- PLAN DU SITE
- POLAR
- John Strobbins, le détective-cambrioleur - José Moselli (1882 – 1941)
- À la Maison Blanche - José Moselli (1882 – 1941)
À la Maison Blanche - José Moselli (1882 – 1941)
La série de vols extraordinaires qui éprouva Washington, il y a quelques mois, n’est pas encore oubliée là-bas. On sait que John Strobbins en fut l’auteur – nul autre que lui n’eût, d’ailleurs, pu montrer une semblable ingéniosité – mais, jusqu’à présent, la manière dont il s’y prit pour mener à bien son invraisemblable entreprise est restée secrète. Non pas que le célèbre détective-cambrioleur s’en soit caché, mais bien parce que le gouvernement fédéral a jugé d’une bonne politique de faire le silence autour de cette affaire.
C’est ainsi, que M. Archibald Murchison Finbett, directeur-propriétaire du Washington-Herald, qui avait reçu de John Strobbins une lettre contenant le détail des opérations du détective-cambrioleur, ne l’a pas publiée sur les instances du président Shaft, son ami.
On comprendra pourquoi sans peine ! Le premier de la série de vols qui devait émouvoir au plus haut point toute l’opinion publique américaine eut lieu au Foreign Department (Ministère des Affaires Étrangères), à Washington.
Ainsi qu’on le sait, Washington, capitale fédérale des États-Unis, est le siège de la présidence et des ministères. La société, composée de diplomates et de hauts fonctionnaires de l’État, en majeure partie, est beaucoup plus fermée qu’à New-York. S’il est vrai que le président des États-Unis se laisse facilement approcher, lors de ses réceptions à la Maison-Blanche, les invitations sont beaucoup plus difficiles à obtenir.
Il en est de même au Foreign Department, où l’on n’entre que dûment accrédité.
Quoi qu’il en soit, ce vendredi-là, M. Samuel Parker, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, se préparait à recevoir ainsi que tous les mercredis – jour d’audience – les diplomates venus pour l’entretenir, lorsqu’on arrivant dans le grand salon, où il avait coutume de recevoir, il crut être le jouet d’un songe : la mignonne pendule, faite d’un bloc de saphir, constellé de diamants, ne se trouvait plus sur la monumentale cheminée de marbre blanc.
Son socle de bronze doré était vide : seuls y restaient les quatre vis ayant servi à fixer ce chef-d’œuvre inestimable.
Samuel Parker, stupéfait, courut à la cheminée, croyant, malgré le témoignage de ses yeux, être le jouet d’une illusion.
De ses gros doigts, – c’était un ancien charron, – le ministre put s’assurer qu’il avait bien vu : la pendule n’était plus là !
Samuel Parker, nerveux, courut à son bureau, immense meuble d’acajou et cuivre placé au centre du salon, et sonna.
Un huissier apparut presque aussitôt.
— Dois-je faire entrer ? demanda-t-il avec ce sans-gêne familier aux Américains.
— Qui s’est permis de toucher à la pendule ? demanda Parker en désignant du doigt le socle vide.
— La pendule ?… Oh !… fit l’huissier, pâlissant. Mais… elle était là, il y a dix minutes… même pas ! Même que j’ai regardé l’heure : il était dix heures moins vingt !
Samuel Parker tira sa montre :
— Dix heures moins quatre ! dit-il. Il y a donc seize minutes de cela ! Quelqu’un est-il venu ici depuis ? Répondez vite !
— Je n’en sais rien… Je ne le crois pas, monsieur ! Quand je suis tout à l’heure sorti du salon, l’antichambre était vide : or, le salon ne communique qu’avec l’antichambre et avec vos appartements.
— C’est vrai !… Mais il n’en est pas moins vrai que la pendule a été volée ! Il faut qu’elle se retrouve ! Courez vite au corps de garde, Johnson ! Et que personne ne sorte du ministère avant que la pendule ne soit revenue à sa place !
— Mais… voulut dire l’huissier.
— Quoi ? Allez, by God ! s’écria le ministre, cramoisi.
— C’est que… qu’il y a plusieurs ambassadeurs qui…
— Je le sais !… Allez ! Dites au lieutenant Hobson de faire discrètement surveiller le palais et de ne laisser sortir personne avant ma permission – excepté les diplomates étrangers – naturellement !
L’homme disparut.
Samuel Parker, derrière lui, sortit du salon et courut dans l’antichambre où stationnaient les huissiers :
— Cobb ! dit-il. Téléphonez à M. Slope, le chef de la police, de venir ici séance tenante avec quatre détectives !… Match ! Briddle ! Claim ! Venez avec moi fouiller le salon !
— C’est que, monsieur le ministre, il y a l’ambassadeur de Suède, le chargé d’affaires de Grèce, l’attaché naval d’Allemagne et le ministre de Costa-Rica qui attendent…
— Dites à ces messieurs que je suis malade… Non !… J’y vais ! Faites entrer l’ambassadeur de Suède dans le salon bleu !
« Et fouillez bien le grand salon, pendant ce temps ! La pendule ne peut être loin !… Vous me préviendrez dès que M. Slope sera là, Cobb ! Vous annoncerez le ministre de Monténégro !
Et, très agité, Samuel Parker gagna le salon bleu.
C’est que la pendule disparue n’était pas un objet banal : le tzar en avait fait cadeau à la nation américaine quelques années auparavant, à l’occasion de l’exposition de Chicago.
Faite d’un bloc de saphir, unique au monde, gros comme le poing et dans lequel était enchâssé le mouvement, on l’estimait plusieurs millions de dollars. Le Président Shaft l’avait fait placer dans le grand salon du ministère des Affaires étrangères, dont elle constituait le plus bel ornement. Certes, nul n’eût cru qu’on eût pu la voler là ! Pourtant, elle avait bel et bien disparu !
Ce matin-là, Samuel Parker eut bien de la peine à cacher ses soucis aux diplomates venus l’entretenir. Il répondit par quelques phrases vagues à l’ambassadeur de Suède, qui lui présentait les observations de son gouvernement au sujet des nouveaux droits de douane perçus sur les huiles de poisson. Ce diplomate se retira assez troublé en se demandant quel pouvait être le grave événement politique qui préoccupait ainsi le ministre américain.
Samuel Parker, prétextant des affaires urgentes, expédia aussi brièvement qu’il put le ministre de Costa-Rica, venu pour implorer l’appui du gouvernement américain contre l’Allemagne qui menaçait de saisir les douanes costariciennes en gage d’une dette impayée :
— Repassez, Excellence !… Nous verrons cela dans quelques jours : l’affaire mérite réflexion ! répondit Parker.
Il fit la même réponse à l’attaché naval allemand, Herr von Pleifst, qui lui notifiait la décision du gouvernement de Berlin de bloquer les côtes du Costa-Rica.
L’affaire en elle-même étant grave, très grave, puisqu’elle mettait en jeu la doctrine de Monroe : L’Amérique aux Américains et en vertu de laquelle les États-Unis prétendent empêcher les Européens d’intervenir par la force en Amérique.
