagner San-Francisco, je souhaite bien du bonheur à la police new-yorkaise.
Elle en a besoin.
La fureur de M. Galwinn en lisant ces lignes perfides fut telle qu’on se l’imagine. Dans un journal du soir il fit paraître, lui aussi, une interview, dans laquelle James Mollescott était tout simplement traité de rêveur, de naïf et d’imbécile, tout au plus bon à balayer un poste de police, et encore !
Infortuné Galwinn ! Si, en arrivant à Fort-Tompkins, il eût fait fouiller les anses avoisinant le port, il eût certainement trouvé le mot de l’énigme qui surexcitait New-York et fait le plus beau coup de sa carrière.
Mais on ne s’avise pas de tout !
Le chef de la police de New-York n’y avait pas songé…
Or, le mystérieux canot automobile, après avoir recueilli les douze passagers du Général-Grant, avait tout simplement gagné à toute vitesse une anfractuosité de rocher, située à moins d’un demi-kilomètre du quai où le ferry-boat devait accoster dix minutes plus tard.
Cependant, à peine le Général-Grant était-il arrivé à Fort-Tompkins que ses passagers, furieux et impatientés du retard qui venait de leur être infligé, s’étaient rués vers la gare, située derrière le fort, à environ six cents mètres du rivage.
Leur troupe s’éparpilla bientôt : les hommes mariés marchaient le plus vite, sans doute dans la crainte de la réception les attendant au logis. Derrière eux venaient les jeunes gens, puis les femmes et enfin les vieillards.
Pour mettre le comble aux infortunes des passagers du Général-Grant, une petite pluie fine s’était mise à tomber.
Parmi les retardataires, un homme d’une quarantaine d’années marchait, seul. Visiblement, ses préoccupations étaient tout autres que de prendre son train. Parti pour Jersey-City où des amis l’avaient invité à dîner, M. James Sharper, financier notoire et directeur de la fonderie d’argent La Estrella de Plata, de Magdalena (Mexique), pensait à ses affaires.
Il comptait prendre le train pour New-York ; il en serait quitte pour s’excuser en invoquant le ridicule incident qui avait retardé le Général-Grant.
Tout à coup, sans qu’il s’en fût aperçu, deux hommes le rejoignirent.
Lorsqu’il les vit, ils le touchaient presque un de chaque côté.
Il s’arrêta net et s’écria :
— Que me voulez-vous ?
— Chut ! fit l’un des inconnus à voix basse. Chut, ou je vous assomme, James Sharper !
Le directeur de la Estrella de Plata ne cria pas, car il vit que son interlocuteur tenait à la main une sorte de boudin de caoutchouc et le brandissait d’un air résolu et déterminé.
— Que… que me voulez-vous ? répéta-t-il.
— Vous le saurez ! Suivez-nous ! Et n’essayez pas de fuir ou de crier, hein ?
— Si vous voulez mon portefeuille, le…
— Nous ne sommes pas des gens comme vous, Sharper ! Silence et en route !
Le financier n’insista pas. Docilement, il suivit les deux hommes. À travers champs, ceux-ci le menèrent vers le rivage. Il dut dégringoler une suite d’éboulis rocheux et, soudain, se trouva devant un canot automobile en qui il reconnut celui sur lequel s’étaient enfuis les mystérieux inconnus du Général-Grant.
Il poussa un cri de stupéfaction.
— Voulez-vous que je vous assomme ? demanda un de ses agresseurs d’une voix rude.
Sharper demeura coi. Toujours sous la menace de la matraque, il dut s’embarquer dans le canot. Les deux hommes sautèrent à bord derrière lui et, tout aussitôt, la rapide embarcation, qu’un marin maintenait avec une simple gaffe, tourna son avant vers le large et s’enfonça dans la nuit.
Un quart d’heure plus tard, elle accostait un wharf de Brooklyn. Une voiture automobile attendait là ; James Sharper, qui avait été ligoté et bâillonné pendant la traversée, y fut hissé. Ses deux gardiens s’assirent à ses côtés cependant que le véhicule démarrait à toute allure.
Pendant tout le trajet, pas un mot ne fut échangé. James Sharper, bâillonné, ne pouvait parler. Quant à ses gardes du corps, ils semblaient devenus muets. À mesure que l’auto avançait, le directeur de la Estrella de Plata devenait de plus en plus nerveux.
Enfin, la voiture s’arrêta dans une rue déserte bordée de cottages élégants, mais que Sharper, malgré son désir, ne parvint pas à identifier.
En silence, il fut enveloppé dans un manteau et, porté par ses gardiens, franchit une grille, traversa un petit jardin et fut enfin déposé sur le canapé d’un salon où ses deux surveillants le rejoignirent.
L’un d’eux tourna un commutateur fixé au mur. Les trois ampoules d’un lustre électrique s’irradièrent.
— Vous me reconnaissez, monsieur Sharper ? s’écria alors un des inconnus, jeune homme d’une vingtaine d’années à la physionomie douce et triste. Je suis Georges Eugène Bénédict Filmer, votre victime !
— Et moi, dit le second inconnu, je suis John Strobbins !
En entendant le jeune Filmer parler, Sharper avait blêmi. Il frissonna lorsque John Strobbins se nomma.
— Maintenant que les présentations sont faites, poursuivit le détective-cambrioleur, mettons-nous à notre aise. Je vais vous délier, cher monsieur Sharper, mais je vous avertis qu’il est de votre strict intérêt de ne pas tenter le moindre geste désobligeant.
« Nous sommes entre gentlemen, n’est-ce pas ? Nous avons à causer. Causons ! J’ai eu assez de peine à vous ménager ce rendez-vous pour ne pas vouloir qu’il soit décisif.
« Vous me connaissez sans doute de nom, cher monsieur Sharper ? Pour moi, je vous avoue qu’il y a trois jours encore, j’ignorais votre existence ! Mais, procédons par ordre !
Dextrement, John Strobbins débarrassa Sharper de son bâillon et de ses liens et l’aida à se dresser sur son séant :
— Voulez-vous prendre un cordial, cher monsieur ? dit-il.
— Non, merci ! fit Sharper, sec.
— À votre aise. Vous êtes, d’ailleurs, d’un tempérament solide !
— Que voulez-vous ?
— Vous me l’avez déjà demandé ! Mais, maintenant, vous devez le savoir ! M. Filmer va préciser vos souvenirs !
— Ce que je vous veux, voleur ! s’écria le jeune Filmer en se levant. Je veux que vous me restituiez les deux mille actions de l’Estrella de Plata que mon père vous avait confiées avant de mourir ! Voilà trois fois que je vous les réclame ! Par deux fois, vous avez nié ce dépôt et m’avez fait jeter à la porte de chez vous. Alors, à bout de patience, j’ai prié M. John Strobbins de venir à mon secours !
— Vous vous associez à un cambrioleur ? Ce n’est pas une raison pour que je me laisse voler ! railla Sharper.
— Pas d’insultes, cher monsieur ! dit doucement John Strobbins. N’oubliez pas que vous êtes chez moi, à ma discrétion entière, et que je puis, s’il me plaît, vous faire bâtonner !
« Mais, laissons cela !… Et n’embrouillons pas l’affaire qui nous réunit ici. Elle est simple. M. David Filmer, décédé il y a quatre mois, vous a confié – vous étiez son ami intime – deux mille actions de la Estrella de Plata valant environ 100 dollars chacune, soit 200.000 dollars.
« Ainsi que vient de vous le dire M. George Filmer, vous avez profité de ce que ce jeune homme ne possédait pas de reçu de vous pour nier ce dépôt.
« En désespoir de cause, M. Filmer s’est adressé à moi pour venir à bout de votre mauvaise foi.
« Nous touchons au but. Pour vous avoir ici, pour rejoindre M. Filmer, j’ai eu beaucoup de tracas : je les évalue à 100.000 dollars. Je conclus : payez 200.000 dollars ou rendez les 2.000 actions à M. Filmer et versez-moi 100.000 dollars et vous êtes libre. Voilà.
James Sharper éclata de rire :
— Vous me prenez pour un jobard ? Vous n’aurez rien ! Rien ! pas un cent ! Vous entendez, John Strobbins, tout fin que vous êtes !
« Tenez, j’aime autant vous le dire, c’est vrai, je détiens indûment les 2.000 actions du défunt David Filmer ! Il vaut mieux que ce soit moi qui les aie que ce jeune imbécile ! Je les garde !
« C’est vous dire que je ne suis pas assez fou pour vous verser gratuitement 100.000 dollars !
— Oh ! Je ne prétends à rien gratuitement, cher monsieur ! Ces 100.000 dollars, je les ai gagnés ! M. Filmer ne sachant où me joindre avait fait insérer une annonce dans un journal : ayant dû y répondre par la même voie, j’ai dû, pour dépister la police, faire brancher une ligne téléphonique sur celle d’un malheureux dentiste – vous en avez lu, n’est-ce pas, le récit que j’ai envoyé aux journaux !
