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BIBLIOBUS Littérature

Le quatrième larron - José Moselli (1882 – 1941)

 

I

Il est certain que l’affaire de la San-Francisco Life Company, qui rapporta à John Strobbins la confortable somme de deux millions six cent quarante mille dollars, fut une des mieux combinées de la carrière du détective-cambrioleur. Elle fit grand bruit, autant par l’importance de la somme que par les moyens mis en œuvre par John Strobbins pour se l’approprier.

Sans doute parce qu’il estimait nécessaire que le silence se fît un moment autour de son nom, ou bien parce qu’il s’occupait sous un nom supposé à dépenser joyeusement le fruit de son ingéniosité, toujours est-il que, pendant les quatre mois qui suivirent cette affaire, nul, à San-Francisco pas plus qu’ailleurs, n’entendit parler de ce gentleman.

Le chef de la Sûreté de la capitale de la Californie, l’honorable James Mollescott, respira.

Il crut son cauchemar évanoui ! Il espéra que John Strobbins, gavé d’argent, ou pris du goût des voyages, avait enfin mis un terme a ses exploits, ou, du moins, en avait transporté le théâtre ailleurs.

Il ne se trompait qu’à moitié, tant il est vrai que ce digne policier ne faisait jamais les choses entièrement.

John Strobbins, en effet, était loin de San-Francisco, à l’autre bout de la vaste terre.

Mais, à l’heure présente, les trains vont vite, les paquebots volent sur les océans domptés ; et, sagement, John Strobbins, s’il allait fort loin quelquefois manigancer ses extraordinaires combinaisons, ne manquait jamais de revenir à San-Francisco, ville qu’il affectionnait, non point tant pour la douceur de son climat, que pour les commodités qu’il y trouvait pour déjouer les ruses de ses ennemis naturels – ce qui s’entend par gens riches et policiers.

M. James Mollescott, aussi bien que son utile et fidèle limier, le détective Peter Craingsby, étaient loin de songer à John Strobbins lorsque, par une belle soirée de novembre, ils se promenaient sur les quais de San-Francisco.

Les deux hommes, les lèvres bouchées d’un énorme cigare, confisqué à quelque contrebandier, n’échangeaient que quelques rares paroles. Ils prenaient plaisir à voir glisser sur l’eau noire les massifs ferryboats étincelants de lumère, et manœuvrer les énormes cargos emplis de grains, qui, lentement, accostaient les quais.

À petits pas, les deux hommes, béats, avançaient parmi les ballots et les caisses encombrant la chaussée, sous la lueur violente des lampadaires électriques hauts comme des tours.

C’était la fin de la journée ; le sifflement de la vapeur, le cliquetis métallique des treuils, les interpellations des dockers se faisaient de moins en moins bruyantes, comme si hommes et machines sentaient pareillement leur fatigue.

James Mollescott cracha son cigare qui menaçait de lui brûler la moustache, et murmura :

— Je rentre, Craingsby !… Venez-vous ?… Nous dînerons ensemble !

Peter Craingsby ne répondit pas.

Depuis quelques instants, il examinait la manœuvre incertaine et maladroite d’un grand trois-mâts qui, tiré par deux puissants remorqueurs, se rapprochait peu à peu du quai.

James Mollescott, surpris de ne pas avoir de réponse, toucha son compagnon à l’épaule et grogna :

— Craingsby ! Old fellow ! Voilà que vous êtes sourd, maintenant ?

— Quoi ? moi, sourd, chef ? fit le détective en tressaillant.

— Pas le bar-keeper d’en face, bien sûr !… Je viens de vous inviter à dîner avec moi et vous ne me répondez même pas !

— Oh ! chef !… Excusez-moi !… Vraiment, je n’avais pas entendu : je regardais accoster ce voilier qui manœuvre en dépit du bon sens : s’il n’enfonce pas le quai, je veux être pendu !

M. James Mollescott haussa les épaules : les choses de la marine lui importaient peu. Et il avait faim.

Pourtant, il regarda le trois-mâts.

Malgré tout, il montra quelque surprise : les voiles du navire, mal carguées, étaient gonflées par la brise de Nord-Ouest qui poussait rapidement le trois-mâts vers le quai, malgré les efforts des remorqueurs pour le retenir.

Des hurlements retentissaient, décuplés par le cuivre des porte-voix :

— Ho ! du navire ! Serrez vos voiles !… Qu’attendez-vous ? Amenez vos perroquets !… Vous allez toucher !… Capitaine !… Capitaine ! Bloody Fool !… Rascal !… Vous allez défoncer le quai !… Ho ! du navire !… Ho !

Mais, sur le trois-mâts, nul ne bougeait.

L’éclat des lampadaires électriques du quai permettait d’apercevoir les marins groupés à l’arrière, immobiles, et qui semblaient se désintéresser complètement de la manœuvre du navire.

De fait, sous l’effort du vent gonflant ses voiles, le trois-mâts dérivait vers le quai avec une vitesse toujours croissante.

L’abordage, maintenant, paraissait inévitable. Une foule de dockers, charretiers, simples passants, se formait pour ne rien perdre de la catastrophe. Et déjà des paris s’engageaient :

— Il va taper près du canon !

— Mais non ! C’est là, près du réverbère, qu’il cognera ! Gare dessous !

— Tu es fou ! Le vent le pousse vers le canon !

— Cinq dollars qu’il va démolir le lampadaire avec son beaupré !

— Tenu !

Le trois-mâts n’était plus qu’à dix mètres. L’angoisse avait fait taire la foule. On n’entendait que le halètement précipité des machines des remorqueurs qui s’efforçaient, en vain, de ralentir l’élan du mystérieux navire.

Les marins, toujours immobiles à l’extrême arrière, regardaient curieusement la foule et l’on pouvait percevoir le murmure indécis de leurs conversations.

James Mollescott et Peter Craingsby, curieux par profession, s’étaient mêlés à la foule.

Soudain, il y eut un remous dans l’assistance, la boute-hors du trois-mâts venait de surplomber le quai.

Ce fut une panique. De tous côtés, les curieux s’enfuirent. Au même instant, l’avant du voilier, tel un coin d’acier, heurta les pierres du quai ; elles éclatèrent sous le choc, avec un bruit comparable à celui d’une décharge d’artillerie.

Sous l’effort de sa masse, le trois-mâts pénétra à plus de deux mètres dans le quai, puis se coucha sur le flanc. Des craquements précipités crépitèrent, et, l’un après l’autre, le mât de misaine, le grand mât et le mât d’artimon, brisés au ras du pont par la violence du choc, s’abattirent sur le côté, entraînant avec eux vergues, agrès et voiles !

Mille cris d’horreur retentirent : un des deux remorqueurs venait d’être atteint par une des vergues !

Sa cheminée écrasée, sa chaudière éventrée lancèrent vers le ciel un jet de vapeur et de flammes à la lueur desquelles on vit un homme sanglant se dresser dans une attitude de terreur effroyable… Puis, tout rentra dans le noir, et le remorqueur, frappé à mort, s’engloutit d’un seul coup au milieu d’un tourbillon d’écume.

Le trois-mâts, enfoncé comme un clou dans le quai, que son avant dominait de plusieurs mètres, ne bougeait plus.

Ses marins avaient couru vers le gaillard et, déjà, s’occupaient à installer des échelles pour descendre à terre.

La foule, maintenant qu’il n’y avait plus de danger, refluait vers le navire en poussant des cris de mort.

Deux hommes déterminés bondirent vers un agrès qui pendait et se mirent en devoir de se hisser sur le trois-mâts dont on pouvait très bien lire le nom peint de chaque côté du beaupré : Corysandre.

James Mollescott et Peter Craingsby n’avaient rien perdu du drame rapide – il n’avait pas duré cinq minutes – qui venait de se jouer sous leurs yeux.

Le chef de la Sûreté tira de sa poche son sifflet d’argent, et modula un son strident pour appeler les policemen du voisinage.

— Que personne ne monte ni ne descende de ce navire ! dit-il rapidement à Peter Craingsby.

— Oui, chef !

Le détective sortit son revolver et bondit vers les deux hommes qui, lentement, se hissaient le long des agrès pendant contre la coque du Corysandre.

— Redescendez ! ordonna-t-il, ou je tire.

Les deux gaillards tournèrent la tête. Un instant, ils hésitèrent. Mais, à son attitude, ils comprirent que le détective ne plaisantait pas et se laissèrent glisser sur le sol.

Craingsby, les ayant dévisagés, s’écria :

— Ne bougez pas !… Restez-ici !

Les deux hommes tressaillirent, puis, prenant soudain leur parti, ils bondirent vers le bord du quai, et, avant que le détective, surpris, ait eu le temps de faire usage de son arme, se jetèrent à l’eau et disparurent au milieu des épaves jonchant le port.

Sur le Corysandre, les marins s’apprêtaient à descendre par l’échelle de corde qu’ils venaient de fixer à la rambarde du gaillard d’avant ; Peter Craingsby brandit son revolver :

— J’abats le premier qui descend ! gronda-il.

Les marins n’osèrent pas désobéir.

Autour du détective, la foule, immobile, continuait ses clameurs de mort. Un instant arrêtée par le revolver de Craingsby, elle allait de nouveau se ruer à l’assaut du fatal navire, lorsque James Mollescott, entouré de six policemen accourus à l’appel de son sifflet, apparut ; à son aspect, les assistants s’écartèrent :

— Restez ici avec quatre hommes, Craingsby ! dit-il, et que personne ne débarque sans mon ordre ! Je viens d’envoyer un homme téléphoner à la caserne de Marble-House pour que l’on m’envoie du renfort !… Je vais voir ce qui se passe à bord de ce navire !… Dick !… Ralph ! suivez-moi !

Et James Mollescott, empoignant l’échelle de corde que venaient de fixer les marins du trois-mâts, se hissa à bord du Corysandre.

Les deux policemen – Dick et Ralph – qu’il avait désignés, le suivirent.

— Hands up ! (les mains en l’air !) ordonna Mollescott aussitôt arrivé sur le pont du navire : et il tira son revolver.

Dick et Ralph l’imitèrent.

Les marins, maugréant, obéirent.

— Où est le capitaine ? demanda le policier.

Pas de réponse.

— Où est le capitaine, entendez-vous, rascals ? Je suis le chef de la Sûreté de San-Francisco ! Je vous ferai tous coucher en prison, ce soir !

Les matelots lancèrent des regards de haine à Mollescott. L’un d’eux, après une brève hésitation, s’écria :

— Il est là-bas ! Tenez !…

Mollescott se tourna vers l’endroit indiqué par le marin et aperçut un être échevelé, vêtu d’un uniforme abracadabrant : pantalon de toile blanche bariolé de vert et de rouge, vareuse de flanelle écarlate où étaient accrochés trois pipes et un pot à moutarde !…

L’homme était coiffé d’une ceinture de flanelle qui lui entourait la tête au ras des yeux. De hautes bottes de toile peinte le chaussaient !

Accroupi sur le pont, près du tronçon du grand mât, il s’occupait tranquillement à gratter avec son couteau une carte marine toute déchirée.

II

À l’aspect de ce bizarre individu, James Mollescott haussa violemment les épaules.

— Alors, dit-il aux marins, vous ne voulez pas me dire où est votre capitaine ?

— Puisqu’on vous dit que c’est celui que vous voyez là ! reprit le matelot qui avait désigné l’homme si drôlement accoutré.

Et comme Mollescott faisait un geste de menace, il reprit :

— Que vous le croyiez ou que vous ne le croyiez pas, c’est notre capitaine, le skipper Sam Arundel, de Glasgow. D’ailleurs, ses papiers sont dans sa cabine !

James Mollescott regarda bien en face son interlocuteur :

— Et vous, dit-il brutalement, qui êtes-vous vous-même ?

— Basil Stockman, de Newport, bossman[1] du Corysandre !

— Alors, l’homme qui est là est votre capitaine ?

— Il y paraît ! gouailla Basil Stockman.

— Et le premier officier ? Où est-il ?

— Malade ! dans sa cabine !

— Le lieutenant ?

— Il n’y en a pas !

— La loi américaine oblige les navires naviguant au long cours d’avoir à bord au moins trois officiers !

— Et moi ? Me prenez-vous pour un cancrelat !

— C’est bon ! Vous discuterez cela avec le Prosecuting attorney ! D’où venez-vous ?

— De Freemantle !

— Freemantle ?

— Oui, Freemantle ! Freemantle, en Australie !

— Et c’est vous qui avez commandé la manœuvre ?

— Oui !

— Pourquoi avez-vous jeté votre navire contre le quai ?

— Je ne l’ai pas fait exprès !

— Je l’espère pour vous !… Il fallait faire attention ! On vous criait de serrer vos voiles !… Vous saviez bien que cela doit se faire lorsqu’on entre dans un port !

— Probable ! Et ce n’est pas vous qui me l’apprendrez !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Dites-moi, monsieur le chef de… de je ne sais pas quoi ?

— De la Sûreté californienne ! Et je pourrais bien vous l’apprendre avant peu !

— C’est à voir ! Mais de quel droit m’interrogez-vous ?… Il y a un capitaine et un second à bord… Allez les voir ! Je ne suis que bossman, moi ! J’ai fait pour le mieux !… D’abord, le tribunal maritime appréciera !

James Mollescott regarda l’insolent Basil Stockman dans les yeux :

— Je vous demande pourquoi vous n’avez pas fait carguer les voiles en arrivant dans le port ? dit-il.

— Hell and dammit ! Mais vous avez donc de la… boue dans les yeux ! exclama le bossman (il se servit même d’un mot plus énergique que boue)… Les hommes ne se tiennent plus debout ! Regardez-les !… Il y en a douze ! Ils étaient vingt-sept au départ ! Nous avons eu une épidémie de béri-béri… et ceux qui ont survécu ne valent pas mieux que ceux qui sont morts !… Je leur ai fait, d’en bas, carguer les voiles !… pour les serrer complètement, il m’eût fallu les envoyer dans la mâture ! Ils ne sont pas seulement capables de se tenir droits, et seraient tombés comme des punaises d’un plafond lorsque la maison s’écroule !

L’homme haussa les épaules.

James Mollescott regarda les marins et s’aperçut alors qu’ils avaient tous des faces de cadavre : leur peau jaunâtre et sèche était collée sur leurs os. Un large cercle de bistre cerclait leurs yeux caves et qui brillaient de fièvre.

Il n’insista pas et, risquant à chaque pas de glisser sur le pont incliné du navire à demi chaviré, il descendit du gaillard d’avant et se dirigea vers l’homme à costume de carnaval que Basil Stockman lui avait affirmé être le capitaine Sam Arundel.

Ce dernier, s’apercevant que James Mollescott marchait sur lui, se leva et resta deux secondes immobile.

Puis, soudain, il arracha le pot à moutarde accroché à sa vareuse et le lança de toutes ses forces dans la direction du chef de la Sûreté.

James Mollescott eut à une opportune inclinaison de tête de n’avoir point le crâne brisé.

Furieux, il leva sa main armée d’un revolver.

Il allait tirer, lorsque Sam Arundel éclata de rire et se mit à danser une gigue effrénée en hurlant :

 

Le capitaine de Chicago,

Qui mange la viande et laisse les os !

Hallo, Hallo, Hallo, Hallo !!

Je suis le capitaine de Chicago !

 

James Mollescott ne douta plus qu’il avait un fou devant lui. Il se dirigea vers l’arrière du navire en faisant un crochet pour éviter le personnage.

Mais celui-ci, interrompant sa gigue, bondit à la suite du chef de la Sûreté.

Il allait atteindre Mollescott, mais, d’un coup de poing asséné au milieu du visage, le policier l’envoya rouler sur le pont et poursuivit sa marche.

James Mollescott gravit l’échelle de la dunette et pénétra dans les logements des officiers. Il lut sur une porte : chief officier, et y frappa.

— Entrez ! dit une voix faible.

Mollescott obéit.

Il ouvrit la porte et pénétra dans une étroite cabine, meublée d’un lit surélevé, surmontant trois tiroirs, et d’une banquette rembourrée de crin.

Par un étroit hublot, la lueur blafarde des lampes électriques du quai filtrait tant bien que mal.

— Que voulez-vous, gentleman ? demanda l’homme qui était couché dans le lit.

— Je suis le chef de la Sûreté de San-Francisco !…

— Ah !… Nous sommes à San-Francisco, alors ?

— Vous ne le savez pas ?

— Non ! j’ai les deux jambes brisées !… Je ne suis pas monté sur le pont depuis trois semaines !… J’ai entendu, tout à l’heure, des hurlements et un choc sourd… Nous avons touché le quai, n’est-ce pas ? Et la mâture est en bas ?

— Oui !… Vous êtes le premier officier du navire ?

— Oui, monsieur ! William Winckler, capitaine de la marine britannique !

— Savez-vous que le capitaine est fou !

— Non ! je le savais malade… Il est fou !

— Oui !… Qu’est-il arrivé ?

William Winckler allait répondre.

À ce moment, un bruit de pas précipités se fit entendre sur la dunette. Un grand gaillard maigre, au visage osseux et basané, apparut à la porte de la cabine ; James Mollescott le vit et s’écria :

— Monsieur Buggy-Black ? vous ici ?

C’était en effet, master Buggy-Black, propriétaire du Moon’s Hole Bar, un des plus beaux établissements de San-Francisco, qui était devant lui.