Mais qu’importait pour l’instant le différend divisant l’Allemagne et le Costa-Rica à Samuel Parker ? Toutes ses pensées allaient à la pendule disparue si étrangement.
Herr von Pleifst parti, le ministre dut recevoir le chargé d’affaires de Grèce, qui lui parla d’émigrants Hellènes molestés à New-York. Samuel Parker promit d’examiner le fait et poussa son interlocuteur à la porte.
Presque aussitôt un huissier entra et annonça :
— M. le ministre du Monténégro !
— Faites entrer !
Le pseudo-ministre de Monténégro n’était rien moins que M. Slope, chef de la police fédérale à Washington. Gros, le visage glabre, l’air placide, dissimulant le regard vif de ses yeux gris derrière une paire de pince-nez de cristal, M. Slope passait pour habile et perspicace :
— Me voici à vos ordres, monsieur le ministre ! dit-il après s’être assuré que la porte avait été fermée.
— Que vous avez tardé ! Je vous attendais plus tôt !… Enfin, sachez qu’on a dérobé…
— Pardonnez-moi de vous interrompre, monsieur le ministre, fit Slope ; je suis au courant. Entre neuf heures quarante et neuf heures-cinquante-six, l’horloge d’émeraude placée dans le grand salon a disparu ! Et…
— Comment, vous savez ?… s’écria Parker, ahuri.
— Oh ! c’est simple, Monsieur le ministre : aussitôt arrivé, j’ai interrogé l’huissier Johnson, ainsi que tous ses camarades : dans ces sortes d’affaires, il ne faut pas laisser à personne – témoins ou inculpés – le temps de réfléchir. J’ai visité le grand salon et ses issues. Eh bien, je peux le dire, l’affaire est moins mystérieuse qu’elle n’en a l’air.
« Pour moi, le coupable ne peut être qu’un des huissiers, lequel s’est emparé de l’horloge et l’a dissimulée dans quelque cachette préparée à l’avance. Il reste, naturellement, à trouver cette cachette et ce sera là la difficulté.
« Mais je compte en venir à bout, parce que : 1° le coupable n’a pas eu le temps d’aller loin ; 2° parce que, par conséquent, la cachette doit se trouver non loin du grand salon, ou même dedans ; 3° parce que, vu le court délai dont disposait le voleur, la cachette doit être facilement accessible. Je n’attends plus que votre autorisation pour faire commencer les recherches, monsieur le ministre !
Samuel Parker hocha la tête, à demi-convaincu :
— Peut-être avez-vous raison ? dit-il. En tous cas, cette affaire est bien ennuyeuse !
— Avant ce soir, l’horloge sera a sa place ! affirma le policier, sûr de lui.
M. Slope se trompait !
Bien qu’il eût fait fouiller tout le personnel du ministère susceptible de s’être introduit dans le grand salon à l’heure où le vol avait été commis, bien qu’il eût fait enlever devant ses yeux, une à une, les lames du parquet garnissant la vaste pièce, bien qu’il eût sondé les meubles, visité la cheminée, vérifié les murailles, les plafonds, l’embrasure des fenêtres, la précieuse horloge ne se retrouva pas.
Restait l’hypothèse d’un jet par la fenêtre ; hypothèse qui fut vérifiée impossible : les deux larges baies du grand salon, situées au premier étage, donnaient sur une cour qu’abritait une véranda vitrée sous laquelle travaillaient les commis du service des archives : il eût fallu briser un carreau pour faire passer l’horloge : or, les vitres, vérifiées soigneusement, furent reconnues intactes !
M. Slope dut avouer qu’il avait affaire à forte partie !
Mais il n’était pas au bout de ses étonnements ni de ses mécomptes !
Bien que M. Samuel Parker eût donné ordre au personnel du ministère de tenir rigoureusement secrète la nouvelle de la disparition de la précieuse horloge, cet événement malencontreux fut vite connu des journaux.
À midi, dans tout Washington, des crieurs se répandirent, annonçant ce vol sensationnel.
À la vérité, personne n’y crut d’abord : l’ambassadeur de Suède et le chargé d’affaires de Grèce, frappés tous deux de l’attitude préoccupée et embarrassée du secrétaire d’État aux Affaires étrangères, en avaient conclu que de graves difficultés menaçaient les États-Unis et avaient aussitôt câblé à leurs agents de change à New-York de jouer pour eux à la baisse ; les agents de change, ravis du bon tuyau, en avaient profité pour leur compte, d’où une baisse terrible, accompagnée de rumeurs inquiétantes à Wall-Street : on parlait d’une guerre avec le Japon, avec le Mexique… d’un grave litige germano-américain, de scandales terribles…
C’est pourquoi, lorsque les éditions spéciales des journaux parurent, annonçant le vol de l’horloge d’émeraude, la nouvelle fut accueillie, avec un certain scepticisme : sans aucun doute, M. Samuel Parker cherchait à amuser l’opinion publique pour la détourner de faits plus grave.
Le secrétaire d’État aux Finances apprit ces bruits : il pensa y couper court en faisant paraître une note officielle au sujet de la pendulette et promettant 20.000 dollars de récompense à celui qui la ferait retrouver. Cette déclaration ne calma qu’à demi le public et, en Bourse, les cours continuèrent à baisser.
Cependant, malgré les actives recherches de M. Slope, le chef de la police de Washington, la pendulette et son voleur continuaient à rester inconnus.
Au bout de trois jours, comme la situation diplomatique, persistait à rester bonne, les journaux songèrent alors à se venger de leur déconvenue, en attaquant violemment Samuel Parker qui fut accusé de négligence et d’incurie.
On le tourna en ridicule. Un journal illustré fit même paraître un dessin représentant M. Parker en train de s’arracher les cheveux en donnant les signes du plus violent désespoir.
Sous le dessin, on disait :
« L’heure est propice pour signer un traité avec le Mexique, mais, hélas ! je ne peux savoir l’heure qu’il est : on m’a volé mon horloge ! » À tout cela, que répondre ? Le ministre se tint coi. Seulement, il fit comparaître M. Slope devant lui, et ne lui cacha pas que si, dans la huitaine, la précieuse pendulette, ou tout au moins son voleur, n’étaient pas retrouvés, lui, Slope, serait révoqué – purement et simplement.
Le chef de la police de Washington, qui avait perdu sa belle assurance, ne put que promettre de faire tout son possible.
Pauvre policier ! Il n’était pas au bout de ses peines, non !
Deux jours plus tard, en sortant du ministère des Affaires étrangères, il regagna la Maison de Ville, où se trouvaient ses bureaux. Sous le porche, il aperçut l’attorney général. Celui-ci, reconnaissant le chef de la police, s’élança vers lui. Il était pâle et agité :
— Ah ! vous voilà, M. Slope ! Je vous cherche partout ! Venez vite ! dit-il.