« J’ai dû, ensuite, faire une enquête qui m’a permis de vous faire envoyer une invitation pour aller à Jersey-City. Il m’a fallu, après, imaginer la comédie du ferry-boat pour vous faire débarquer à Fort-Tompkins où je comptais vous enlever avec facilité.
« Croyez-vous que toute cette mise en scène ne vaut pas cent mille dollars, cher monsieur ? Elle vaut plus ! Elle n’a pas de prix !… Et je ne compte pas vos insultes dans mon total ! Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que vous pouvez vous fouiller, John Strobbins ! dit simplement James Sharper, narquois.
— Si vous pensez cela, vous vous trompez, mon bonhomme ! Mais chacun est libre de faire ce qu’il veut. Seulement, je vous avertis qu’à partir de demain, j’augmenterai la somme de 10.000 dollars par jour. Vous êtes assez riche pour tenir le coup un mois. Je prendrai patience ! La fonderie la Estrella de Plata est assez prospère pour me dédommager.
« Ainsi, vous refusez de nous payer, n’est-ce pas ?
Sans répondre, Sharper haussa les épaules d’un air méprisant.
— Très bien. Nous voici fixés ! dit John Strobbins. Vous êtes libre, monsieur Sharper !
— Mais, jamais je… s’écria Filmer, stupéfait de ces paroles.
— Laissez partir, monsieur ! fit John Strobbins en retenant le jeune homme.
« Partez, maître Sharper ! Au revoir ! Et vous pouvez signaler cette maison à la police ! C’est le 122 de Baxter Street… les propriétaires sont, je crois, en villégiature aux Bermudes. Bonsoir !
James Sharper, ahuri, se leva. Il regarda John Strobbins, hésita une seconde et, brusquement, bondit vers la porte, l’ouvrit et disparut.
— Bon voyage ! fit narquoisement le détective-cambrioleur.
VI
James Mollescott, on le voit, avait été bien inspiré en attribuant à John Strobbins la responsabilité de l’incident du Général-Grant.
John Strobbins, en effet, après avoir fait paraître dans le New-York Daily News l’annonce priant le mystérieux G. E. B. de lui téléphoner le lendemain à trois heures au numéro 10.13.91 (lequel était celui du dentiste Chadburn), avait tout simplement fait brancher un fil sur celui du praticien et fait aboutir ledit fil dans la maison qu’il occupait près de l’East River.
C’est ainsi qu’il avait pu, sans crainte d’être dérangé, causer avec G. E. B. – c’est-à-dire George Filmer. Conversation brève et dans laquelle John Strobbins s’était borné à fixer un rendez-vous à Filmer pour le soir même.
Après quoi, il n’avait pu résister au plaisir de bafouer Mollescott qu’il devinait à l’affût chez Chadburn. D’un café voisin, il avait sonné le dentiste après avoir fait démonter par un complice le branchement qui reliait le téléphone de Chadburn au sien. Il avait ainsi pu causer avec Mollescott et Galwinn et s’était diverti à leurs dépens.
Le soir même, il rejoignit Filmer au rendez-vous convenu près du Central Park.
John Strobbins, redoutant une traîtrise, toujours à craindre, était venu seul, mais son automobile le suivait, garnie d’une demi-douzaine de solides gaillards prêts à intervenir.
Ces précautions furent inutiles. Filmer était de bonne foi.
John Strobbins, l’ayant reconnu au signalement qu’il lui avait donné, l’invita à prendre place dans son auto et l’emmena dans un hôtel.
— Parlez ! lui dit-il une fois qu’ils furent seuls dans une chambre close.
Le jeune Filmer ne se fit pas prier. À bout de patience et d’efforts, berné, bafoué, ruiné, il venait demander au détective-cambrioleur de l’aider à faire rendre gorge au financier James Sharper qui, profitant de ce que Filmer n’avait pas de reçu, refusait de lui restituer les 2.000 actions de la Estrella de Plata, confiées par feu David Filmer.
— Si vous réussissez, monsieur, avait terminé George Filmer, la moitié de cet argent est à vous ! Et je vous devrai encore une éternelle reconnaissance !
— Gardez tout, jeune homme ! avait répondu John Strobbins. Je n’ai pas l’habitude de me faire payer lorsqu’il m’arrive de commettre une bonne action. Pour votre reconnaissance, ne me la promettez pas : vous pourriez ne pas tenir votre promesse !
— Oh ! monsieur…
— Laissons cela… Revenez me voir demain au Washington-Palace ; je vous dirai ce qu’il y a à faire… À propos… vous me semblez un peu démuni d’argent. Prenez ce portefeuille… Prenez ! je me ferai rembourser par Sharper, soyez sans crainte ! À demain donc, à cinq heures, au Washington !
Et John Strobbins, ayant déposé sur la table un petit portefeuille vert, sortait sans vouloir entendre les remerciements de son protégé.
Grâce aux nombreuses ramifications qu’il possédait dans tout New-York, il ne lui fut pas difficile d’épier James Sharper et de lui faire expédier une dépêche signée du nom d’un de ses amis de Jersey-City.
C’est ainsi qu’il avait pu attirer le financier à l’endroit où il l’attendait, s’emparer de lui sans difficulté ni scandale, et l’emmener dans une maison de Brooklyn dont les propriétaires étaient absents.
… Cependant, en voyant John Strobbins rendre si bénévolement la liberté au directeur de la Estrella de Plata, George Filmer était resté ahuri. Il ne comprenait plus :
— Jamais ce bandit ne nous rendra… dit-il.
— Prenez patience, jeune homme ! Et ne restons pas ici ! Avant dix minutes, Sharper va être de retour avec la police ! Venez !
George Filmer, sans trop savoir ce qu’il faisait, suivit le détective-cambrioleur et prit place près de lui dans une automobile qui, sur un coup de sifflet de John Strobbins, était venue aussitôt se ranger devant la porte de la maison.
— Nous allons chez moi, nous reposer ! fit le détective-cambrioleur tandis que l’auto bondissait en un démarrage foudroyant.
— Mais je ne comprends pas… murmura Filmer.
— Vous allez comprendre, jeune homme ! Sachez que Sharper doit être en liberté pour que nous puissions avoir raison de lui. C’est un homme méfiant et têtu. Il se serait plutôt laisser tuer que de vous restituer le dépôt que lui a confié votre père et qui constitue la moitié, ou pas loin, de sa fortune.
« Or, je crois sans m’avancer qu’il ne vous a pas couché sur son testament. Donc, vous n’avez rien à gagner à sa mort.
« Prenez patience, vous dis-je ! Toutes mes précautions sont prises ! Avant de m’emparer de Sharper, j’ai voulu, comme disent les solicitors, tenter avec lui un arrangement à l’amiable. Il a refusé, tant pis pour lui : cela lui coûtera encore plus cher !…
— Mais… que comptez-vous faire ?
— Vous le verrez : nous reposer, d’abord. Il se fait tard ! Enfin, d’ici deux semaines, au plus, vous aurez vos titres ou leur équivalent : c’est le principal, n’est-ce pas ?
— Oh ! je…
— All right ! Quant à moi, je compte extraire 150.000 dollars de ce Sharper. Convenez que je n’aurai pas perdu mon temps !
Et John Strobbins, ayant allumé une cigarette, ne s’occupa plus que d’en tirer d’odorantes bouffées de fumée. George Filmer respecta son silence.
Quelques instants après, l’auto stoppait devant une luxueuse maison de la 22e rue…
James Sharper, cependant, dès qu’il s’était vu dehors de la maison de Baxter Street, avait, comme l’on dit, pris ses jambes à son cou.
Sa première idée avait été d’aller se plaindre à la police. Mais il s’était presque aussitôt ravisé : se plaindre ? De quoi ? On ne lui avait rien pris. On ne l’avait molesté en rien. Alors ? Que dire ? Pour porter plainte, il eût fallu parler de John Strobbins et de George Filmer. Et Sharper, qui ne se sentait pas la conscience très tranquille, avait jugé que le mieux était de ne rien dire.
Dans une rue voisine, un tramway passait. James Sharper y prit place et, tout en roulant vers New-York, il réfléchit.
Tant qu’il ne s’était agi que de lutter contre le jeune Filmer, ç’avait été un jeu. Mais, du moment que John Strobbins s’en mêlait, la partie devenait risquée. Avoir contre soi un tel homme qui, pour se ménager un simple entretien, n’avait pas craint de s’emparer d’un ferry-boat, c’était beaucoup.
James Sharper en demeura préoccupé. Il regagna sa demeure, dîna sans appétit, se coucha, mais ne put dormir de la nuit.
Il passa toute la journée du lendemain à relire la collection des journaux des deux années précédentes. Ils étaient remplis des exploits de John Strobbins !
Que faire contre un tel homme ?