— Oui, moi ! grogna Buggy-Black… ce navire m’appartient ! Ah ! ah !… Laissez-moi, je vous prie ! Ho ! Master Winckler, où est mister Smiley, le subrécargue ?

— Mais… il est mort, je pense ! Il a reçu une poulie sur la tête, un peu avant le passage de la ligne !

— C’est cela ! Il est mort !… Et le capitaine est fou !… C’est vous qui les avez assassinés, misérable !

— Master Buggy ! balbutia William Winckler, indigné, en essayant de se dresser sur son séant.

Mais il poussa un râle de douleur et retomba, les dents claquantes.

— Mister Mollescott, s’écria Buggy-Black, j’accuse cet homme d’avoir assassiné le subrécargue Thornton Smiley, et d’avoir, par des manœuvres que la justice élucidera, provoqué la folie du capitaine Sam Arundel !

James Mollescott resta impassible.

— L’accusation que vous portez là est grave, monsieur Buggy-Black ! dit-il. Et, sans vouloir la discuter, il est de mon devoir de vous demander si vous possédez quelques preuves à l’appui de vos dires…

— Tout l’équipage, que je viens d’interroger, témoignera, monsieur Mollescott !

— Je ne vois pas bien le motif ? fit le chef de la sûreté.

— Le motif… Buggy-Black eut une brève hésitation. Le motif ? Il est clair !... De s’emparer du navire… et de le vendre, sans doute !

— À lui tout seul ? Blessé comme il l’est, que vouliez-vous que cet homme fasse d’un navire ? Comment l’eût-il manœuvré ?

— Eh ! monsieur Mollescott, il n’était pas encore blessé quand le subrécargue est mort et que le capitaine est devenu fou !… Et, sans doute, devait-il avoir des complices parmi les matelots qui sont morts… et même parmi ceux qui survivent !

Le chef de la sûreté de San-Francisco hocha la tête :

— Nous verrons cela ! dit-il… En attendant, je vais faire transporter cet homme à l’hôpital où il sera consigné à la disposition de la justice !

— Je suis innocent ! clama William Winckler qui avait écouté ce colloque en silence.

— Dans ce cas, ne craignez rien ! fit James Mollescott, paisible. Voulez-vous m’accompagner, monsieur Buggy-Black ?

— J’ai quelques renseignements à demander à cet homme ! fit l’interpellé après un bref silence.

— À votre aise !…

« Seulement, je vous serais obligé de bien vouloir passer tout à l’heure à mon cabinet, Montgomery-Avenue…

— Vous pouvez compter sur moi, monsieur Mollescott !

Le chef de la sûreté inclina la tête et sortit de la cabine.

Tout à coup, au moment où il saisissait la rampe de l’escalier conduisant sur la dunette, un homme titubant sortit d’une des cabines. Il regarda James Mollescott d’un air stupide et râla :

— John Strobbins !… aaah !… John Strobbins !…

— John Strobbins ? répéta James Mollescott, devenu d’une pâleur mortelle.

Mais l’homme étendit les mains comme pour se retenir, et s’écroula, d’un seul coup, foudroyé !

James Mollescott, hagard, se pencha sur lui et reconnut qu’il était mort !

III

John Strobbins ! Que venait faire John Strobbins dans cette affaire ?

James Mollescott, immobile, se le demanda. Il sentit confusément que, du moment que le détective-cambrioleur était mêlé à cette sinistre histoire, il ne pouvait advenir que désagréments et ennuis pour lui, Mollescott.

Le chef de la sûreté de San-Francisco, après un dernier regard au marin mort si tragiquement à ses pieds, enjamba le cadavre et remonta sur la dunette. De là, il gagna l’avant du Corysandre, où les marins se tenaient sous la surveillance des policemen Dick et Ralph. Il se dirigea droit sur Basil Stockman et dit :

— Suivez-moi, vous !

Le maître d’équipage, d’un air indifférent, fendit le groupe de marins au milieu duquel il pérorait et emboîta le pas au policier. James Mollescott le mena devant le cadavre du matelot et demanda :

— Quel est cet homme ?

L’obscurité régnant dans la descente de la dunette ne permit pas à Mollescott de s’apercevoir de l’effroyable pâleur de Basil Stockman à la vue du cadavre. Pourtant, le maître d’équipage, s’étant rapidement ressaisi, répondit d’une voix calme :

— Oh ! mais c’est un de nos matelots !… Il est mort, je crois bien !

— Je vous demande le nom de cet homme ! fit Mollescott impatienté.

— C’est un Français : Maurice Cabasson… il s’est embarqué à Freemantle.

« Tout à l’heure, il était avec nous ! Maintenant, il est mort, à ce qu’il paraît ! Quand je vous disais qu’à bord de ce maudit navire les vivants ne valaient pas mieux que les trépassés !

James Mollescott haussa les épaules.

— Et John Strobbins ?

— John Strobbins ? répéta machinalement Basil Stockman – et James Mollescott perçut que sa voix tremblait légèrement.

— Qu’est devenu John Strobbins ? Répondez-moi sans hésiter ou je vous fais arrêter immédiatement !

À la dernière syllabe du dernier mot de sa phrase, James Mollescott reçut soudain un formidable coup de tête dans le ventre qui le fit s’aplatir contre la cloison et s’écrouler sur le cadavre du matelot français… Étourdi, il voulut se lever ; il appela à lui toutes ses forces, concentra son énergie…

Mais vainement ! La commotion avait été trop forte !

Sans pouvoir bouger ni parler, le chef de la sûreté de San-Francisco vit Basil Stockman bondir dans l’escalier et disparaître.

Quelques minutes s’écoulèrent.

James Mollescott, se sentant quelques forces, se releva, et, titubant, s’accrochant à la rampe, il parvint à remonter sur la dunette.

L’air frais de la nuit le réconforta. Il jeta un regard circulaire autour de lui et vit sur le quai une vingtaine de policemen qui contenaient la foule. À l’avant du trois-mâts, les marins n’avaient pas bougé.

James Mollescott se dirigea vers eux. Son intention était de faire arrêter tout le monde.

Après, on verrait !

Tout à coup, comme il se trouvait au milieu du navire, il sentit le trois-mâts vibrer sous ses pieds et entendit en même temps un gargouillement sourd.

Deux secousses ébranlèrent le Corysandre qui s’inclina lentement ; des cris de terreur retentirent :

— Nous coulons ! Nous coulons !

— À terre ! À terre !

Le gargouillement devenait de plus en plus fort, cependant que le trois-mâts s’inclinait avec rapidité.

James Mollescott, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, autant à cause de sa faiblesse que par suite de la déclivité du pont, siffla, et cria aux deux policemen qui, stoïques, restaient immobiles sur le gaillard pendant que les marins se laissaient glisser à terre :

— Qu’on arrête tout le monde !

— Oui, chef ! répondit un des policemen. Le Corysandre avait cessé de s’incliner. Maintenant, il coulait lentement par l’arrière. Déjà l’eau atteignait le niveau du pont inférieur. Il ne restait plus à bord que Mollescott et les deux policemen Dick et Ralph qui attendaient l’ordre de leur chef pour se laisser glisser eux aussi sur le quai.

James Mollescott allait le leur donner, lorsqu’il se souvint du second William Winckler qui gisait, les jambes cassées, dans une des cabines de la dunette.

Il faut rendre cette justice au chef de la sûreté qu’il ne pensa pas un instant que le blessé était, somme toute, un inculpé. Il ne vit en lui qu’un homme à sauver.

— Ralph ! Dick ! cria-t-il de toutes ses forces ; venez ici !

Les deux policemen, après un instant d’hésitation fort naturelle – car le Corysandre s’enfonçait avec une rapidité effrayante – rejoignirent leur chef en courant.

— Suivez-moi ! fit Mollescott.

Et, autant que le lui permettaient ses forces, le chef de la sûreté se hâta vers la dunette. Déjà, l’eau effleurait les hublots !…

Les trois hommes dégringolèrent l’escalier, enjambèrent le cadavre du matelot français et arrivèrent devant la porte du chief-officer.

James Mollescott l’ouvrit.

Le hublot, heureusement fermé, devait être sous l’eau, car une obscurité complète régnait dans la petite chambre. À tâtons, Mollescott s’approcha du lit.

— Capitaine ! dit-il, vous êtes là ?

— Oui ! Nous coulons, n’est-ce pas ?

— Oui ! Mais je viens vous chercher : je suis le chef de la sûreté !

— Oh ! laissez-moi mourir ! Pour ce que ma carcasse vaut…

— Ralph !… Dick ! Vite !… Là ! droit devant vous ! C’est cela ! Vous le sentez ? Oui ?… Bon… Empoignez-moi cet homme !… Avec douceur !

William Winckler poussa un gémissement.

— Avec douceur, tonnerre ! grogna Mollescott ; il a les jambes brisées !… Vous l’avez !

— Oui, chef !

— En route, alors ! Et vite !… Suivez-moi ! Et attention à ne pas tomber !… Ah ! quelle affaire !

James Mollescott, les poings crispés de rage, – il regrettait de n’avoir pas le temps de faire une perquisition qui eût, sans nul doute, été fructueuse, – se dirigea vers l’échelle.

Il la gravit et arriva sur la dunette dont le plancher était au ras de l’eau.

Il se tourna vers le quai et hurla :

— Des cordes ! Envoyez des cordes ! Il y a un blessé !

— Oui, chef ! répondit Peter Craingsby.

Il y eut un brouhaha.

Des hommes coururent et, presque aussitôt, une dizaine de cordages lancés du quai s’abattirent sur le pont du Corysandre, en même temps que Ralph et Dick, portant William Winckler, apparaissaient.

James Mollescott sentit l’eau venir à ses chevilles.

Il bondit ; il empoigna l’extrémité de la corde la plus proche de lui et courut vers les deux policemen.

En deux secondes, il eut passé la corde sous les aisselles du blessé et l’assujettit au moyen d’un solide nœud.

— Hisse ! hurla-t-il.

Vingt bras halèrent le cordage. Enlevé comme une plume, le chief-officer du Corysandre, inerte, s’éleva vers le quai.

— Montez, vous autres ! ordonna Mollescott aux deux policiers.

Ceux-ci empoignèrent chacun une corde et commencèrent à se hisser.

Il était temps ! Le Corysandre était aux trois quarts sous l’eau, et des frémissements, précurseurs de la catastrophe finale l’agitaient.

James Mollescott attrapa une corde. Il eut à-peine le temps de s’y cramponner, car, soudain, le trois-mâts, empli d’eau, s’arracha du quai, dans lequel son avant était coincé, et, crevé, disjoint, disparut dans l’eau noire qui se referma sur lui.

James Mollescott se hissa sur le quai.

Il était haletant.

Son premier regard fut pour le malheureux Winckler que l’on venait d’étendre sur une bâche aussitôt apportée.

— Craingsby ! cria-t-il.

Le détective, qui s’occupait du blessé, accourut.

— Les marins de ce navire ? Les a-t-on arrêtés ?

— Oui, cher !… Vingt policemen viennent d’arriver ; ils ont cueilli ces drôles à leur descente du navire et les ont emmenés aussitôt à la sûreté !

— Bon !… Vous ferez conduire ce blessé à l’hôpital ; il y…

Des hurlements atroces retentirent. La foule reflua vers le bord du quai : les cris montaient de la surface de l’eau.

Mollescott et Craingsby, intrigués, coururent, eux aussi, voir ce qui se passait ; ils aperçurent au milieu de l’eau noire une tête enturbannée d’une ceinture de flanelle !…

James Mollescott reconnut sans hésiter le capitaine fou du Corysandre : Sam Arundel, qu’il avait perdu de vue depuis sa rencontre avec le matelot français.

— Il faut sauver cet homme ! cria-t-il… Allez-y avec précaution, car il est fou !

Une embarcation se détacha aussitôt du quai, montée par deux douaniers qui avaient entendu, et se dirigea vers le dément.

Mais Sam Arundel, tout en continuant ses hurlements, nageait avec l’aisance et la vélocité d’un poisson.

Avant que le canot l’eût rejoint, il atteignit une des échelles de fer fixées dans le quai et la gravit en trois bonds.

— Empoignez-le ! fit Mollescott… Et attention : c’est un fou !

Deux détectives se précipitèrent sur Sam Arundel.

Le premier s’affaissa après avoir reçu une terrible ruade dans le ventre ; le second, rendu prudent, n’évita pourtant pas un coup de poing magistralement asséné, qui lui cassa trois dents.

Le fou, triomphant, clama :

 

Je suis le capitaine de Chicago !

 

Court triomphe ! Car trois autres détectives le saisirent par derrière et, l’ayant immobilisé malgré ses efforts, lui passèrent les menottes.

— Qu’on l’emmène à la sûreté ! grommela Mollescott. Il n’est peut-être pas si fou que cela !… Craingsby, restez ici avec quatre hommes ; on ne sait jamais !... je vous ferai relever à minuit !

— Bien, chef !

James Mollescott resta un instant immobile, réfléchissant… Il n’avait rien oublié ! Le fou était pris… le malade à l’hôpital… les marins coffrés !…

Seul, le bossman avait échappé ! Mais on verrait à le retrouver !

Satisfait de lui-même, Mollescott fendit la foule qui stationnait sur le quai et avisant une auto de louage qui passait, il se fit conduire à la sûreté. Il se dirigea, aussitôt arrivé, vers le quartier des prisonniers :

— Où a-t-on mis les hommes arrivés tout à l’heure ? demanda-t-il au gardien chef.

— Quels hommes, monsieur Mollescott ?

— Les marins du Corysandre ! Il y en a dix ou douze, voyons !

— Dix ou douze !… Depuis ce soir à cinq heures, aucun prisonnier n’a été amené ici, monsieur Mollescott !

IV

Dire que James Mollescott s’attendait à pareille réponse serait exagéré.

Pourtant, il resta calme : dès l’instant où le nom de John Strobbins avait été prononcé devant lui, il avait envisagé et prévu les pires éventualités.

D’une voix lente, bien scandée, il dit au gardien-chef :

— Ainsi, vous êtes sûr que l’on n’a pas amené ici les marins du trois-mâts Corysandre qui vient de couler dans le port ?

— Je n’ai pas bougé de mon bureau depuis deux heures de l’après-midi, monsieur Mollescott !… Je m’y suis même fait apporter à dîner ! Alors…

— Comment, vous ne mangez pas chez vous ? fit Mollescott, surpris.

— Si, d’habitude ! Mais pas en ce moment : ma femme est en voyage ; aussi, je préfère me faire apporter mes repas d’un restaurant voisin…

— C’est bien !… Si les prisonniers dont je vous ai parlé arrivaient, veuillez m’en aviser immédiatement à mon cabinet !

— Vous pouvez compter sur moi, monsieur Mollescott !

Le chef de la sûreté de San-Francisco, ayant salué d’une brève inclinaison de tête, s’éloigna à pas rapides et gagna son bureau. Il sonna immédiatement et, au planton accouru, ordonna de lui envoyer le détective Peter Craingsby lorsqu’il arriverait à minuit.

Puis, comme il avait faim, il se fit apporter un repas froid qu’il attaqua avec grand appétit.

Tout en mangeant, il réfléchissait aux événements de la soirée.

Et ses pensées étaient moroses : Que venait faire John Strobbins dans cette affaire ? Tel était le principal point d’interrogation que se posait le policier. Mais sans pouvoir le résoudre !

Il ne douta point que la disparition des marins eût été opérée par le détective-cambrioleur. Dans quel but ?… Quels liens unissaient ce capitaine fou, cet officier blessé, et ce maître d’équipage en fuite ?… De quoi était mort le marin qui avait crié ce nom de John Strobbins ?

Soit par l’officier blessé, soit par Master Buggy-Black – puisque ce dernier se disait propriétaire du Corysandre, James Mollescott espéra trouver un fil conducteur pour démêler cette étrange histoire.

Il se souvint que M. Buggy-Black lui avait promis de venir à son cabinet dans la soirée ; d’ailleurs, il savait où le retrouver, et cette pensée le rasséréna.

Il avait presque terminé son repas, lorsqu’on frappa à la porte :

— Entrez ! s’écria Mollescott.

Peter Craingsby parut.

Sa figure décelait une grande agitation. À l’interrogation muette qu’il lisait sur le visage de son chef, il répondit :

— J’ai conduit le blessé à l’hôpital de Temple-Head !… Le fou est dans un des cachots, ici, en bas…

— Mais… il me semble que je vous avais dit de rester en faction sur le quai jusqu’à minuit ? fit Mollescott, se souvenant soudain de l’ordre donné au détective.

— Chef, j’ai pris sur moi de venir !… Un quart d’heure après votre départ, je vis arriver sur le quai une dizaine de policemen.

« J’interrogeai leur chef, le brigadier Horback, et j’appris qu’ils arrivaient de la caserne de Marble-House ! Or, comme c’était de là qu’étaient déjà venus les hommes qui avaient arrêté les marins du Corysandre, je lui…

— Où sont-ils, ces marins ? interrompit James Mollescott. On ne les a pas vus ici !

— Je vais vous le dire, chef !

« J’interrogeai donc le brigadier Horback et lui demandai ce qu’il venait faire, puisque, déjà, vingt policemen de sa caserne étaient venus.

« À ma grande surprise, il m’affirma qu’aucun autre détachement que le sien n’était parti de Marble-House depuis six heures du soir pour la relève !

