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- John Strobbins, le détective-cambrioleur - José Moselli (1882 – 1941)
- Le chrysanthème sacré - José Moselli (1882 – 1941)
Le chrysanthème sacré - José Moselli (1882 – 1941)
On peut bien dire que lorsqu’il entreprit l’affaire dont on va lire le récit, John Strobbins travailla pour la gloire, pour l’art, et simplement par caprice ! Il faillit cependant déchaîner une guerre sans merci entre le Japon et les États-Unis !…
Comme l’on pense, l’affaire fut tenue secrète jusqu’à son dénouement et, seule, une indiscrétion du détective-cambrioleur a pu en faire connaître les détails. Les voici :
Ce jour-là – six décembre – une foule énorme se pressait sur le Washington-Key, à San-Francisco.
Malgré la bise âpre de l’Ouest et les gros nuages noirs se poursuivant à travers le ciel blême, tout ce que la capitale de la Californie compte de notable ou d’illustre s’entassait dans une tribune au bord du quai et garnie de pavillons américains et japonais claquant à la brise : magistrats, banquiers « valant » des millions de dollars, ingénieurs, sénateurs ou gouverneurs des différents États de l’Union étaient réunis.
La plupart s’étaient munis de lorgnettes avec lesquelles de temps à autre ils interrogeaient fiévreusement le sémaphore proche dont le haut mât blanc restait vide de tout signal.
Derrière et de chaque côté de la tribune officielle, des milliers et des milliers de curieux s’entassaient, retenus à grand’peine par un double rang de robustes policemen et de détectives en civil que dirigeait en personne le chef de la Sûreté de San-Francisco, l’honorable James Mollescott.
Ces notabilités, cette foule, également impatiente, attendait tout simplement l’arrivée du croiseur-cuirassé Kanazan, de la marine impériale japonaise, et qui amenait aux États-Unis Son Altesse impériale, le prince Ikogiro Takahaski, cousin germain de l’empereur du Japon, chargé de signer avec le président Shaft un important traité de commerce relatif à l’immigration des Japonais en Californie et aussi de remettre au magistrat suprême des États-Unis une lettre autographe du mikado.
On sait – ou on ne sait pas – que l’émigration japonaise est sévèrement réglementée en Californie, car les Japonais font aux Américains une concurrence ruineuse en travaillant à des prix dérisoires.
Aussi, la venue du prince Takahashi passionnait-elle la foule qui échangeait les propos les plus divers :
— Ce sale Jap ! Il va ensorceler le Président ! Et, avant six mois, nous serons envahis par ces singes !
— On les noiera dans le Pacifique, s’il le faut !
— Quand même, c’est glorieux pour nous, vous savez ! Le propre cousin germain du Mikado qui se dérange !… Il ne l’a jamais fait pour personne !… Car, c’est l’héritier du trône, après tout !
— On s’en f… iche ! Qu’il reste chez lui !
— Sûrement !
— Il doit avoir une sale tête, comme tous les Japs !
— Que le diable les empale avec un épieu de fer rouge !
Comme on le voit par ces commentaires, la visite de Son Altesse impériale le prince Takahashi n’éveillait qu’un enthousiasme… modéré parmi les curieux.
Toutefois, les conversations turent soudain : au sommet du mât du sémaphore de l’île Angel, un pavillon blanc, orné d’un soleil rouge aux rayons sanglants, venait de monter le pavillon de guerre japonais.
— Le Kanazan est signalé ! glapirent dix mille voix.
C’était vrai.
Dans la vaste tribune officielle, officiers, magistrats, parlementaires et belles dames rectifièrent leur tenue instinctivement : et, bien que le croiseur fût encore loin, les jumelles fouillèrent le Golden Gate et balayèrent l’horizon.
Bientôt trois flammes multicolores, hissées du dessous du pavillon japonais le long du mat du sémaphore, annoncèrent aux initiés que le Kanazan franchissait la passe.
Le canon gronda vingt et une fois : le puissant cuirassé saluait la terre américaine.
Le fort Angel, dès qu’il eut terminé, lui répondit coup pour coup.
Moins de dix minutes plus tard, le croiseur-cuirassé apparut au milieu de la rade ; entièrement peint en gris, ses canons luisants, ses cuivres fourbis à clair.
Pas une tache à ses flancs noirâtres ! Nul n’eût cru que ce navire venait d’effectuer douze jours de navigation à toute vapeur et de traverser le Pacifique dans toute son étendue.
À chacun de ses deux mâts tripodes, d’innombrables pavillons, attachés bout à bout, claquetaient à la brise. Sur son pont, de l’avant à l’arrière, les marins nippons, vêtus de blanc, étaient rangés, immobiles et rigides.
La passerelle de navigation était pleine d’officiers en grand uniforme de drap noir chamarré d’or, les mains gantées de blanc.
Au milieu d’eux, Son Altesse, le prince Takahashi se faisait remarquer par sa haute taille et les décorations innombrables cuirassant sa poitrine.
Un silence écrasant plana sur la foule.
Le Kanazan, lentement, très lentement, arriva au milieu du port.
Un léger coup de sifflet s’entendit et, soudain, avec un fracas formidable ses ancres tombèrent ensemble, entraînant les chaînes d’acier, et faisant jaillir deux énormes gerbes d’écume.
Le croiseur, immobilisé par les puissants grappins, vira doucement sur lui-même. Son pavillon s’abaissa trois fois tandis qu’à sa poupe, un orchestre attaquait le Yankee doodle.
Alors l’enthousiasme se déchaîna parmi la foule :
— Vive les Japs ! hurlèrent les assistants.
Et, afin de ne pas être en reste avec les Asiatiques, la musique militaire placée à côté de la tribune, entama l’hymne national japonais.
Cependant, le Kanazan, sous le double effort de ses hélices et de la brise du large, dérivait avec lenteur vers le quai.
De ses flancs, deux légers canots se détachèrent et vinrent accrocher aux canons fixés dans le quai deux grosses amarres sur lesquelles le croiseur se hala.
Majestueusement, il accosta, juste au moment où les deux orchestres achevaient les dernières mesures des hymnes américains et japonais.
Des flancs du Kanazan, une large échelle garnie de velours rouge frangé d’or descendit.
Le gouverneur de l’État de Californie, l’honorable Chas. Pisler, suivi du maire de San-Francisco et des principaux sénateurs de l’Ouest, s’avança vers le croiseur.
Il atteignit le pied de l’échelle de fer, juste au moment où le prince Takahashi, précédant sa suite d’officiers chamarrés d’or, y arrivait.
Congratulations. Saluts de bienvenue. Remerciements.
Le prince parlait parfaitement l’anglais, ce qui, pour l’instant, était inutile, vu que le fracas des cuivres des deux orchestres qui, courtoisement, rejouaient les hymnes des deux nations, couvraient sa voix.
Le prince Takahashi, très à l’aise, s’inclina devant le gouverneur et gagna la tribune officielle où les notabilités lui furent présentées.
Le Japonais eut un compliment pour chacun. Il félicita les officiers de leur tenue martiale, déclara admirer la vaillante armée américaine ; aux magistrats il affirma que la justice de l’Union était la meilleure du monde (ce dont ils ne doutaient pas) ; il déclara aux sénateurs que le parlement américain était inégalable ; bref, il loua l’Amérique sous toutes ses formes et, manifesta une admiration discrète, mais flatteuse à la vue des dames qui lui furent présentées.
Il sut enfin contenter tout le monde – ce qui, comme on le sait, est difficile.
Les présentations terminées, le prince et sa suite montèrent dans les douze automobiles qui leur avaient été réservées et qui filèrent à toute allure vers l’hôtel America où des appartements attendaient les Japonais.
Pendant le trajet du quai à l’hôtel, Takahashi, par sa bonne grâce, ses sourires et les nombreux saluts dont il gratifia la foule, parvint à se concilier le peuple ; et, lorsqu’il arriva à l’hôtel America, de nombreuses acclamations le saluèrent.
Cependant, malgré les hourras de la foule, le prince se refusa à paraître au balcon de ses appartements.
Nul ne lui en voulut, chacun comprenant qu’il devait avoir un urgent besoin de repos après une si longue traversée.
