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L’assassinat de Rufus Jacob - José Moselli (1882 – 1941)

 

I

Après avoir été successivement bafoué, endormi et enfin embarqué à son insu sur un paquebot allant au Japon, par John Strobbins qu’il était chargé d’arrêter, le policier Peter Craingsby fut enfin de retour à San-Francisco. La rage au cœur, sombre et l’esprit hanté de terribles projets de vengeance contre le détective cambrioleur, Peter Craingsby, aussitôt débarqué du navire qui l’amenait du Japon, s’en fut directement au bureau du chef de la Sûreté, James Mollescott.

À sa vue, ses collègues, au courant de ses mésaventures, ne purent dissimuler une grimace ironique. Craingsby s’en aperçut et la salive qu’il avait dans la bouche lui sembla amère. Il ne sourcilla pas, répondit par de vagues monosyllabes aux questions de ses camarades, et fit passer son nom au planton de l’honorable James Mollescott.

— Vous voilà, Craingsby, lui dit celui-ci, sitôt la porte fermée… je vous attends depuis trois mois !

— Chef, à peine arrivé au Japon, j’ai attrapé la petite vérole !…

Mollescott ne put réprimer un sourire qui porta à son comble la rage du policier :

— Sacré Craingsby ! fit-il, toutes les veines !…

— Et John Strobbins ? interrompit le détective, impatient d’avoir des nouvelles, bouclé, hein, chef ?… Sitôt réveillé à bord du paquebot, je vous ai fait prévenir par T.S.F. !

— Parfaitement ! Et j’ai pincé notre homme : il avait eu l’imprudence de venir ici sous votre déguisement !

— Le rossard !

— Je l’ai proprement coffré !

— Ah ! je suis heureux, chef !

— Et le soir même, il s’est envolé sans aéroplane ! Il court encore !

Craingsby regarda son chef avec des yeux ronds. Il laissa tomber ses mains sur ses genoux et murmura d’un ton découragé :

— Mais c’est le diable, cet homme-là !

— Diable ou non… il est actuellement passible de la chaise électrique… Il ne se contente plus de voler maintenant ; il assassine !

— Ah !

— Oui ! Je suis content de vous voir arriver… je vais vous charger de l’affaire… Plus que tout autre, vous êtes intéressé à aboutir : cela vous procurera une belle vengeance !

— Vous pouvez compter sur moi, chef !

— Je l’espère… Ce sera une occasion de vous… réhabiliter !…

« Il est dix heures… J’ai tout le temps de vous mettre au courant avant midi… Asseyez-vous et écoutez-moi avec attention… Ah ! quelle ville, que ce San-Francisco !... Quand donc prendrai-je ma retraite !

« Figurez-vous qu’on a volé hier au Californian Museum une pièce unique et pesant deux cents kilos ; un bas-relief de porphyre provenant des fouilles de Kopozacapetl, et d’une valeur inestimable au point de vue de l’art.

« L’univers savant s’est ému… Mais ce n’est pas de cette affaire que je veux vous parler !

— Elle est intéressante ! fit poliment Peter Craingsby.

— Oui, mais j’en ai chargé Tom Clapham… Donc voici ce que nous savons sur le crime de John Strobbins. Ce matin à 4 heures, le détective Sam Corbett, qui venait de prendre la faction au coin de Portland Street et de Cleveland Avenue, fut fort surpris en constatant que la porte du n° 153 de Portland Street était entr’ouverte.

— 153 Portland Street ?… Mais c’est là où habite l’usurier Jacob Rufus ! interrompit Crainsgsby.

— Tout juste ! c’est ce qui vous explique l’étonnement de Sam Corbett devant cette porte à demi fermée. Rufus est riche, très riche ; le quartier n’est pas sûr et chacun sait que le vieux grigou est homme de précaution… Donc Sam Corbett, intrigué, siffla son collègue le plus proche qu’il pria de le remplacer et, ayant poussé la porte, pénétra dans l’antre du vieux Rufus… Après avoir parcouru un étroit couloir, il vit une porte fermée seulement au loquet. Il l’ouvrit et la franchit ; enfin, vous vous en rendrez compte vous-même ; après avoir parcouru plusieurs salles, il arriva dans une sorte de chambre forte en maçonnerie dans laquelle il aperçut le cadavre de Jacob Rufus, la tête ouverte en deux d’un coup de hache. Dans la pièce se trouvait un coffre-fort grand ouvert et tout neuf… c’est tout.

— Mais que vient faire John Strobbins dans cette affaire, chef ? questionna Peler Craingsby.

— Peu de chose, sinon que dans la poche de Rufus Jacob se trouvait une lettre inachevée, écrite par lui et adressée à John Strobbins… D’ailleurs, la voilà !