— By God ! J’aurais dû m’en douter ! éclata Mollescott : c’est un coup de John Strobbins !… Je le reconnais là !

— John Strobbins ? fit Peter Craingsby, ahuri.

— Oui, John Strobbins ! C’est lui qui a tout fait !

— Ah !… Vous avez une piste, chef ? s’écria le détective, subitement intéressé.

— Oui !… C’est-à-dire, non !… Enfin, dites-moi la fin de votre entretien avec le brigadier Horback ?

— Eh bien, chef, j’eus l’assurance que les policemen qui avaient arrêté les marins ne sortaient pas de Marble-House !

Et, pris d’une subite méfiance – je me souvenais du coup du Cadmore-Castle : encore un méfait de John Strobbins ! – je priai le brigadier Horback de prendre la garde à ma place, et j’allai ensuite téléphoner dans tous les commissariats et corps de garde de la ville : aucun n’avait envoyé de policemen !… Je compris, alors, que nous avions été joués et sautai dans une auto pour vous prévenir ! Voilà, chef !

M. James Mollescott se prit la tête dans ses mains et, pendant quelques instants, s’absorba dans une intense méditation.

Il commençait à comprendre une chose : John Strobbins avait intérêt à ce qu’aucun des marins du trois-mâts ne parlât, puisqu’il les avait fait disparaître. Et ce Basil Stockman, le maître d’équipage, qui s’était si délibérément enfui, devait être son complice.

Restait à savoir le but poursuivi par le détective-cambrioleur.

— C’est certain, fit James Mollescott tout haut. Nous avons devant nous John Strobbins : tout cela porte sa marque !

« S’il n’était pas à bord du trois-mâts, du moins rien ne s’y est fait que sur ses ordres… Il ne tue jamais !… Il s’est contenté de rendre fou le capitaine, et aura brisé, ou fait briser, les jambes du chief-officer, afin que, confiné dans sa cabine, le blessé ne pût voir ce qui se passait…

« Pourtant, M. Buggy-Black, qui est le propriétaire du navire, accuse le chief-officer !… C’est à n’y rien comprendre !

— L’affaire est embrouillée, chef ! murmura Peter Craingsby qui avait écouté avec attention le monologue de James Mollescott. Mais, malgré tout, je ne vois pas pourquoi vous mêlez John Strobbins dans ce drame ; il doit être bien loin…

— Je parle de John Strobbins, parce qu’un des marins du Corysandre est venu mourir, tout à l’heure, à mes pieds en prononçant ce nom !

Et James Mollescott fit le récit de ce qu’il avait vu et entendu à bord du voilier.

Pendant quelques instants, les deux hommes restèrent silencieux. Enfin, Peter Craingsby donna son opinion :

— Sans nul doute, chef, un crime a été commis à bord de ce navire, sur les ordres de John Strobbins, à qui il profite… Dans quel but ? Voilà ce que M. Buggy-Black, le propriétaire du Corysandre, pourra sans doute nous dire !

— Il m’a promis de venir ici dans la soirée !

— Il est bientôt onze heures, chef, et peut-être serait-il bon de lui rappeler sa promesse !… Voulez-vous que j’aille au Moon’s Hole Bar ?… Je vous le ramènerai !

James Mollescott allait répondre, lorsque deux coups légers résonnèrent contre le bois de la porte.

— Ce doit être lui ! fit le chef de la sûreté.

Et il ajouta d’une voix forte :

 Entrez !

Déception ! C’était un policeman en uniforme.

— Que voulez-vous ? grogna Mollescott, furieux à l’aspect de ce visiteur.

— Chef, c’est l’inspecteur Mason qui m’envoie !… En faisant notre ronde tout à l’heure, moi et mon collègue Turnabout, nous aperçûmes, à l’angle de la Toronto-Avenue et de la 18e rue, le corps d’un homme étendu dans le renfoncement d’une porte.

« Croyant avoir affaire à quelque ivrogne nous nous penchâmes pour le relever et nous nous aperçûmes alors qu’il portait un poignard enfoncé jusqu’au manche entre les épaules !

» Il avait vomi beaucoup de sang, que de loin nous avions pris pour du vin, ce qui nous avait fait penser que l’homme était ivre – car ses vêtements en étaient complètement imbibés.

— Après ? coupa Mollescott : allez au fait !

— Oui, chef !… Nous transportâmes donc le blessé…

— Ah ? l’homme n’était pas mort ?

— Non, chef !… Nous le transportâmes au poste de police de la Toronto-Avenue, d’où un médecin fut appelé par téléphone par l’inspecteur Mason qui se trouvait là.

« Le médecin parvint à retirer le poignard de la plaie et pansa le blessé qui revint à lui et, tout en crachant le sang, parla malgré la défense du docteur. Il cria :

« M. Mollescott… M. Mollescott… le Corysandre !

« Et il s’évanouit.

« Alors, comme le médecin déclarait que le transport du blessé à l’hôpital était impossible pour le moment, M. Mason m’envoya vous prévenir !

— Il pouvait me téléphoner ! grommela Mollescott… Et le nom du blessé ? Sait-on le nom du blessé au moins ?

— Oui, chef ! J’oubliais ! Je vous demande pardon ! C’est M. Buggy-Black, le propriétaire du Moon’s Hole Bar !

James Mollescott et Peter Craingsby se regardèrent, sans trouver un mot. Le chef de la sûreté de San-Francisco se leva :

— Venez ! dit-il à Craingsby. Nous allons tenter d’interroger M. Buggy-Black – s’il vit encore !

Rapidement, James Mollescott revêtit son ample manteau et coiffa son chapeau melon :

— Venez, vous aussi ! dit-il au policeman qui, immobile, attendait.

Les trois hommes sortirent de l’hôtel de la sûreté. Une auto les conduisit en quelques minutes devant le poste de police de Toronto-Avenue.

James Mollescott n’attendit même pas que la voiture se fût arrêtée pour sauter sur le sol.

En deux bonds, il fut dans le poste de police. Il traversa l’antichambre et entra dans le bureau du brigadier.

Là, sur un matelas posé à terre et qu’entouraient trois hommes, il aperçut le blessé.

M. Buggy-Black ressemblait à un cadavre ; sa face immobile et exsangue, ses yeux fermés, ses narines pincées et sa bouche entr’ouverte, tout en lui montrait l’image de la mort.

— Alors ? fit Mollescott à un des hommes debout autour du blessé (c’était l’inspecteur Mason), a-t-il dit quelque chose ?

— Non, chef !… Rien !

— Et il ne faut pas essayer de l’interroger pour l’instant ! observa à voix basse un des assistants ; le moindre mouvement pourrait être fatal au blessé ; il a un poumon percé de part en part !

James Mollescott comprit que c’était le médecin qui venait de parler. Il baissa la tête en signe d’assentiment et entraîna l’inspecteur Mason dans la pièce voisine :

— Avez-vous des détails ? demanda-t-il.

— Non, chef !… Je viens d’envoyer deux détectives procéder à une enquête sur l’emploi du temps de M. Buggy-Black ce soir… Le blessé avait beaucoup d’ennemis… C’est parmi eux qu’il faut chercher, sans doute !

— Qu’avez-vous recueilli sur lui ?

V

Après avoir, d’un magistral coup de tête, aplati James Mollescott contre la cloison de la cabine du Corysandre, Basil Stockman, le maître d’équipage du trois-mâts, avait bondi sur la dunette du voilier, et, lestement, avait sauté sur le quai d’une hauteur de cinq mètres.

Comme, ainsi qu’on le sait, il n’y a de la chance que pour la canaille, Basil Stockman était retombé sur ses pieds, sans autre dommage qu’un léger essoufflement.

Après deux secondes d’immobilité, pendant lesquelles il avait repris sa respiration, il s’apprêtait à se lancer dans la foule et à fuir, lorsque deux policemen lui mirent la main sur l’épaule.

Il voulut tenter un effort pour se dégager et essaya de recommencer sur le policier le plus proche de lui le coup de tête qui lui avait si bien réussi avec James Mollescott.

Il n’en eut pas le temps. Un des deux policiers lui appuya un revolver sur la tempe, au même instant que l’autre lui passait aux poignets une solide paire de menottes en fil d’acier.

 Suivez-nous sans résistance, sinon c’est une balle dans la tête, maître Ben Hawick ! fit un des policemen.

À entendre ce nom, Basil Stockman tressaillit violemment.

— Je m’appelle Basil Stockman ! dit-il ; vous vous trompez !

— C’est bon ! vous vous expliquerez avec l’attorney ! Venez !

Basil Stockman, ou plutôt Ben Hawick, grinça des dents. Il vit que le policeman au revolver le guettait et n’hésiterait pas à tirer.

Il se soumit :

— C’est bon ! Je viens !… Vous paierez cela cher ! C’est moi qui vous le dis !… D’abord, ne me serrez pas si fort !

Sans répondre, les deux policemen poussèrent leur prisonnier devant eux dans une direction parallèle au quai.

Après avoir traversé la foule et parcouru une distance d’environ deux cents mètres, ils arrivèrent devant un des nombreux escaliers de pierre creusés dans le quai, et au pied duquel stationnait un élégant canot automobile.

Lestement, les deux policemen y entraînèrent Ben Hawick :

— Où me conduisez-vous ? grogna celui-ci.

— La paix, si tu veux que je ne troue pas ta chienne de carcasse ! grommela le policeman au revolver.

Ben Hawick se le tint pour dit.

Toujours entre ses deux gardes de corps, il atteignit la dernière marche de l’escalier, contre laquelle l’eau noire clapotait.

Soudain, saisi par quatre mains vigoureuses, il se sentit soulevé et projeté en avant, ni plus ni moins qu’un simple paquet ! Il tomba au fond du canot automobile, et le choc fut si brusque qu’il poussa un grognement de douleur.

Il voulut se lever. Mais ses poignets étaient immobilisés par les menottes de fil d’acier, et, dans l’ombre, un homme, accroupi sur lui, entravait ses chevilles !

Ben Hawick se résigna.

Cependant, un individu enveloppé d’un ample manteau de caoutchouc et debout devant la roue du gouvernail du canot, n’avait rien perdu de toute cette scène.

— Nos hommes sont là-bas ? demanda-t-il aux deux policemen.

— Oui, chef ; Reno est avec eux.

— Bon !… Tu lui diras de fouiller soigneusement ses prisonniers et de m’envoyer quelqu’un s’il découvre quoi que ce soit… Il y a juste treize hommes ! Treize ! Qu’il se rappelle bien ce nombre ! Il les lui faut tous les treize !… Et qu’il surveille le capitaine, s’il y en a un !

— Oui, chef !

— Va !… Larguez la bosse, vous autres !… Machine, doucement !

Les deux policemen s’éloignèrent dans la direction du Corysandre, cependant que le canot automobile filait vers le large.

— Bobby ! fit l’homme debout au gouvernail.

Un marin s’approcha de lui aussitôt :

— Prends la barre et dirige le canot vers ce gros navire charbonnier qui est là-bas ; nous y serons invisibles !

— Oui, chef ! répondit le marin en empoignant la minuscule roue de cuivre.

L’homme au manteau de caoutchouc, en deux pas, arriva à l’arrière du canot, à l’endroit que les marins nomment la « chambre », et qui est un creux garni circulairement de banquettes pour s’asseoir. C’est là qu’avait été jeté Ben Hawick.

L’homme au manteau se pencha sur le prisonnier et, tirant de sa poche une petite lampe électrique, il en fit jaillir un jet de lumière en disant :

— Tu ne me reconnais pas, Ben Hawick !… Je t’avais pourtant dit que nous nous retrouverions !

— John Strobbins ! balbutia le prisonnier d’une voix rauque… Vous n’êtes donc pas noyé ?

— Apparemment, mon gaillard ! Mais tu dois comprendre que ce n’est pas pour te narrer mes aventures que je me suis ménagé cette petite entrevue avec toi ? Où sont les diamants ?

— Je ne les ai pas !

— Je m’en doute, mais tu me permettras de m’en assurer plus complètement ! Ce sera, d’ailleurs, vite fait.

Et John Strobbins, tirant un large bowie-knife[2] de sa poche, eut tôt fait de lacérer les vêtements de son prisonnier.

En moins de dix secondes, Ben Hawick n’eut plus sur lui que ses grosses bottes de toile. John Strobbins les lui enleva aussi.

— J’ai froid ! fit le prisonnier en grelottant.

— Mille regrets : moi aussi, j’avais froid, l’autre jour, quand j’ai fait ce merveilleux plongeon !

John Strobbins, lentement, examina avec soin les vêtements effilochés de Ben Hawick. Il eut bientôt terminé et maugréa :

— Je m’en doutais ; tu ne les as pas avec toi !… Mais où sont-ils ?

— J’ai froid !

— Et c’est ce qui t’empêche de parler, homme douillet ? Attends ! Ho ! Johnson ! apporte une couverture à ce gentleman !

Un marin accourut presque aussitôt avec l’objet demandé, dans lequel John Strobbins enroula Ben Hawick :

— Et maintenant, dit-il, me diras-tu où sont ces diamants ?

— Je ne sais pas !

— Ah ! ah ! voudrais-tu, par hasard, te moquer de moi ? Cela m’est rarement arrivé, mon bonhomme !… Écoute-moi bien ! tu as une minute pour te décider. Sinon, je t’enverrai avec une gueuse au cou, méditer au fond du port sur la vanité des richesses de ce monde ! Crois-moi, il vaut mieux vivre sans diamants, que de mourir avec !

— Bloody Hell ! Puisque je vous dis que je ne les ai pas ! Je ne sais même pas où ils sont ! grogna Ben Hawick en proie à une sombre fureur. Ah ! je les ai assez cherchés. Arundel doit seul savoir ce qu’ils sont de devenus !

— Sam Arundel ?

— Oui.

— Tu mens ! Tu l’aurais fait parler et tué !

Ben Hawick fit entendre un rire sardonique :

— Sûr que je l’aurais fait… Malheureusement, il est devenu fou !

— Arundel est fou ?

— Et comment !

— Et les diamants ? Tu as dû fouiller le navire ! Tu as eu le temps !

— J’ai tout fouillé depuis l’avant jusqu’à l’arrière ! Oui !… J’ai fait déplier les voiles, désarrimer tous les colis ! Rien ! Rien ! vous entendez ! Ah ! ah ! Vous êtes fin, John Strobbins, mais pas plus que moi vous n’aurez les diamants !

John Strobbins resta sans réponse ; Ben Hawick parlait avec un accent de dépit trop violent pour n’être pas sincère.

— Ainsi, fit le détective-cambrioleur, tu n’as pas trouvé les diamants. Mais es-tu sûr qu’aucun de tes hommes – de tes hommes à toi, il y en avait douze, exactement, tu vois que-je suis renseigné !… trop tard, hélas – ne s’est point approprié le magot ?

— Oh ! non ! ils n’en connaissaient même point l’existence ! fit Ben Hawick.

— C’est bon ! Je te crois ! Tu vois que je suis de bonne composition, et je t’annonce même que, malgré les torts à mon égard, je te pardonne si tu as dit vrai… Il est encore temps de te rétracter si tu mens, car je vais te garder prisonnier, et, si tu m’as trompé, je te tuerai sans pitié !

— Peuh !…

— À ton aise !… Ainsi, tu m’as dit la vérité ?

— Oui !

John Strobbins éteignit sa lampe électrique.

Il se dressa et courut à la roue du gouvernail. Tandis que durait son entretien avec Ben Hawick, le canot, suivant ses instructions, avait été s’abriter entre deux gros navires, à l’ombre desquels il était complètement invisible.

John Strobbins prit la roue du gouvernail.

Puis, d’un coup de barre, il dirigea l’embarcation droit vers le Corysandre, qui était toujours collé au quai.

Mais, arrivé à deux cents mètres environ du trois-mâts, il vira légèrement sur la gauche, ce qui l’amena entre deux gros chalands pleins de charbon, où le canot fut complètement dissimulé.

— Machine, stop ! commanda John Strobbins.

Les moteurs s’arrêtèrent.

Entraînée par son élan, l’embarcation alla doucement accoster un des chalands, le long duquel, suivant les ordres de John Strobbins, ses marins l’amarrèrent.

Le détective-cambrioleur, aussitôt le canot immobilisé, avait quitté le gouvernail. Il gagna la petite cabine, située à l’avant de l’embarcation, et, après quelques instants, en ressortit revêtu d’un équipement complet de scaphandrier.

— Préparez l’échelle ! commanda-t-il aux marins du canot qui, immobiles, attendaient ses ordres.

Ils obéirent, et, presque aussitôt, une légère échelle de bois fixée aux flancs de l’embarcation s’enfonça dans les flots noirs.

— Vous resterez ici jusqu’à mon retour ! fit Strobbins : dans une heure au plus tard, je serai là !…

— Oui, chef ! répondirent quatre voix.

Ayant assujetti à sa ceinture une boîte de cuivre cylindrique remplie d’outils, John Strobbins empoigna l’échelle et, lentement, descendit. Il eut bientôt disparu dans l’eau.

Grâce au réservoir d’air comprime qu’il emportait avec lui, aucun tuyau ne le reliait au canot. Il était donc libre de ses mouvements.

Il atteignit le fond et, lentement, marcha vers l’endroit où se trouvait le Corysandre, dont la quille se trouvait à environ un métro plus haut que le fond du port.