Pendant ce temps, une activité fébrile régnait au palais du gouverneur de l’État de Californie : l’honorable Chas. Pisler donnait le soir même un dîner de gala suivi d’un grand bal en l’honneur de l’illustre Japonais.
Aussi, dans tous les salons, des équipes d’ouvriers se hâtaient de terminer les derniers préparatifs.
Dans son cabinet, où l’honorable Chas. Pisler, après avoir accueilli le prince nippon, s’était retiré, le haut fonctionnaire, seul avec M. James Mollescott, chef de la Sûreté de San Francisco, s’inquiétait pour la millième fois de la sécurité du prince Takahashi.
— N’est-ce pas, vous avez bien pris vos précautions, monsieur Mollescott ? insistait le gouverneur. Vous savez que de nombreux ouvriers, en haine des Japonais, n’ont pas craint d’affirmer qu’ils comptaient bien avoir la peau du prince !
— Eh ! Je le sais, monsieur le gouverneur ! Mais, puisque je vous dis que tout a été prévu ! Tous les domestiques de l’hôtel America sont des détectives déguisés…
— Vous êtes sûr d’eux ?
— Comme de moi, monsieur le gouverneur ! Je les ai choisis moi-même !
— Well !…
— De plus, cent cinquante policemen surveillent l’extérieur de l’hôtel… sans compter les détectives qui rôdent aux environs !
— Enfin, débrouillez-vous ! Et songez que, s’il arrive quoique ce soit au prince, c’est la révocation et aussi la prison pour complicité ! J’ai des instructions à ce sujet de la Chancellerie !
— Rien à craindre, monsieur le gouverneur ! affirma Mollescott.
— Je le souhaite… Comme convenu, n’est-ce pas, vous vous rendrez ce soir à six heures à l’hôtel America… Vous serez présenté au prince qui vous fera connaître les policiers japonais qu’il a amenés avec lui, afin qu’il n’y ait aucune confusion !
— C’est entendu, monsieur le Gouverneur !
— All right ! Vous pouvez disposer !
Le policier, satisfait, se retira, tandis que, rassuré, M. Chas. Pisler se levait pour aller déjeuner…
La journée, que le prince Takahashi et sa suite occupèrent à se reposer à leur hôtel, se passa sans incidents.
À sept heures du soir, M. Chas. Pisler en grand uniforme, se trouvait au milieu des salons du palais du gouvernement, prêt à recevoir l’illustre japonais.
Autour de lui, l’élite de la société californienne, invitée au dîner, attendait avec impatience le cousin du Mikado.
Les femmes, surtout, se montraient curieuses. La plupart avaient des boys japonais à leur service et ne pouvaient concevoir qu’un de ces « Japs » fut prince.
Elles languissaient de voir ce phénomène.
Les pendules de bronze et d’onyx, posées sur les monumentales cheminées, marquèrent sept heures et quart sans que Son Altesse Takahashi parût.
Nombreux furent ceux qui murmurèrent sur le peu de politesse du Japonais…
Sept heures et demie ; personne !
M. Chas. Pisler, dissimulant son énervement, commença à concevoir de l’inquiétude… Il fit un signe à l’un de ses attachés. Celui-ci s’approcha aussitôt :
— Allez me chercher James Mollescott ! lui dit le gouverneur à voix basse.
À cet instant, il y eut un brouhaha dans l’assistance. Un murmure confus s’entendit.
— Voilà le prince ! murmurèrent cent voix.
En effet, un laquais, debout devant la monumentale porte du salon, criait :
— Son Altesse Impériale le prince Ikogiro Takahashi !
M. Chas. Pisler se précipita vers la porte. Il y arrivait presque, lorsque M. James Mollescott, en habit noir impeccable, le rejoignit.
— Me voici, monsieur le gouverneur ! fit le policier.
— C’est bon ! Je n’ai pas besoin de vous !
— Mais… insista Mollescott, ahuri.
Sans même lui répondre, M. Chas. Pisler se hâta au devant de son illustre visiteur.
Le prince Takahashi, accompagné d’une dizaine d’officiers nippons, venait de franchir la porte.
Chas. Pisler remarqua que le Japonais, malgré le sourire de commande flottant sur ses lèvres, paraissait à la fois inquiet et furieux. Les dignitaires de sa suite ne se gênaient pas pour jeter autour d’eux des regards de colère.
— Altesse, commença le gouverneur de la Californie arrivé à deux pas du prince, permettez-moi de vous dire tout l’honneur, tout le plaisir que me cause votre impériale visite !
« Le peuple américain tout entier souhaite par ma voix une sincère et cordiale bienvenue à votre Altesse et à ses vaillants officiers !
Le prince Takahashi s’efforça de sourire un peu plus.
— Oh ! monsieur le gouverneur, croyez bien que tout le…
Soudain, une bousculade effrayante déferla autour des deux hommes debout vis-à-vis l’un de l’autre : six officiers japonais, dégainant leurs courts sabres, se précipitèrent sur M. James Mollescott, qui, mêlé à la foule des invités à quelques pas derrière le gouverneur de la Californie, surveillait toute cette scène.
En moins de dix secondes, il fut saisi à la gorge, frappé à coups de plat de sabre, bousculé, tiraillé, et, la face contuse, les habits en lambeaux, porté sur un canapé proche, tandis que les Japonais proféraient de sourdes imprécations.
La scène avait été si rapide que nul parmi les assistants n’avait eu le temps de s’interposer.
Pendant une seconde, un silence de mort régna dans les salons, cependant que le prince Takahashi et le gouverneur de l’État de Californie restaient face à face, immobiles et muets.
M. Chas. Pisler fronça les sourcils, outré d’un pareil incident.
Pourtant, il se retourna et étendit la main pour arrêter l’élan d’une dizaine de gentlemen – des détectives déguisés – qui accouraient au secours de leur chef.
Le prince Takahashi avait conservé son impassibilité ; mais ses yeux brillaient d’un éclat farouche.
— Que signifie, Altesse ? demanda M. Chas. Pisler contenant avec peine sa colère.
— No matter ! (Ce n’est rien !)… Mes officiers viennent de reconnaître un voleur et s’en sont emparés ! J’en suis, en vérité, tout à fait confus !
— Un voleur, M. James Mollescott, le chef de la Sûreté de San-Francisco !… Vos officiers se trompent, Altesse !
— J’ai le très grand regret de vous dire que non !… L’homme qui est là, sur ce canapé, m’a bien, en effet, été présenté comme chef de la police de votre ville ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il est un voleur et digne d’être pendu !
— Excusez-moi, Altesse ! Vous permettez que je l’interroge ?
— Je suis entièrement à votre disposition, monsieur le gouverneur !
Un doute terrible venait de germer dans l’esprit de M. Chas. Pisler.
Bien que depuis peu installé comme gouverneur de l’État de Californie, il n’était pas sans connaître les démêlés retentissants survenus entre James Mollescott et le célèbre John Strobbins !
Il se rappelait l’extraordinaire habileté à se grimer du détective-cambrioleur qui avait réussi à se faire passer pour le détective Peter Craingsby envoyé à sa poursuite ; et, plus récemment, à escroquer une compagnie d’assurances en se faisant condamner à mort sous l’aspect d’un criminel repoussant.
Alors, M. Chas. Pisler, en proie à une horrible angoisse, se demanda si, par hasard, ce n’était pas John Strobbins, qui, sous l’apparence de James Mollescott, dirigeait le service d’ordre !
Le détective-cambrioleur en était bien capable !
En trois bonds, le gouverneur de la Californie arriva devant le canapé sur lequel les officiers nippons maintenaient leur victime.
Il se pencha sur le prisonnier, et, d’un coup d’œil, fut fixé ; nul doute possible ! c’était bien James Mollescott qu’il avait devant lui !
Le policier, bâillonné avec la ceinture de cuir verni à boucle d’or d’un des officiers nippons, la face violette, un œil poché et le nez en sang, respirait faiblement :
À cette vue, M. Chas. Pisler sentit la colère bouillonner en lui :
— Dites à vos hommes de lâcher ce gentleman ! gronda-t-il en se tournant vers le prince qui n’avait pas bougé et se tenait au milieu du salon entre quelques-uns de ses officiers, sans se soucier des coups d’œil furieux et des murmures menaçants de la foule hostile.