Un fait, surtout, tracassait Sharper. John Strobbins, le tenant à son entière discrétion, l’avait laissé partir ! Pourquoi ? Certes, le détective-cambrioleur avait ses raisons pour agir ainsi ! Mais quelles raisons ? Peur ? Non. Alors quoi ? James Sharper se le demanda en vain. Son inquiétude s’accrut :
— Dans le combat qui commence, se dit-il, John Strobbins sera sûrement le plus fort. Le mieux donc est de ne pas accepter la lutte ! se dit-il.
Ne pas accepter la lutte ? Il y avait deux façons : la première était de capituler, d’accepter les conditions du détective-cambrioleur, de rendre les 2.000 actions volées et de verser les 100.000 dollars demandés ! Cela, jamais !…
Le deuxième était de fuir : réaliser sa fortune et quitter les États-Unis. James Sharper se sentait, somme toute, assez riche pour se reposer.
— J’irai visiter l’Italie ! pensa-t-il. C’est un pays que l’on dit admirable. Pendant ce temps, John Strobbins m’oubliera.
Réaliser sa fortune ? C’était plus facile à dire qu’à faire ! La fortune de James Sharper consistait d’abord en les 2.000 actions de la Estrella de Plata volées à feu Filmer, et en lingots d’argent qu’il conservait dans les caves de la fonderie pour les vendre à la première hausse de ce métal.
Vendre les actions ? Mais il fallait du temps pour cela. Et John Strobbins, sûrement, n’allait pas s’endormir.
James Sharper fut vite décidé : en plus des lingots d’argent lui appartenant, l’usine de la Estrella renfermait environ 15.000 kilos[3] du précieux métal, soit en tout 22.000 kilos d’argent.
Or, John Strobbins – le financier se le rappelait ! – avait dit : La fonderie est assez riche pour me dédommager… Ce qui équivalait à déclarer : Je sais qu’il y a de l’argent à la fonderie et je vais m’en emparer ?
À cette pensée, James Sharper éclata de rire.
— Voilà pourquoi John Strobbins était si assuré ! Pauvre homme ! Sa réputation est surfaite, je crois ! Il aime trop parler !… Prendre 22.000 kilos d’argent ! Non, mais…
« D’ici huit jours, mon bonhomme, ce trésor sera en sûreté dans les coffres de la Californian Bank à Frisco ! Et tu pourras courir avec ce petit idiot de Filmer ! Pour moi, je filerai en Europe d’où je pourrai tranquillement faire vendre mes titres tout à loisir !
Tout heureux de ce raisonnement, le directeur de la Estrella de Plata courut au Post-Office et lança le télégramme suivant, soigneusement chiffré :
La Estrella de Plata, Madgalena. États de Sonora (Mexique).
Pablo Bernudez, sous-directeur.
Préparez tout l’argent qui est dans les caves pour être expédié immédiatement à Frisco. Vous envoie un wagon blindé. Sharper, superintendant.
Celle-ci envoyée, le financier fit partir une autre dépêche, également chiffrée, à l’adresse du directeur du Southern Pacific Railroad, à San-Francisco, le priant d’envoyer d’urgence à Magdalena un wagon en acier blindé pour y prendre 22.000 kilos d’argent destinés à la Californian Bank de San-Francisco.
En sortant du Post-Office, James Sharper était radieux. Il se repentait bien de s’être tant tourmenté pour une chose si simple !…
Cependant, comme trop de précaution ne nuit pas, il prit le soir même le train pour San-Francisco afin d’y attendre là l’arrivée du wagon contenant les 22.000 kilos d’argent. Pour plus de sûreté, il s’était grimé et déguisé afin de dépister John Strobbins au cas où celui-ci l’eût suivi.
Mais c’était bien inutile !
James Sharper arriva à San-Francisco sans avoir eu aucune nouvelle du détective-cambrioleur.
Le directeur de la Southern Pacific Railroad, à qui il alla aussitôt rendre visite, l’avisa qu’il avait expédié à Magdalena un wagon blindé et que celui-ci, dûment chargé, était reparti la veille pour San-Francisco où il arriverait d’ici trois jours.
Tout allait donc au mieux des désirs du directeur de la Estrella de Plata.
Une fois de plus il rit de ses craintes et méprisa John Strobbins. Il avait tort.
VII
Une première dépêche vint troubler la tranquillité de James Sharper ; le train auquel était attelé le wagon d’acier contenant les 22.000 kilos d’argent avait failli dérailler près de San-Lorenzo : la boggie avant de la locomotive ayant sauté hors des rails ! Remise en place avec une roue tordue, la machine avait dû ralentir sa vitesse.
De tout ceci allait résulter un retard de plus de douze heures pour l’arrivée du précieux wagon à San-Francisco.
Le jour suivant, l’inquiétude de James Sharper se changea en angoisse, lorsque, ayant été rendre visite au directeur de la Southern Pacific Railroad, celui-ci lui avoua, très pâle, que le train en question, qui eût dû passer la veille à six heures du soir à la station de Los Altares, n’y avait pas été vu !
Il n’avait pas été vu à Los Altares, ni nulle part !
Parti à midi de Nogadès, il avait disparu depuis ! Disparu, un train composé d’une locomotive forte de 2.500 chevaux et de neuf wagons ! C’était fantastique.
— Vous vous moquez de moi ! s’écria James Sharper dès que son interlocuteur eut fini de parler.
Il était livide.
— Lisez ! Voilà les dépêches ! répondit le directeur de la Southern Pacific.
Le financier dut se rendre à l’évidence.
— Vous avez fait assurer cet envoi ? demanda M. Gibson, c’était le nom du directeur de la Southern.
— Hé, non ! L’on me demandait une prime de trente pour cent à cause des risques causés par l’agitation qui règne au Mexique. Trente pour cent ! C’est fou !
— Vous avez eu tort, cher monsieur, car c’est maintenant cent pour cent que vous allez perdre.
James Sharper ne trouva pas de réponse : pour lui, le seul coupable était John Strobbins, John Strobbins dont l’astuce infernale avait déjoué ses précautions !
Toute la journée, il resta dans le bureau de Gibson, attendant de nouvelles dépêches.
Son anxiété était extrême.
Plus il réfléchissait, plus il se convainquait que John Strobbins s’était emparé du train. Comment ? Il ne le savait, mais sa certitude restait entière. À sept heures du soir, comme M. Gibson se levait pour quitter son bureau, James Sharper, la mort dans l’âme, l’imita.
Derrière le directeur de la Southern Pacific, il se dirigea vers la porte.
C’est à ce moment qu’entra un employé. Il tenait en main une dépêche qu’il tendit à M. Gibson.
Sharper, le cœur battant à coups précipités, vit le directeur de la Southern ouvrir le télégramme et le lire.
— Tenez ! fit Gibson, dès qu’il eut terminé : ceci vous concerne aussi, monsieur Sharper !
Le directeur de la Estrella de Plata prit le papier d’une main tremblante.
La dépêche contenait ces mots :
Révolutionnaires du général Lobo del Ajogado sont maîtres de tout le nord de la Sonora. Ils ont arrêté les trains et l’on croit, notamment, qu’ils se sont emparés du convoi dans lequel se trouvait un wagon d’argent provenant de la fonderie La Estrella de Plata, de Magdalena. Ce train, à la suite de je ne sais quel malentendu, se dirigeait vers Camorron au lieu d’aller vers Benson.
J’ai essayé en vain de télégraphier à Nogadès. Le fil est coupé.
WATTS, chef du district de Magdalena.
— Ce n’est pas John Strobbins ! Ce n’est pas John Strobbins ! s’écria Sharper, hagard.
— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre John Strobbins ? lui cria Gibson qui, déjà, avait porté à son oreille le récepteur du téléphone posé sur son bureau et lançait des ordres dans toutes les directions. Taisez-vous ! Allez-vous-en ! Vous voilà fixé, hein ? Eh bien ! ne me faites pas perdre mon temps.
Le directeur de la Southern Pacific n’avait pas fini de parler qu’on lui apportait deux autres télégrammes. Il les lut d’un regard et grommela à l’adresse de Sharper, que l’angoisse et la curiosité clouaient sur place :
— La dépêche de Watts est confirmée par notre consul à Hermosillo : les insurgés du général Lobo se sont emparés de notre train et de votre argent.
« Le gouvernement fédéral est prévenu !
« Je crois que vous voilà renseigné, monsieur Sharper !
Oui, James Sharper était renseigné et copieusement ! Il se précipita vers la porte, comme un fou, et courut tout d’une traite jusqu’à son hôtel où il eut la joie de trouver un télégramme à son adresse, signé du sous-directeur de la fonderie et confirmant l’enlèvement du train par le général Lobo !