— Mais qu’y a-t-il ? répondit le policier, appréhendant une nouvelle catastrophe.
Sans répondre, l’attorney général entraîna Slope dans ses bureau, ferma la porte et dit :
— Tout à l’heure, au cours de l’inauguration de la section historique du Musée National, on a volé la bible du May-Flower.
La bible du May-Flower ! Il faut être Américain pour comprendre combien ce vol était considérable ! Le May-Flower est ce navire qui, en 1620, amena en Amérique quelques centaines de puritains fuyant l’intolérance de Cromwell – et ces héroïques émigrants sont les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre et des États-Unis actuels.
Ils représentent aux yeux des Américains ce qu’il y a de plus vénérable sur terre. Or, grâce à un concours de circonstances favorables, une bible ayant appartenu à un des passagers du May-Flower avait été retrouvée. Exposée sous une vitrine au Musée National, elle voyait depuis des années défiler devant elle des théories interminables d’admirateurs attendris.
Et voici que cette relique inestimable venait d’être volée !
En entendant l’attorney général lui annoncer ce malheur. Mr. Slope resta frappé de stupeur. D’abord, il regarda son interlocuteur, comme pour mieux se pénétrer de ses paroles, puis, enfin, répondit :
— Comment cela a-t-il pu arriver ?
— Eh ! c’est bien simple ! fit l’attorney général en haussant les épaules. Le président Shaft, accompagné du gouverneur de New-York, du maire, d’une dizaine de sénateurs et de diplomates, et ayant à ses côtés sir Davis Gambling et l’amiral Darbett, venait d’entrer dans le Musée National pour en inaugurer la section historique, lorsque, s’étant approché de la vitrine contenant la bible du May-Flower, il s’aperçut que le saint livre ne s’y trouvait pas !
« Il se tourna alors vers M. James Murlone, conservateur du Musée National, et lui exprima son étonnement de ne pas voir exposée la précieuse bible.
« Comme vous le savez, le président Shaft est… assez gros. C’est ce qui explique pourquoi il masquait la vitrine aux regards de M. Murlone qui ne s’était encore aperçu de rien.
« En entendant le président l’interpeller, le conservateur s’approcha et, à son tour, constata le larcin. Très ému, il affirma au président que la Bible se trouvait encore à sa place quelques instants auparavant : certainement, quelque personnage de la suite de M. Shaft avait dû ouvrir la vitrine et prendre la vénérable Bible, afin de l’examiner à son aise et de plus près.
« Le président Shaft ne jugea pas de sa dignité de se déranger lui-même, il retourna vers ses voisins et pria celui qui avait la Bible de bien vouloir la lui montrer.
« Personne ne répondit ! Un silence régna.
« Le président Shaft ne jugea pas de sa dignité de répéter sa demande.
« — Pourtant, monsieur le président, murmura James Murlone, je suis sûr, sûr comme de moi-même, que la Bible a été enlevée il y a moins de dix minutes. Avant de venir à votre rencontre, je l’ai vue à sa place !
« — C’est bien ennuyeux… Enfin, faites pour le mieux ! répondit le président, embarrassé.
Et, dominant la stupéfaction que lui causait un aussi extraordinaire événement, il se remit en marche vers la section historique qu’il inaugura comme si rien ne s’était passé.
« Pendant ce temps M. Murlone avait fait fermer toutes les issues du musée, et prévenu les détectives de service. Ceux-ci adroitement mêlés à la foule, essayèrent en vain de découvrir l’habile voleur. Ils ne purent surprendre le moindre indice.
« Pourtant, l’assistance était assez peu nombreuse – une quarantaine de personnes tout au plus – et rien que des notabilités qu’il fallait ménager. Une accusation erronée eût pu avoir de terribles conséquences.
« Prévenu aussitôt, je courus au Musée National, accompagné de trois des plus habiles détectives, et, dissimulé avec eux dans un petit salon, j’assistai à la sortie du président Shaft et de ses invités parmi lesquels le voleur se trouve sûrement. Il sera malaisé à découvrir !…
« Voilà les faits ! acheva l’attorney général. J’ai laissé les détectives au musée et, après vous avoir téléphoné en vain, j’ai couru ici pour vous y attendre !
— Je jurerais que le voleur est le même que celui de l’horloge d’émeraude du ministère des Affaires étrangères ! fit M. Slope, qui avait écouté avec attention le récit de l’attorney.
« Ce doit être, à mon avis, une bande de malfaiteurs, dissimulée sous les allures les plus honorables…
— Allons donc ! Des sénateurs, des amiraux, de hauts fonctionnaires ne risqueraient pas leur situation pour…
— Ce n’est pas cela que je veux dire ! fit Slope. Mais je dis bien que c’est parmi le personnel qu’il faut chercher. Bien que je n’aie obtenu aucun résultat au ministère des Affaires étrangères, je n’en persiste pas moins à croire – et c’est justement mon échec qui confirme ma croyance – que le vol de l’horloge d’émeraude et celui de la Bible du May-Flower, sont l’œuvre d’une association de bandits, qui compte parmi ses membres des huissiers dans les ministères, des gardiens de musée, des domestiques de toutes catégories. Il leur est ainsi facile de préparer leurs vols, de dissimuler leurs larcins dans des cachettes soigneusement apprêtées à l’avance. Déjà, j’ai fait engager deux détectives parmi le personnel des Affaires étrangères : je vais en envoyer deux autres au Musée National, et, avec du temps et de la patience, nous finirons par démasquer nos voleurs ! C’est, à mon avis, la seule façon d’arriver à nos fins !
— Du temps ? De la patience ! exclama l’attorney général ; vous en parlez bien à votre aise ! Vous figurez-vous quelle va être l’émotion, lorsqu’on va apprendre le vol de la Bible du May-Flower après l’enlèvement de la pendulette d’émeraude ?… Il faut agir, et vite, si nous ne voulons pas être balayés !
— M. Samuel Parker m’a déjà parlé ainsi ce matin. N’importe ! Je compte travailler au mieux les intérêts de la justice et de la société. S’il en est d’autres qui se croient plus habiles, qu’ils prennent ma place. Aussi bien, je prendrai ma retraite sans regret !
Ce ferme langage calma un peu l’attorney général qui affirma à M. Slope qu’il avait toute sa confiance.
Sans tarder, le chef de la police de Washington se mit en campagne. Ainsi que l’avait prévu l’attorney-général, ce fut une clameur d’indignation et de fureur, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest des États-Unis lorsque fut connue la nouvelle du vol de la vénérable Bible du May-Flower.
Cette fois, l’on alla jusqu’à accuser de complicité l’infortuné conservateur du Musée National ; certains prétendirent que ce fonctionnaire avait tout uniment vendu la précieuse relique à un lord richissime !
James Murlone répondit à cette accusation en traduisant son auteur devant les tribunaux – ce qui ne fit pas retrouver la Bible perdue !