Du bout des lèvres le prince prononça quelques paroles en japonais.
Les officiers, sans murmurer, lâchèrent immédiatement James Mollescott, s’écartèrent, et, sans perdre le policier de vue, allèrent se placer derrière l’altesse impériale.
Les détectives qui, immobiles et les poings serrés, attendaient, prêts à l’attaque, se précipitèrent vers leur chef sur un signe de M. Chas. Pisler et lui enlevèrent la ceinture qui le bâillonnait.
À la vue de James Mollescott, sanglant et contusionné, un grondement de haine à l’adresse des Japonais résonna longuement dans les salons.
— Du calme, gentlemen ! conseilla M. Chas. Pisler qui, lui-même, avait peine à contenir sa fureur.
Le silence se fit.
L’assistance fit cercle autour du gouverneur de la Californie et du prince Takahashi, debout à dix pas l’un devant l’autre.
M. Chas. Pisler, d’un pas résolu, se dirigea vers le Japonais.
— Altesse, dit-il, d’une voix tremblante de colère et qui s’entendit jusqu’à l’autre bout du salon, l’homme que vos officiers viennent de molester si indignement et au mépris le plus… invraisemblable des lois de l’hospitalité, est l’honorable James Mollescott, chef de la police de San-Francisco !
— Je le sais ! affirma froidement la prince. Il vient de me voler un bijou d’une valeur inestimable, c’est…
— Co… comment, Altesse ? balbutia Chas. Pisler, démonté.
— Je dis que ce M. James Mollescott vient de me voler le Chrysanthème sacré donné à mon ancêtre par le dieu Shinto !
— Mais…
— Je suis sûr que ce James Mollescott est le coupable !… D’ailleurs, cela arrive souvent au Japon – et aussi ailleurs – (M. Chas. Pisler rougit pour son pays à qui l’allusion s’appliquait) que les policiers soient en même temps des voleurs !
— M. James Mollescott est un honnête homme, Altesse ! Je m’en porte garant !
— Permettez-moi de vous dire que vous avez tort !… Tout voleur a commencé par être honnête homme ! Et puis, je suis tout à fait confus de vous le dire, le sage affirme qu’il ne faut répondre de personne, pas même de soi !
— Au Japon, peut-être, Altesse ! fit M. Chas. Pisler, impatienté. En fait, je suis sûr de l’innocence de M. Mollescott !
— Je regrette de ne point être de voir avis, monsieur le gouverneur ! Et, comme je tiens énormément à la relique qui vient de m’être volée, je vous prierai de bien vouloir faire fouiller minutieusement M. James Mollescott avant qu’il ne sorte d’ici !
— Mais, enfin, de quoi l’accusez-vous.
— Je vais vous le dire ! fit froidement le prince japonais qui fit un signe à deux de ses officiers.
Ceux-ci rejoignirent les détectives qui, sur un brancard hâtivement apporté, se disposaient à conduire l’infortuné chef de la sûreté à l’infirmerie du palais du gouvernement.
— F… ez-moi le camp, vous autres ! ordonna un détective aux deux officiers d’un air menaçant.
Les Japonais, une seconde interloqués, se tournèrent vers le prince, comme pour lui demander des instructions.
À ce moment, une porte s’ouvrit et un maître d’hôtel, grave, annonça :
— Son Altesse Impériale est servie !
Cette annonce, bouffonne par suite des événements qui venaient de se dérouler, provoqua de nombreux sourires. Un ingénieur français qui se trouvait parmi les invités murmura à une dame proche de lui :
— Je crois que pour l’instant c’est ce pauvre M. Mollescott qui est « servi » !
Cependant le prince Takahashi, sans paraître voir les signes interrogatifs de ses officiers, disait au gouverneur de la Californie :
— Il me serait agréable, monsieur le gouverneur, que ce M. James Mollescott ne quittât point cette salle avant que je vous aie donné des explications sur le vol commis par lui…
— Mais…
— Par lui ! Et pas par un autre, monsieur le gouverneur ! Et je vais vous en donner la preuve, s’il vous plaît !… Car il faut absolument – et le prince appuya sur le mot absolument, et ses lèvres se pincèrent – que le bijou sacré, dérobé par ce misérable, me soit restitué ! Il le faut !
M. Chas. Pisler ne s’était vu, de sa vie, dans une aussi terrible situation. Il avait des ordres de Washington pour être agréable en tout au prince japonais – et voilà ce qui lui arrivait !
Il se tourna vers les détectives qui venaient de soulever la civière contenant James Mollescott et, d’une voix rauque, ordonna :
— Restez ici !… Ne bougez pas !
Les policiers obéirent.
Ils déposèrent le brancard sur le parquet luisant avec tant de brusquerie que M. Mollescott poussa un grognement de douleur.
— Qu’on aille chercher un médecin ! commanda M. Chas. Pisler.
Deux détectives se précipitèrent vers la porte et disparurent.
Le gouverneur de l’État de Californie, très pâle, déclara à haute voix :
— Ladies and gentlemen, je vous prie d’excuser l’incident déplorable qui vient d’avoir lieu et n’aura, je l’espère, aucune suite grave.
« Je vous prie aussi de bien vouloir taire tout ce que vous avez pu voir ou entendre de ce regrettable imbroglio… Pour l’instant, je vous demande de m’excuser… Tout se réduira, je pense, à un léger retard apporté à notre dîner !
Un murmure approbatif couvrit les dernières paroles de M. Chas. Pisler. Il s’inclina à la ronde et dit au prince Takahashi toujours impassible :
— Vous plairait-il, Altesse, de bien vouloir m’accompagner dans mon cabinet ?… Nous serons ainsi mieux pour causer !
— Je suis à votre disposition, monsieur le gouverneur ! Je vous prie seulement d’y faire transporter également M. Mollescott que je désire interroger en votre présence !
— Je ne demande pas mieux, Altesse !
M. Chas. Pisler, ayant ordonné aux détectives de le suivre avec la civière contenant James Mollescott, se dirigea vers son cabinet.
Le prince Takahashi marchait à ses côtés, cependant que l’assistance, muette et désemparée, les suivait d’un regard anxieux…
Que se passait-il ?
En quelques instants, les deux hommes parvinrent au cabinet du gouverneur de la Californie.
M. Chas. Pisler, courtoisement, fit signe au prince de prendre place dans un fauteuil, tandis que lui-même s’asseyait derrière son bureau d’acajou à coins de bronze.
Le brancard sur lequel était étendu M. James Mollescott fut déposé sur le tapis. Et, sur un geste impérieux du gouverneur de la Californie, les détectives qui l’avaient apporté se retirèrent.
Les deux hommes, la porte fermée, restèrent seuls.
— Je suis entièrement à vos ordres ! déclara M. Chas. Pisler au prince Takahashi.
Ce dernier s’inclina :
— Voulez-vous demander à cet homme s’il peut nous entendre et répondre à mes questions ?
— Parfaitement ! fit James Mollescott d’une voix sourde ; et, d’un effort, il parvint à se dresser sur son séant.
— J’en suis heureux ! dit le prince, froidement. Je vais donc commencer, monsieur le gouverneur… Vous vous convaincrez, ainsi, de la justesse de mes affirmations !
— Je vous écoute, Altesse !
— Voici ! Comme vous le savez, je suis arrivé ce matin, un peu avant midi, à l’hôtel America, où des appartements m’avaient été réservés, à moi et à ma suite, par des soins de l’ambassade impériale japonaise.
M. Chas. Pisler approuva de la tête.
Le prince, satisfait de cette approbation muette, poursuivit :
— Aussitôt arrivé, je gagnai ma chambre à coucher et… comment dirai-je ? après avoir fait quelque toilette, j’allais m’étendre dans le petit salon attenant à cette pièce où je restai jusqu’au déjeuner.
« Je pris mon repas dans mes appartements et occupai l’après-midi à me reposer, car la mer m’avait beaucoup fatigué !
Le gouverneur de la Californie fit un signe de condoléance polie.