Le directeur de la Estrella de Plata eut un rire de fou :
— Ah ! si John Strobbins lit cela, il doit être heureux ! Ai-je été assez niais ! Je suis ruiné ! ruiné !… J’ai fait venir cet argent sans consulter le Conseil d’administration ! Si les actionnaires de la Estrella m’intentent un procès – et ils le feront sûrement ! je serai obligé de les rembourser ! Et avec quoi ? 22.000 kilos d’argent, cela fait plus de 400.000 dollars : je n’en ai pas la moitié, maintenant que mes 7.000 kilos sont partis !… Ah ! démon de Strobbins ! M’a-t-il assez porté la guigne !
James Sharper, pâle comme un cadavre, gagna sa chambre. Et là, jusqu’à minuit, il se promena de long en large comme un fauve en cage, frappant du pied et rugissant des imprécations.
Il s’arrêta soudain en entendant frapper à sa porte. Il courut ouvrir, croyant, contre toute espérance, qu’on lui rapportait une dépêche l’avisant de l’arrivée à bon port de son wagon d’argent. Il vit devant lui un garçon de l’hôtel, mais qui avait les mains vides.
— Que voulez-vous ? dit-il d’une voix bourrue.
— Gentleman, c’est… c’est… ce sont vos… voi… voisins qui… qui…
— Qui, quoi ? Achevez, imbécile !
— Qui veulent dormir, gentleman ! Et qui vous prient de faire un peu moins de…
— Et c’est pour cela que tu me déranges, misérable porc ? hurla Sharper, au paroxysme de la rage. Hors d’ici ! Hors d’ici ou je te tue ! Va ! va !
Et le directeur de la Estrella de Plata, ayant saisi un des candélabres de bronze de la cheminée, le brandissait comme une massue.
Le garçon, épouvanté, s’enfuit.
James Sharper, d’un violent coup de pied, ferma la porte derrière lui. Sa fureur, accrue par ce grotesque incident, ne connut plus de bornes. Il se jeta sur son lit et s’y roula en poussant de féroces hurlements au point que ses voisins, le croyant devenu fou, parlaient déjà d’aller chercher la police, lorsqu’il se calma enfin, à bout de souffle, épuisé par l’excès même de sa colère.
Il dormit jusqu’à l’aube d’un sommeil lourd, se doucha et parvint à reconquérir son sang-froid.
Les journaux, qu’il se fit apporter, étaient pleins de détails sur la révolution dans l’État de Sonora et sur l’affaire du wagon d’argent, ainsi appelaient-ils le hardi coup de main par lequel le général insurgé Lobo avait réussi à s’emparer du train emmenant les lingots de l’usine de Magdalena et cela, à moins de trente milles de la frontière mexico-américaine.
Tous les trains du Southern Pacific Railroad circulant dans le nord de l’État de Sonora étaient, d’ailleurs, arrêtés eux aussi par les révolutionnaires. Et plusieurs dépêches de Washington prétendaient que le gouvernement américain, d’accord avec le gouvernement mexicain, allait faire passer la frontière à ses troupes afin de rétablir l’ordre et de mettre Lobo et ses hommes à la raison.
Cette nouvelle ranima un peu l’espoir de James Sharper.
Qui sait ? Peut-être les soldats américains arriveraient-ils assez à temps pour reprendre le précieux wagon avant que Lobo et ses guerriers n’en aient mis le contenu en lieu sûr ?
Un peu moins abattu, Sharper sauta dans une voiture et se fit conduire au palais du gouverneur de la Californie.
Une fiévreuse animation y régnait, qui parut de bon augure au directeur de la Estrella de Plata.
Il libella aussitôt une demande d’audience et, tout en attendant, apprit facilement que des préparatifs étaient faits en Californie et dans l’Arizona pour intervenir à la frontière mexicaine.
Le malheureux Sharper ne fut reçu que le lendemain par le gouverneur de la Californie.
Le haut fonctionnaire lui déclara que les pourparlers entre les gouvernements américain et mexicain marchaient rapidement (?) et qu’une intervention des troupes américaines était probable dans le courant de la semaine qui allait suivre.
— Mais mon argent ! Mon wagon d’argent, monsieur le gouverneur ! Ces misérables vont le cacher… si ce n’est déjà fait ! Et je n’en reverrai pas une once ! Pas une once !
— Ça !… fit le gouverneur sans conviction. Enfin, je vais demander des ordres à Washington pour accélérer les opérations et…
— 22.000 kilos d’argent ! 22.000 kilos d’argent, mon wagon contient, entendez-vous, monsieur le gouverneur ! vociféra Sharper.
— Oui ! oui ! Je le sais ! Mais permettez-moi de vous dire, monsieur Sharper, que vous avez choisi un bien singulier moment pour faire cet envoi !
« Vous saviez pourtant bien que, depuis plusieurs semaines, l’insurrection couvait dans la Sonora… Vos agents à Magdalena eussent dû vous en avertir !…
— Oui ! oui !… Que voulez-vous ! murmura Sharper en levant les bras vers le plafond. Ah ! on ne fait pas toujours ce que l’on veut, allez !
Sharper soupira et se tut. Il ne pouvait vraiment pas mettre le gouverneur de la Californie au courant de ses démêlés avec Filmer et John Strobbins.
Il se retira après que le haut fonctionnaire lui eut promis de faire l’impossible pour avancer le départ des troupes.
De fait, six régiments d’infanterie et deux de cavalerie partirent six jours plus tard de San-Francisco à destination de la frontière.
Mais ils n’eurent même pas à intervenir, car, six heures après leur départ, arrivait à San-Francisco une dépêche d’Hermosillo, signée du gouverneur de l’État de Sonora et annonçant la défaite et la capture du général Lobo par les troupes régulières mexicaines et la reprise du wagon rempli de barres d’argent enlevé par les insurgés !
James Sharper était à son hôtel où il se préparait à partir pour la frontière à la suite des troupes américaines lorsqu’il entendit hurler ces étonnantes nouvelles par les vendeurs de journaux.
S’étant fait apporter une feuille, il faillit s’évanouir de joie en prenant connaissance de cet événement aussi agréable qu’inattendu. Ainsi son wagon d’argent était sauf – les scellés, même, étaient intacts, affirmaient les dépêches !
Éperdu, haletant, presque fou, le directeur de la Estrella de Plata se précipita vers la gare du Southern Pacific Railroad afin de se commander un train spécial pour aller au-devant de « son wagon ».
— Je crois que c’est bien inutile ! lui dit le directeur de la Southern.
« Mon agent de Magdalena vient de me télégraphier que votre wagon est en route vers la frontière, qu’il doit avoir passée à l’heure qu’il est, sous la protection d’une compagnie de réguliers mexicains !
— N’importe, je veux aller à sa rencontre ! répondit Sharper qui trépignait d’impatience.
— À votre aise !
Quatre heures plus tard, car les voies étaient encombrées, James Sharper filait à toute allure vers le sud, à bord d’un train composé d’une locomotive et d’un unique wagon.
VIII
Dès l’aube du jour qui avait suivi son entrevue avec James Sharper, John Strobbins s’était mis en campagne.
Déguisé et grimé comme seul il savait le faire, le détective-cambrioleur avait été se poster en face de la maison du directeur de la Estrella de Plata.
Sans qu’il s’en doutât le moindrement, James Sharper n’avait plus fait le moindre pas sans être suivi.
Derrière lui, John Strobbins était entré dans le bureau du télégraphe et, accoudé contre le guichet, avait lu les deux dépêches envoyées par Sharper au directeur de la Southern Pacific Railroad et au sous-directeur de la Estrella de Plata.
Bien que ces deux télégrammes fussent rédigés en langage chiffré, John Strobbins, qui s’y connaissait en cryptographie, n’avait eu aucune peine à les traduire.
Il avait ensuite gagné le guichet du télégraphe et avait à son tour lancé une dépêche à destination de San-Francisco, priant son lieutenant Keno de partir aussitôt pour Camorron (États d’Arizona, Mexique) avec deux hommes déterminés, et d’y attendre ses instructions.
En sortant de la poste, John Strobbins se tenait chez lui où l’attendait Filmer.
— Victoire ! dit-il. Le digne Sharper vient de télégraphier à la fonderie pour ordonner d’expédier à Frisco tout l’argent qui est dans les caves de la Estrella… Et il faut croire qu’il y en a beaucoup puisqu’il a commandé un wagon d’une capacité de vingt-cinq tonnes au directeur de la Southern Pacific… Comme il existe des wagons de vingt tonnes, c’est donc que l’argent qui va être expédié dépasse ce poids !
« Il y a de quoi vous dédommager, et moi aussi !
« Ainsi que je le prévoyais, Sharper a pris peur ! Il est tombé dans le piège que je lui tendais et n’a plus qu’une idée : celle de mettre les lingots de la Estrella en lieu sûr.
« Certes, ils seront en sûreté une fois dans mes coffres, n’est-ce pas ?
« Enfin, le plus fort est fait et il ne nous reste plus qu’à nous emparer du wagon !