Et, ce disant, James Mollescott ouvrit un dossier placé sur son bureau et en tira une feuille de papier froissé qu’il tendit au détective. Peter Craingsby lut :

Monsieur Strobbins, vous me ruinez. Vous savez bien que je ne suis pas riche ! L’affaire dont vous me parlez ne m’a pas laissé de bénéfices, je vous le jure… Mais pour vous prouver mon amitié, je consens à…

Peter Craingsby leva la tête :

— Ce document est terriblement accusateur pour John Strobbins, dit-il, mais a-t-il été écrit par Rufus ? Tout est là !

— J’ai prévu cette objection ! dit Mollescott… deux experts convoqués ce matin à la première heure ont affirmé l’authenticité de cette lettre, de plus sa comparaison avec d’autres écrits du malheureux Rufus ne laisse aucun doute !

Peter Craingsby sourit. Ses yeux brillèrent d’une joie infernale :

— Merci, chef, de m’avoir confié cette affaire ! Ah ! maudit Strobbins ! Je l’amènerai moi-même à la chaise électrique !

— Je vous le souhaite ! dit Mollescott.

— Je pars, chef !

— Bonne chance !

Peter Craingsby sortit. Il était comme transfiguré. Il passa au milieu de ses collègues sans les voir, et sortit de l’hôtel de la Sûreté. En quelques minutes, il arriva chez lui, et, sans prendre le temps de manger, se mit en devoir de se déguiser.

C’est pourquoi, une heure plus tard, un ouvrier maçon se présentait devant le numéro 153 de Portland Street. Une foule énorme y stationnait, commentant le crime, et le nom de John Strobbins était dans toutes les bouches. À la vérité, beaucoup de gens doutaient de la culpabilité du détective-cambrioleur : John Strobbins ayant pour habitude d’opérer… sans douleur.

Devant la maison, deux détectives maintenaient la foule. Peter Craingsby, d’un signe imperceptible s’en fit reconnaître et pénétra dans le logis de Rufus Jacob.

La maison lui était familière ; plusieurs fois déjà, il y était venu pour interroger le vieux Rufus, qui, souvent, avait maille à partir avec la justice – étant receleur à ses heures.

En quelques pas rapides, Craingsby arriva dans la pièce où Rufus serrait son argent et où il avait trouvé la mort.

Le coroner s’y trouvait déjà et, aidé du chef du Service anthropométrique s’occupait à relever des empreintes sur les flancs d’un énorme coffre blanc, grand ouvert, posé au milieu de la pièce.

— Bonjour, monsieur le coroner ! fit Craingsby, et il se nomma.

— Rien de plus saillant, fit l’interpellé, si ce n’est que nous tenons la preuve que John Strobbins est l’assassin !

— J’espère m’en emparer rapidement ! affirma Craingsby.

Et, laissant le magistrat, il commença ses recherches.

Dans le mur, plusieurs coffres-forts étaient encastrés.

L’un d’eux était ouvert, et laissait apercevoir quelques écrins vides. Deux autres coffres, hermétiquement fermés, étaient intacts. Craingsby prit note de ces détails et alla voir le cadavre de l’assassiné.

Jacob Rufus gisait, à plat-ventre sur le sol dallé : le coup de hache, cause de sa mort, avait été porté avec tant de force que la tête était ouverte jusqu’à la nuque !

Craingsby regretta que les vêtements du mort eussent été fouillés. Sur le sol, aucune trace de lutte… Somme toute, l’affaire était simple : John Strobbins avait voulu extorquer une grosse somme au vieux Jacob Rufus, et, sur le refus de celui-ci, s’était introduit chez lui, l’avait assassiné et dépouillé ! Une seule chose tracassait Craingsby : que venait faire ce coffre-fort blanc au milieu de la pièce ?

Comme il se posait cette question, il entendit le chef du Service anthropométrique s’écrier triomphalement :

— Qu’est-ce que je disais, monsieur le coroner ! les empreintes que je viens de découvrir sur le coffre concordent absolument avec celles de John Strobbins ! c’est lui l’assassin !

— C’est bien mon avis ! fit le coroner.

Craingsby haussa les épaules : parbleu ! c’était l’avis de tout homme sensé !…

Le détective, sans bruit quitta la pièce et gagna la rue. La foule stationnait toujours devant la maison. Craingsby se glissa parmi les groupes et soudain son attention fut attirée par deux grands gaillards qui conversaient :

— Peuh ! disait l’un d’eux, c’était bien la peine que le vieux grigou se soit fait livrer le grand coffre : il aurait mieux fait de commander un cercueil !

L’autre homme ricana :

— Hé ! le coffre est assez grand pour lui servir de tombe !...

Craingsby, l’air niais approcha :

— Alors le vieux Rufus avait commandé un autre coffre, fit-il, ce qu’il devait être riche quand même !