— Or, écoutez-moi bien, monsieur le gouverneur ! continua le Japonais. Afin de mieux reposer, j’avais quitté mes bijoux et les avais déposés dans une coupe de cristal placée elle-même sur un guéridon de bois laqué occupant le milieu de la pièce dans laquelle je m’étais étendu.
À cinq heures et demie, je m’éveillai et m’habillai. J’avais à peine achevé lorsqu’un de mes aides de camp me fit part de l’arrivée à l’hôtel America de M. James Mollescott ! Vous me suivez, monsieur le gouverneur ?
— Avec la plus grande attention, Altesse !
— Je vous remercie… Comme l’homme chargé de veiller à ma sûreté ne pouvait m’être indifférent, j’ordonnai à mon aide de camp qui, depuis mon arrivée, n’avait jamais passé le seuil de la porte du petit salon où je me trouvais, d’amener devant moi M. James Mollescott.
« Pendant qu’il allait chercher ce… gentleman, je m’amusai à faire luire dans mes doigts les bijoux que j’avais laissés dans la coupe, et parmi lesquels se trouvait le Chrysanthème sacré provenant du dieu Shinto… C’est une pièce incomparable, autant par la délicatesse de sa fabrication que par les matériaux qui la composent : dix-sept perles du plus pur orient, et telles qu’il n’en existe pas une dix-huitième au monde, réunies en rayons autour d’une grosse opale incrustée de diamants bleus.
« Cela forme un énorme chrysanthème, monté en or et que je porte ordinairement attaché à une mince chaîne d’acier et d’or.
« Lorsque mon aide de camp précédant M. James Mollescott ouvrit la porte, je reposai l’inestimable joyau dans la coupe.
« Or, notez bien que j’étais seul dans ce petit salon, qu’il n’avait qu’une issue : la porte par laquelle mon aide de camp et M. Mollescott entrèrent ; que les fenêtres en étaient fermées, que les meubles légers ne pouvaient dissimuler personne ! Vous me comprenez bien, monsieur le gouverneur !
— Admirablement, Altesse !
— Très bien ! Donc, quand M. Mollescott entra, le Chrysanthème se trouvait encore dans la coupe ! Et…
— Je vous demande pardon, Altesse ! interrompit M. Chas. Pisler. Je voudrais vous adresser une question ! Me le permettez-vous ?
— Je vous en prie, monsieur le gouverneur.
— Combien vaut le bijou perdu ?
Le Japonais pâlit légèrement, et, d’un mouvement brusque et instinctif, porta la main à la garde de son épée. Ses yeux lancèrent un éclair de fureur. Mais il se contint et, par un effort de volonté, rendit le calme à ses traits.
Cela dura une seconde à peine. Le Japonais, s’étant ressaisi, répondit en souriant :
— Oh ! monsieur le gouverneur, c’est joyau sans prix ! Et tout l’or de l’Amérique ne suffirait pas à le payer… Il faut absolument qu’il se retrouve !
M. Chas. Pisler, ennuyé et confus, hocha la tête sans rien trouver à répondre.
— Je disais donc, monsieur le gouverneur, que lorsque M. Mollescott entra – et il entra seul, mon aide de camp resta à la porte – Est-ce vrai, monsieur Mollescott, que vous entrâtes seul ?
— C’est vrai ! affirma le policier.
— Très bien !
« Je restai environ dix minutes avec M. Mollescott, pendant lesquelles je le remerciai de veiller sur ma personne… Or, pendant que je parlais, M. Mollescott resta debout, tout près du guéridon ; il ne le niera pas, je suppose !
— Non ! fit le chef de la Sûreté de San-Francisco en s’agitant faiblement sur sa civière… Mais, monseigneur oublie de dire que tandis que Son Altesse me parlait, je ne cessai de le regarder en face, et, par conséquent, tournai le dos au guéridon que, d’ailleurs, je ne remarquai pas !
— Il n’est pas difficile de prendre un objet en étendant les mains derrière soi ! observa le prince Takahashi, durement… Je n’ajouterai rien, monsieur le gouverneur, sinon que dix minutes après que M. Mollescott m’eut quitté, lorsque je voulus prendre le Chrysanthème sacré, je m’aperçus qu’il avait disparu et le cherchais en vain !
« Pourtant, nul autre que moi ne se trouvait dans le salon, et personne n’était venu depuis le départ de M. Mollescott.
« Je fouillai moi-même les moindres recoins de la petite pièce ! Puis, devant l’insuccès de mes recherches, j’appelai mes serviteurs.
« Je leur fis ouvrir les capitonnages des fauteuils, sonder les murs, enlever les tapis et démonter les tentures !
« Le Chrysanthème d’or ne se retrouva pas !
« Qu’auriez-vous pensé à ma place ?
« J’accuse M. Mollescott de m’avoir dérobé ce bijou… Et mes officiers sont de mon avis ! C’est pour cela qu’ils se sont précipités sur M. Mollescott en l’apercevant dans vos salons !
« Je suis confus, vraiment, de ce pénible incident et vous en présente mes plus complètes excuses, monsieur le gouverneur !
« Et je prie M. Mollescott de bien vouloir me rendre ce bijou enlevé par lui.
« Je ne porterai pas plainte. Je sais ce que c’est que la fragilité, humaine !
« À force de vivre avec des voleurs, il se peut qu’on le devienne !
« Je vous prierai même, monsieur le gouverneur, d’oublier ce malencontreux incident et de ne pas tenir rigueur à M. Mollescott, à qui je compte verser dix mille dollars pour le dédommager de la restitution du Chrysanthème sacré !
Et, sur ces paroles, le Japonais se tut.
M. Chas. Pisler resta muet de stupeur. Il tourna la tête et regarda James Mollescott.
Comme si le coup d’œil du gouverneur l’eût galvanisé, le chef de la Sûreté de San-Francisco se mit brusquement debout malgré ses blessures.
Hagard, l’œil strié de sang, la lèvre écumante ; il gronda :
— Ah ! çà ! C’est un peu fort !
« Tonnerre de Dieu ! Alors, je suis un voleur… moi ! moi !… Et l’on m’offre de l’argent pour rendre mon larcin ! Malheur et malédiction !… Prouvez-le, l’homme ! que je suis un v…
— M. Mollescott ! Du calme ! interrompit M. Chas. Pisler en se levant. Du calme, je vous prie !
— Du calme, lorsqu’on me traite de voleur, moi, un magistrat de l’Union !
« Eh ! qu’il le prouve que je suis un voleur. Je suis prêt à me laisser fouiller ! En attendant, la parole d’un citoyen américain vaut mieux que celle d’un « Jap », fût-il prince ou même empereur !
Le prince Takahashi resta impassible comme s’il n’avait pas entendu.
Seulement, d’un mouvement imperceptible, il tourna la tête vers le gouverneur de la Californie et dit :
— Au Japon, monsieur le gouverneur, la personne d’un hôte et ses biens sont sacrés !
« Je veux croire qu’il en est de même dans votre pays !… Je vous prie donc de bien vouloir faire faire le nécessaire pour que le Chrysanthème du dieu Shinto me soit restitué ! Il le faut absolument !
Le Japonais, comme il l’avait déjà fait, appuya avec force sur cette dernière phrase…
M. Chas. Pisler était de plus on plus embarrassé.
— Monseigneur ! s’écria M. Mollescott que la fureur et l’indignation galvanisaient, vous vous trompez ! Je n’ai pas touché au Chrysanthème ! J’ignorais même son existence !
« Et, permettez-moi de vous dire qu’il est regrettable que vos officiers se soient livrés à de pareils excès sur ma personne ; oui ! regrettable et inutile !… En vous quittant, monseigneur, je suis venu directement ici et l’on peut me fouiller, j’y suis résigné ! Il est vrai que j’ai pu, n’est-ce pas, passer le bijou à un complice qui l’a mis en lieu sûr !…
Le Japonais ne broncha pas.
Mollescott, s’échauffant, continua en s’adressant à M. Chas. Pisler :
— Eh bien, monsieur le gouverneur, laisserez-vous ainsi suspecter et insulter un citoyen américain, fonctionnaire du gouvernement ?
« Pour moi, l’affaire ne se terminera pas là ! Et, dussé-je en appeler au gouvernement fédéral, au Sénat, à la Cour suprême, au Président, même, je tirerai réparation de l’outrage qui m’est fait !