— Un wagon de vingt-cinq tonnes ! s’écria Filmer qui, aux premières paroles de John Strobbins s’était pris d’espoir, mais s’était rembruni en entendant la suite. Je sais bien que vous êtes habile, mais 25.000 kilos ne s’enlèvent pas aussi facilement qu’un bijou !
— Vous raisonnez mal, jeune homme ! Un bijou est aussi difficile à enlever qu’une montagne, ce n’est qu’une question de proportions : une once d’or est, mettons dix mille fois plus petite et moins embarrassante qu’un bloc d’argent, mais elle est dix mille fois mieux gardée !
« Le wagon de Sharper est déjà à nous ! C’est moi qui vous le dis ! Et maintenant, nous allons déjeuner et vite. Il est trois heures, dans 47 minutes, nous partons pour Denver, Rincon, Nogadès !
— Plaît-il ? fit Filmer, ahuri.
— Oui, nous allons prendre livraison du wagon. Je crois que ce sera l’affaire de cinq jours !… Sans compter que je suis pressé et que d’autres entreprises m’appellent à Frisco.
Quarante-sept minutes plus tard, comme l’avait dit John Strobbins, le détective-cambrioleur et son compagnon roulaient à quatre-vingts milles à l’heure dans la direction de Saint-Louis.
Ils filèrent sans arrêt, sautant d’un train dans l’autre, jusqu’à la petite station de Nogadès, qui se trouve à la frontière mexico-américaine, et descendirent dans une sorte d’auberge, si l’on peut appeler ainsi une bicoque lépreuse et branlante, servant d’abri aux muletiers et aux contrebandiers du voisinage.
John Strobbins, avec sa philosophie coutumière, s’accommoda de ce gîte inconfortable.
Il avait profité des loisirs que lui laissait son voyage pour se déguiser en gaucho mexicain d’une façon si parfaite que Filmer hésitait chaque fois avant de lui adresser la parole !
À peine arrivé à Nogadès, son premier soin fut de retourner à la gare. Sans en avoir l’air, il sut habilement interroger les employés et apprit d’eux qu’un wagon d’acier, vide, venant de San-Francisco avait passé à Nogadès l’avant-veille et devait repasser le lendemain, plein de barres d’argent provenant de la fonderie de Magdalena située à quelques cent cinquante kilomètres dans le sud.
— C’est bien ce que je pensais, se dit John Strobbins, j’ai quarante-huit heures d’avance : c’est plus que suffisant. Ce petit Filmer, qui est le meilleur garçon du monde, mais n’a aucune disposition pour devenir mon élève, va devoir m’aider… D’ici trois jours, l’argent de la Estrella de Plata est à nous !
Le détective-cambrioleur regagna son auberge où il avait laissé Filmer.
Il le rejoignit dans sa chambre et, pendant près de deux heures, lui expliqua ce qu’il attendait de lui.
Filmer dûment chapitré, John Strobbins alla s’attabler dans une posada située en face de la petite gare et d’où il lui était facile de surveiller les allées et venues du personnel de la station – lequel personnel se composait du chef de gare, le señor Alonzo Ramon, et d’un Indien abêti par l’alcool qui servait d’homme d’équipe et d’aiguilleur, car six embranchements partaient de Nogadès vers Magdalena, Benson, Arispe, Hidalvez, Camorron et Yalto.
S’étant ainsi renseigné sur ce qu’il désirait savoir, John Strobbins passa le reste de sa journée enfermé dans sa chambre où il effectua une mystérieuse besogne.
Vers deux heures du matin, alors que tout dormait dans la petite gare, le détective-cambrioleur, sans faire aucun bruit et avec l’habileté que donne une longue habitude, força sans peine la porte du bureau du señor Alonzo, et, tout tranquillement, à la lueur d’une lanterne sourde, il examina les différents papiers épars un peu partout.
Après quelques minutes de recherches, il trouva enfin la pièce qu’il désirait : un ordre de service venant de San-Francisco et signé du directeur de la Pacific Railroad, ordonnant au chef de gare de Nogadès d’aiguiller le train venant de Magdalena avec le wagon d’argent dans la direction de Benson (Arizona).
John Strobbins eut un rire muet. Il tira de sa poche un imprimé absolument semblable – sauf que la direction dans laquelle devait être dirigée le train en question était Camorron (Mexique) – à l’ordre de service du directeur de la Pacific : même signature, même papier, le posa sur la table à la place du véritable et empocha ce dernier.
Sa lanterne sourde éteinte, il sortit, referma la porte après avoir remis tout en place et regagna son hôtel sans encombre.
Le surlendemain, à l’aube, arriva le train venant de Magdalena.
Le señor Alonzo, qui ne s’était aperçu de rien, voulut, par acquit de conscience, relire l’ordre de service avant de faire aiguiller le train vers Benson : il s’arrêta ahuri ; l’ordre portait d’envoyer le train vers Camorron !
Pourtant, il lui semblait se souvenir d’avoir lu Benson ! Stupéfait, il relut trois, quatre fois le papier officiel. Nulle trace de grattage ou de surcharge ! Les signatures étaient conformes.
Le malheureux chef de gare se crut devenu fou. L’ordre était formel, cependant. Que faire ? D’autant plus qu’il se souvenait parfaitement avoir reçu un autre ordre l’avisant du prochain retour du wagon d’argent, lequel devait être expédié à San-Francisco, c’est-à-dire vers Benson.
Sur sa machine, le mécanicien du train remorquant le wagon d’argent, ne comprenant rien à cet arrêt prolongé, commençait à s’impatienter.
— Eh bien, grommela-t-il, on ne part pas ?
— Une seconde ! cria Alonzo.
Et, pris d’une idée subite, il se précipita vers l’appareil télégraphique afin de demander des instructions au chef de gare de Magdalena, son supérieur hiérarchique.
— Que voulez-vous que je vous dise, répondit celui-ci presque aussitôt. Il n’y a pas à discuter, si vous ne voulez pas être révoqué. Vous avez un ordre de service, conformez-vous-y. Le wagon est bien à destination de Frisco, mais peut-être que le directeur de la compagnie a ses raisons pour le faire passer par Camorron ; il veut, sans doute, dépister les voleurs ! Obéissez.
Du coup, Alonzo fut convaincu.
Il ne se doutait pas que, une heure auparavant, John Strobbins avait tout bonnement coupé le fil télégraphique reliant la gare de Nogadès à celle de Magdalena et l’avait fait aboutir à un appareil portatif installé dans un fourré du bois voisin et devant lequel se tenait George Filmer.
— Aiguillez vers Camorron ! ordonna Alonzo.
— Comment, Camorron ? s’écria le mécanicien, stupéfait. Mais nous allons à Frisco !
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! répondit Alonzo, rogue. J’ai des ordres et signés du directeur de la compagnie, encore. Voulez-vous les voir ?
— Non… non ! Ça va bien, murmura le mécanicien, abasourdi.
Le chef de gare siffla. La locomotive, et à sa suite le train, obliqua sur la gauche et, progressivement, prit de la vitesse et disparut à l’horizon.
Sous un wagon, couché entre le plancher et la boggie, John Strobbins était dissimulé.
Il exultait ! Toutes ses prévisions s’étaient réalisées. Dans trois heures au plus tard, le train allait être arrêté dans la tranchée de Jarez par Reno et ses hommes, qu’il avait prévenus la veille par dépêche, et il ne resterait plus qu’à mettre le butin en sûreté.
Lourdement chargé, le train avançait à une allure de tortue. Sous son wagon, John Strobbins trouvait le temps long. C’est à peine si le convoi avançait à raison de vingt kilomètres à l’heure !
Alzan, Clembrez, Las Marismas furent dépassés et enfin le train s’engagea dans la tranchée de Jarez, longue de vingt-sept kilomètres, et au milieu de laquelle Reno et ses deux compagnons devaient attendre le train et l’arrêter.
John Strobbins compta les minutes !
Tout à coup, une détonation ébranla l’air et, presque en même temps, les freins grincèrent. Le train s’arrêta si brusquement que, par l’effet de la secousse, le détective-cambrioleur faillit être précipité sous les roues. C’est à grand’peine qu’il put se retenir.
Dans la tranchée, un tonnerre de vociférations criées en espagnol retentit :
— Halte-là !
— Stop ou la mort !
— À l’assaut, patriotes, le train est à nous !
— Victoire !
Le convoi s’était arrêté.
John Strobbins, lestement, sauta sur la voie et aperçut plusieurs centaines de Mexicains armés de carabines qui, de tous côtés, assaillaient le train !
John Strobbins réprima un cri de rage ; mais il se dompta aussitôt.
— Après tout, murmura-t-il, ce ne sont que des concurrents ! Voyons un peu !
IX
Le long des flancs de la tranchée, c’était un fouillis inextricable de cactus et de nopals aux tiges épineuses. Hardiment, John Strobbins se glissa à travers ces arbustes. Dissimulé au milieu d’un fourré de nopals, il se rendit un compte exact de ce qu’étaient ceux qu’il avait appelés ses concurrents.