John Strobbins, quand il eut touché la coque du Trois-mâts, tira de sa boîte de cuivre une cartouche de dynamite et n’eut aucune peine à l’accrocher au manteau de coquillages de toutes sortes incrustés dans la coque du Corysandre.

La cartouche fixée, le détective-cambrioleur mit en action le minuscule mécanisme d’horlogerie devant la faire éclater deux minutes plus tard.

Puis, à pas rapides, il s’éloigna dans la direction de son canot. Il pensait :

— Si les diamants sont encore à bord, ils ne seront jamais si bien gardés que par la mer… en attendant que je vienne les prendre !

VI

Dix minutes plus tard, John Strobbins, ayant ouvert un robinet fixé à sa ceinture, et qui faisait communiquer le réservoir d’air comprimé qu’il portait sur son dos avec l’intérieur de son vêtement de caoutchouc, montait comme un ballon à la surface ; en quelques brasses, il atteignait l’échelle fixée aux flancs du canot automobile, et remontait à bord.

Au même instant, une rumeur retentissait sur le Corysandre : sous l’eau, la cartouche de dynamite avait éclaté et crevé la coque du trois-mâts, qui sombrait lentement.

John Strobbins s’en aperçut à travers le hublot de son casque de cuivre et sourit de satisfaction. Cependant, les marins du canot le débarrassaient hâtivement de son costume de scaphandrier. Bientôt, il eut quitté l’enveloppe de caoutchouc et demanda :

— Rien de nouveau ?

— Rien, chef !

— All right !… Détachez le canot : nous rentrons en ville !

Les marins obéirent ; John Strobbins, s’étant remis au gouvernail, dirigea le canot vers le quai, où il accosta à cinq mètres derrière le Corysandre qui achevait de sombrer.

Le détective-cambrioleur sauta immédiatement à terre et dit :

— Vous conduirez le prisonnier à Cliff-House ! Surveillez-le bien ; s’il tente de s’évader, donnez-lui un narcotique qui le fera tenir tranquille… je viendrai demain matin !

D’un geste désinvolte, John Strobbins se revêtit de son ample manteau de caoutchouc, et, à grands pas, se perdit dans le dédale de rues avoisinant le quai.

Son but n’avait rien de mystérieux : c’était un grand bar, ruisselant de lumières, au-dessus de la porte duquel se lisait, en lettres d’or :

 

Moon’s Hole Bar

 

John Strobbins entra. L’établissement était bondé. À chaque table des dîneurs en habit de soirée, des femmes en robes de soie décolletées, mangeaient au son d’un orchestre de nègres, dissimulé derrière un amas de plantes vertes.

Autour du comptoir de cuivre, des gentlemen, perchés sur de hauts et étroits tabourets, sirotaient lentement, avec la gravité qui convient à une si importante opération, d’innombrables whisky-soda.

John Strobbins regarda autour de lui. Sans doute, il ne vit pas ce qu’il cherchait, car il alla droit au gérant, grand gaillard brun et rasé qui, les mains derrière le dos, surveillait le va-et-vient des garçons nègres, et lui demanda :

— M. Buggy-Black n’est pas venu, ce soir ?

L’homme parut embarrassé :

— Je ne sais pas, gentleman…

— Si ! vous le savez !… Alors, il n’est pas là ? Répondez : oui ou non ?

— Je ne crois pas !

— Well ! À quelle heure viendra-t-il ?

— M. Buggy-Black n’a pas d’heure !

— S’il vous arrive malheur, mon ami, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous !

« Tenez : voilà votre portefeuille que je viens de vous enlever !… Il paraît assez bien garni !… J’aurais pu le garder, sans que vous vous aperceviez de rien ! C’est donc un riche cadeau que je vous fais !… Soyez donc assez aimable pour me dire quand je pourrai voir M. Buggy-Black !

Ce disant, John Strobbins, souriant, tendait au gérant ahuri son portefeuille qu’il lui avait habilement subtilisé.

L’homme, un peu pâle, se saisit du précieux maroquin, et balbutia :

— Oh ! gentleman… Croyez que je ne vous ai pas menti : M. Buggy-Black vient ici tous les soirs à onze heures ! Il viendra certainement tout à l’heure !… Mais…

— Quoi ?

— Ma montre ! Vous m’avez aussi pris ma montre, gentleman ? fit le gérant, complètement désorienté.

— C’est ma foi vrai, et la chaîne avec ! Et voici le tout !… Puisque vous me dites que M. Buggy-Black vient vers onze heures, je vais l’attendre en dînant !… Vous me ferez servir à la table, là-bas, près de la porte…

— Oui, gentleman ! affirma le gérant en accrochant à son gilet la chaîne d’or, à laquelle pendait la montre, que John Strobbins venait de lui restituer.

— Et ne vous avisez pas de me créer des ennuis, conseilla le détective-cambrioleur, sinon, il vous arriverait des choses désagréables !

D’un geste indigné, le gérant affirma que telle n’était pas son intention.

Et, tandis que John Strobbins se dirigeait vers la table qu’il avait indiquée, il le regarda s’éloigner de lui avec soulagement.

Le détective-cambrioleur, le sourire aux lèvres, se fit servir un menu délicat et soigné.

Il y fit honneur, et, vers dix heures et demie, se fit apporter l’addition qu’il solda en y joignant un royal pourboire pour le garçon qui l’avait servi.

Puis, un cigare en bouche, il regarda paisiblement la monumentale horloge du bar, dont le cadran figurait une lune percée d’un trou – c’était de cette horloge que l’établissement tirait son nom.

L’aiguille marqua 10 heures 35, 10 heures 40, 10 heures 45… M. Buggy-Black n’apparaissait toujours pas !

À onze heures, John Strobbins commença à donner quelques signes d’impatience. De la main, il appela le gérant :

— Ce retard est incompréhensible ! affirma ce dernier : M. Buggy-Black vient toujours avant onze heures !… Il va certainement arriver d’un moment à l’autre !

— Well ! J’attendrai !

… Onze heures et quart ! Pas de Buggy-Black !

Un homme entra, dont la mine peu soignée contrastait avec l’élégance des habitués du bar.

John Strobbins reconnut en lui, du premier coup, un détective. Il le vit se diriger vers le gérant et lui parler à voix basse. Le gérant pâlit et donna aussitôt les signes d’une profonde agitation.

Pendant quelques minutes, les deux hommes causèrent ; le détective prit quelques notes, puis, après un regard circulaire sur l’assistance, sortit.

John Strobbins, qui, depuis l’entrée du policier, se tenait sur ses gardes, prêt à tout, se leva aussitôt et courut au gérant :

— Que vous a dit ce détective ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Décontenancé, l’homme regarda son interlocuteur avec terreur :

— M. Buggy-Black vient d’être… vient d’être assassiné ! on l’a retrouvé avec un poignard dans le dos au coin de Toronto-Avenue !

— Assassiné ! gronda John Strobbins dont les yeux lancèrent un éclair… Imbécile, que je suis ! J’aurais dû le prévoir !

Et laissant le gérant stupide et hébété, il bondit vers la patère où étaient accrochés son manteau et son chapeau, empoigna le tout, et, en trombe, franchit la porte et disparut !...

Une automobile passait. Elle était vide. Sans même la faire arrêter, John Strobbins en ouvrit la portière en même temps qu’il sautait sur le marchepied, et cria au chauffeur :

— Sixième Avenue ! Numéro trente-cinq ! Quick (vite).

Le chauffeur, en bon Américain, n’en demanda pas plus ! Et, tandis que son client se laissait tomber sur les coussins, il accéléra la marche de son véhicule, qui fila à toute vitesse vers l’adresse indiquée.

Haletant, John Strobbins murmura :

— L’affaire est belle ! Mais si je réussis, je pourrai dire que je ne me suis jamais autant donné de mal !

En moins de dix minutes, l’auto arriva à l’adresse indiquée et s’arrêta devant une haute maison, dans laquelle le bronze et le marbre avaient été prodigués.

John Strobbins sauta sur le trottoir, lança deux dollars au chauffeur, et courut vers la porte d’entrée de la somptueuse bâtisse.

Il sonna et n’eut pas à attendre longtemps : la porte s’ouvrit aussitôt. Le détective-cambrioleur la franchit et se trouva sous une voûte éclairée par de nombreuses lampes électriques.

D’une porte latérale, un nègre vêtu d’un uniforme de drap garni de galons d’or sur toutes les coutures, apparut :

— Que désirez-vous, gentleman ? dit-il, l’air insolent.

— Je veux voir, à l’instant, M. Jérémie Flipott !

— Oh ! s’exclama le nègre, comme s’il se trouvait scandalisé d’une pareille prétention. Il est impossible, en vérité, de voir M. Flipott en ce moment ! D’abord, M. Flipott est en voyage !

— Mon garçon, tu vas aller dire à M. Flipott que c’est de la part du capitaine Sam Arundel ! Tu entends ! Sam Arundel ! Et il me recevra tout de suite, c’est moi qui te le dis !… Tiens, voilà cinq dollars pour ta peine ! Et va vite, car tu risques en ce moment de perdre ta place – et elle est bonne, si j’en juge par ta mine !

Apeuré par la menace, et adouci par le billet de cinq dollars que venait de lui glisser John Strobbins, le moricaud murmura :

— C’est bien, gentleman !… Je vais aller faire prévenir M. Flipott de votre présence… s’il est revenu ! Mister Sam Arundel, n’est-ce pas ?

— C’est cela même !

— Voulez-vous entrer chez moi, gentleman…

— Non ! Va vite ! J’attends ici !

Un peu dépité de voir son offre déclinée, le nègre, sans insister, marcha vers une porte vitrée qui donnait dans la cage de l’ascenseur et disparut.

Il revint cinq minutes plus tard ; à sa figure, John Strobbins devina qu’il avait été mal reçu.

— Eh bien, demanda le détective-cambrioleur, qu’a dit M. Flipott ?

— M. Flipott n’a rien dit : M. Flipott est parti en voyage depuis deux jours !…

— Comment ?

— Oui, gentleman !… Il devait revenir hier soir ! Même que mistress Flipott est très inquiète ! Elle m’a dit de vous faire savoir qu’elle ne savait pas elle-même où était M. Flipott !

John Strobbins eut besoin de toute sa volonté pour rester calme.

Après un instant de silence, il s’écria :

— Well, mon garçon, merci… je reviendrai !

Et sur ces mots, il sortit.

Dans la rue, il murmura :

— Ah çà ! aurais-je trouvé mon maître ?

VII

Depuis le commencement de cette soirée néfaste, M. James Mollescott vivait dans une sorte de rêve. Malgré son endurcissement professionnel, il n’en était pas moins surpris et ému par le mystérieux drame du Corysandre.

En quelques heures, tant d’événements tragiques autant qu’incompréhensibles s’étaient déroulés, que le chef de la sûreté de San-Francisco cherchait en vain à mettre quelque ordre dans son esprit dérouté, et aussi à relier entre eux tant de faits disparates.

Il aurait pourtant espéré en venir à bout, si le nom de John Strobbins n’eût point été prononcé !…

Dans le poste de police de Toronto-Avenue, James Mollescott se rappelait la scène du Corysandre, ce matelot qui était venu expirer à ses pieds en râlant : John Strobbins !… Que venait faire John Strobbins dans ce drame effrayant ?

C’est ce que James Mollescott se demandait, tandis que l’inspecteur Mason, interrogé par lui sur M. Buggy-Black, répondait :

— Nul ne connaît d’ennemi déclaré à M. Buggy-Black ; c’est, comme vous le savez, chef, un ancien mineur, qui, avec les quelques pépites qu’il a recueillies en Australie, est venu à Frisco fonder le Moon’s Hole Bar ! C’est un établissement très prospère…

— Je sais ! fit brièvement Mollescott, toujours plongé dans ses réflexions.

Le médecin qui soignait le blessé s’approcha de lui :

— Je m’en vais, monsieur Mollescott ! dit-il. Je n’ai plus rien à faire ici. L’hémorragie s’est arrêtée ! Il n’y a qu’à laisser reposer le blessé, et, s’il le demande, lui donner une cuillerée de la potion dont voici l’ordonnance. Je reviendrai demain matin pour aviser au transport de M. Buggy-Black à l’hôpital… s’il vit encore !

— Vous craignez une issue fatale ? demanda Mollescott.

— Hélas, oui ! Pourtant, on ne sait jamais !

— J’aurais bien voulu pouvoir l’interroger !… Son assassinat se rattache à une mystérieuse et troublante affaire que j’aurais aimé élucider ! murmura Mollescott.

— Gardez-vous-en bien ! Le blessé est dans le coma. Son organisme, ébranlé par le choc et le sang perdu, ne résisterait pas à la moindre émotion !... Je vous salue, gentleman !

Médecin et policier échangèrent un vigoureux shake-hand.

James Mollescott resta seul avec l’inspecteur Mason. Il allait parler, lorsque la porte s’ouvrit. Un détective entra, et, en voyant le chef de la Sûreté, s’immobilisa, surpris.

— Whiteaway ! exclama Mollescott en reconnaissant le nouveau venu : vous venez de chez M. Buggy-Black, n’est-ce pas ?

— Oui, chef !

— Vous avez du nouveau ?

— Comme çà !… Le gérant du Moon’s Hole Bar m’a raconté que, vers neuf heures, un individu, assez élégant, était venu lui demander un entretien avec M. Buggy-Black, et que, comme le gérant lui répondait évasivement, il l’avait menacé d’une vengeance s’il ne s’expliquait pas mieux.

« Puis, l’inconnu, pour mieux faire parler le gérant, lui avait montré son portefeuille et sa montre qu’il lui avait subtilisés pendant qu’il parlait !

— Ce ne peut être que John Strobbins ! éclata Mollescott. Il n’y a que lui pour avoir une pareille audace !… Après ?

— Après, chef, l’inconnu est resté dans le bar jusqu’à onze heures ; il y a dîné, il a payé exactement sa note et a donné un magnifique pourboire au garçon ! Car j’oubliais de vous dire que le gérant avait fini par lui révéler que M. Buggy-Black venait chaque soir vers onze heures au Moon’s Hole Bar !

— Ah ! ah !… Et John Strobbins… je veux dire, l’individu en question, n’a parlé à personne dans le bar ?… Il n’a pas échangé de signes avec quiconque ?

— Je l’ai demandé au gérant, qui m’a affirmé n’avoir rien remarqué, bien qu’il n’eût pas quitté des yeux son étrange consommateur, dont l’honnêteté lui inspirait des doutes…

— Pourquoi n’a-t-il pas prévenu la police ?… Cet homme avait commis sur lui une tentative de vol !

— Vous savez, chef, dans ces établissements on n’aime pas trop avoir à faire à nous !

— Imbéciles !… Et à quelle heure l’homme est-il sorti du bar ? Ce point est important, Whiteaway !

— J’y ai fait attention, chef ! Eh bien, l’individu était toujours devant sa table, lorsqu’un des détectives qui avaient relevé M. Buggy-Black entra dans le bar pour en faire part au gérant !

— Ah ?

— Oui, chef !… Et, le détective parti, l’inconnu se leva et rejoignit le gérant à qui il demanda : Que vous a dit ce détective ?

— C’est John Strobbins ! Démon ! sacra Mollescott.

— Le gérant, troublé, apprit à son interlocuteur l’assassinat de M. Buggy-Black. Sur quoi, l’individu, très ému, courut prendre son pardessus et son chapeau, et quitta le bar en courant !

— Et cet imbécile n’eut pas l’idée de le suivre ?

— Non, chef ! Je le lui ai demandé. Il m’a dit ne pas y avoir pensé !

— Et après ?

— C’est à peu près tout, chef !… Des voisins croient avoir vu l’inconnu monter dans une auto… Mais ils ne sont pas affirmatifs ; à cette heure-là, tous les clients du Moon’s Hole Bar, ou presque, s’en vont en auto !

— Il faudra rechercher cette voiture ! Vous ferez une note… Quoi ?

Des gémissements se faisaient entendre, James Mollescott s’interrompit et se pencha vers le matelas où gisait le blessé.

M. Buggy-Black avait ouvert les yeux.

De ses lèvres sèches, au coin desquelles restait encore un peu de sang coagulé, un murmure indistinct et saccadé sortait.

Le chef de la sûreté se baissa jusqu’à ce que son oreille touchât presque les lèvres du blessé.

Celui-ci cessa de gémir, comme s’il rassemblait ses forces.

Puis, d’une voix faible, sifflante, oppressée, mais suffisamment intelligible, il balbutia :

— … Diamants… voleurs… assassins !… mort. Smiley… assassin… Flipott… diamants…

— Quoi ? questionna Mollescott… Expliquez-vous !… On vous a assassiné pour vous voler des diamants ?

— Oui !

— Oui ?

— Non !

— Comment, non ? Vous dites oui, et puis après non !…

— Je… vais… vous… vous ex… pliquer…

— Ne vous fatiguez pas ! fit Mollescott qui, entraîné par la curiosité, oubliait totalement la prescription du médecin ; je vais vous interroger ; vous répondrez par oui ou par non en…

— Je… je… ah ! aaah !

Mollescott, épouvanté, se redressa.

Comme galvanisé, le mourant venait de lever la tête, et, dans un dernier râle, crachait à la fois une gorgée de sang et son dernier reste de vie.

Le chef de la sûreté, très pâle, se pencha sur lui et reconnut qu’il était mort !

— Malheur et malédiction ! gronda-t-il. Il est mort !...

L’inspecteur Mason ne répondit pas. Il était aussi ému que son chef.