M. Slope, entre temps, continuait ses recherches avec une louable obstination, mais sans aucun résultat.
Bien qu’il eût fait épier par ses détectives tous les fonctionnaires appartenant de près ou de loin au ministère des Affaires étrangères et au Musée National, le chef de la police de Washington n’avait pas encore, cinq jours après le vol de la Bible du May-Flower, recueilli le plus petit indice.
Malgré sa foi en l’excellence de ses raisonnements, il commençait à se désespérer, lorsqu’un événement encore plus étrange que les deux premiers, vint porter à son comble l’exaspération publique.
Le président Shaft avait eu l’heureuse idée de réunir, à Washington, un congrès Panaméricain, composé d’hommes d’État et de diplomates des principales républiques des deux Amériques. Ce congrès, dont le but était, on le sait, d’élaborer les Statuts d’une future fédération, comprenant toutes les nations américaines, n’aboutit pas à grand’chose, mais, il faut l’avouer, il fut du moins l’occasion de nombreux banquets.
Ce fut au cours de la soirée donnée par le président Shaft, dans les salons de la Maison Blanche, pour célébrer la clôture des travaux du congrès que se produisit un nouveau vol, dépassant de loin les deux précédents, autant par la valeur de l’objet volé, que par le mystère qui entoura longtemps sa disparition.
Cela eut lieu dans un petit salon, dans lequel avaient été exposés les principaux produits des différents pays des deux Amériques : du cap Horn au Labrador, les plus riches citoyens avaient tenu à envoyer ce qu’ils possédaient de plus précieux, à seule fin de montrer au monde, étonné, que l’Amérique renferme les objets les plus beaux de l’Univers.
Il y avait là, posés sur des rayons de cristal, de quoi faire la fortune de plusieurs familles : pépites d’or vierge du Klondike, topazes et diamants, du Brésil, échantillons de bois précieux, soigneusement sélectionnés, barres d’argent des mines mexicaines, nacres géantes des mers antillaises…
Mais, parmi toutes ces merveilles, un tube de cristal, qui semblait concentrer vers lui la clarté des lampes électriques, attirait tous les regards. Ce mince tube de cristal renfermait, en effet, placées l’une devant l’autre, cent cinquante-trois perles admirables, d’un orient laiteux, doux et irisé, grosses chacune comme un énorme grain de café et aussi belles, et aussi merveilleuses les unes que les autres.
Le tube qui les contenait, long de quatre-vingt-dix centimètres environ, semblait un rai de lumière tombé du ciel.
Ces perles, pêchées au Venezuela, et non encore percées, appartenaient au général Costrobasa, vice-président de Venezuela, qui les avait fait exposer à seule fin de montrer qu’il possédait, lui, ancien muletier, les plus belles perles in the world.
Guidé par le « général » Costrobasa, qui voulait, en personne, lui faire admirer ses admirables perles, le président Shaft s’approcha du tube resplendissant.
Costrobasa saisit l’étui de cristal et, respectueusement, le tendit à Shaft en disant :
— Elles sont merveilleuses, n’est-ce pas, monsieur le président ? Figurez-vous qu’elles proviennent d’un général insurgé, que j’ai fait fusiller pour prix de sa lâche rébellion…
« Je trouvai plus de mille perles dans ses bagages, volées par ce misérable on ne sait où ! De ces mille perles, je choisis celles que voici, les plus belles, et me fis un plaisir de les envoyer ici, où sont réunis les plus rares produits de notre noble Amérique !…
« Elles valent plus de 2.000.000 de dollars !
— Je n’en doute pas, général ! acquiesça Shaft, qui était là pour faire plaisir à tout le monde. Et il saisit le tube dans ses larges mains. Longuement, il admira l’orient des perles et leur grosseur, puis replaça le prestigieux étui dans son écrin de soie.
Autour de lui, diplomates et hommes d’État (et aussi quatre détectives portant des titres plus ou moins ronflants, et qui, par prudence, avaient été mêlés aux invités) se pressaient pour mieux voir, le tube et son précieux contenu. Des appréciations enthousiastes s’entendirent :
— Beautiful !
— Maravilhoso !
— Wonderful !
— Extraordinario !
Ainsi les invités du président Shaft manifestèrent-ils leur admiration.
C’est à ce moment-là que le vol eut lieu. Comment ? Par qui ? Mystère. En plus de Shaft et des quatre détectives, il y avait dans la petite pièce – quatre mètres sur cinq – quinze diplomates exactement. Ils se connaissaient tous ou à peu près.
Or, environ deux minutes après que le président Shaft eut replacé le tube dans son écrin, M. Harvey Burlingham, délégué du Canada, poussa un cri qui fit se retourner tout le monde :
— Les topazes du Brésil sont fausses ! s’écria-t-il. Voyez donc ! C’est du verre !
Rumeur et stupéfaction ! Toute l’assistance, Shaft en tête, rejoignit M. Burlingham qui était debout devant l’étagère de cristal où étaient exposées une douzaine de topazes brutes.
— Voyez, dit-il, en élevant une des gemmes ou prétendues telles, c’est du verre, bien travaillé, mais c’est du verre !
— Du verre ? Permettez ! s’écria M. da Cunha, le délégué du Brésil. Je m’étonne fort de cela ! Car ces pierres, permettez-moi de vous le dire, proviennent des mines de Goyaz et non point d’une fabrique !
— Je ne doute pas de votre bonne foi, señor, fit Burlingham, courtoisement ; cependant, voyez vous-même : ces topazes sont fausses !
M. da Cunha, un peu pâle, et sentant tous les regards braqués sur lui, saisit la topaze que lui tendait le Canadien et l’examina avec attention. On le vit bientôt relever la tête et laisser pendre sa main d’un air découragé :
— C’est pourtant vrai ! avoua-t-il d’une voix faible. Cette topaze est fausse !
— Et les autres aussi ! ajouta Burlingham, implacable.
— C’est incroyable ! fit M. da Cunha, on aura sûrement substitué ces pierres aux véritables et il faut…
Un cri l’interrompit. Ce cri était poussé par M. John Mowcett, délégué de la Guyane anglaise (en réalité, le détective John Clifford) :
— Les perles ! Où sont les perles ! clamait John Mowcett.
— Les perles ! Mes perles ! répéta le général Costrobasa, qui de couleur café au lait était devenu citron.
Le président Shaft, déjà troublé par l’incident des topazes brésiliennes, se hâta vers John Mowcett ; mais, déjà, les autres invités le précédant, étaient arrivés devant l’écrin ayant abrité le tube contenant les cent cinquante-trois merveilleuses perles du général Costrobasa. Ce dernier, comme fou, criait :
— Mes perles ! Mes perles ! Il me faut mes perles !
L’écrin était vide ! Le tube avait disparu.
Cependant un des détectives avait aussitôt été fermer l’unique porte du salon.
D’ailleurs, personne ne songeait à sortir, bien au contraire ! Les honorables diplomates, atterrés, se regardaient sans parler. Le président Shaft, furieux et humilié à la fois qu’un pareil fait eût pu se produire à la Maison Blanche, hochait la tête et jetait autour de lui des regards soupçonneux.