Les assaillants du train, bien que vêtus de costumes hétéroclites, portaient tous à leurs sombreros une énorme cocarde verte et rouge, en signe de ralliement, évidemment, ils devaient connaître la nature du contenu du wagon convoité par John Strobbins car, dédaignant tout le reste du train, ils avaient aussitôt couru vers le véhicule rempli d’argent.
Mais ils ne l’ouvrirent pas, au grand contentement du détective-cambrioleur, car un individu haut de six pieds, étant grimpé sur le toit du wagon, cria :
— Viva Dios ! Cet argent est pour la Cause ! Mort et damnation au premier qui y touche !
— Voilà qui est bien parlé, pensa John Strobbins. Garde ces bonnes dispositions, mon bonhomme ! Je compte bien t’enlever d’ici peu le souci de ce wagon ! C’est moi, la Cause !
De quelle « Cause » parlait le Mexicain ? John Strobbins jugea qu’il était inutile pour lui de le savoir. Il ne tenait pas à partager le sort du mécanicien, du chauffeur et du chef de train qui gisaient, massacrés, en travers de la voie !
Grâce à la précaution qu’il avait prise de se déguiser en gaucho mexicain, son costume différait peu de celui des assaillants du train. Il avisa un de ces derniers, l’assomma d’un coup de pierre sur le crâne et lui prit son chapeau. S’étant ainsi mis à l’unisson, nul ne le remarqua lorsqu’il apparut sur le bord supérieur de la tranchée. Sans affectation, il s’éloigna et, lorsqu’il se crut hors de vue, il se mit à courir.
— Quelle histoire ! pensait-il. Voilà ce que c’est que de vouloir aider les gens !… Cela ne m’arrivera plus !… Le pauvre Reno et les hommes doivent se faire vieux !… Et dire que tout est à recommencer ! Une affaire si bien combinée !…
Deux heures durant, John Strobbins bondit à travers les halliers, sans se soucier des lianes dont les épines traversaient le coutil de ses vêtements, ni des pierres sur lesquelles il trébuchait à chaque pas. Enfin, haletant, hors d’haleine, le visage et les mains ensanglantés, il atteignit le milieu de la tranchée où Reno et ses deux hommes attendaient le passage du train.
En voyant arriver John Strobbins, Reno, de surprise, leva les bras vers le ciel.
— Oui, c’est moi ! fit brièvement le détective-cambrioleur. Une bande de Mexicains vient de s’emparer du train à dix kilomètres d’ici ou à peu près. J’étais caché sous le wagon ! Quelle guigne !
— Oui ! c’est dommage de rater une si belle affaire ! grogna Reno. 22.000 kilos d’argent ! Enfin !
— Hé ! l’affaire n’est pas ratée ! Mais seulement retardée !… En route ! Nous allons à Camorron !
Sans demander aucune explication, les trois hommes suivirent John Strobbins.
Le détective-cambrioleur semblait avoir repris des forces en ce court arrêt de trois minutes. Il mena ses compagnons au village le plus proche, y acheta quatre chevaux et, au grand galop, la petite troupe se remit en route.
À la nuit, les quatre hommes s’arrêtèrent dans la petite bourgade de Crisbacal où, tout en dînant dans une rustique posada, ils apprirent que les gens qui avaient arrêté le train n’étaient ni plus ni moins que l’avant-garde de la petite armée du général révolutionnaire Furiciano Lobo, lequel venait de soulever tout le nord de l’État de Sonora contre le gouvernement mexicain.
John Strobbins ayant payé l’addition, les quatre hommes se remirent en selle. Ils galopèrent toute la nuit et atteignirent Camorron un peu avant l’aube. Leur premier soin fut de chercher une auberge dans laquelle ils se reposèrent quelques heures.
— À l’œuvre, maintenant ! fit John Strobbins à Reno, nous n’avons pas de temps à perdre. Ce général Lobo n’a pas encore gagné la partie. Je m’en vais aussitôt télégraphier la nouvelle de son exploit au consul américain de Hermosillo ainsi qu’aux principaux journaux de New-York. Le gouvernement américain ne laissera pas l’affaire sans sanction : pense un peu, Reno, que ce Lobo s’est emparé d’un wagon d’argent américain ! Tu comprends ! D’ailleurs Sharper, qui doit être à Frisco, va faire du bruit comme quatre !
— Oui, mais…
— Quoi ? Le gouvernement de Washington menacera celui de Mexico et les Mexicains réguliers reprendront le wagon à Lobo ; celui-ci, d’ailleurs, plutôt que de s’attirer l’inimitié du gouvernement américain, qui pourrait l’empêcher de recevoir des munitions par la frontière, n’opposera pas grande résistance. Après quoi, je veux être pendu si Sharper ne vient pas lui-même chercher son wagon ! Mais nous ne l’attendrons pas !
— Que veux-tu faire ?
— Tu le verras, curieux ! Pour l’instant, repose-toi avec tes hommes. On dit l’aguardiente fameux à Camorron : assure-t-en ! Je me charge du reste !
Pendant toute la matinée, John Strobbins, qui portait le bras en écharpe, comme s’il eût été blessé, télégraphia un peu partout au gouverneur de la Sonora, à l’ambassade américaine à Mexico, au consul américain à Hermosillo, la nouvelle de l’attaque du train d’argent, affirmant que lui, pauvre paysan, avait été molesté par les insurgés.
Le télégraphiste dut frémir en transmettant ces dépêches remplies de détails horrifiques et sensationnels destinés à émouvoir l’opinion américaine.
Ce qui coûta près de mille dollars au détective-cambrioleur.
Mais, le lendemain, il eut la joie sans mélange d’apprendre que le gouvernement mexicain, ayant reçu une note énergique de l’ambassadeur américain à Mexico, se décidait à intervenir rudement, car les Américains ne parlaient rien moins que d’envoyer des troupes au Mexique.
Cette nouvelle, confirmée, raréfia le nombre des partisans du général Lobo, qui craignaient avec raison d’être pris entre les troupes régulières mexicaines et les soldats américains.
D’autre part, le général Lobo avait mécontenté fortement ses fidèles en leur défendant de s’approcher du précieux wagon qu’il faisait surveiller par une cinquantaine de gigantesques et farouches Indiens à sa dévotion, en attendant qu’arrivassent les voitures qu’il avait fait réquisitionner pour enlever et mettre en sûreté les lingots contenus dans le wagon.
Hélas, ce furent les troupes mexicaines qui arrivèrent ! Sept jours après l’arrivée de John Strobbins à Camorron, le général Lobo, surpris au milieu de la nuit par une armée trois fois plus nombreuse que la sienne, était fait prisonnier avec tous les siens et fusillé au lever du soleil. La dépêche par laquelle John Strobbins apprit cette agréable nouvelle ajoutait que le wagon d’argent était intact et qu’il allait être renvoyé aux États-Unis sous bonne escorte.
— Quand je te le disais, déclara le détective-cambrioleur à Reno. Le wagon est à nous, maintenant ! Sellons les chevaux et filons ! La dépêche dit que le train part demain soir : juste le temps d’envoyer une locomotive de Benson, car les insurgés ont, paraît-il, abîmé l’autre, les imbéciles !
« Pauvre général Lobo, il eût mieux fait de s’entendre avec moi !… En route !…
« Quand même, je me demande ce qu’est devenu ce pauvre Filmer !… Il devait nous rejoindre ici… On l’a peut-être fusillé, après tout…
Au triple galop de leurs chevaux, John Strobbins et ses compagnons se dirigèrent vers le milieu de la tranchée de Jarez, où avait été assailli le train. Ils y arrivèrent dans la nuit, après avoir crevé leurs coursiers.
Le train était là, intact, séparé de la locomotive qui, brusquement arrêtée par le mécanicien affolé, avait déraillé une deuxième fois et s’était couchée en travers de la voie.
Un régiment de fantassins mexicains, campé des deux côtés de la tranchée, surveillait le précieux wagon.
— Il ne nous reste plus qu’à attendre ! fit John Strobbins. Toi, Reno, tu vas rester avec moi pour jouer une petite comédie que j’ai préparée. Vous autres, Ralph et Alexander, vous pouvez repartir pour Frisco, l’affaire est enlevée… Voilà chacun mille dollars !…
Les deux hommes, sans se permettre la moindre interrogation, empochèrent les billets de banque et s’éloignèrent :
— Viens, Reno ! fit John Strobbins.
La locomotive envoyée de Benson arriva dans la soirée alors qu’il faisait déjà nuit.
Le wagon d’argent y fut aussitôt attelé et, derrière lui, deux grands fourgons contenant chacun trente-cinq réguliers mexicains commandés par un capitaine.
Ce petit convoi s’ébranla aussitôt : sous les boggies du wagon d’argent John Strobbins et Reno étaient agrippés, attendant le moment propice pour exécuter le hardi projet conçu par le détective-cambrioleur.