M. Chas. Pisler, de plus en plus ennuyé, ne répondit pas.
Le prince Takahashi, lui, gardait son calme dédaigneux.
— Altesse ! fit le gouverneur de la Californie, rien ne prouve absolument la culpabilité de M. James Mollescott ; culpabilité à laquelle je me refuse à croire, et que le passé irréprochable et exemplaire de M. Mollescott rend tout à fait invraisemblable. Je suis certain que…
— Fort bien, monsieur le gouverneur ! interrompit le Japonais : mais, alors, pouvez-vous me dire comment le Chrysanthème du dieu Shinto a disparu ?
M. Chas. Pisler réprima un haussement d’épaules :
— Vous comprenez bien, Altesse, que je n’en sais rien !… Je disais donc que j’étais certain que M. Mollescott se chargerait de démasquer le voleur et de retrouver le joyau disparu, si…
— Il me faut des excuses ! Des excuses de tous ces officiers qui m’ont frappé – et des dommages et intérêts ! coupa Mollescott, résolu.
— Mon cher Mollescott, votre demande est on ne peut plus légitime… Cependant, dans l’intérêt supérieur de notre pays, je vous prie d’oublier ce malencontreux incident, auquel Son Altesse est complètement étrangère !
« Le prince Takahashi, j’en suis sûr, déplore comme moi ce malheur !
— Je le déplore ! fit sèchement le Japonais qui, depuis quelques instants, observait le chef de la Sûreté de San-Francisco.
Ce dernier ne répondit pas.
— Et je suis prêt à verser à M. Mollescott la somme qu’il lui plaira pour le dommage qu’il a subi et aussi une autre somme dès que je serai rentré en possession du Chrysanthème sacré !
M. James Mollescott pensa en ce moment précis qu’il guignait depuis quelque temps un joli petit cottage, près d’Oakland, et que ce cottage valait huit mille dollars. Il déclara :
— Il me faut dix mille dollars de dommages et intérêts pour les sévices dont j’ai été l’objet !
— Mon majordome vous remettra un chèque, monsieur ! répondit le Japonais ; et, il y aura encore vingt-cinq mille dollars pour celui qui me remettra le Chrysanthème !
— Je ferai pour le mieux, monseigneur ! affirma le chef de la sûreté de San-Francisco, qui, maintenant, ne regrettait plus sa soirée.
« Je vais aussitôt faire procéder à une enquête que je dirigerai moi-même !… Me permettez-vous, monseigneur, de faire insérer dans les journaux l’annonce de la récompense que vous promettez à celui qui vous rapportera le joyau ?
— Agissez comme vous l’entendrez ! répondit le Japonais. Ce qui m’importe, c’est de rentrer en possession du Chrysanthème – car je ne retournerai pris au Japon sans lui !
M. Chas. Pisler tressaillit en entendant cette menace non déguisée et proférée d’un ton résolu.
— Nous allons tenter l’impossible pour vous satisfaire, Altesse ! dit-il…
M. James Mollescott, réconforté par l’espoir des dix mille dollars, s’était complètement redressé. Il ne sentait plus les horions reçus, ni les courbatures !
— Je vais immédiatement m’occuper de cette affaire, monseigneur ! dit-il au prince Takahashi.
Le Japonais inclina la tête affirmativement.
Au fond, il regrettait de n’avoir pas fait fouiller Mollescott qu’il croyait coupable. Mais, avec une astuce toute asiatique, il pensait que l’appât des vingt-cinq mille dollars promis inciterait le policier à restituer le joyau…
Clopin-clopant, James Mollescott quitta cabinet du gouverneur de la Californie.
Presque aussitôt, M. Chas. Pisler et le prince Takahashi, tacitement d’accord, se levèrent et regagnèrent les salons où les invités, surpris et intrigués, se laissaient aller aux plus baroques suppositions.
L’apparition du gouverneur et du Japonais calma un peu le malaise régnant et, quelques instants plus tard, tout le monde se mit à table.
Au dessert, le prince Takahashi et M. Chas. Pisler échangèrent des toast cordiaux, comme si de rien n’était, et la soirée se termina sans autre incident.
Cependant, M. James Mollescott, après avoir quitté le gouverneur de l’État de Californie, s’était fait conduire en voiture à l’hôtel de la police.
Il y fit rapidement panser les nombreuses contusions lui parsemant le corps et revêtit des habits intacts ; puis, après avoir donné l’ordre à l’inspecteur Peter Craingsby, sous-chef de la sûreté, de veiller sur le prince Takahashi, il se rendit à l’hôtel America, accompagné de deux de ses plus habiles détectives.
L’hôtel America où était descendu le prince Takahashi était – sans contredit – un des plus luxueux – sinon le plus – de San-Francisco.
L’appartement réservé au prince japonais était situé au premier étage au-dessus de l’entresol. Il se composait d’une suite de vastes et luxueuses pièces, desservies toutes par une galerie aux parois de laquelle des tableaux de maîtres, authentiques, étaient accrochés.
M. James Mollescott arriva un peu après neuf heures à l’hôtel America et se fit aussitôt conduire dans les appartements du prince Takahashi.
Ils étaient déserts pour l’instant.
Accompagné du gérant de l’hôtel et des deux détectives, le chef de la sûreté de San-Francisco arriva dans le salon où il avait été présenté au prince japonais.
Au milieu de la pièce, il reconnut le petit guéridon laqué sur lequel la coupe de cristal – vide maintenant – et ayant contenu le précieux Chrysanthème, se trouvait toujours.
M. James Mollescott regarda autour de lui et, lentement, fit le tour de la pièce.
Les murs en étaient nus.
Seuls, quelques petits tableaux les garnissaient.
Mollescott les fit décrocher l’un après l’autre pour s’assurer qu’ils ne dissimulaient pas quelque cachette. Il examina les cadres et se rendit compte qu’ils étaient massifs.
Il fit soulever les tapis et les lames de parquet ; il secoua le guéridon, le palpa et l’examina à la loupe : c’était un honnête guéridon Louis XVI, bien incapable de receler quoique ce fut dans ses minces montants.
— Oh ! monsieur Mollescott, fit le gérant, tout ce que vous faites, nous l’avons déjà fait ! Le bijou n’est pas dans la chambre !
— Vous avez sondé les murs ?
— Oui, monsieur Mollescott ! Et c’est bien inutile, vu qu’ils sont en pierre de taille ! Je les ai vu construire !
— Et la cheminée ? fit Mollescott, frappé d’une idée soudaine en jetant les yeux sur l’élégante cheminée de marbre blanc sculpté, occupant le centre d’un des pans du salon.
Le gérant sourit :
— C’est une fausse cheminée, monsieur Mollescott ! Voyez !… Ici, nous chauffons avec des radiateurs, dont les tuyaux sont dissimulés dans les moulures des cimaises !
Le gérant disait vrai. La cheminée était constituée par un bloc de marbre évidé, mais sans aucune issue !
Alors ? Puisqu’il fallait tenir pour vrai le récit du prince Takahashi, par où était passé le voleur ?
James Mollescott n’y comprenait plus rien !
Par acquit de conscience, il recommença une seconde fois ses recherches sans être plus heureux et dût s’avouer qu’il n’y comprenait rien !
En vain, interrogea-t-il le personnel entier de l’hôtel depuis le gérant jusqu’au dernier des marmitons en passant par les cuisiniers, sommeliers, femmes de chambre, et lift-men, il ne put obtenir aucun renseignement pouvant le mettre sur une piste quelconque.
Il consulta la liste des voyageurs habitant l’hôtel, sans que leurs noms lui rappelât quoique ce fut. La plupart d’entre eux étaient réunis dans le hall, et, leur dîner achevé, savouraient leur café au son d’un orchestre chinois.
Sans affectation, James Mollescott se glissa parmi eux et les dévisagea dans l’espoir de faire quelque découverte intéressante.
Ce fut en vain.
Il se retira vers minuit sans avoir pu mettre la main sur le plus petit indice.