Dans le silence, le général Costrobasa continuait à glapir :
— Mes perles, madona ! Où sont mes perles, mil Dios !
Il était tellement ému, qu’il en oubliait ses belles manières, récemment apprises, pour redevenir le grossier muletier qu’il était quelques années auparavant.
— Gentlemen, fit le président Shaft qui avait à peu près reconquis son calme, ceci n’est, je suis sûr, qu’une agréable plaisanterie – a good humbug – mais elle a assez duré, n’est-ce pas ? Car je vois que Son Excellence le général Costrobasa commence (!) à s’émouvoir ! Que celui d’entre nous qui a caché les perles les remette !
Le général Costrobasa, pris d’un immense espoir en entendant parler le président Shaft s’était tu. Ce fut le silence. Un silence angoissant, lourd et tragique.
Personne ne bougeait ni ne parlait. Cinq minutes s’écoulèrent. Shaft était devenu pâle. Costrobasa jetait autour de lui des coups d’œil assassins. Mais le tube de perles n’apparaissait toujours pas…
— Enfin, oui ou non, va-t-on me rendre mes perles ? hurla le général Costrobasa, à bout de patience.
— Gentlemen, s’écria le président Shaft, je crois que… oui… c’est bien regrettable… enfin… il faut… oui !… Il faut que ces perles se retrouvent !… Car… je crois… bien que… que personne n’est sorti de cette pièce depuis qu’elles ont disparu !
Il hésitait, le brave Shaft, malgré son habitude de la parole. Certes, au cours de sa longue vie, il ne se souvenait pas s’être jamais vu en pareille posture !
L’honorable Harvey Burlingham le tira d’embarras.
— Gentlemen, fit le Canadien, je suis de l’avis de M. le président Shaft ! Depuis que les perles ont été enlevées, nul d’entre nous n’est sorti d’ici, c’est donc qu’un de nous les a. Je propose donc que…
Il s’arrêta, n’osant poursuivre.
— Que… quoi ? s’écria M. Pablo Zatecas, ambassadeur de la République Argentine, à Washington.
Harvey Burlingham haussa les épaules :
— Je sais bien, dit-il, que ma proposition est grotesque. Mais, au Canada, nous avons notre franc parler ! Je pensais qu’en nous déshabillant tous, le voleur – car celui qui a dérobé le tube de perles est un voleur ! Oui ! – serait sûrement découvert !
M. Pablo Zatecas sourit :
— Votre proposition en vaut une autre, gentleman ! répondit-il. Seulement, elle est inutile, attendu que le tube de perles est long d’un yard, et qu’il est impossible de le dissimuler dans une poche ou sous un vêtement !
Des murmures d’approbation se firent entendre.
M. John Mowcett (alias le détective Clifford) parla à son tour :
— Pour moi, gentlemen, dit-il, je crois que nous devons imputer la disparition du tube de perles au même personnage – ou à ses complices – qui a déjà volé, il y a quelques jours, l’horloge d’émeraudes du département des Affaires étrangères et la bible du May-Flower déposée au Musée National…
— Oui ! J’étais là ! interrompit le président Shaft, amèrement, et ce vol fut effectué dans des conditions assez semblables à celles dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui ! N’est-ce pas, monsieur von Pleifst.
— Parfaitement, monsieur le président ! affirma l’attaché naval allemand.
— Je crois donc, poursuivit le président, qu’il vaut mieux ne plus penser pour l’instant à ces perles : la police va être prévenue et s’efforcera de trouver le coupable !… Sortons, gentlemen !
Ce disant, le président Shaft, marcha délibérément vers la porte, l’ouvrit et franchit le seuil.
Sans avoir l’air de rien, deux des détectives déguisés en diplomates, en profitèrent pour s’éclipser discrètement et prévenir M. Slope, cependant que le général Costrobasa grommelait :
— Si on ne me rend pas mes cent cinquante-trois perles, il faudra me les payer ! Elles valent 2.000.000 de dollars !
La soirée s’acheva tristement, dans la gêne et la suspicion générales.
Comment décrire la stupeur, l’indignation, la honte qui accueillirent le lendemain la nouvelle de ce que les journaux appelèrent le Cambriolage de la Maison Blanche ?
De l’avis unanime, ce nouveau méfait fut attribué au mystérieux auteur des vols du ministère, des Affaires étrangères et du Musée National.
Mais, cette fois, la mesure était comble ! Avoir l’audace de venir, sous les yeux mêmes du chef d’État, et dans sa maison, enlever un tube plein de perles, valant plus de deux millions de dollars (le général Costrobasa n’ayant en rien exagéré), cela dépassait toutes les bornes. Que faisait la police ?
M. Slope, le chef de la police de Washington, devant les clameurs de l’opinion publique, qui l’accusait d’incapacité, offrit sa démission. Il la retira cependant, sur les instances du président Shaft, qui, dans un interview accordé à un reporter du Washington Herald, affirma hautement que M. Slope avait toute sa confiance et ne pouvait être incriminé en rien, au sujet des vols qui venaient de se produire.
Cette affirmation calma un peu les esprits.
Cependant, le voleur demeurait introuvable. En vain surveilla-t-on le personnel de la Maison Blanche et multiplia-t-on les perquisitions chez toutes les personnes soupçonnées.
M. Slope et ses détectives ne purent recueillir le moindre indice.
Le Potomac Times, ayant été interviewer le directeur de l’agence de police privée, Nat Bikerton, publia son avis au sujet des mystérieux vols :
Je ne serais pas étonné, déclarait M. Bikerton, que tout ceci fût l’œuvre de John Strobbins. On se rappelle que le détective-cambrioleur a dernièrement subtilisé le Chrysanthème d’or du Prince japonais Takahashi, lors de son voyage à Frisco.
John Strobbins, qui avait loué une chambre au-dessus de l’appartement occupé par le prince réussit à percer un trou dans le plafond, près du lustre, et profita d’un moment propice pour laisser pendre, au-dessus du guéridon sur lequel était posé le bijou, une ligne munie d’un hameçon avec lequel il accrocha adroitement le précieux joyau.
Il se pourrait bien qu’il eût opéré pareillement, non pour l’horloge d’émeraude, ni pour la Bible du May-Flower, mais pour le tube contenant les perles du général Costrobasa…
… À mon avis, on ferait bien de vérifier le plafond du salon de la Maison Blanche où étaient exposées les merveilles de l’Amérique ; peut-être y fera-t-on une trouvaille intéressante, à moins que John Strobbins – ce qui est possible – ait déjà fait disparaître la trace de son intervention.
Pour ce qui est de l’horloge d’émeraude, je suis de l’avis de M. Slope : le ou les voleurs – et j’incline à croire que le coup a pour auteur John Strobbins – ont dû cacher le produit de leur larcin aux environs de l’endroit où ils l’ont accompli. Le tout est de trouver cette cachette.