Après un instant de silence, James Mollescott marcha vers une table voisine, et, un peu calmé, attira à lui un papier et un crayon.

Il écrivit les quelques paroles prononcées par Buggy-Black :

Diamants – voleur – assassin – mort – Smiley – Assassin. – Flipott – Diamants.

Il réfléchit et murmura après avoir relu :

— C’est bien cela… Il ne m’a pas dit autre chose ?… Non !… Quels sont ces diamants pour lesquels on l’a assassiné ?… Et ce Smiley ? Et ce Flipott ?… Flipott ?… Serait-ce Jérémie Flipott, de la sixième avenue ? Il est riche, pourtant ! Mais sait-on jamais ?... C’est à voir !...

Soigneusement, James Mollescott inséra le papier dans sa poche, et, pris soudain d’une idée subite, s’écria :

— Continuez l’enquête, Mason !… Je m’en vais... S’il arrive quoi que ce soit, téléphonez-moi à l’hôpital de Temple-Head, et, si je n’y suis plus, à mon bureau de la Sûreté.

— Bien, chef !

— Au revoir – et bonne chance !

Mollescott sortit.

La Toronto-Avenue était complètement déserte : il était près de deux heures du matin !

Le chef de la sûreté, renonçant à trouver une voiture, prit dans sa poche un revolver qu’il tint tout armé à la main, et, marchant au milieu de la chaussée pour éviter toute surprise, il se dirigea à pas rapides vers l’hôpital de Temple-Head.

Il y arriva une demi-heure plus tard et se fit immédiatement conduire au chevet de William Winckler, le « chief-officer » du Corysandre.

Le marin, placé dans un bon lit par les soins de Peter Craingsby, dormait à poings fermés ; il devait y avoir longtemps, sans doute, qu’il n’avait fait pareil somme…

Durement, Mollescott réveilla, et, à brûle-pourpoint, sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits, lui dit :

— Je suis le chef de la sûreté !… Je viens vous annoncer que vous êtes accusé par M. Buggy-Black d’avoir assassiné le subrécargue de votre navire.

— Moi ?

— Oui, vous ! Comment s’appelait ce subrécargue ?

— Thornton Smiley !

— C’est bien cela !… Et vous avez commis ce crime pour vous emparer des diamants que M. Smiley apportait à M. Buggy-Black !

— Moi ?… Quels diamants ?

— Vous niez !… À votre aise !… Sachez, cependant, que, ce soir même, vos complices ont assassiné M. Buggy-Black ! Il est mort en vous accusant !… D’ailleurs, il vous avait accusé déjà tout à l’heure devant moi !

— Oui, et même il affirmait que j’avais l’intention saugrenue de m’emparer du navire !… Maintenant, il m’accuse de lui avoir volé des diamants !

« Après votre départ, je m’en souviens, maintenant, il m’a parlé de diamants… Comme je ne le comprenais pas, il n’a, d’ailleurs, pas insisté et m’a laissé en paix !

« Je m’étonne qu’il ait encore pensé à moi ! Je suis un pauvre officier, monsieur, je suis blessé, estropié pour la vie, et voici que l’on m’accuse du plus grand des crimes !… Mon innocence éclatera !

« Pour l’instant, je ne demande qu’un peu de pitié : depuis deux mois, je suis sans soins ! Ce soir, j’ai failli être noyé : laissez-moi reposer, monsieur, je vous prie !

James Mollescott ne put, quoi qu’il fît, rien tirer d’autre du blessé et se retira la rage au cœur.

VIII

En sortant de la maison de Jérémie Flipott, John Strobbins s’était demandé s’il n’avait point, par hasard, trouvé son maître.

Ainsi qu’on le verra plus loin, le détective-cambrioleur avait depuis de longs mois médité et préparé tout pour réussir dans l’entreprise qui le préoccupait.

Et voilà que, l’un après l’autre, les principaux personnages du drame lui glissaient entre les doigts : Buggy-Black assassiné ! Jérémie Flipott disparu !

John Strobbins, pourtant, n’était pas homme à se laisser aller au découragement.

Après avoir réfléchi quelques brèves minutes, il se dirigea vers le Stock-Exchange et, là, sauta dans un tramway allant vers le port. Il regarda sa montre :

— Minuit moins vingt ! murmura-t-il. J’ai le temps !

Arrivé sur le port, il descendit, et, d’un pas délibéré, marcha vers un des nombreux escaliers creusés dans les quais, et au bas duquel un petit canot était attaché à une chaîne de fer que fermait un cadenas.

John Strobbins, tranquillement, tira une clé de sa poche, ouvrit le cadenas, dépassa la chaîne, et sauta dans le canot.

Il se baissa et empoigna une paire d’avirons qui se trouvaient au fond.

Et, après les avoir mis en place, il s’assit et rama vigoureusement vers la passe de Golden-Gate.

Il contourna le musoir fermant le port et se dirigea vers les hautes falaises de Cliff-House que la lune, à son second quartier, éclairait d’une lueur blafarde.

Maniant habilement la légère embarcation, John Strobbins se glissa entre les rocs parsemant la mer au pied des falaises, et, au risque d’être vingt fois brisé contre eux, parvint à gagner une sorte de grotte creusée par le flot dans la muraille de granit, et dont l’entrée était si basse et si étroite qu’il dut se coucher à plat ventre sur les bancs du canot pour éviter d’en heurter la voûte.

Toujours courbé, le détective-cambrioleur s’accrocha à la paroi de roc et ainsi fit lentement avancer son canot.

Après avoir parcouru environ trois cents mètres dans ce canal souterrain, éclairé seulement par la minuscule lampe électrique qu’il portait avec lui, John Strobbins arriva enfin devant un énorme quartier de rocher qui obstruait complètement le conduit.

La pierre devait être en équilibre, car, sans effort apparent, le détective-cambrioleur la fit tourner sur elle-même, et ainsi découvrit un passage étroit, mais plus que suffisant pour donner passage à l’embarcation.

D’une poussée, John Strobbins s’y engagea. Il franchit un court espace voûté et se trouva dans une vaste salle creusée dans le roc et traversée dans son plus grand diamètre par une sorte de canal qui aboutissait au passage par lequel il venait d’arriver.

Derrière ce dernier, le bloc de rocher s’était automatiquement remis en place ; le détective-cambrioleur, en deux coups d’aviron, approcha son embarcation de la berge et sauta sur le roc.

La salle souterraine paraissait déserte. Quatre lampes à acétylène fixées aux murs – une sur chacune des faces – l’éclairaient comme en plein jour.

De son pas souple, John Strobbins se dirigea vers une porte massive encastrée dans le roc, l’ouvrit au moyen d’un ressort secret, et, en ayant franchi le seuil, se trouva dans une pièce plus petite, confortablement meublée : les murs étaient tendus de fines nattes japonaises, le sol recouvert d’un épais tapis de laine.

Sur une table d’acajou incrusté d’or, une lampe de porcelaine de Chine répandait autour d’elle une douce clarté : Fauteuils profonds et divans moelleux invitaient au repos.

John Strobbins s’assit et pressa sur le bouton d’une sonnerie électrique dissimulée entre les nattes du mur ; presqu’instantanément, la porte s’ouvrit et un homme d’une taille élevée, presque un géant, vêtu en policeman, parut :

— Good bye, Reno ! fit Strobbins. Tu ne t’attendais pas à me voir sitôt, hein !… Mauvaises nouvelles : Buggy-Black est mort ou n’en vaut guère mieux ; quant à Jérémie Flipott, il a tout simplement disparu !

— Je te l’avais dit que tu n’étais pas le seul chasseur sur la piste !

— C’est vrai, mais le gibier sera pour moi !

— Savoir, John ! Et qui soupçonnes-tu de ce double coup ?

— Je ne soupçonne personne : j’ai une certitude !… Les marins du Corysandre sont tous ici, n’est-ce pas ?

— Oui ! Tous !… Cela n’a pas été difficile de les capturer : ils ne se tenaient pas debout ! Quant au capitaine, Mollescott l’a fait envoyer à la sûreté !

— Well ! Il est fou ! Tu ne les a pas laissés communiquer avec Ben-Hawick ?

— Non !

— Tout va bien, alors !… Tu vas m’amener Ben-Hawick ici, ce qui te permettra d’assister à un intéressant entretien ! Fais vite !

— Je suis là de suite !

Reno disparut aussitôt. John Strobbins, un sourire énigmatique aux lèvres, prit une cigarette d’Orient dans l’étui d’or qu’il retira de sa poche, l’alluma et en aspira voluptueusement l’odorante fumée.

Malgré sa robustesse, il commençait à sentir la fatigue…

La porte violemment ouverte donna, à cet instant, passage à Reno qui poussait devant lui Ben Hawick (alias Basil Stockman) ; l’ex-maître d’équipage du Corysandre faisait triste mine. Il avait les poings liés, et les chevilles entravées au point que c’est à peine s’il pouvait marcher. D’une rude bourrade, Reno le fit choir aux pieds de Strobbins.

— Doucement, mon ami ! Comme tu y vas ! conseilla le détective-cambrioleur en tirant une bouffée de sa cigarette parfumée… Remettez-vous, maître Ben Hawick ! Remettez-vous !… On fait ce qu’on peut, et je regrette de ne mieux pouvoir vous recevoir… mais je vois dans vos yeux que, si je vous faisais délier, vous me poignarderiez !

— Sûrement ! affirma le prisonnier d’une voix rauque.

— Merci !… Mais parlons de choses sérieuses. J’ai l’honneur de vous apprendre, maître Ben Hawick, que M. Buggy-Black a été assassiné cette nuit, et que son associé  vous voyez que je suis bien renseigné – son associé, M. Jérémie Flipott, a disparu !… Cela ne vous dit rien ?

— Que voulez-vous que cela me fasse ?

— Pas de chagrin, bien sûr !… Mais ce n’est pas tout : figurez-vous, maître Ben Hawick, que, en plus de votre nom, je connais votre profession !

« … Il existe, à Frisco, une association qui s’appelle la Main Ouverte, c’est une main ouverte pour recevoir ce qu’on veut bien lui donner, et aussi ce qu’on ne veut pas lui donner !… Vous en êtes un des principaux membres !… C’est la Main Ouverte qui a fait assassiner Buggy-Black et Flipott, comme c’est vous qui avez supprimé Thornton Smiley, blessé William Winckler, et rendu fou Arundel… Vous me comprenez ?

— Non !

— Cela, c’est franc ! Je m’en excuse, car si vous ne me comprenez pas, la faute en est à moi qui ne me fait pas bien comprendre !… Je dis donc que vous allez me révéler l’endroit où la Main Ouverte enferme ses prisonniers, afin que je délivre Flipott – vous vous doutez pourquoi !… Donc, parlez ! Où se trouve le repaire de la Main Ouverte ?

— Vous pouvez me tuer, je ne vous le dirai pas ! D’abord, je ne fais pas partie de la Main Ouverte !

— Je ne veux pas vous tuer, maître Hawick : je ne tue jamais personne !… Seulement, comme onze de vos amis (les marins du Corysandre) sont enfermés ici, si, dans dix minutes, vous ne m’avez pas répondu avec franchise, je les livrerai à la justice et leur ferai connaître que c’est vous qui en êtes la cause !

— Vous ne ferez pas cela ! rugit Ben Hawick en proie à une terrible fureur.

— Non ! Je me gênerai !… Et l’on parlera du traître Ben Hawick…

— On ne vous croira pas ! Les camarades me connaissent !

— Possible ! Et je prendrai soin de leur dire ce qui s’est passé à bord du Corysandre : que vous vous êtes arrangé avec moi ! On me croira ! On croit toujours au mal ! D’autant plus que je n’ai pu être renseigné que par vous, pas vrai, cher Ben Hawick !

Le prisonnier grinça des dents ; mais ne prononça pas un mot.

John Strobbins, ayant terminé sa cigarette, en alluma une seconde.

Après un long silence, Ben Hawick se décida à parler :

— Ainsi, vous ferez cela ? dit-il en tournant la tête vers John Strobbins.

— Je le ferai !

— Et si je vous révèle où est le repaire de la Main Ouverte ?

— Dans ce cas, j’enlèverai Jérémie Flipott et j’oublierai ce que j’aurai vu : je ne suis pas chargé de la police de Frisco, moi !

— Et… à moi, que me ferez-vous ?

— À vous, Ben Hawick ? Je ne vous paierai pas ce que je vous dois, c’est-à-dire une balle dans la tête ! Mais, foi de John Strobbins, je vous rendrai la liberté et dix mille dollars avec !

— Dix mille dollars, ce n’est pas lourd !…

— C’est plus lourd que rien !… Où est le repaire de la Main Ouverte ?

— Au village d’Ollima ! fit Ben Hawick, comme un homme qui se jette à l’eau.

« C’est au Bishop’s Bar, dans la cave… Du moins, c’était là, il y a huit mois, avant mon départ !

— Il y a un mot de passe ?

— Oui : Hang ! Hanger (Pendre-Couteau)

— Well ! Si vous avez dit vrai, demain vous serez libre. Et s’il m’arrive quoi que ce soit, mon ami Reno, ici présent, vous fera subir certaine torture que lui ont appris les indiens Navajos… Vous me comprenez ?

« Tout est bien, alors !... Reno, je vais dormir une heure sur ce canapé.

« Préviens douze de nos hommes, et qu’ils soient prêts à partir dans le canot automobile… Ramène ce gentleman chez lui !… À demain, maître Ben Hawick !

Et, tandis que Reno faisait lever le prisonnier et le poussait dehors, John Strobbins, jetant sa cigarette, s’étendit sur un divan et s’endormit immédiatement.

Une heure plus tard, Reno vint le réveiller. Aussitôt debout, le détective-cambrioleur sortit.

Dans le canal traversant la grande crypte, un canot automobile, ras sur l’eau et dans lequel douze gaillards armés jusqu’aux dents étaient assis, attendait.

Le ronflement de ses moteurs résonnait puissamment sous les voûtes de granit.

— À tout à l’heure, Reno ! fit John Strobbins en sautant dans la légère embarcation.

Il alla se mettre à la barre, et, à son commandement, le canot s’engagea dans le canal souterrain, et flotta bientôt au pied des falaises de Cliff-House.

Habilement, John Strobbins guida l’embarcation au milieu des récifs et la lança vers le large.

Moins de vingt minutes plus tard, le canot s’échouait sur la plage du village d’Ollima.

IX

— Vous allez me suivre jusqu’à l’entrée du village, les enfants, et ne viendrez que si vous entendez mon coup de sifflet. Sinon, vous me guetterez, et me suivrez lorsque vous me verrez revenir vers la plage. Et soyez prêts à tous moments à tirer : gardez vos revolvers armés ! Avec les gentlemen de la Main Ouverte, il faut s’attendre à tout !… Tom ! Toi, tu vas rester dans le canot ! Une fois que nous serons débarqués, tu te tiendras au large, les moteurs à petite vitesse, de façon à nous recueillir et fuir à toute allure, le cas échéant ! Tout le monde a compris ?… Oui ?… Bon ! Alors, en avant ! Et ne craignez pas de vous mouiller les pieds !… Je suis sur une bonne affaire qui vous vaudra à chacun dix mille dollars, si elle réussit ! Et pas de bruit, surtout !

Sur ces mots, John Strobbins sauta à la mer qui, à l’endroit où le canot était échoué, était profonde de quarante centimètres. Ses onze hommes le suivirent.

D’un pas leste, le détective-cambrioleur se dirigea vers le village d’Ollima dont les maisons basses se détachaient sur le ciel de velours sombre.

À cinquante mètres derrière lui, sa petite troupe se mit en marche et s’arrêta au milieu d’un buisson de hauts cactus, un peu avant d’arriver aux premières maisons de la localité.

John Strobbins, seul, poursuivit son chemin.

Il arriva ainsi devant une élégante villa construite dans le style Mauresque, et au-dessus de la porte de laquelle une plaque de verre portait ces mots en lettres d’or :

 

Bishop’s Bar

 

Sans être le moindrement ému, John Strobbins crispa sa main gauche sur la crosse de son revolver, et, de sa main droite, appuya longuement sur le bouton de cuivre d’une sonnerie électrique encastré dans le mur de briques.

Deux minutes se passèrent.

Soudain, de l’autre côté de la porte, une voix demanda :

— Qui est là ?

— Hang-Hanger ! répondit John Strobbins en contrefaisant sa voix.

Pas de réponse ! Mais, lentement, la porte s’ouvrit.

Sans hésiter, le détective-cambrioleur entra. Il vit devant lui un homme vêtu d’un costume de toile bleue, qui tenait en main un robuste bowie-knife.

L’homme, d’une poussée, referma la porte et dit :

— Suis-moi, compagnon !

John Strobbins obéit. Derrière son guide, il franchit un étroit couloir éclairé de loin en loin par des veilleuses, et qui aboutissait à une porte de chêne plaquée de fer.

Sans prononcer une parole, l’homme l’ouvrit au moyen d’une clé qu’il sortit de sa poche :

— Passe ! dit-il brièvement à John Strobbins.

Le détective-cambrioleur ne s’étonnait de rien. Il entra dans une vaste salle emplie de gaillards à mines sinistres.

Trois lampes à pétrole, pendues au plafond, l’éclairaient. Un brouhaha confus, produit par les interpellations, les jurons, les cris rauques de l’assistance s’entendait.