Comme la voie était affaissée par endroits, le train n’avançait que lentement.
À quatre heures du matin, il atteignit Nogadès et, aussitôt, John Stobbins et Reno sautèrent à terre.
Dans l’obscurité que dissipait de loin en loin quelques lanternes fixées sur des pieux, les deux hommes se dirigèrent vers la locomotive.
Le chauffeur, debout sur le tender, surveillait le robinet par lequel une trombe d’eau coulait d’une citerne érigée sur le bord de la voie dans le réservoir de route. Le mécanicien, accoudé à la rambarde d’acier, fumait une cigarette pour se délasser en attendant le départ.
John Strobbins et Reno arrivèrent à contre-voie jusque dans l’étroite échelle de fer accédant à la plate-forme de la machine. John Strobbins, leste comme un chat, escalada d’un bond les quatre échelons, sauta sur le charbon emplissant le tender et, par derrière, saisit le chauffeur par le cou.
L’homme, suffoqué, s’affaissa sans avoir pu crier : John Strobbins, le maintenant sous son genou, lui serra la gorge d’une main et, de l’autre, le garrotta avec une dextérité telle que le pauvre chauffeur fut ficelé de la tête aux pieds avant de savoir exactement ce qui lui arrivait.
Le mécanicien, au bruit fait par son compagnon en tombant, avait tourné la tête. Il voulut crier, juste au moment où Reno, arrivant derrière John Strobbins, lui passait un foulard de soie autour du cou. La respiration coupée, il glissa sur le parquet de tôle et fut aussitôt ligoté.
Cette scène n’avait pas duré vingt secondes. Leurs deux victimes bâillonnées et couchées parmi le charbon du tender, John Strobbins et Reno, s’étant coiffés des casquettes du chauffeur et du mécanicien, prirent leur place.
John Strobbins s’occupa de la machine et Reno du robinet de la citerne. Le réservoir du tender étant plein, il le ferma, puis, sur l’ordre de John Strobbins, il engouffra du charbon dans le fourneau de la locomotive.
Sur le quai de la gare, nul ne s’était aperçu de rien. Quelques soldats couraient dans l’obscurité autour d’un marchand d’aguardiente qui était accouru à la nouvelle de l’arrivée du train.
Un coup de sifflet de leur chef les fit regagner leurs wagons.
— Êtes-vous prêt, mécanicien ? cria le señor Alonzo.
— Yes ! répondit John Strobbins.
— En route, alors.
Le chef de gare siffla. John Strobbins fit mugir la sirène de la locomotive et, d’un geste précis, ouvrit le registre de vapeur. Lentement, la lourde machine s’ébranla, entraînant le reste du convoi.
— Je crois maintenant, mon cher Reno, que le wagon d’argent est à nous ! murmura le détective-cambrioleur.
— Mais… les soldats ?…
— Laisse-moi faire ! Je n’oublie pas ces braves !
X
Le train emportant James Sharper traversa sans incident toute la Californie et atteignit Gila-City où Sharper apprit par un télégramme que le wagon d’argent, escorté par deux compagnies de soldats mexicains, venait d’arriver à Nogadès d’où il allait repartir une heure plus tard, juste le temps de ravitailler la locomotive !
À la pensée que quatre-vingts milles à peine le séparaient de son trésor, si providentiellement récupéré, James Sharper pensa défaillir de joie. Bien que la nuit, déjà, fût venue, il ordonna au mécanicien de son train de repartir aussitôt pour aller à la rencontre du précieux wagon.
Malgré tout, le directeur de la Estrella de Plata pensait qu’il ne serait tranquille que lorsqu’il aurait vu de ses yeux et touché de ses mains les scellés de plomb fermant les ouvertures du wagon enfermant la plus grande partie de sa fortune.
Maugréant, le mécanicien qui comptait se reposer à Gila-City remit sa machine en marche.
Le minuscule train à vive allure quitta la gare. Dans son wagon-salon, James Sharper, debout derrière une fenêtre, regardait le paysage défiler devant lui. Il lui semblait que le train n’avançait pas ! Et pourtant, le mécanicien, ayant hâte d’en finir, avait mis sa machine à toute vitesse, soit quatre-vingt-dix milles à l’heure. Mais Sharper comptait les secondes !
Le paysage, qui était plat autour de Gila-City, changea bientôt. Le train entra dans une profonde tranchée et force fut à Sharper de quitter son poste d’observation, puisqu’il n’y avait plus rien à voir. La tranchée aboutissait à un tunnel. Le train s’y engouffra.
Pour calmer son impatience, le directeur de la Estrella de Plata alluma un cigare. Ce tunnel n’en finissait pas !
James Sharper allait jeter son cigare arrivé au bout, lorsque, tout à coup, il entendit le grincement des freins sur les roues et une violente secousse faillit le faire choir. Stupéfait et furieux, il put pourtant se retenir au bras de son fauteuil et se dressa. Progressivement, son train s’arrêtait, cependant que le sifflet de la locomotive déchirait l’air et résonnait sinistrement sous la voûte du tunnel.
Après avoir parcouru encore trois cents mètres environ, le train stoppa.
Sharper, d’un geste rageur, saisit la sonnette d’alarme et la tira si fort que la poignée, arrachée, lui resta dans la main :
— Brute infâme de mécanicien ! Si je ne fais pas flanquer à la porte ce sinistre idiot, je veux être pendu ! Stopper au milieu d’un tunnel ! Il est fou, je crois bien !
Et Sharper, au paroxysme de la fureur, bondit vers la porte de son wagon pour sauter sur la voie et demander quelques explications.
Mais, avant qu’il eût atteint le marchepied, le sifflet de la locomotive cessa de hurler et le directeur de la Estrella de Plata put entendre distinctement une formidable clameur poussée par cinquante voix humaines ! Il frissonna, saisi d’un vague pressentiment, et sauta à terre.
Dans le tunnel, les cris continuaient.
Sharper courut vers la locomotive et, lorsque ses yeux se furent un peu accoutumés à l’obscurité, il aperçut, à contre-voie, deux grands fourgons auxquels, par précaution, on avait accroché des lanternes rouges. Autour des deux véhicules, une cinquantaine d’hommes vociféraient en espagnol.
Deux d’entre eux brandissaient des lampes à pétrole, décrochées du plafond des fourgons qu’elles servaient à éclairer. Leur lueur incertaine permit à Sharper de reconnaître que les occupants des fourgons n’étaient autres que des soldats mexicains : les boutons de cuivre de leurs uniformes brillaient dans les ténèbres.
Des soldats mexicains ?… Sharper entrevit la vérité : John Strobbins !… C’étaient des soldats mexicains qui escortaient le wagon d’argent. Et c’étaient eux, sans doute, qu’il avait devant lui.
Il accéléra sa course et faillit trébucher en heurtant un des porteurs de lampe en train de s’expliquer avec le mécanicien :
— Quoi ?… Qu’arrive-t-il ?… s’écria le directeur de la Estrella de Plata. Ce train… c’est le mien !… Mon wagon ?… Où est-il ?… Pourquoi vous êtes-vous arrêté au milieu du tunnel ?
Le porteur de la lampe, qui était revêtu de l’uniforme de capitaine de l’armée mexicaine, se tourna vers Sharper et, en anglais, grommela :
— Qui êtes-vous, monsieur ?
— C’est mister Sharper, le propriétaire du wagon, expliqua le mécanicien ! Nous venions à la rencontre du wagon !
— Ah !… vous êtes M. Sharper ?… Ah ?… Je n’y comprends rien !… Mais… enfin… ce n’est pas vous qui nous avez fait abandonner dans le tunnel, je suppose ?…
— Comment ? Abandonner dans le tunnel ? hurla Sharper, hors de lui. Moi ? Dites donc ?… Qu’est-ce que cela veut dire ? Et le wagon ? Où est le wagon ?…
— Le wagon ?… Il est loin, sans doute !… Nous…
Mais Sharper n’écoutait plus. Fou de rage, il arracha la lampe des mains de l’officier mexicain et se mit à courir vers les deux fourgons. Il en eut bientôt fait le tour. Ils étaient seuls ! Le wagon d’argent et la locomotive qui traînait le convoi avaient disparu !
Trois fois il tourna autour des deux fourgons comme s’il ne pouvait se résoudre à l’évidence. Il s’arrêta enfin et hurla :
— Mécanicien ! mécanicien ! Où êtes-vous ? Il faut poursuivre ces…
— Votre mécanicien, monsieur, a été poser des pétards derrière nous pour éviter qu’un autre train ne nous tamponne ! répondit le capitaine mexicain.