En tous cas, de tout ceci une chose est certaine, c’est que seul John Strobbins est capable de combiner, d’exécuter et de réussir trois vols aussi audacieux !
Ces déclarations produisirent une sensation énorme.
Nat Bikerton, mandé par le président Shaft, fut chargé d’aider de ses lumières la police officielle et reçut du général Costrobasa la promesse de 100.000 dollars s’il lui faisait recouvrer ses cent cinquante-trois perles.
Il se mit aussitôt en campagne.
Malheureusement pour sa réputation, l’Eastern Pioneer, journal concurrent du Potomac Times, publia le lendemain les lignes qu’on va lire :
Lorsqu’un fait inconnu ou mystérieux vient à se produire, il est extrêmement facile d’échafauder à son sujet les plus folles hypothèses, tout le monde le sait. Exemple, l’histoire des vols commis au ministère des Affaires étrangères, au Musée National et à la Maison Blanche.
Dans un but fort louable, nous le reconnaissons hautement, notre excellent confrère, le Potomac Times, a publié un interview fort intéressant de M. Nat Bikerton. Les hypothèses émises par le célèbre détective sont fort séduisantes. Seulement… ce ne sont que des hypothèses. C’est ce que nous fait remarquer un de nos lecteurs dans une lettre fort intéressante, et que nous nous faisons un devoir de publier. La voici :
Monsieur le Directeur,
Les élucubrations du nommé Nat Bikerton sont tout simplement folles. Je vais en donner la preuve.
Bien que ma position m’interdise de vous révéler mon nom, je puis vous dire que j’occupe une fonction officielle.
Or, cette fonction m’a permis de constater un fait, que M. Nat Bikerton oublie : c’est que les trois vols ont eu lieu alors que la même personne était présente. Cette personne, c’est Son Excellence don Ramirez Campos Currutia, ministre plénipotentiaire de la République de Costa-Rica, et qui, j’ai pris mes informations, est parti en voyage le soir même du vol de la Maison Blanche. Je veux bien qu’il n’y ait là qu’une troublante coïncidence, tout arrive ; pourtant, il me semble qu’il y a là une piste à suivre, car, sans douter de la haute honorabilité de don Ramirez Campos Currutia, j’estime qu’ayant été – par hasard, je le crois – témoin de trois vols, il a certainement dû s’apercevoir de quelque chose. Son témoignage pourrait, sans doute, être très intéressant pour la justice. Je n’insiste pas.
Voilà donc une nouvelle hypothèse, et qui, celle-là, repose sur des faits précis et contrôlables. Quant à l’histoire du tube de verre – un tube long d’un yard ! – pêché à la ligne, c’est un conte de nourrices, propre à endormir les enfants, les jobards… et les lecteurs du Potomac Times.
JOHN DE LACAMOU.
Nous n’ajouterons rien à ces lignes, concluait le rédacteur de l’Eastern Pioneer : elles se suffisent à elles-mêmes.
Elles suffirent aussi à la police !
Et, une heure après l’apparition de l’Eastern Pioneer, M. Jim Fayetteville, attorney général, se présentait à la légation de Costa-Rica.
Introduit dans le salon de l’ambassade, le magistrat déclina son nom et, au secrétaire accouru, demanda à parler à Don Ramirez Campos Currutia en personne.
— Don Ramirez regrettera certainement de n’avoir pu vous recevoir ! fit le secrétaire courtois.
« Son Excellence est en ce moment en voyage à New-York, où il étudie l’établissement d’une nouvelle ligne de navigation pour le transport des bananes, entre Port-Limon et New-York, que compte établir le gouvernement de Costa-Rica.
— Ah !… bien !… Et quand Son Excellence revient-elle ? demanda l’attorney.
— Mais, demain ou après-demain, je crois ! répondit le secrétaire qui, évidemment, n’avait pas encore lu l’article de l’Eastern Pioneer.
« Si vous voulez attendre quelques instants, señor attorney, je vais demander au consul la date exacte du retour de Son Excellence !
— Je vous en prie !
Le secrétaire s’inclina et disparut. Il revint deux minutes plus tard, un sourire aux lèvres, et s’écria :
— Son Excellence don Ramirez arrive demain soir à 7 heures 25, à la gare du South-Eastern Railway, par le rapide de New-York-Baltimore !
M. Jim Fayetteville, ainsi renseigné, remercia et prit congé.
Bien que la culpabilité du ministre de Costa-Rica ne fût en rien démontrée, les affirmations du mystérieux lecteur de l’Eastern Pioneer avaient fortement ému l’opinion publique.
Dans la matinée, plus de cent reporters s’en furent sonner à la porte de l’ambassade de Costa-Rica, pour tenter d’avoir quelques renseignements.
Le secrétaire du diplomate, indigné et furieux, en apprenant les soupçons pesant sur don Ramirez, ne voulut recevoir personne et, pis, fit jeter à la porte un des journalistes qui, déguisé en garçon pâtissier, était parvenu à le joindre.
C’est pourquoi, dans leurs éditions de l’après-midi, les journaux furent unanimes à déclarer, sans en rien savoir, que les charges les plus accablantes pesaient sur l’ambassadeur de Costa-Rica !
Le général Costrobasa, qui n’aimait pas le Costa-Rica, d’où il avait été expulsé, quelques années auparavant, comme vagabond, interviewé par l’Eastern Pioneer, déclara sans ambages, qu’à son avis, don Ramirez Currutia était sûrement le voleur ; qu’il avait, d’ailleurs, remarqué ses allures étranges à la Maison blanche, et puis que cela ne l’étonnait nullement de la part d’un Costaricien !
Ces déclarations produisirent l’énorme sensation qu’on devine.
De son côté, la police, sous les ordres de M. Jim Slope, qui tenait à rétablir sa réputation fort amoindrie depuis quelques jours, ne perdait pas son temps. Une rapide enquête révéla que le lecteur de l’Eastern Pioneer disait vrai, quant à la présence du diplomate Costaricien sur les lieux où s’étaient accomplis les trois vols.
Ce qui, d’ailleurs, ne prouvait rien. Il fallait attendre.
La curiosité publique prit patience en apprenant que don Arturo Beniguel Pignosa, premier secrétaire de la légation de Costa-Rica, s’était rendu à l’hôtel, où gîtait le général de Costrobasa et lui avait, sans autre explication, appliqué deux soufflets vigoureux et retentissants. À quoi le général avait répondu en brisant une carafe sur la tête de son agresseur, lequel, par la même occasion, avait eu le crâne un peu fêlé !
Dès quatre heures de l’après-midi, le lendemain, la gare du South-Eastern Railway fut envahie par une foule immense, malgré l’important service d’ordre organisé par M. Jim Slope.
Tout le monde voulait assister à l’arrivée de l’ambassadeur de Costa-Rica.
Déjà, des journaux annonçaient que le ministre des Affaires étrangères avait formulé une plainte officielle contre le diplomate, devant le gouvernement costaricien.