Par acquit de conscience, il fit porter au journal le Californian Herald une annonce ainsi conçue :
CELUI QUI A DÉROBÉ LE CHRYSANTHÈME
DE PERLES EST PRIÉ DE LE RAPPORTER
À L’HÔTEL DE LA POLICE.
IL RECEVRA 25.000 DOLLARS DE RÉCOMPENSE,
ET NE SERA PAS INQUIÉTÉ.
Signé : LE CHEF DE LA SÛRETÉ
DE SAN-FRANCISCO.
JAMES MOLLESCOTT.
Après quoi, harassé de fatigue et meurtri par les coups reçus, M. Mollescott s’en fut se coucher.
Il dormit mal et, toute la nuit, rêva que des japonais l’assommaient.
Le lendemain matin, dès l’aube, il fut debout et gagna son cabinet de travail.
Il sonna et ordonna qu’on fît venir devant lui Peter Craingsby, le sous-chef de la sûreté.
— Rien de nouveau ? demanda-t-il, dès que ce dernier fut arrivé devant lui.
— Rien, chef !
— C’est bon ! Vous allez m’aider à décacheter mon courrier… Je vous parlerai après de cette affaire du Chrysanthème…
— Du Chrysanthème, chef ? fit Craingsby, sans comprendre.
— Je vous expliquerai cela ! répondit James Mollescott… Finissons-en !
Peter Craingsby inclina la tête affirmativement. Le deux hommes commencèrent à décacheter avec rapidité, à parcourir, et à classer les lettres éparses sur le bureau du chef et qui portaient toute la mention : Personnelle.
Peter poussa un cri étouffé :
— Quoi ? Qu’y a-t-il fit James Mollescott surpris.
— Une lettre de John Strobbins ! John Strobbins vous écrit !
— Enfer et malédiction ! C’est lui qui a volé le Chrysanthème ! Ce ne pouvait être que lui ! J’aurais dû y penser ! Donnez-moi ce papier !
Craingsby obéit.
Ce n’était pas la première fois que James Mollescott recevait une communication de John Strobbins : lettres, télégrammes, câblogrammes, conversations téléphoniques, voir radiotélégrammes, le détective-cambrioleur usait largement de tous les moyens pour correspondre, lorsqu’il le jugeait opportun, avec le chef de la sûreté de San-Francisco.
Mais, chaque fois – et James Mollescott y songeait en crispant ses doigts nerveux sur la missive de John Strobbins – chaque fois que le détective-cambrioleur avait envoyé quelque communication, au chef de la sûreté, ç’avait été inévitablement pour le bafouer !
Les sourcils froncés, James Mollescott lut :
Très cher monsieur Mollescott,
Des amis à moi que vous m’excuserez de ne pas nommer, et c’est d’ailleurs inutile, m’ont raconté la façon peu délicate, je dirais même brutale, s’il ne fallait s’attendre à tout d’un peuple aussi barbare que les Japonais, que les officiers de Son Altesse le prince Takahashi en ont usé envers vous hier soir au palais du gouvernement.
Ils vous ont rossé, paraît-il, et bien à tort, doublement à tort, même !
Je m’explique : 1° Vous êtes complètement innocent de la disparition du bijou du prince ; 2 ° Ce joyau, quoiqu’en dise le cousin du Mikado, n’a qu’une valeur assez minime : les ciselures en sont quelconques, nullement originales, et tout à fait usées : les perles ont, pour la plupart, perdu leur orient – elles sont mortes et sans éclat.
Quant aux diamants occupant le centre de ce Chrysanthème sacré, qui est, j’ose le dire, un sacré Chrysanthème, ils sont mal taillés et jaunâtres.
Je parle sans exagération et sans vain désir de dénigrer un objet qui, pour l’instant, est mon bien, cher monsieur Mollescott, vous pouvez m’en croire !
Comme vous le voyez, j’ai fait une mauvaise affaire ; j’ai perdu mon temps et usé mon cerveau en pure perte et, de plus, je suis cause que votre figure et votre échine ont été endommagées : acceptez-en ici mes plus plates excuses !
Mais vous allez vous demander pourquoi je vous écris cette lettre ? Voici :
Je viens vous déclarer que je regrette profondément et sincèrement d’avoir fait l’acquisition de ce bijou baroque, sans nul intérêt. Je suis donc prêt à le restituer pour rien – il ne vaut guère plus !
Cependant, puisque « time is money », vous estimerez comme moi que le temps et la peine qu’ont nécessité les préparatifs de mon entreprise méritent une rétribution, n’est-ce pas ?
J’ai lu, tout à l’heure, dans le Californian Herald que vous, ou plutôt le prince Takahashi, offrait de verser vingt-cinq mille dollars à qui rapporterait le Chrysanthème disparu.
À vrai dire, ce bijou ne vaut pas plus.
Mais à cette somme il convient d’ajouter 75.000 autres dollars, juste rémunération de mes peines et démarches. Soit en tout 100.000 dollars, contre lesquels je restituerai, intact et enveloppé dans un fin papier de soie, (je le donne gratis), le Chrysanthème sacré du prince Takahashi. Je compte même vous l’apporter en personne, ce qui me procurera le plaisir très vif et toujours nouveau de vous voir.
Si vous acceptez, veuillez mettre une annonce dans le Californian Herald, annonce très explicite, et promettant que je ne serai inquiété en rien. Je lirai le Californian Herald demain.
Sinon, j’agirai auprès du prince Takahashi, car je ne veux à aucun prix être frustré du produit de mon travail, prétention juste, légitime et équitable !
Dans l’attente de notre prochaine entrevue, je vous présente, cher monsieur Mollescott, mes compliments confraternels et distingués.
JOHN STROBBINS.
Quand M. Mollescott eut terminé de lire cette épître railleuse, il était rouge de fureur et ses lèvres tremblaient.
Il lui fallut plusieurs minutes avant de se remettre. Il regarda Peter Craingsby, impassible, d’un œil furibond, froissa le papier et hocha la tête :
— C’est bien cela ! dit-il. C’est John Strobbins qui a enlevé le Chrysanthème d’or !
« Ce ne pouvait être que lui ! Ah ! quand donc en aurons-nous fini avec ce bandit !
— Que dit-il, chef ? murmura Peter Craingsby.
— Ce qu’il dit ? Non ! Vous ne pouvez en avoir une idée ! Il a le toupet de prétendre que le bijou ne valait pas la peine qu’il se dérangeât ! Et il offre de le rendre pour rien !
— Vous dites, chef !
— Oui !… Il offre de rendre gratuitement le chrysanthème ! Mais il exige qu’on lui verse 100.000 dollars pour son dérangement ! Cent mile dollars !… Le prince en offre vingt-cinq mille !…
« Pour moi, je ne veux plus avoir affaire avec ce Japonais de malheur !… Vous ferez donc dire au prince Takahashi que j’ai découvert l’auteur du vol… enfin, que le voleur m’a écrit, quoi !…
« Et qu’il demande cent mille dollars ! D’ailleurs, je suis sûr que le Japonais les donnera !
— Je ne suis pas bien au courant de toute cette affaire, chef ! dit Peter Craingsby.
— Ah ! C’est vrai ! Je ne vous ai pas expliqué… commença Mollescott.
Et, d’une voix sourde, il fit part à son subordonné, et sans omettre aucun détail, des événements survenus la veille, tant au palais du gouvernement qu’à l’hôtel America.
— Et que comptez-vous faire, chef ? demanda Craingsby, sitôt que le chef de la sûreté de San-Francisco eut terminé.
— Eh ! Verser à ce maudit Strobbins la somme demandée si le Japonais le veut bien !
— Mais où ?
— Ce bandit offre de venir lui-même chercher l’argent et de remettre le bijou, si on lui promet l’impunité ! grogna Mollescott.
— Quel culot !
— Que faire, pourtant ! Le mieux est d’en passer par où il l’exige, puisque le Japonais veut à tout prix ravoir sa breloque !
— Vous avez raison, chef ! acquiesça Peter Craingsby ; je vais de suite faire prévenir le prince du sort du Chrysanthème, et lui demander s’il accepte les conditions de John Strobbins !
— Well ! Et faites vite ! J’ai hâte de ne plus penser à cette affaire !
« Quel homme ! Il est insatiable ! Il doit posséder près de cent millions de dollars s’il a gardé tout ce qu’il a volé !