— Qu’il revienne de suite ! Mécanicien !… Mécanicien ! Oh ! le coquin est d’accord avec les voleurs !… D’abord, vous êtes tous d’accord ! On ne me fera pas croire que…
— Por Dios !… Assez, mister Sharper, ou je vous brûle la cervelle ! Je réponds de mes hommes ! Ils sont honnêtes ! Nous sommes partis à huit heures de Nogadès, sans incident. Et, au milieu de ce tunnel, nous avons tout à coup senti que nous ralentissions. Nous ne nous sommes pas émus. Mais nos wagons s’étant arrêtés, je sautai sur la voie afin de me rendre compte de ce qui arrivait. D’abord, je ne vis rien. J’entendis seulement le grondement produit par un autre train – ou ce que je jugeais tel.
« Hélas, c’était notre locomotive qui fuyait, emmenant le wagon d’argent, ainsi que je pus le constater à l’aide d’une lanterne ! Et les voleurs, avant de partir, avaient eu la prévoyance de fixer des lanternes rouges à l’avant du premier fourgon !
« L’affaire est simple ! Le mécanicien et le chauffeur de notre train sont les voleurs ! »
James Sharper hocha la tête sans répondre. Ses dents claquaient :
— Ah ! oui ! ah !… oui ! dit-il enfin.
Pendant près de dix minutes, il resta ainsi prostré, en proie à un désespoir effrayant. Il frissonna en se sentant toucher le bras. C’était son mécanicien qui revenait.
Il tenait d’une main une des lanternes de sa locomotive et de l’autre un paquet quadrangulaire enveloppé de papier blanc.
— Je n’ai pas eu à poser de pétards, monsieur ! dit-il. Il y en avait déjà ! J’ai même trouvé ce machin-là, où il y a votre nom… On dirait une boîte de biscuits… Prenez garde, c’est peut-être une bombe !
Sharper, hagard, se recula.
Bravement, l’officier mexicain prit l’objet des mains du mécanicien.
De son canif, il coupa la ficelle qui l’entourait et déploya le papier qui l’enveloppait et sur lequel étaient tracés ces mots : Pour James Sharper, de Magdalena. Il découvrit ainsi une boîte en fer-blanc, ayant, comme l’avait deviné le mécanicien, contenu des biscuits, mais qui, pour l’instant, renfermait une large carte de visite…
— Donnez ! s’écria Sharper qui avait suivi de l’œil le travail de l’officier mexicain.
Celui-ci, un pli méprisant aux lèvres, lui tendit la carte.
Éclairé par la lanterne de la locomotive que tenait le mécanicien, le directeur de la Estrella de Plata approcha la carte de ses yeux. Ainsi qu’il l’appréhendait il lut, gravé :
JOHN STROBBINS,
Détective-cambrioleur.
Au dos, ces quelques mots étaient écrits au crayon :
Cher monsieur Sharper,
J’espère qu’on vous remettra cette carte. J’ai les 22.000 kilos d’argent. Ils sont en sûreté. Je les tiens à votre disposition contre la modeste somme de 400.000 dollars, moyennant quoi je vous tiendrai quitte et M. Filmer aussi.
C’est pour rien : l’argent a beaucoup haussé et vous gagnez encore 50.000 dollars à cet échange. J’attendrai une réponse dans le « Galveston Herald » de jeudi. Sinon, je considérerai que vous n’avez pas reçu cette carte.
JOHN STROBBINS.
— John Strobbins !!! Je le savais ! hurla Sharper en s’agitant comme un dément. Mais on ne vole pas un wagon comme une simple banknote ! Partons ! partons ! Nous avons déjà trop tardé : il ne peut être loin !… En route, mécanicien ! Allons à Nogadès ! Nous télégraphierons dans toutes les directions ! Il faudra bien qu’on pince ce voleur !
M. Sharper courut vers son wagon :
— Et nous ? s’écria l’officier mexicain. Croyez-vous que nous allons rester ici ?… Vous allez permettre à mes hommes et à moi de monter dans votre wagon, ou nous ne vous laissons pas partir !
— Eh ! montez ! faites ce que vous voulez ! Mais partons ! vociféra le directeur de la Estrella de Plata.
— Montez, mes garçons, commanda l’officier.
Les soldats, qui, déjà, faisaient entendre de menaçants murmures, s’élancèrent à l’assaut du wagon-salon qu’ils emplirent.
Silencieux et morne, Sharper alla s’asseoir dans un coin.
Presque aussitôt, le train reprenait sa marche.
Il arriva à Nogadès un peu après minuit, Sharper se précipita aussitôt au télégraphe et lança dans toutes les directions l’annonce du vol du wagon d’argent.
Pendant toute la nuit, il resta écroulé, fiévreux et désespéré, dans un fauteuil du bureau du télégraphe, attendant en vain l’annonce de l’arrestation de John Strobbins et du wagon dérobé.
Rien. Nul n’avait vu ni wagon ni locomotive ! James Sharper, en proie à une rage épouvantable, se jeta dans le premier train qui passait à destination de San-Francisco où il arriva trois jours plus tard.
Toujours aucune nouvelle du wagon. Mais, chez lui, une lettre l’attendait. Elle était de John Strobbins et venait de Galveston :
Cher monsieur, disait cette aimable missive, vous n’aviez certainement pas reçu le mot que j’ai laissé dans le tunnel et je le regrette bien car, ne recevant pas de réponse, j’ai vendu les lingots contenus dans le wagon. Je vous tiens quitte et vous avise que celui que vous avez dépouillé de ses titres vous tient quitte lui aussi. Tout est donc pour le mieux.
JOHN STROBBINS.
Il est inutile de décrire l’exaspération du directeur de la Estrella de Plata en lisant ces quelques lignes : pour tout dire, il suffoquait !
Car déjà, de tous côtés, on l’accusait d’être de connivence avec le mystérieux voleur d’argent : la hâte intempestive que Sharper avait mise à expédier les lingots alors que le prix du métal était en baisse et que la révolution grondait dans la Sonora ; son inexplicable obstination à aller au-devant du train amenant le wagon d’argent, tout cela, c’était louche.
Pour réduire ces bruits à néant, il eût fallu que Sharper racontât ses démêlés avec John Strobbins et Filmer et il n’osait le faire car il eût dû mentir et mentir, c’eût été s’attirer une réponse de John Strobbins, et une verte réponse !
James Sharper se tut donc.
Et, pour comble de malheur, comme il avait omis, par une négligence singulière et qui fut très commentée, d’assurer le wagon d’argent, il dut rembourser sur ses deniers les 15.000 kilos d’argent appartenant aux actionnaires et donner sa démission de directeur de la Estrella de Plata.
Tous comptes faits, il se trouva ruiné et suspect à tous. C’est alors qu’il regretta de n’avoir pas accepté les propositions de John Strobbins.
Ainsi qu’on l’a deviné, le détective-cambrioleur, aidé de Reno, avait tout simplement profité du passage sous un tunnel du train qu’il conduisait pour dételer les deux wagons contenant les soldats mexicains.
Puis, au premier aiguillage, il avait rebroussé chemin et lancé sa machine sur la ligne Denver-Mexico jusqu’au pont du rio San-Antonio. Arrivé là, il avait déboulonné et enlevé un rail et, après avoir remis la locomotive en marche, sauté à terre ; deux minutes plus tard, la lourde machine déraillait et s’engouffrait dans le fleuve entraînant avec elle le wagon d’argent.
John Strobbins et Reno, après avoir reboulonné le rail cause du déraillement, avaient tranquillement gagné la station la plus proche d’où ils avaient pris le premier train pour Galveston.
Arrivé dans cette ville, John Strobbins, n’ayant trouvé aucune réponse de James Sharper, lui avait écrit la lettre qui précède.
De Galveston, le détective-cambrioleur regagna San-Francisco où il retrouva le pauvre Filmer qui, resté à Nogadès, avait attendu en vain le retour de son protecteur et l’avait cru mort en apprenant l’attaque du train par les soldats du général Lobo.
John Strobbins, généreusement, remit aussitôt à Filmer un chèque de 200.000 dollars en disant :
— J’ai le wagon d’argent en entier. Il est en lieu sûr, où personne ne me l’enlèvera. J’en ferai prendre le contenu en temps opportun. Vous voici remboursé !
C’est en vain que Filmer, curieux, voulut savoir ce qu’était devenu le précieux wagon. John Strobbins le poussa doucement à la porte en lui donnant ce conseil :
— Restez honnête, mon jeune ami, car, croyez-moi, il est très difficile et il faut beaucoup de travail pour vivre en ne l’étant pas ! Vous l’avez vu !
Et M. Galwinn, chef de la Police de New-York, reçut peu après ce simple mot :
Ne cherchez plus l’auteur de l’incident du Général-Grant : c’est moi, John Strobbins. Cela m’a rapporté 200.000 dollars : convenez que cela valait bien la peine de retarder deux heures un ferry-boat !- FIN
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[1] Pâté de maisons.
[2] Les vêtements des forçats américains sont en toile rayée.
[3] On compte aux États-Unis par livres anglaises ; kilos a été mis ici pour la clarté du récit.
Date de dernière mise à jour : 19/01/2025
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