Affirmation tendancieuse ou, du moins, très prématurée : à la vérité, l’attorney-général avait tout simplement été envoyé à la rencontre de l’ambassadeur, pour le prier de bien vouloir dire ce qu’il savait – si tant est qu’il savait quelque chose – sur les trois mystérieux vols.
À sept heures quinze, le train fut annoncé. Une rumeur sourde monta de la foule. Huit minutes plus tard, le rapide, fumant, entrait en gare avec deux minutes d’avance.
Presque aussitôt, l’on vit la porte d’un compartiment réservé s’ouvrir et donner passage à don Ramirez Campos Currutia, pâle plus que pâle, livide, et les yeux étincelants.
Le vice-consul de Costa-Rica, suivi du personnel de la légation et de l’attorney-général, s’avança en hâte vers lui.
Dans l’immense gare, la foule s’était tue et l’on n’entendait plus que le bruit monotone de la vapeur fusant à travers la soupape de la locomotive du rapide.
Excellence… commença le vice-consul de Costa-Rica, en s’avançant vers son chef :
— La police ! Où est la police ? Je veux la police ! hurla l’ambassadeur, sans entendre.
Il paraissait hors de lui et en proie à une inexprimable fureur.
M. Jim Fayetteville, jugea le moment propice pour intervenir :
— Voilà ! dit-il, flegmatique, en s’avançant vers le diplomate. Je suis l’attorney-général !
— Ah !… Vous êtes l’attorney-général ?… Eh bien, je porte plainte contre l’odieuse machination, dont je viens d’être victime ! Je…
— Mais, monsieur l’ambassadeur, personne ne vous accuse ! répondit Fayetteville. Je suis simplement venu pour vous demander…
— Me demander quoi ? Mil Dios, señor, c’est indigne ! je n’aurais jamais cru que la noble nation des États-Unis…
— Mais enfin, monsieur l’ambassadeur, laissez-moi parler ! Je veux seulement vous demander…
— Rien du tout ! C’est à moi de demander des explications et aussi que les coupables soient sévèrement châtiés !
— Mais on ne les connaît pas, monsieur ! Et c’est…
— Je les connais, moi !
— Ah ! Tant mieux !… Ainsi vous avez vu voler l’horloge…
— Quelle horloge ?
— L’horloge du département des Affaires étrangères !
— L’horloge du département des Affaires étrangères ? Je ne connais pas… je ne comprends pas ce que…
— Oh ! Mais, enfin, vous avez vu alors le vol de la Bible du May Flower, n’est-ce pas ?
— Vous vous moquez de moi, monsieur l’attorney ? hurla l’ambassadeur menaçant.
M. Jim Fayetteville, prudemment, se recula.
— Me moquer de vous, monsieur l’ambassadeur ? dit-il. Je n’y songe pas. Laissez-moi vous parler, je vous prie !
— Je…
— Laissez-moi parler, by God ! Je suis ici, entendez-vous, pour vous demander si vous pouvez éclairer la justice sur le vol de l’horloge d’émeraude du ministère des Affaires étrangères, de la Bible du May-Flower du Musée National, et des cent cinquante-trois perles de la Maison Blanche !
« Vous venez de me dire, que vous connaissiez le coupable : nommez-le ! Vous ferez une bonne action, puisque les cent mille dollars de récompense promis iront aux pauvres… du Costa-Rica !
Ce fut au tour de l’ambassadeur de regarder l’attorney-général, avec une stupeur qui n’était pas feinte :
— Ah çà ! dit-il. Que me racontez-vous là ? Oui, je connais les coupables, c’est-à-dire ceux qui m’ont enlevé et séquestré depuis plus de quinze jours et amené ensuite de force dans le wagon ! J’ai voulu tirer la sonnette d’alarme : elle avait été bloquée !
— Mais…
— Ceux qui m’ont ainsi enlevé, en plein Washington, vous voulez savoir qui sont-ils ? Ce sont John Strobbins et ses affiliés !
— Comment ? Il y a quinze jours que vous êtes séquestré ? Quinze jours ? appuya M. Fayetteville, ahuri.
— Oui !… J’étais monté dans une auto de louage l’autre jour, pour me rendre au ministère des Affaires étrangères, afin de demander à M. Samuel Parker l’appui du gouvernement fédéral contre l’Allemagne, qui menace de saisir les douanes du Costa-Rica ; au coin de la 21e rue, mon auto ralentit au milieu d’un embarras de voitures, et, au même-instant, deux hommes, passant chacun à travers une portière, se précipitèrent sur moi.
« Je n’eus pas le temps d’appeler, ni de me débattre. Avant de comprendre même ce qui m’arrivait, je fus ligoté solidement et bâillonné.
L’un de mes agresseurs me fit respirer un mouchoir imbibé de chloroforme, et je perdis les sens cependant que l’auto accélérait sa vitesse. Lorsque je me réveillai, je me trouvais dans une petite chambre, dans une maison inconnue, pieds et mains liés.
Je restai là quatorze jours, servi par un nègre colossal qui, deux fois par jour, venait me faire manger.
« Et, hier soir, je m’endormis comme de coutume et me réveillai dans un compartiment réservé du rapide.
« D’abord, je voulus tirer la sonnette d’alarme : elle ne fonctionna pas. Je sortis alors dans le couloir – au même instant, le train ralentit et, par la fenêtre du wagon, je reconnus la gare de Washington !
« Je porte plainte contre ce misérable John Strobbins et espère bien que ce bandit sera promptement appréhendé et châtié ! Car…
— Mais… Comment savez-vous que John Strobbins est un de vos agresseurs ? ne put s’empêcher de dire Jim Fayetteville, cependant que les policemen s’efforçaient de maintenir la foule curieuse.
— Comment je sais que… Oh ! Ce n’est pas bien difficile ! s’écria le señor don Ramirez Campos Currutia. Ce misérable bandit, j’oubliais de vous le dire, est venu lui-même m’informer de son nom pendant que j’étais prisonnier dans la maison inconnue :
« — Mon cher ambassadeur, me déclara-t-il, je m’excuse de ne pouvoir vous offrir une plus confortable hospitalité, mais on fait ce qu’on peut, et il vaut mieux coucher sur la paille que de la manger ! Croyez-m’en ! Mais j’oublie de me présenter : je suis John Strobbins ! »
« Ce misérable voyou parla ainsi et se retira. Il fit bien, car je lui aurais dit ce que je pensais de lui ! conclut le diplomate.
M. Jim Fayetteville réprima un sourire : aussi bien, il était fixé.
L’ambassadeur de Costa-Rica était sincère, cela ne faisait aucun doute. Alors, de tout ceci, la conclusion, se dégageait, claire et lumineuse : John Strobbins, après avoir enlevé et séquestré le diplomate, s’était fait passer pour lui et en avait profité pour entrer librement au Département des Affaires étrangères, au Musée National et à la Maison Blanche.
Comment avait-il réussi ses vols étonnants, c’est ce que l’instruction éluciderait.