— Sûrement !… À tout à l’heure, chef !
James Mollescott resta seul.
Bien qu’il ne voulût pas y penser, la personnalité de John Strobbins s’imposait à son esprit.
Il se rappela tous les tours que lui avait joué l’insaisissable détective-cambrioleur et sentit se rallumer ses vieilles rancunes ; pendant plus d’une heure, il remâcha ses griefs contre son ennemi ; il évoqua les innombrables occasions dans lesquelles John Strobbins l’avait bafoué, ridiculisé, humilié, si ce n’est pire.
Il tâta ses épaules et sa figure encore endolories des coups frappés par les officiers japonais – toujours par la faute de John Strobbins.
Il relut la lettre narquoise du détective-cambrioleur et sa rage fut à son comble.
Il conclut :
— Avec un pareil bandit, se gêner serait une naïveté ! J’ai été vraiment trop simple jusqu’ici !… Je vais, sans plus tarder, mettre l’annonce qu’il demande dans le Californian Herald en lui promettant l’impunité, s’il veut venir ici, dans mon cabinet, me remettre le Chrysanthème d’or.
« Et, s’il vient, comme je n’en doute pas, les six solides gaillards que j’aurai fait cacher ici me le maintiendront et l’emmèneront dans quelque bonne cellule où je veux le surveiller moi-même !
« On verra bien !
« Je finirai peut-être par triompher !
« En tous cas, j’en profiterai pour me faire expliquer la manière dont il a enlevé le Chrysanthème au Japonais !… Je ne vois pas bien comment !
« Mais il faudra bien qu’il me le dise ou je le ferai mettre au third degree (3e degré)… D’abord, même s’il parle, je l’y ferai mettre quand même ! Il en a mérité dix fois plus ! »
Rasséréné par ces réflexions, M. James Mollescott saisit un porte-plume, et, sur-le-champ, libella l’annonce suivante destinée au Californian Herald :
J. S. EST PRIÉ DE VENIR DEMAIN VENDREDI
À DIX HEURES DU MATIN AVEC LE CHRYSANTHÈME
AU BUREAU DE JAMES MOLLESCOTT
QUI, CONTRE REMISE DU JOYAU,
LUI DONNERA LA SOMME DEMANDÉE.
AINSI QUE J. S. LE DEMANDE,
IL NE SERA EN RIEN INQUIÉTÉ POUR CETTE AFFAIRE.
Signé : JAMES MOLLESCOTT
LE CHEF DE LA SÛRETÉ DE SAN-FRANCISCO.
M. James Mollescott relut quelques fois ces lignes, il mit soigneusement des points sur les i, vérifia la ponctuation et, content de lui, murmura en se frottant les mains :
— Là ! Comme cela, de toutes façons, il n’aura rien à dire ! C’est explicite ! Misérable Strobbins, cette fois-ci, c’est fini de rire !
Le chef de la sûreté de San-Francisco se leva.
Il était énervé. Il marcha vers la fenêtre pour se délasser l’esprit au spectacle de l’animation de la rue.
À ce moment l’on frappa.
C’était Peter Craingsby.
— Eh bien ? demanda James Mollescott, en se retournant brusquement, car, telle était sa hantise de John Strobbins qu’il n’eût pas été surpris de voir apparaître le détective-cambrioleur !
— Eh bien, chef, j’ai vu l’aide de camp du prince !… Le Japonais accepte ! Il m’a fait remettre deux chèques : un de cent mille dollars pour John Strobbins et l’autre de dix mille, pour vous… pour vous dédommager, a-t-il dit, des… des bousculades dont vous avez été victime !
— Dites des coups que j’ai reçus ! grogna Mollescott en saisissant les deux chèques que Craingsby lui tendait.
« Il les posa sur son bureau, y prit l’annonce qu’il venait de rédiger et reprit :
— Tenez, prenez ce papier et envoyez-le porter au Californian Herald. Demain, à cette heure-ci, le fameux, l’illustre John Strobbins sera coffré !
— S’il vient ! objecta Craingsby, après avoir, d’un coup d’œil, parcouru le papier que venait de lui remettre le chef de la sûreté de San-Francisco.
— Il viendra ! affirma Mollescott sur le ton d’une conviction absolue.
« Vous, veillez bien sur le Japonais et sa suite !… Ils partent demain pour Chicago ; je les voudrais voir au diable !… Et envoyez-moi le brigadier Ralph et six forts gaillards, que je leur fasse la leçon ! Allez !
— C’est entendu, chef ! fit Peter Craingsby, qui se retira aussitôt.
Le lendemain matin, à dix heures précises, M. James Mollescott qui, assis devant son bureau, parvenait à grand’peine à maîtriser son impatience fébrile, tressaillit violemment en entendant frapper contre la porte de son cabinet.
— Entrez ! dit-il à voix haute.
La porte s’entr’ouvrit.
Un huissier en habit noir parut :
— M. John Strobbins prie le chef de la sûreté de bien vouloir le recevoir ! dit-il.
— Faites entrer ! ordonna James Mollescott en essayant de dissimuler la joie violente qui venait de l’envahir.
Ainsi, bêtement, naïvement, John Strobbins venait se livrer.
Le chef de la sûreté de San-Francisco, à voix basse, murmura à des personnages invisibles :
— Attention, vous autres ! Ne le laissez pas filer ! N’hésitez pas à lui casser la tête, s’il résiste !
Rien ne répondit.
John Strobbins entra.
Il était allègre et souriant. Ses moustaches blondes, mousseuses, découvraient ses lèvres rouges un peu épaisses. De ses mains gantées de clair, il tenait un panama de mille dollars et un souple jonc des Indes, tout blanc, sans une tache que surmontait un pommeau d’or ciselé.
Le détective-cambrioleur était vêtu d’un élégant costume de flanelle blanche, coupé à la toute dernière mode, et de souliers jaunes en peau souple et mate.
D’un geste gracieux, il s’inclina devant James Mollescott et, aimablement, déclara :
— En toute sincérité, cher monsieur Mollescott, je suis heureux de vous voir ! Ces brutes de Japonais vous ont mis, à ce que je vois, dans un triste état ; votre nez est un peu aplati et votre œil droit est en capilotade ; c’est déplorable et je vous réitère mes sincères excuses !
John Strobbins s’inclina une deuxième fois et continua :
— Mais, parlons de ce qui m’amène ! Votre temps et le mien, bien qu’occupés d’une façon différente, sont également précieux !
« Donc, j’ai lu ce matin, dans le Californian Herald, votre aimable annonce. Et, mon Dieu, me voici !… Vous avez le chèque ?
M. James Mollescott ouvrit la bouche pour crier l’appel convenu aux six policiers disséminés dans la vaste pièce.
Mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Car, il s’aperçut que, tout en parlant, John Strobbins avait élevé le bras et que, dans sa manche, un mignon revolver était traqué sur lui, Mollescott !
— Alors, vous avez l’argent, monsieur Mollescott ? répéta John Strobbins en fixant toujours le policier.
— Mais… oui ! fit Mollescott, furieux d’être deviné, cependant que ses mains se rapprochaient peu à peu du bouton de la sonnerie électrique posé sur sa table.
— Ne touchez pas à la sonnerie ! conseilla à voix basse le détective-cambrioleur, ou je vous tue !… Tenez, prenez le chèque, payez-moi, et finissons cette petite comédie, voulez-vous ?
— Mais, oui ! balbutia Mollescott, décontenancé… Mais, vous avez le Chrysanthème, sans doute ? Où est-il ?
— Le voici ! fit John Strobbins, en tirant, de sa main gauche, le splendide joyau de la poche de son gilet.
— Donnez !
— Ah ! non !… L’argent d’abord, cher monsieur Mollescott ! Je n’ai pas confiance, moi !
Mollescott eut un instant d’hésitation ; puis, pris d’une idée subite, il ouvrit le tiroir dans lequel il avait enfermé les deux chèques du prince Takahashi.
Il les en retira, et, ayant posé sur son bureau celui de dix mille dollars, il tendit l’autre – de cent mille – à John Strobbins.
Le détective-cambrioleur étendit la main gauche pour s’en saisir. C’est ce qu’attendait James Mollescott.