L’âcre, et épaisse fumée des pipes emplissait le local d’un nuage gris.

Scellées au sol par des crampons de fer, John Strobbins vit quelques tables surchargées de bouteilles de vin et de whisky, autour desquelles des individus discutaient âprement.

Leurs couteaux et leurs revolvers, posés devant eux, indiquaient leur volonté d’appuyer leurs raisons par des arguments irréfutables.

John Strobbins reconnut parmi eux les principaux malandrins de San-Francisco.

Il pensa que James Mollescott aurait payé fort cher pour se trouver à sa place !

— J’ai manqué ma vocation ! se dit-il ; j’aurais fait un excellent détective ! Mais, voyons à terminer cette affaire !

Lorsque John Strobbins était entré, nul n’avait fait attention à lui : le Bishop’s bar était le rendez-vous des membres de la Main Ouverte qui y venaient boire en paix, sans s’inquiéter les uns des autres.

John Strobbins réfléchit quelques instants au moyen de délivrer Jérémie Flipott. Il n’avait demandé aucun détail sur la Main Ouverte à Ben Hawick, craignant que le bossman de la Corysandre ne lui tendît quelque piège. Aussi ne savait-il que fort peu de chose sur la sinistre association. Mais, d’autre part, il en connaissait presque tous les membres, qu’il avait eu l’occasion de fréquenter sous différents déguisements. C’était son seul atout.

Il résolut de s’en servir.

Sans hésiter, il marcha vers un grand gaillard qui, attablé tout seul devant une bouteille de whisky presque vide, paraissait en proie à de sombres réflexions.

John Strobbins lui mit la main sur l’épaule en disant :

— Hallo ! Jasper, vieux gibier ! Ça ne va pas, alors ?

L’homme se retourna, l’air menaçant :

— Qu’est-ce que tu me veux, toi ? Est-ce que je te connais ? File !

— Oh !… un vieil ami comme moi ! Tu ne me reconnais pas, Jasper ? Nicholas Bush, voyons !… Nous étions ensemble à Sing-Sing !

De fait, ledit Jasper avait fait une « cure » de cinq ans à la prison de Sing-Sing ! John Strobbins ne l’ignorait pas !

Ce souvenir adoucit le bandit : on connaît tant de monde en prison ! Il répondit :

— Ah ? Tu es Nicholas Bush ? Je ne me souviens plus de toi… Mais n’importe, tu vas boire un verre avec moi !

— Cher Jasper ! Toujours aussi aimable !

— Heu !… j’ai des ennuis !… J’ai raté hier un cambriolage, et le vieux Slom qui était avec moi a été pris !… Fichu métier ! Et toi ?

— Moi ? fit John Strobbins, cela va assez mal. Je viens de faire un voyage en Australie avec Ben Hawick, et…

— Ben Hawick !… Vous êtes arrivés ce soir, pas vrai !… Chomull est venu nous dire tout à l’heure que la police vous avait arrêtés tous !… Heureusement que Chomull avait pris ses précautions : le vieux Flipott, qui avait des intérêts dans l’affaire, est ici depuis deux jours… Quant à Buggy-Black, Chomull, lui-même, l’a rendu muet !… Mais comment as-tu fait pour échapper à la police ?

— On sait se débrouiller ! fit mystérieusement John Strobbins en clignant de l’œil.

— Tu as raison : garde ton moyen, on ne sait jamais, crois-moi !

« Et tu as vu Chomull ? Ce qu’il sera content lorsqu’il va savoir ta présence ici !

« Figure-toi qu’il est dans une fureur terrible ; il dit que l’affaire est ratée, et que c’est la faute de Ben Hawick. Est-ce vrai ?

— Oui et non… Et Chomull est ici ?

— Mais oui ! Dans la salle du fond !

— Viens avec moi, nous allons le voir !

John Strobbins aurait dû dire : Je viens avec toi ! Car, s’il connaissait le dénomme Chomull, voleur émérite et assassin au besoin – il ignorait, et pour cause, l’endroit où se trouvait la « salle du fond ».

Jasper, en homme économe, empoigna la bouteille de whisky posée sur la table et, d’une lampée, la vida.

— Allons-y ! dit-il à Strobbins en se levant.

Les deux hommes traversèrent les groupes de bandits et arrivèrent devant la vaste cheminée dans laquelle brûlaient des briquettes de pétrole solidifié.

Jasper appuya sur une des moulures du manteau de la cheminée ; un côté de celle-ci tourna aussitôt sur lui-même et découvrit une étroite ouverture dans laquelle les deux hommes passèrent.

Cette issue donnait sur les appartements du sieur Chomull, propriétaire du Bishop’s bar.

En cas de descente de police, elle servait aux bandits pour fuir.

Les deux hommes, après avoir traversé un petit corridor, pénétrèrent dans une sorte de salon, au milieu duquel un petit être à mine chafouine était penché sur une table où se trouvaient des plans : M. Chomull était en train de combiner le cambriolage d’une riche villa d’Oakland.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? grommela-t-il en entendant entrer les deux hommes.

 Beaucoup de choses, répondit John Strobbins ; j’ai pu m’évader du cachot de la sûreté tout à l’heure…

— Je ne te connais pas ? fit Chomull, l’air défiant.

— Je suis Nicholas Bush, je me suis embarqué sur la Corysandre avec Ben Hawick…

— Tu étais sur la Corysandre !

— Un peu !… Et tout à l’heure la police nous y a gentiment cueillis !

« Même que Ben Hawick n’est pas content. Il m’a dit que tu aurais bien pu préparer un canot pour notre arrivée… Et d’autres disent comme lui !

— Je croyais que tout se passerait bien ! Depuis deux jours, j’avais enlevé Flipott… C’est la faute à ce misérable Buggy-Black, qui, malgré moi, m’a glissé entre les mains.

« Mais je l’ai rattrapé ce soir et il n’a rien perdu pour attendre !

John Strobbins hocha la tête. Il était content de lui : c’était maintenant Chomull, qui, non seulement ne le suspectait plus, mais encore se justifiait devant lui !

— Oui, dit le détective-cambrioleur, tout cela est bien ennuyeux…

— Ben Hawick a les diamants ?

John Strobbins, sans répondre, indiqua du regard Jasper, qui, immobile, écoutait en silence.

— Va-t-en, Jasper ! ordonna Chomull.

L’homme obéit.

— Alors, Ben Hawick a les diamants ? répéta Chomull, dès que Jasper eut disparu.

— Non ! Mais il sait où ils sont !

— Où cela ?

— À Freemantle !

— À Freemantle ? Ce n’est pas possible !

— Si !… Au dernier moment, Arundel a réussi à les voler au subrécargue…

— Qui est Arundel ?

— Le capitaine du Corysandre !… Il est fou !

— Il est fou ?

— Eh oui ! Mais laisse-moi finir ! Arundel qui était l’homme de Flipott a volé les diamants à Smiley, le subrécargue…

— Pourquoi ?

— Écoute, Chomull, si tu m’interromps tout le temps, nous n’en finirons jamais. L’affaire est que Arundel a déposé les diamants dans une banque de Freemantle… Ben Hawick ne l’a su que le jour où Arundel est devenu fou !

— Mais comment ?

— Arundel est devenu fou parce que Ben Hawick l’a torturé pour savoir où étaient les diamants ! Il croyait qu’ils étaient à bord !

— Quel idiot !

X

— Il est certain que Ben Hawick n’a pas été fin ! acquiesça John Strobbins… Pour l’instant, il nous faut remettre en liberté Jérémie Flipott…

— Tu es fou !

— Non !... Jérémie Flipott doit avoir reçu le récépissé des diamants. Déjà, peut-être, se les est-il fait envoyer – ce que je ne crois pas, car il doit avoir peur que Buggy-Black, qui est son associé…

— Je le sais !

— Laisse-moi parler ! Il doit avoir peur que Buggy-Black sache qu’il a les diamants.

« Il va donc les laisser dormir dans la banque de Fremantle, d’où il peut seul les retirer, comprends-tu ?

— Si je lui faisais signer un papier ? fit Chomull, avec un sourire sinistre… J’irai ensuite chercher les diamants…

— Et l’on te coffrerait, puisque tout le monde, sait que Jérémie a disparu.

— Tu as raison !

— Tu vas donc lâcher Flipott.

« Nous lui banderons les yeux afin qu’il ne sache pas d’où il vient, et nous l’abandonnerons dans le quartier chinois… Puis, d’ici quinze jours ou un mois, quand tout le monde l’aura bien revu, nous irons lui rendre visite et, en le menaçant de dénoncer ses manigances à la police, nous nous ferons écrire une lettre par laquelle il chargera l’un de nous d’aller chercher les diamants !… S’il refuse, je le ferai accuser par le chief-officer du Corysandre, qui affirmera qu’Arundel lui a avoué avoir assassiné le subrécargue sur son ordre !

— Sais-tu, Nicholas Bush, que tu es rudement fin ! Je ne t’avais point apprécié jusqu’ici… Mais, dorénavant, j’aurais l’œil sur toi !… Tu as raison !… Je vais, de suite, faire sortir Flipott : tu l’accompagneras toi-même à Frisco en voiture !… Reste ici ! Tu sortiras par derrière avec Flipott : il est inutile que les camarades soient au courant : on est toujours trop !… Je vais moi-même atteler la voiture !

— J’attends !

Chomull, après avoir été pousser un verrou qui immobilisa la communication de son appartement avec la salle commune, disparut par une autre porte.

John Strobbins, resté seul, se frotta les mains :

— Tout va bien ! pensa-t-il… Et peut-être ai-je dit la vérité sans le savoir !… En attendant, bientôt ce cher Flipott sera entre mes mains !… Sans qu’il s’en doute, je lui rends un signalé service, et qu’il faudra que je lui fasse payer à l’occasion…

Cependant, après dix minutes d’absence, Chomull apparut :

— La voiture est attelée ! dit-il, tu la ramèneras ici après avoir déposé le colis !… Viens m’aider à le remonter !

En silence, John Strobbins suivit son « hôte ». Derrière lui, il gagna le vestibule, dans lequel Chomull prit une lampe, puis ouvrit une porte basse qui conduisait à la cave.

Les deux hommes, après avoir descendu une vingtaine de marches, arrivèrent devant une porte vermoulue que Chomull ouvrit.

John Strobbins aperçut alors, garrotté des pieds à la tête, un vieillard, aux vêtements élégants quoique maculés, qui gisait sur le sol boueux :

— Aide-moi à le lever, Nicholas !… Là ! Prends-le par les pieds ! C’est cela !… En route !

« Je reviendrai fermer après : la cage peut rester ouverte quand l’oiseau n’y est plus !

John Strobbins, tenant les pieds du prisonnier, et Chomull, le soutenant par les épaules, remontèrent lentement. Ils traversèrent le vestibule, et sortirent dans le jardin, au bout duquel, devant la grille, un élégant tonneau attendait.

Les deux hommes y hissèrent Jérémie Flipott :

— Il est bientôt quatre heures du matin ! fil Chomull. Tu as donc le temps : avant six heures, le quartier chinois est désert… À propos, bâillonne le vieux, il pourrait crier !

— N’aie crainte !… Je file !… Je reviendrai aussitôt ! À tout à l’heure !

— Au revoir, Nicholas !

John Strobbins ayant délié la bride du cheval qui était attachée à la grille, sauta dans la voiture, et rendit les rênes à l’animal qui prit aussitôt le galop :

— Bon cheval ! fit le détective-cambrioleur, et agréable voiture, qui est parfaitement suspendue ! Où Chomull l’a-t-il volée ?

« Je l’enverrai à ma villa de Los Angeles ! J’en ai justement besoin d’une semblable !

En quelques instants, John Strobbins arriva devant le buisson de cactus derrière lequel il avait laissé ses hommes. Il fit entendre un léger coup de sifflet qui les fit aussitôt accourir autour de la voiture :

— Tout va bien ! leur dit-il… Au canot, au pas de gymnastique !

Les onze hommes prirent immédiatement leur course vers la plage.

John Strobbins, ayant remis son cheval au petit trop, se tourna vers Jérémie Flipott qui était couché dans le fond de la voiture, et lui dit :

— Cher monsieur Flipott, vos souffrances, je l’espère, sont terminées ! Je pourrais vous bâillonner : je ne le fais pas !… j’espère, donc, que vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pousser aucun cri, n’est-ce pas ?

— Vous l’avez, monsieur !

— Je suis John Strobbins !

Le vieillard ne trouva pas de mot pour exprimer sa stupéfaction.

Il était entre les mains du fameux John Strobbins !… Il se demanda aussitôt combien allait lui coûter pareille mésaventure !

La voiture s’arrêta. Elle était arrivée sur la plage. Au coup de sifflet de John Strobbins, l’homme qui était resté dans le canot automobile, échoua l’embarcation à quelques mètres de l’endroit où stationnait la voiture.

Jérémie Flipott fut porté dans le canot.

Après quoi, John Strobbins et sa petite troupe s’y embarquèrent à l’exception d’un homme que le détective-cambrioleur chargea de mener le cheval et la voiture dans une des nombreuses villas qu’il possédait aux environs de San-Francisco.

À l’aide d’une gaffe, le canot fut déséchoué, et, ses moteurs mis en avant, fila vers Cliff-House.

Une demi-heure plus tard, la petite embarcation pénétrait dans la crypte servant d’abri à John Strobbins.

Sur les ordres du détective-cambrioleur, Jérémie Flipott fut aussitôt débarrassé de ses liens et mené dans le confortable salon où, deux heures auparavant, John Strobbins avait interrogé Ben Hawick.

Le détective-cambrioleur était exténué. Il fit enfermer soigneusement Flipott, et, remettant à plus tard la suite de cette affaire, gagna la chambre à coucher qu’il s’était fait installer dans une des cryptes voisines, et ne tarda point à s’endormir.

Il était cinq heures du matin !

John Strobbins s’éveilla un peu après neuf heures. Il alla prendre une douche, absorba un succulent déjeuner, puis, ayant ainsi retrouvé ses forces et sa souplesse, il se rendit dans la chambre où était enfermé Jérémie Flipott.

Le vieillard venait de se réveiller. Assis dans un fauteuil, il montrait une mine sinistre :

— Comment va, cher monsieur Flipott ? fit John Strobbins, d’un ton jovial… Je vais vous faire apporter à déjeuner !... Que désirez-vous ? Du thé ?… Café ? Chocolat ? Lait ! Faites comme chez vous, je vous en prie !

« Vous êtes mon hôte, et, pour rien au monde, je ne voudrais vous voir manquer de quoi que ce soit !

— Je n’ai pas faim !

— Grave tort, monsieur Flipott !… Alors, pas même un peu de thé !

— Rien !

— Tant pis !… Monsieur Flipott, vous me croyez votre ennemi, alors que je ne le suis pas ! Soit dit sans me flatter, j’ai cette nuit risqué ma vie pour vous délivrer !

« Il est vrai que vous ne m’en devez aucune reconnaissance, je l’avoue : j’avais besoin d’avoir avec vous un entretien assez long, et, alors, j’ai pensé, n’est-ce pas, que le meilleur moyen était de vous… recevoir chez moi !

— Je n’ai rien à faire avec vous ! Que me voulez-vous ? fit Jérémie Flipott d’un ton rogue.

— Je vais vous le dire !… Mais, comme vous êtes depuis deux jours, je crois, sans nouvelles du monde, je veux, tout d’abord, vous mettre au courant de certains événements : le trois-mâts Corysandre est arrivé hier soir ; son capitaine, Sam Arundel, est en mon pouvoir ; le subrécargue Thornton Smiley a été assassiné à son instigation. Et bien d’autres…

— Vous mentez ! rugit Jérémie Flipott en se dressant, menaçant.

— Tenez-vous tranquille, cher monsieur, si vous ne voulez pas que je vous fasse ligoter !…

Jérémie Flipott se rassit.

— Calmez-vous ! conseilla John Strobbins. Nous sommes ici pour causer, et je ne vois pas pourquoi les événements tragiques et déplorables survenus sur le Corysandre, qui appartient à M. Buggy-Black, je crois, vous affectent à ce point !… Voulez-vous un peu de thé ? Cela vous remettra !

— Merci !

— Je n’insiste pas !… Je reprends : vous venez de me traiter de menteur ? Je le suis quelquefois, et voleur aussi, à l’occasion !

« Mais je ne vole jamais mes amis et je ne fais assassiner personne !

— Que voulez-vous dire, monsieur ? s’écria le vieillard d’une voix rauque. Et son visage était effroyablement pâle.

— Tenez-vous tranquille ! Je vous en avertis une dernière fois ! Je vais mieux m’expliquer, et vous conter l’histoire du trois-mâts Corysandre, avec des détails que vous ignorez, et aussi la conclusion inattendue pour vous : les diamants du Corysandre sont pour moi, John Strobbins ! Et pas pour vous ! Je me suis donné assez de mal pour cela ! Je vous avoue que, si j’avais su, je ne me serais point mêlé de pareille affaire !

John Strobbins soupira.

XI

Jérémie Flipott regarda son interlocuteur d’un air épouvanté.

Sans se départir de son calme, John Strobbins commença :

— Sans que vous vous en doutiez, cher monsieur Flipott, il y a longtemps que je m’occupe de vous ! J’ai même eu l’honneur, il y a de cela sept mois, – le 20 avril dernier, pour préciser, – de cambrioler votre maison de la 6e avenue.