— Je crois bien ! fit un des deux hommes… Et c’était un beau coffre encore : je l’ai vu apporter il y a huit jours, il venait de chez Freetown Brothers… quelque chose de bien !

Craingsby en savait assez. Tranquillement, il s’en fut, et, une demi-heure plus tard, arrivait devant la grande fabrique de coffres-forts blindés « Freetown Brothers ».

Il fit connaître sa qualité au portier et fut rapidement renseigné : le coffre-fort de Rufus Jacob avait été commandé par téléphone et payé comptant à la livraison…

Maigre renseignement. Ce fut le seul que Craingsby recueillit. Personne, parmi les voisins de l’usurier, n’avait entendu quoi que ce fût d’insolite pendant la nuit du crime !

Seul, un ouvrier vidangeur, revenant de son travail, déclara avoir rencontré à quelques mètres du logis de Rufus Jacob un homme de taille élancée et de mise élégante qui semblait pressé. Ce signalement, qui s’accordait parfaitement avec celui de John Strobbins, mit Craingsby en joie.

À grandes enjambées, il courut chez lui, quitta son déguisement, et s’en fut retrouver Mollescott afin de lui faire connaître le résultat de sa journée.

Arrivé dans le cabinet du chef de la Sûreté, il trouva celui-ci occupé à converser au téléphone. James Mollescott avait les yeux brillants et semblait écouter avec beaucoup d’intérêt la communication de son correspondant. D’un signe de la main, il invita Craingsby à s’asseoir et, d’une voix aussi basse qu’un souffle, lui dit :

— C’est John Strobbins qui me téléphone !

II

Deux minutes avant que n’arrivât Craingsby, James Mollescott avait entendu tinter la sonnerie du téléphone posé sur sa table et ayant saisi le récepteur, s’était entendu ainsi interpeller :

— Allô ? James Mollescott ?

— Parfaitement… à qui ai-je l’honneur…

— De parler ?… À John Strobbins lui-même, cher monsieur Mollescott. Et alors, comment va la santé ?… Bonne, hein !… Allons tant mieux… (Mollescott grinça des dents de rage, mais de crainte de rater une occasion intéressante, écouta sans interrompre).

John Strobbins continua :

— Alors, vous avez revu ce brave Craingsby ; il a dû vous donner des nouvelles du Japon ! Charmant pays, le Japon ! Étonnant détective, ce bon Craingsby !…

— Mais, enfin… lâcha Mollescott à bout de patience.

— Et alors, vous avez confié l’enquête sur l’assassinat de Portland Street à ce brave Craingsby… Pas fort… vraiment ! Et, comme lui, vous me supposez l’assassin, n’est-ce pas ? J’ai vu tout à l’heure ce brave garçon, je lui ai même parlé ; il était vêtu en maçon et arborait une mine superbe : son voyage lui a fait du bien ! j’en suis heureux…

— Je vais couper ! grommela Mollescott de plus en plus furieux.

— Jamais de la vie ! Donc, je ne suis pas l’assassin, et, pour vous le prouver, je m’offre à vous aider à le trouver, si vous me promettez de ne pas m’ennuyer…

(C’est à ce moment que Craingsby entra)… ce sera vite fait, continua Strobbins, tandis que si vous refusez mon offre, je doute fort que ce pauvre Craingsby arrive à quelque chose !

— Somme toute, que voulez-vous ? dit Mollescott, tremblant de joie.

— Moi ? rien… je vous dis simplement que je vous aiderai à retrouver le criminel… Comme il se pourrait que je me rencontre avec ce cher Craingsby, je vous prie de me donner votre parole de ne pas… m’ennuyer !

— Nous verrons !

— Dans ce cas, bonsoir !

Rageur, Mollescott raccrocha le récepteur en disant :

— Ce misérable s’est moqué de moi… Ah ! si je le tiens jamais… Et alors Craingsby ? vous avez quelque chose ?

Rapidement, le policier fit connaître à son chef le résultat de son enquête… moins que rien !

Mollescott ne cacha pas son mécontentement.

— Il faut vous débrouiller, Craingsby ! grogna-t-il… Vous avez une revanche à prendre !

Craingsby jura de faire son possible et se retira.

Il était dit que ce jour-là Mollescott aurait toutes les émotions. Vers six heures du soir, alors qu’il allait quitter son bureau sans avoir appris rien de nouveau, un planton vint l’avertir qu’une dame voilée insistait pour le voir sans délai.

— Faites entrer ! dit Mollescott, intrigué.

La dame entra. Elle était mince et vêtue de noir. Sitôt la porte fermée, elle s’avança près de Mollescott qui s’était levé et d’un geste prompt lui mit un mignon revolver contre la tempe.