Il retira sa main d’un geste brusque et hurla :
— À moi !
Des tentures, des armoires d’acajou aussitôt ouvertes, six hommes surgirent – des détectives gigantesques armés de casse-têtes – qui bondirent vers John Strobbins.
Le détective-cambrioleur s’attendait sans doute à cette attaque. Il cria :
— Ah ! C’est ainsi ? Eh bien, vous n’aurez rien du tout, James Mollescott !
Il se pencha en avant, et, d’un coup de poing en plein front, projeta James Mollescott et son fauteuil contre le mur proche tandis que de l’autre main, il raflait prestement, et le chèque à son nom, qu’avait lâché le chef de la sûreté, et celui « au porteur » destiné à James Mollescott et qui était resté sur la table.
Puis, soulevant d’un effort terrible le lourd bureau d’acajou, il le précipita sur les six détectives ; trois d’entr’eux s’écroulèrent à demi écrasés sous le meuble pesant. Les autres, stupéfiés d’une pareille audace, se reculèrent.
C’était ce que voulait John Strobbins.
Avec une rapidité vertigineuse, il bondit vers la fenêtre, l’ouvrit, empoigna un tuyau de gouttière fixé au mur, non loin de là – il connaissait ce détail – et se laissa glisser dans la rue.
Une automobile attendait au bord du trottoir, à dix mètres de là. La portière en était ouverte.
John Strobbins bondit sur le marchepied et, au même moment, la voiture démarra, d’un seul coup, avec une vitesse folle.
Par la fenêtre du cabinet de James Mollescott, les détectives et le chef de la sûreté lui-même hurlèrent.
— Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! C’est John Strobbins !
Déjà la voiture était loin.
En trombe, les policiers, comprenant l’inutilité de leurs efforts, dégringolèrent les escaliers de l’hôtel de la police, James Mollescott en tête.
Ils arrivèrent en bas juste à temps pour voir l’auto de John Strobbins disparaître au coin de la Denver Avenue.
Écumant de rage, James Mollescott appela une auto qui passait, la fit arrêter, y prit place avec trois détectives.
Sur son ordre, le chauffeur se lança à toute allure dans la direction de Denver Avenue qu’il emboucha.
James Mollescott, debout à côté du chauffeur poussa une exclamation de joie en reconnaissant, à moins de deux cents mètres en avant, l’auto de John Strobbins qui avait dû ralentir à cause de la foule très dense en cet endroit.
— Vite ! Plus vite ! hurla au chauffeur le chef de la sûreté de San-Francisco.
L’auto des policiers redoubla de vitesse.
Peu à peu la distance séparant les deux voitures diminua.
Soudain, James Mollescott demeura stupéfié : l’auto de John Strobbins, décrivant un crochet savant, franchissait la grille de la cour de la gare du Northern Pacifie railway !
— Il est à nous ! glapit le chef de la sûreté de San-Francisco…
Son auto, dix secondes plus tard, pénétrait à son tour dans la cour du Northern pacific.
À peine fut-elle arrêtée que Mollescott et les trois détectives, revolver au poing, sautèrent sur le pavé et se ruèrent à la suite de John Strobbins qu’ils venaient de voir se diriger vers les quais du départ.
— Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! C’est John Strobbins ! hurlèrent les quatre hommes en courant comme des fous.
Ils arrivèrent sur le quai juste à temps pour voir à cinquante mètres plus loin le détective-cambrioleur monter dans un des Pullman-cars du Sunset-Express en partance.
Ils accélèrent leur course et arrivèrent devant les marchepieds du luxueux wagon qu’ils escaladèrent.
Mais John Strobbins ne se trouvait plus à l’intérieur.
Descendu à contre-voie, il se dirigeait au petit trot vers l’avant du convoi…
Il y arriva au moment où les hommes d’équipe, debout entre les tampons du fourgon, se disposaient à y accrocher une formidable locomotive.
D’un saut, John Strobbins fut sur le pont en fer reliant au tender la puissante machine, qui arrivait avec lenteur.
— À terre, vous autres ! ordonna-t-il au chauffeur et au mécanicien en les menaça du revolver dissimulé dans sa manche.
Les deux hommes n’insistèrent pas.
Lâchant qui sa pelle, qui son volant de manœuvre, ils bondirent sur la voie.
À ce moment, James Mollescott et ses trois détectives arrivaient.
D’un geste rapide et sûr, John Strobbins renversa la mise en train et ouvrit en grand la valve d’introduction de vapeur.
La puissante locomotive démarra brusquement et glissa sur les rails d’acier avec une rapidité vertigineuse.
Accoudé à la rambarde de fer, John Strobbins cria au chef de la sûreté, médusé :
— Vous ne serez jamais qu’un imbécile, monsieur Mollescott !
Mais la locomotive était déjà loin.
Le policier n’entendit que ces mots : Imbécile et Mollescott.
Le chef de la sûreté de San-Francisco, après un instant de stupeur, se précipita vers le bureau du chef de gare.
Celui-ci avait aperçu l’audacieuse fuite de John Strobbins. Il ordonna d’aiguiller la locomotive vers une voie de garage : Ainsi, le détective-cambrioleur, ne pouvant aller plus loin, serait obligé de se rendre.
Dix minutes se passèrent.
Puis, le sous-chef de gare arriva, très pâle, dans le bureau de son supérieur où attendait Mollescott :
— Rien à faire, chef ! John Strobbins a arrêté sa machine à un mille d’ici ! Il a remis les aiguilles en place, les a brisées derrière lui après avoir passé, et a coupé les fils télégraphiques reliant la gare de Frisco aux autres stations !
Il n’y avait pas à insister !
* * *
Le soir-même, un peu avant onze heures, le chef de gare du Northern Pacific eût seulement des nouvelles de John Strobbins, ou plutôt de la locomotive, trouvée seule, abandonnée sur une voie de garage, près de Lewis-Junction, à deux cents mille au Sud-Est de San-Francisco.
Et, le surlendemain, le prince Ikogiro Takahashi, qui, dans l’espoir de retrouver le Chrysanthème sacré, était encore à San-Francisco, reçut de Santa Barbara une petite boîte postale recommandée, et qui contenait le précieux joyau, lequel était accompagné de ces quelques lignes « tapées » à la machine à écrire :
Monseigneur,
J’ai le très grand honneur de nous adresser, inclus, le bijou que je vous ai, par mégarde, enlevé, et qui ne m’intéresse en rien.
Je m’empresse de vous aviser que j’ai touché le chèque de cent mille dollars que vous avez bien voulu me faire parvenir par l’entremise de « mon ami » James Mollescott, chef de la sûreté à San-Francisco…
J’ai également touché le chèque que vous destiniez à « mon ami », et qui lui est inutile, attendu qu’il est grassement payé par l’État de Californie !
En échange de la bienveillance que vous avez bien voulu me témoigner, monseigneur, je me permets de vous donner un conseil utile : ne laissez pas vos bijoux dans des coupes sous un lustre électrique, comme vous l’avez fait dans le petit salon de l’hôtel America ; il se peut qu’un de mes imitateurs habite l’étage au-dessus, qu’il perce le plafond près de la tige centrale du lustre, et qu’il pêche simplement avec une ligue et un hameçon le bijou qui lui convient !
C’est ce que j’ai fait en profitant de ce que vous étiez occupé avec « mon ami », M. James Mollescott.
Je sais bien qu’une assez grande habileté est nécessaire dans ce cas, mais nous sommes tous habiles dans notre métier, c’est indispensable !
Vous voilà averti, monseigneur ; comme l’a dit le fabuliste français La Fontaine, la leçon vaut bien… cent mille dollars, sans doute !
Je n’ai, d’ailleurs, aucun mérite à vous révéler ma façon d’agir en cette affaire, attendu que, jamais, je n’opère de la même façon.
Vous ne me devez donc, monseigneur, aucune reconnaissance !
Moi, je vous en dois pour avoir fait rosser « mon ami », M. James Mollescott.
Je dépose à vos pieds, monseigneur, mes hommages les plus distingués.
JOHN STROBBINS, détective-cambrioleur. - FIN
Date de dernière mise à jour : 19/01/2025
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