« Je n’emportai pas grand’chose, vous devez vous le rappeler ! Et je puis dire, même, que je ne fis point mes frais ! Car vos tableaux ne sont que des mauvaises copies ! Vos sculptures sont en stuc et vos antiquités, truquées pour la plupart ! Permettez-moi de vous le dire !

« J’aurai donc perdu mon temps chez vous, si je n’avais trouvé dans le tiroir de gauche de votre bureau Louis XV (qui date de 1895) un document intéressant… Vous me comprenez ! Ce document, c’était l’acte sous seing-privé par lequel vous vous associiez à l’honorable M. Buggy-Black pour l’exploitation d’une mine de diamants située aux environs de Kalgoorlie (Australie de l’ouest), mine appartenant à M. Buggy-Black, mais qu’il n’exploitait point faute d’argent.

« Je me promis de surveiller cette affaire, étant donné que je savais M. Buggy-Black aussi… mettons, peu honnête que vous.

« Et ce n’est pas peu dire, n’est-il pas vrai, cher M. Flipott ?

Jérémie Flipott ne répondit que par une grimace de mépris. John Strobbins poursuivit :

— Je fus bientôt récompensé de mes peines, car, moins d’un mois après ma… visite chez vous, je réussis à savoir que le directeur de votre mine, M. Thornton Smiley, vous avisait du prochain envoi à Frisco d’une caissette contenant environ cent mille dollars de diamants bruts !… Vous comprenez, cher monsieur Flipott, que je résolus aussitôt de m’emparer de ces pierres précieuses autant qu’estimables. J’aime beaucoup les diamants !

« Je partis pour l’Australie à bord du plus prochain paquebot, et, arrivé à Freemantle, je me déguisais en mineur et me fis embaucher dans votre claim de Big-River.

« Je ne vous dirai pas comment je réussis à savoir que ce brave Thornton Smiley, d’accord avec M. Buggy-Black, fit deux parts des diamants ; l’une, dont il vous annonça qu’il la ramenait avec lui à Frisco sur le trois-mâts Corysandre, (et cette part ne contenait que des gangues sans valeur). Quant à l’autre, la belle part, elle était réservée à M. Buggy-Black qui devait la partager avec Smiley !

— Voleur ! Bandit ! gronda Jérémie Flipott.

— Je vous conseille de parler, cher monsieur Flipott ! gouailla John Strobbins. Laissez-moi donc terminer !…

« Thornton Smiley embarqua donc sur le Corysandre avec deux caissettes de diamants, alors que vous croyiez qu’il n’en emportait qu’une !

« Ce brave M. Buggy-Black comptait donc vous voler indignement, puisqu’au terme de votre contrat, vous deviez partager par moitiés égales tous les bénéfices de votre claim !

« Pauvre M. Buggy-Black ! C’est, comme vous le savez, un ancien mineur : il est voleur, mais peu astucieux ! Que pouvait-il faire contre vous ? Je vous le demande !

« Car, dois-je vous le rappeler, aussitôt que vous sûtes que Thornton Smiley allait s’embarquer pour l’Europe, vous envoyâtes à Freemantle un homme à vous, le capitaine Sam Arundel !

« Ah ! il remplit bien sa mission : deux jours après son arrivée à Freemantle, le capitaine du Corysandre fut trouvé au coin d’une rue avec cinq balles de revolver dans la carcasse !

« Et, comme les capitaines sont rares à Freemantle, ledit Sam Arundel, qui se présenta pour remplacer le défunt, fut aussitôt agréé !

« Moi aussi, je fus pris comme matelot ! Et le Corysandre partit de Freemantle avec Sam Arundel comme capitaine, et Thornton Smiley comme subrécargue.

« Moi, je savais à quoi m’en tenir sur tout cela ! Je vous dirai même, cher M. Flipott, que je surpris votre ami Sam Arundel, deux heures avant le départ, lorsqu’il vous câbla la dépêche suivante :

« — Ai pris place indiquée : tout sera fini à l’arrivée… C’était clair !… Et on peut, si l’on veut, trouver la trace de ce message aux bureaux de l’Australasian Telegraph Cy… Mais, nous reparlerons de cela plus tard !

« Comme bien vous le pensez, une fois en mer, je surveillai le capitaine Arundel. Pendant les premiers jours, je remarquai seulement qu’il était au mieux avec un matelot français appelé Maurice Cabassou. Aussi, je ne fus pas étonné, lorsque, quelques jours avant le passage de la ligne, ledit Cabassou, qui était occupé dans la hune à réparer un galhauban, laissa tomber son épissoir…

« Or, l’épissoir tomba si malheureusement, qu’il troua le crâne de ce brave Thornton Smiley en train de lire tranquillement dans un fauteuil à l’ombre de la brigantine…

« Thornton Smiley mourut deux heures après !… Vraiment, j’admirai l’adresse de ce matelot : avoir aussi bien visé, malgré le roulis, était digne de félicitations !

« C’est pourquoi j’eus la curiosité de savoir quelle allait être la récompense de ce marin si habile. Je le guettai, et, le soir même, je me glissai le long de la cabine du capitaine au moment où Maurice Cabassou y entrait.

« À travers le hublot, je les vis trinquer ensemble !

« C’est une chose attendrissante que de voir un simple marin et son capitaine aussi familiers ensemble ! Je me proposai d’en féliciter Cabassou.

« J’allais quitter mon poste de guet, lorsque je m’aperçus que je n’étais pas le seul à observer notre digne capitaine : à quelques mètres de moi, tapi dans l’ombre, je reconnus le maître d’équipage Basil Stockman, auquel je n’avais pas fait attention jusqu’alors, si ce n’était pour constater qu’il n’entendait rien, ou pas grand chose, à son métier !

« Basil Stockman me vit, lui aussi ; mais je n’y fis point attention.

« En quoi, j’eus grand tort !

« Aussi bien, Basil Stockman, soit qu’il en eût assez vu, soit que ma présence le gênât, s’en alla vers l’avant.

« Je restai seul. J’avais mon idée !

« Bientôt, je vis Arundel et Maurice Cabassou sortir de la cabine. Je les laissai s’éloigner, et, risquant le tout pour le tout, j’entrai dans la chambre du capitaine.

« À la lueur de la lampe à pétrole suspendue au plafond, j’examinai rapidement les deux verres : au fond de celui dans lequel avait bu Cabassou, je vis qu’il restait un léger dépôt gris… et je compris quelle était la récompense réservée à l’habileté du marin français : Cabassou venait d’être empoisonné : ainsi votre Arundel s’assurait de son silence !

« Je reconnus même le poison, c’était un venin indien qui tue lentement et commence par enlever la mémoire !

« Je sortis de la cabine sans être vu et allai me coucher.

« Or, le lendemain, dans la nuit, le chief-officer, William Winckler, qui me paraissait être le seul honnête homme de toute cette bande, – sans me compter, naturellement ! – se brisa les jambes en montant de sa cabine sur le pont !

« J’aidai à le relever et m’aperçus que le dessous des semelles de ses bottes avait été suiffé !

« Sam Arundel était dans une fureur terrible, et qui n’était pas feinte, car il s’entendait fort bien avec Winckler, bien que le brave garçon ne fût pas au courant de ses projets.

« Je me demandai alors, à qui donc profitait ce crime ! Je pensai à Basil Stockman !

« D’ailleurs, peu à peu, je commençai à me souvenir de lui. Ses traits ne m’étaient pas inconnus. Sans qu’il s’en aperçût, je le guettai, et parvins un beau matin à le surprendre au moment où, sur le pont désert, il se lavait : il avait enlevé ses favoris !

« Alors, je le reconnus !

« Le pseudo Basil Stockman n’était autre que Ben Hawick, le chef de l’association de la Main Ouverte, qui a commis tant d’assassinats en Californie !

« Heureusement pour moi, il ne me vit pas : autrement, je ne serais pas ici !

Pendant les jours qui suivirent, je l’observai et n’eus bientôt plus de doute : la moitié des marins du Corysandre faisait partie de sa bande, et votre homme, vous entendez, cher monsieur Flipott, votre Sam Arundel n’en savait rien !

« M. Buggy-Black voulait vous voler les trois quarts de votre bénéfice ; vous, vous vous apprêtiez à vous emparer du tout ; et, pendant ce temps, Ben Hawick se préparait à vous mettre d’accord en faisant disparaître les diamants et ceux qui se le disputaient ! N’est-ce point admirable !

« Ainsi, nous étions quatre chasseurs : Buggy-Black, vous, Ben Hawick et moi-même qui poursuivions ces bienheureux diamants… Et c’est moi qui vais les avoir ! Et sachez qu’il n’y a point pour cent mille dollars, comme l’avait câblé Thornton Smiley, mais pour huit cent mille dollars !… Mais, je continue !

« Il y avait huit jours que l’infortuné William Winckler s’était ainsi cassé les jambes (de cette façon, il était cloué dans sa cabine, et ne gênait plus en rien les projets de Ben Hawick, tout en pouvant, si le capitaine disparaissait, donner les conseils nécessaires à la conduite du navire !) ; il y avait donc huit jours qu’il s’était blessé, lorsqu’un soir, après dîner, alors que je venais de terminer ma faction au gouvernail, j’entendis du bruit provenant de la cabine du capitaine Sam Arundel.

« Sans réfléchir – c’est une des plus belles bêtises que j’aie faites – j’ouvris la porte : je vis Ben Hawick, accroupi sur Sam Arundel, et qui, ayant saisi par les oreilles la tête du capitaine du Corysandre, la lui cognait de toutes ses forces contre le plancher en criant :

« — Il faudra bien que tu dises où tu as caché les diamants ! Je te saignerai comme un porc, autrement ! »

« Et tel était l’acharnement de cette brute qu’il ne s’apercevait pas qu’Arundel était évanoui !

« Ben Hawick, entendant la porte s’ouvrir, tourna brusquement la tête et me reconnut :

« — Ah ! rascal ! rugit-il, je t’y prends à m’espionner ! Tu vas crever, cette fois-ci !… À moi, les gars ! À moi ! À moi !!

« Et, lâchant sa victime, il bondit vers moi.

XII

John Strobbins cessa un instant de parler. Il sourit en constatant que Jérémie Flipott le regardait avec des yeux hagards…

Tranquillement, il alluma une cigarette et poursuivit :

 Comme bien vous le pensez, cher monsieur Flipott, je n’attendis point que l’honorable Ben Hawick arrivât sur moi.

« S’il eût été seul, je m’en serais facilement arrangé, mais, à son appel, une dizaine de gaillards accouraient déjà.

« Je sautai en arrière, et, comme le moment n’était pas à la réflexion, je courus vers les haubans d’artimon, et, avec une rapidité que vous pouvez concevoir, je les escaladai et me réfugiai dans la hune.

« La nuit était noire. Une jolie brise de nord-est faisait moutonner les flots sombres et gonflait les voiles du Corysandre qui, incliné sur tribord, filait allègrement ses onze nœuds.

« Je ne pus, d’ailleurs, m’attarder à contempler ce spectacle pittoresque, car, à peine arrivai-je dans la hune, que je sentis trembler les haubans sous mes pieds : les marins grimpaient derrière moi !

« Je me retournai : je les vis qui arrivaient, les yeux brillants, leur large couteau entre les dents ! « Sur le pont, Ben Hawick les encourageait de la voix :

— Allez-y, garçons ! Saignez-le comme un porc !! »

« Que faire ?

« Sans réfléchir, j’empoignai les galhaubans de flèche, et, avec une ardeur que le péril décuplait, je me hissai en tête de mât à la force des poignets.

« Arrivé là, je soufflai ; je ne pouvais, comme vous le comprenez, aller plus loin.

« Ah ! je n’étais pas si bien que sur ce divan !

« Le léger roulis qui agitait la Corysandre menaçait à chacune de ses oscillations de me lancer dans les flots !

« Mes jambes croisées autour du mât, la main gauche crispée à la pomme, je parvins, de la main droite, à tirer mon couteau, et, d’une voix forte, je défiai les marins arrêtés dans la hune :

« — Venez-y, rascals ! » criai-je.

« Mais ils n’avaient pas les mêmes raisons que moi de risquer leur peau, et n’osaient s’aventurer sur les galhaubans.

« Ils avaient raison, car, placé comme je l’étais, je les eus tués l’un après l’autre.

« Je les entendais se concerter à grand bruit. Je regardai vers le pont et je vis Ben Hawick qui trépignait de fureur. Sa voix montait jusqu’à moi. Il hurlait :

« — Lâches ! Pourceaux ! Allez-y donc ! Crevez-lui la peau ! Qu’est-ce que vous attendez ? »

« Les marins ne bougeaient toujours pas.

« Mais je vis tout à coup Ben Hawick élever le bras et j’entendis la détonation sèche d’un revolver.

« Une balle siffla à deux yards de moi !

« Ben Hawick essayait de m’abattre à coups de revolver !

« Successivement, les six balles me bourdonnèrent aux oreilles !

« Puis, Ben Hawick s’arrêta pour recharger son arme.

« Dans la hune, les marins, joyeux de l’intervention de Ben Hawick qui les dispensait d’en faire plus, échangeaient des plaisanteries sur ma situation : ils me comparaient à l’apôtre Saint-Paul, qui, comme vous le savez, surmonte le temple d’Annapolis.

« Moi, je réfléchissais.

« C’est étonnant comme l’air de la mer donne des idées ! En deux secondes, j’eus calculé mes chances !

« Les marins étaient dans la hune ; Ben Hawick avait été à l’arrière afin de profiter de la lumière du fanal de l’habitacle pour recharger son revolver…

« J’empoignai un galhauban, et, d’un seul coup, je me laissai glisser sur le pont : je ne mis pas cinq secondes pour franchir les trente-huit mètres qui me séparaient du pont de la Corysandre : je tombai plutôt que je ne glissai !

« J’arrivai en bas sans respiration, les mains brûlées par le frottement contre le galhauban, la peau des jambes arrachée jusqu’à l’os !

« Mais je ne sentais pas la douleur ! Je bondis vers le youyou qui était pendu à ses portemanteaux, et, empoignant mon couteau que je tenais toujours entre les dents, je coupai rapidement les palans et saisines qui retenaient le canot.

« Il tomba à la mer comme une masse, et fit un floc retentissant : moins de dix secondes s’étaient passées depuis ma foudroyante descente.

« Les marins, groupés dans la hune, ne m’avaient point aperçu, car j’avais eu soin de descendre à tribord, ce qui faisait que la voile de flèche et la brigandine m’avaient dissimulé à leurs yeux !

« Mais, au moment où le youyou tomba à la mer, Ben Hawick m’aperçut.

« Il avait fini de recharger son revolver.

« Il me visa, tira, et me manqua.

« Je le vis courir vers moi, et derrière lui, un autre homme, armé d’une hache, et que je reconnus : c’était le matelot français Maurice Cabassou, celui-là même qui portait dans son corps le poison versé par Sam Arundel !

« Je sautai sur la lisse, et, à l’abri des haubans du grand mât, je laissai approcher les deux hommes :

« — Vous me paierez cela en détail, imbéciles ! leur criai-je. Souvenez-vous de moi : je suis John Strobbins ! Toi, Ben Hawick, tu finiras sur la chaise électrique, et toi, Cabassou, tu es déjà mort ! Tu ne reverras pas la terre ! »

Et, comme les deux brutes allaient m’atteindre, je me laissai tomber à la mer…

Le Corysandre allait vite : le youyou était déjà loin !

« Pendant toute la nuit, je le cherchai vainement en nageant de tous côtés, et craignant à chaque instant de devenir la proie d’un requin !

« Pendant ce temps, le Corysandre avait disparu à l’horizon : Ben Hawick était trop mauvais marin pour tenter seulement de mettre en panne le trois-mâts par une aussi forte brise !

« À l’aube, épuisé, à bout de forces, j’allais me laisser couler lorsque les premiers rayons du soleil me permirent d’apercevoir le bienheureux youyou !…

« Oui, cher monsieur Flipott ! Il était à moins de deux yards de moi ! Sa vue me rendit des forces ! Je nageai vers lui, et, non sans peine, parvins à m’y embarquer ! Je m’étendis au fond, et, immédiatement, m’endormis d’un sommeil de plomb.

« Je fus réveillé par un picotement à la figure : je me dressai et vis fuir une mouette venue, sans doute, pour se repaître de ma chair !

« Hein ? les ai-je gagnés, les diamants, cher monsieur Flipott ?

« Je sentis, alors, que j’avais faim ! Faim, et soif aussi ! Je visitai le youyou : il contenait une voile rongée par les rats, deux avirons et une vieille boîte à conserves, vide !

« Je fouillai mes poches ! Rien dedans !

« Alors, je m’enveloppai dans la voile et m’étendis dans le youyou pour y mourir…

« Mon heure n’était pas venue, car, le soir, ayant repris un peu de forces – on dit que « qui dort dîne » – je me dressai et vis, dans l’Est, un grand paquebot qui arrivait à toute vitesse vers le youyou !

« Fou de joie, j’attachai la voile au bout d’un aviron et agitais le tout avec frénésie.

« Heureusement, la mer était calme. Du paquebot, on m’aperçut.

« Je vis le grand navire stopper ! Une embarcation s’en détacha et vint me recueillir.

« Cinq minutes plus tard, je montai à bord. C’était un vapeur japonais le Kanazan-Maru, qui allait de San-Francisco au Japon. Je fus soigné et réconforté à souhait, et je racontai au capitaine que j’étais le seul survivant d’un navire baleinier anglais, et que tous mes compagnons étaient morts de faim !