— Je vous remercie beaucoup, monsieur l’ambassadeur ! fit l’attorney-général. Je viendrai demain vous demander quelques explications complémentaires qui nous aideront, j’espère, à découvrir et à arrêter John Strobbins ! Pour l’instant, je ne puis que vous exprimer les regrets du gouvernement américain qui fera l’impossible, croyez-le bien, pour châtier vos agresseurs !
— Je l’espère, répondit don Ramirez Campos Currutia avec hauteur.
Le magistrat fit un signe. L’officier commandant les policemen s’approcha et reçut l’ordre de faire écarter la foule, cependant que l’ambassadeur de Costa-Rica s’entretenait à voix basse avec son vice-consul, et apprenait les événements étonnants survenus pendant sa séquestration.
Comme l’ambassadeur était d’un caractère orgueilleux et fier et logeait à l’hôtel, nul à la légation ne s’était étonné de son absence prolongée, d’autant plus que, le lendemain de la soirée donnée par le président Shaft en l’honneur du Congrès Panaméricain, soirée au cours de laquelle avait été dérobé le tube contenant les perles du général de Costrobasa, une dépêche était arrivée à la légation, signée don Ramirez Campos, et qui annonçait le voyage à New-York du diplomate, pour étudier la création d’une ligne de navigation devant desservir le Costa-Rica, et indiquait la date de son retour.
Ainsi, personne ne s’était douté de rien !
Suivi de ses compatriotes, l’ambassadeur de Costa-Rica, la bouche amère et les sourcils froncés, sortit de la gare et se rendit à l’hôtel où il logeait.
Il apprit là que les bagages avaient été enlevés depuis huit jours !
Les journaux du lendemain apprirent au public l’odyssée du diplomate Costaricien, et aussi le nom du véritable auteur du vol de l’horloge d’émeraude, de la Bible du May-Flower et des perles du général Costrobasa. Car don Ramirez Campos Currutia s’était laissé abondamment interviewer, par qui l’avait voulu.
Ses explications étaient nettes et éclaircissaient tout – excepté la façon dont John Strobbins avait opéré.
… Jusqu’à présent, nul ne l’a jamais su. Et même, une note parue dans le Potomac Times, le lendemain du retour de don Ramirez, a affirmé que l’ambassadeur de Costa-Rica, bien que de très bonne foi, avait dû se tromper, attendu que John Strobbins n’était pour rien dans cette affaire. La meilleure preuve était que l’on venait de retrouver la Bible du May-Flower, l’horloge d’émeraudes du Département des Affaires étrangères et les cent cinquante-trois perles du général de Costrobasa : la Bible, on pouvait aller l’admirer au Musée National ; l’horloge était maintenant en lieu sûr ; quant aux perles, le général Vénézuélien était parti avec en Europe.
De fait, la Bible du May-Flower avait bien repris sa place au Musée National ; les plus incrédules purent s’en convaincre.
Quant à la façon dont les précieux objets disparus – ou dérobés – avaient été restitués, nul détail. – Ils étaient revenus, c’était le principal !
D’autres événements survinrent sur ces entrefaites, qui détournèrent l’attention du public.
La vérité, pourtant, était toute autre !
Jusqu’à ce jour, trois hommes seulement l’ont connue. D’abord M. Murchison Finlett, le directeur du Washington Herald. Ce gentleman reçut, deux jours après le retour de don Ramirez Campos Currutia à Washington, la lettre suivante :
Je suis extrêmement étonné, monsieur, des affirmations mensongères que répand sur mon compte le dénommé don Ramirez Campos Currutia. J’ai, en effet, enlevé et emprisonné ce diplomate, mais, durant sa détention, rien ne lui a manqué, j’ose le dire !
Trois domestiques noirs ont toujours été à sa disposition, avec ordre de prévenir ses moindres désirs – à l’exception d’un seul, naturellement : celui de s’en aller. Vous pouvez, d’ailleurs, vous convaincre de la réalité de mes dires en venant visiter la villa du Chien Vert, à Atlanta – que je viens de vendre, et dans laquelle j’ai hébergé don Ramirez. J’ai même poussé l’obligeance, jusqu’à faire prendre ses vêtements à son hôtel, afin qu’il pût s’habiller comme il lui plairait.
Mais c’est trop parler, n’est-ce pas, de cet ambassadeur marmiteux.
J’abrège. Je sais combien mes entreprises ont étonné les États-Unis : car c’est bien moi qui ai enlevé la pendulette d’émeraude du département des Affaires étrangères ; cela m’a été facile ! Vêtu de l’uniforme de ce bon Ramirez Campos, et dûment introduit sous son nom au ministère, j’ai simplement profité de ce que l’huissier qui m’avait guidé s’absentait quelques secondes pour pénétrer dans le grand salon, enlever la pendulette, en arrêter le mouvement et la cacher dans la coiffe de mon bicorne : c’est simple ! Qui aurait pu soupçonner un ambassadeur, je vous le demande ?
Pour la Bible du May-Flower, je l’ai prise juste au moment où le président Shaft, placé à côté de moi, – qui jouais toujours mon rôle d’ambassadeur du Costa-Rica – en vantait l’authenticité à l’amiral Darbett.
Cette Bible, d’ailleurs, est fausse. J’entends qu’elle date de 1820, ainsi, qu’on peut s’en assurer au filigrane du papier ! Elle n’a donc pu servir aux émigrants du May-Flower en 1620 !
… Je vous la renvoie par colis-postal !
Quant aux 153 perles du général Costrobasa je les garde ! C’est moi qui ai suggéré au brave Harvey Burlingham, d’examiner les topazes – qui ne valaient pas grand-chose – je venais de les échanger pour des fausses, qui ne valaient rien du tout !
Alors, profitant de l’indignation de M. da Cunha et de la stupeur générale, stupeur partagée par les quatre détectives déguisés en ambassadeurs, je n’eus qu’à prendre le tube contenant les perles vénézuéliennes et l’introduire délicatement dans le fourreau vide de mon épée préparé à cet effet.
Ce n’est pas plus difficile que cela !
Il est donc inutile que ce digne M. Jim Slope et ce non moins digne M. Fayetteville continuent à suspecter le personnel du Département des Affaires étrangères et de la Maison Blanche. Le seul coupable, c’est moi.
JOHN STROBBINS.
Détective-cambrioleur.
Quelle que fût sa tentation de publier un document aussi sensationnel, M. Murchison Finlett, par correction, communiqua au président Shaft la lettre de John Strobbins.
Le brave président fut d’avis d’étouffer l’affaire. Aussi bien, police, magistrature, y jouaient un rôle assez ridicule. La pseudo-Bible du May-Flower fut replacée au Musée National ; le général Costrobasa reçut le prix de ses perles, prélevé sur les fonds secrets.
La pendule d’émeraude fut déclarée en réparations – elle y est toujours, et pour cause. - FIN
Date de dernière mise à jour : 11/01/2025
Ajouter un commentaire