« Il me crut ! On fit même pour moi une collecte parmi les passagers, cher monsieur Flipott !

« Elle produisit près de cinq cents dollars !

« Trois jours plus tard, je débarquai à Honolulu, d’où, grâce aux dollars des passagers du Kanazan Maru, je m’embarquai sur le plus prochain navire allant à San-Francisco !… Je pus même prendre un passage en première classe !…

« Une fois arrivé ici, j’attendis patiemment l’arrivée du Corysandre.

« Tout arrive ! Le Corysandre arriva. Je le vis butter contre le quai, ce qui ne m’étonna pas, car je connaissais les capacités maritimes de l’honorable Ben Hawick !

« Je vis James Mollescott, mon ennemi intime, monter à bord !…

« Je fus surpris de le voir surgir si inopinément, car je suis habitué à ce qu’il arrive toujours trop tard !…

« Cependant, mes hommes, déguisés en policemen, purent s’emparer de Ben Hawick et de ses complices – car, ainsi que je l’avais prévu, le misérable s’était débarrassé de tous les marins honnêtes… Quant aux autres, il ne fut pas difficile à mes hommes de les emmener, ils étaient en piteux état, par suite d’une épidémie de béri-béri – due à l’intempérance – qui avait ravagé le trois-mâts après mon départ.

« Je n’eus pas à m’occuper du capitaine : je le croyais mort !

« Eh bien, cher monsieur Flipott, sachez que Sam Arundel n’est que fou ! Il est à l’hospice, d’où je le ferai sortir quand il me plaira, comme je vous ai délivré des griffes de la Main Ouverte

« Vous allez me demander pourquoi ce long récit ? Voilà ! M. Buggy-Black a été assassiné ce soir…

— Assassiné ! exclama Jérémie Flipott et son visage exprima une joie intense.

— Ne vous réjouissez pas, cher monsieur Flipott !! gouailla John Strobbins.

« M. Buggy-Black a été, en effet, assassiné par la Main Ouverte, cela ne fait aucun doute ! Pourtant, je sais que Ben Hawick, pas plus que Buggy-Black, n’ont les diamants… Sam Arundel ne les a pas non plus.

« Donc, ou ils sont à bord de la Corysandre, ou vous les avez, c’est simple !

« C’est pourquoi je vous dis : s’ils sont à bord de la Corysandre, je les aurai bientôt, car j’ai fait sombrer le navire !

« S’ils n’y sont pas, c’est que vous les détenez ! Or, vous me connaissez suffisamment, cher monsieur Flipott, pour savoir que je ne me suis pas donné en vain tant de tracas !… J’estime ces diamants à huit cent mille dollars !… Je vous avertis donc que je ne vous rendrai là liberté que quand je tiendrai ou cette somme, ou les diamants !… J’aurais voulu vous épargner la moitié de cet argent, en demandant l’autre à M. Buggy-Black… Mais, il est mort !

« Et, vous le savez, en droit, toute action s’éteint avec la mort !

« Vous voilà donc averti : ou vous allez me dire où sont les diamants, ou, alors, me faire verser huit cent mille dollars – vous possédez plus de cinq fois cette somme, je suis renseigné – dans les conditions que je stipulerai. Et voilà !

« J’attends votre réponse !

XIII

La réponse de Jérémie Flipott, John Strobbins ne l’attendit pas longtemps : M. Jérémie Flipott, malgré l’émotion qui l’agitait, haussa les épaules et murmura :

— Faites de moi ce que vous voudrez ! Je n’ai pas les diamants !

John Strobbins ne s’émut pas de cette réponse ! Il s’y attendait. Il éprouva même une surprise agréable de ce que Jérémie Flipott ne niait aucune de ses affirmations. Il répondit :

— Je vous répète, cher monsieur Flipott, que, comme vous le comprendrez facilement, je n’ai pas, pour le seul amour de Dieu, combiné toute cette affaire, risqué plusieurs fois ma vie, perdu mon temps, dépensé de l’argent, enfin !

« Non !… Bien que je vous tienne pour une canaille, et je m’y connais ! – je veux bien vous croire !

« Donc, puisque vous ne détenez point les diamants, je vais les chercher ailleurs. Il est bien entendu, que, si je ne les trouve pas, vous me devrez huit cent mille dollars, plus mille dollars par jour que vous m’aurez fait perdre à partir d’aujourd’hui !

« C’est clair ! J’ajoute que si je retrouve les diamants, vous n’aurez à me verser que les mille dollars quotidiens d’indemnité !

« Avez-vous quelque chose à me dire ?

— Non !… Faites de moi ce que vous voudrez ! maugréa le vieillard.

— Oh ! Je n’en saurai faire grand’chose de bon ! gouailla John Strobbins en se levant… Il est bientôt midi : je vais vous faire apporter à déjeuner. Et, comme j’ai besoin de vous conserver vivant, je vous avertis que si vous refusiez de manger, l’on vous gavera, ni plus ni moins qu’une suffragette anglaise ! J’ai l’honneur de vous saluer, cher monsieur Flipott !

John Strobbins se leva. Il salua correctement son prisonnier et sortit de la chambre où Flipott était enfermé.

Puis il rejoignit son lieutenant, Reno, lui donna quelques ordres, et, s’étant habilement grimé et déguisé, s’embarqua dans le canot automobile qui le reconduisit le long d’un des quais de San-Francisco.

Aussitôt débarqué, le détective-cambrioleur héla une auto :

— À l’hospice de Beckstairs ! commanda-t-il au chauffeur, vite !

L’hospice de Beckstairs est l’asile des fous de l’État de Californie.

Il est situé hors de la ville. Aussi John Strobbins n’y arriva-t-il que trois quarts d’heure plus tard.

Il paya le chauffeur et sonna aussitôt à la porte de l’Asile : la porte s’ouvrit.

John Strobbins entra :

— Je suis M. Gratian Ricksbaum, sénateur de l’État de Kentucky, et docteur en médecine de l’Université de Frankfort ! Vous avez ici, paraît-il, un capitaine marin atteint d’une démence spéciale ?… Il se nomme, attendez… Sam Arundel, c’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Je vais vous conduire au médecin de service, monsieur le sénateur ! Il vous renseignera ! fit respectueusement le portier.

— C’est cela, mon ami !

Digne, important et majestueux, John Strobbins qui s’était fait, effectivement, la tête et l’allure du sénateur Ricksbaum, arriva dans le bureau du médecin de service.

Celui-ci, empressé à satisfaire son illustre visiteur, s’empressa, aux premiers mots du détective-cambrioleur, à le conduire devant le cabanon dans lequel était enfermé Sam Arundel, le capitaine fou du Corysandre.

— C’est une brute très dangereuse, monsieur le sénateur ! affirma le médecin : il a déjà tenté d’étrangler deux gardiens. Nous avons dû lui mettre une camisole de force !

— C’est bien ce que je pensais ! murmura le pseudo-sénateur du Kentucky : c’est une folie spéciale aux marins… très curieuse ! Vous allez me laisser seul avec ce dément ! Je veux tenter une expérience !…

— Mais, monsieur le sénateur…

— Tranquillisez-vous, docteur : je ne risque rien, puisqu’il est revêtu d’une camisole de force !

Un peu hésitant, le médecin fit ouvrir la porte de la cellule matelassée. John Strobbins entra et reconnut, accroupi dans un des coins, tel une bête fauve, le capitaine Sam Arundel.

Ce dernier, aussitôt, se dressa et se mit à hurler :

 

Je suis le capitaine de Chicago !

Je mange la viande et même les os !

 

Puis, il bondit vers John Strobbins et lui lança un furieux coup de tête dans le ventre, que le détective-cambrioleur évita en sautant sur le côté.

Ne rencontrant rien devant lui, Sam Arundel, emporté par son élan, roula sur le tapis :

— Fermez la porte et ne craignez rien ! fit le pseudo-sénateur du Kentucky au médecin de l’asile… Faites vite !

Le médecin, inquiet quand même, obéit.

Le sourire aux lèvres, John Strobbins, sans cesser d’observer le fou, tira de sa poche un court casse-tête de caoutchouc, et dit :

— Maintenant, maître Arundel, j’estime que notre petite comédie a assez duré ! Si vous faites un mouvement vers moi, je vous casse la tête !… Vous me comprenez ! Je ne suis pas médecin de l’asile, je ne suis pas sénateur du Kentucky, je ne suis pas le capitaine de Chicago, mais je suis le matelot Wilbur Morton, qui se trouvait à bord du Corysandre, le soir où votre bossman Basil Stockman vous secoua si gentiment dans votre cabine !

« Vous vous souvenez de moi, Sam Arundel ?

Le capitaine du Corysandre avait, maintenant, l’air plus fou que jamais. Livide, il regardait John Strobbins avec des yeux hagards et arrondis par la terreur.

— Sam Arundel, poursuivit John Strobbins, le moment n’est plus de feindre la folie ! Cela vous a bien réussi pour tromper Basil Stockman, mais, moi, je suis John Strobbins !

« On ne me roule pas, moi !

« Sur l’ordre de Jérémie Flipott, vous avez fait tuer le subrécargue Thornton Smiley par le matelot Maurice Cabassou ! Et, Cabassou, vous l’avez empoisonné ! Eh bien, Cabassou n’est pas encore mort !… Il est en mon pouvoir et m’a signé un papier par lequel… Ne bougez pas, tonnerre du diable ! ou je vous tue à mes pieds, immonde assassin !… Je dis donc que Cabassou m’a écrit et signé une lettre par laquelle il s’accuse d’avoir tué Smiley à votre instigation, vous entendez !… Et, Jérémie Flipott, lui-même, m’a révélé vos crimes : il ne pouvait faire autrement puisque je possède le câblogramme que vous lui avez envoyé de Freemantle !

« Il ne sera pas difficile à prouver que c’est vous qui avez assassiné le premier capitaine du Corysandre !… Et vous irez sur la chaise électrique !

Sam Arundel, les traits décomposés, oublia de feindre la folie.

Il balbutia :

— Je suis perdu ! Que me voulez-vous !

— Je suis John Strobbins ! Tu connais ma réputation ! tu sais que je ne manque jamais à ma parole ! Eh bien, j’ai juré que les diamants du Corysandre n’iraient, ni à Buggy-Black, ni à Jérémie Flipott, ni à Ben Hawick, ni à toi-même !

« Je les veux ! Tu vas donc me dire où ils sont, et, sur ma parole, demain à midi, tu seras libre et je te verserai dix mille dollars !

« Réponds sans hésiter ! Sinon, je te livre au bourreau : j’en ai les moyens ! Choisis !

John Strobbins se tut.

Cinq minutes s’écoulèrent. Sam Arundel réfléchissait, tout en fixant le détective-cambrioleur d’un œil sournois :

— Si je vous dis où sont les diamants, murmura-t-il enfin, quelle garantie ai-je que vous tiendrez votre promesse ?

— Tu as ma parole, et cela suffit ! D’abord tu n’as pas le choix !

— C’est bon ! Je vous crois !… Vous êtes mon maître !... Eh bien, j’avais réussi à découvrir l’endroit où Thornton Smiley avait caché les deux caissettes de diamants !

« Dès qu’il fut mort, j’allai les prendre.

« J’en retirai le contenu et les jetai à la mer !

« Quant aux diamants, ils sont dans un des barils de lard de la cambuse du Corysandre : vous les trouverez facilement : le baril est marqué J.M. 153 !… Ah !… je croyais bien qu’ils seraient pour moi !… Quand je pense que je me suis donné tant de mal !… J’ai trompé jusqu’à Ben Hawick !… Tout en faisant le fou, je l’ai guetté !… Tenez, je peux bien vous le dire, il l’a fait exprès de jeter le Corysandre contre le quai ! Il avait laissé les voiles dans ce but ! Car il se doutait bien que les diamants étaient à bord… Alors, il préférait savoir le trois-mâts au fond du port !… Ah ! vous êtes fort, vous !

— Pas tant que cela ! fit John Strobbins, railleur. S’il est vrai que, dès l’arrivée du Corysandre, j’ai deviné l’intention de Ben Hawick, il n’en est pas moins vrai que je me suis trompé sur beaucoup d’autres points !

« Et, d’abord, pour te consoler, je t’avoue que ta victime, Cabassou, est morte ! Et qu’il ne m’a rien signé du tout ! Que Flipott ne m’a rien dit ! Et que je n’étais pas sûr du tout que tu n’étais pas fou et que tu avais les diamants !… Merci de ta franchise, ô marin candide !… Et à demain !

Sans attendre la réponse de Sam Arundel écumant de rage, John Strobbins ouvrit la porte du cabanon, bondit au dehors, et referma aussitôt le battant capitonné :

— L’homme n’est pas tout à fait fou ! dit-il au médecin qui, anxieux, attendait au dehors… il est plutôt atteint du délire des grandeurs, et se figure posséder des trésors, diamants et rubis ! Il faut le soigner avec douceur… Je reviendrai le voir d’ici quelques jours !

Ainsi parla Gratian Ricksbaum, sénateur du Kentucky, et, après avoir remercié le médecin et lui avoir promis sa puissante protection, il sortit de l’asile en pensant :

— Comme c’est simple ! J’aurais dû me douter de suite que c’était Sam Arundel qui possédait la clé du mystère ! J’ai été aussi naïf que les autres ! Un peu plus, il me roulait aussi !

 

*   *   *

 

La nuit suivante, John Strobbins, vêtu de son costume de scaphandrier, explora l’intérieur du Corysandre.

Sam Arundel n’avait pas menti : dans la cale avant du trois-mâts, parmi les caisses de biscuits et les ballots de morue, le détective-cambrioleur, après trois heures de recherches épuisantes, découvrit enfin un baril grossier, sur lequel, à la faible clarté de la lampe électrique qu’il avait emportée avec lui, il lut : J.M. 153 !

Le cœur battant plus vite, malgré son sang-froid accoutumé, John Strobbins, d’un coup de hache, défonça le petit tonneau.

Et, au milieu des tranches de lard dont il était empli, il sentit un sac de toile… c’étaient les diamants du claim de Big-River !

John Strobbins, exultant, plaça le précieux, sac dans la boîte de cuivre pendue à sa ceinture, et remonta à la surface. Il se rembarqua dans le canot automobile qui l’attendait dans un coin désert du port, et, ayant dépouillé son habit de scaphandrier, examina le contenu du sac qu’il venait de recueillir.

Sam Arundel n’avait pas menti !… Dans la toile, il y avait pour près d’un million de dollars de gemmes !…

 

*    *    *

 

Ainsi, John Strobbins triomphait !

À San-Francisco, nul, jusqu’à présent, n’a connu les détails de cette mystérieuse affaire.

Car, fidèle, à sa promesse, John Strobbins, le jour suivant, remit en liberté Ben Hawick et les marins du trois-mâts…

M. Jérémie Flipott, contre un chèque au porteur de dix mille dollars que le détective-cambrioleur remit, d’ailleurs, à Ben Hawick, fut également libéré.

Quant à Sam Arundel, John Strobbins n’eut aucune peine à le faire sortir de l’asile des fous.

Il n’eut qu’à venir le chercher le lendemain.

Le directeur de l’hospice de Beckstairs, heureux de satisfaire l’honorable sénateur Gratian Ricksbaum et aussi de se débarrasser d’un pensionnaire encombrant, ne fit aucune difficulté pour lui signer son exeat.

— Voilà les dix mille dollars promis ! fit John Strobbins à Sam Arundel, une fois qu’ils furent dehors ; et il tendit au capitaine du Corysandre dix liasses de dix billets de cent dollars chacune.

Sam Arundel prit les greenbacks, et, sans remercier, s’éloigna...

Il ne devait pas, d’ailleurs, jouir de cet argent : le soir même, il rencontra Ben Hawick dans un bouge du quartier chinois.

Les deux hommes, pris en se voyant d’une fureur terrible, se sautèrent mutuellement à la gorge.

La police les retrouva le lendemain matin au coin d’une borne où le cabaretier avait traîné leurs corps littéralement criblés de coups de couteau. Comme ils étaient morts, nul n’eut jamais l’explication de ce drame.

Et Chomull, le chef de la Main Ouverte, se disposait à tenter un nouveau coup contre Jérémie Flipott, lorsqu’il reçut ce simple mot :

Inutile, cher ami, de t’occuper des diamants du Corysandre, c’est moi qui les ai !… Nicholas Bush (alias John Strobbins).

M. James Mollescott n’a jamais pu savoir ce qui s’était passé sur le Corysandre.

Car M. Jérémie Flipott, étant revenu de voyage, affirma toujours n’avoir rien à dire, et ni connaître quoi que ce soit de cette affaire.

On ne trouva, d’ailleurs, rien de compromettant sur le Corysandre.

Comme on ne put jamais retrouver aucun des marins du trois-mâts, il fallut bien mettre en liberté l’infortuné William Winckler :

La veille du jour où le « chief officer » du Corysandre sortit de l’hôpital avec ses jambes remises à neuf, il reçut une lettre. Elle contenait dix mille dollars en billets de banque, sans rien d’autre.

C’était John Strobbins, qui, pris de pitié pour l’infortuné officier, lui envoyait ce souvenir.

William Winckler ne le sut jamais. - FIN

 

NORES:


[1] Maître d’équipage.^^

[2] Couteau américain.^^

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