— Silence ou je tire ! dit une voix mâle d’un ton très bas, pas si bas que Mollescott ne reconnut la voix qui lui avait parlé au téléphone : celle de John Strobbins ! Ce dernier eut un rire muet et dit :

— Cher monsieur Mollescott, c’est moi… Bougez pas, hein ?… je viens me constituer prisonnier ! cela vous étonne ! c’est la pure vérité. Mais pas tout de suite…

James Mollescott, stupide, regardait Strobbins… La main du détective cambrioleur s’aplatit sur sa face…

Cette main tenait une poire de caoutchouc remplie de chlorure d’éthyle… Mollescott, foudroyé par l’anesthésique, fléchit sur ses jambes et se fût écroulé si John Strobbins ne l’eût retenu…

En hâte, le détective cambrioleur déposa Mollescott sur un des fauteuils, non sans lui avoir assujetti le tampon de chlorure d’éthyle devant le nez. Ceci fait, il alla tirer le verrou. Puis, s’installant devant le bureau du chef de la Sûreté, il eut tôt fait d’en inventorier le contenu. En quelques instants, il trouva sans doute ce qu’il voulait : une vingtaine de feuilles de papier dont il fit un petit paquet très serré. Il cacheta le pli ainsi fait, y colla une étiquette sur laquelle il écrivit :

 

« Lord Launceston Stamford

Villa Charlotte       

Los Angeles ».

 

Ceci fait, John Strobbins glissa le paquet parmi le courrier du chef de la Sûreté, et, après avoir tout remis en place sur le bureau, alla s’asseoir auprès de Mollescott et lui enleva le tampon qui le bâillonnait.

James Mollescott poussa un soupir, fit une grimace, et après quelques minutes d’efforts revint peu à peu à lui ; John Strobbins avait rabattu sa voilette et, correctement assis sur sa chaise, attendait.

Enfin le chef de la Sûreté reprit complètement ses sens. La mémoire lui revint. Il aperçut Strobbins bien tranquille sur sa chaise et, d’un bond, fut à son bureau et pressa le bouton de la sonnette électrique.

John Strobbins s’écria :

— Ah ! mille pardons… j’oubliais !

Et, rapide, il alla tirer le verrou… La porte s’ouvrit et un planton parut :

— Appelez du monde ! cria James Mollescott, qu’on s’empare de cette femme : c’est l’assassin John Strobbins !

John Strobbins, souriant, s’écria :

— C’est moi ; en effet ! Veuillez me passer les menottes, mon ami !

Mais déjà aux cris de Mollescott des policiers arrivaient. John Strobbins, en un instant fut dépouillé de son chapeau, de sa voilette, de ses cheveux postiches.

Ses mains furent solidement enchaînées. Lui, souriait toujours…

Mollescott triomphait !

— Fouillez-moi ce bandit ! ordonna-t-il.

Deux détectives se chargèrent de ce soin. Ils trouvèrent sur John Strobbins une photographie de Mollescott et un revolver lance-parfum avec lequel le détective cambrioleur avait menacé le chef de la Sûreté. Rien autre.

La fureur de Mollescott fut grande ; ainsi il avait tremblé devant un jouet d’enfant… Il cacha sa rage et dit :

— Conduisez cet homme dans un cachot ! et faites attention ! Le gaillard s’est déjà échappé plusieurs fois !

Les menottes aux mains, encadré de quatre solides détectives, John Strobbins fut emmené hors du cabinet du chef de la Sûreté. Il semblait joyeux. Avant de franchir la porte, il s’écria :

— Ne perdez pas votre photographie que vous avez trouvée sur moi : j’y tiens… Adieu, cher monsieur…

Une étroite cellule, sans autre ouverture qu’une épaisse porte de chêne bardée de fer et devant laquelle un gardien fut mis en faction, reçut John Strobbins, toujours habillé en femme. Son évasion était impossible.

Tout joyeux, James Mollescott, contrairement à son habitude consentit à recevoir les représentants des principaux journaux de San-Francisco pour leur annoncer sa capture. Il ne se tenait pas de joie : convaincu d’assassinat, John Strobbins serait certainement électrocuté, et lui, Mollescott, en aurait enfin terminé avec le rusé cambrioleur.

À sept heures du soir, tout San-Francisco connaissait la capture de John Strobbins. Elle fit sensation.

Le lendemain matin, James Mollescott arrivait à peine à son bureau, lorsqu’on lui annonça Peter Craingsby. Le détective semblait exténué et essoufflé :

— Chef ! chef ! figurez-vous que j’ai passé ma nuit dans le quartier chinois et n’ai appris que maintenant la capture de John Strobbins. Ainsi, il est venu se livrer… Étonnant ! Enfin ! pourvu qu’il ne s’échappe pas !…

— Il est tenu à l’œil !

— Oh ! avec lui on ne sait jamais… Mais dites donc, chef : j’arrive maintenant de la maison de Rufus Jacob où j’étais allé faire certaines investigations, vous avez fait enlever le coffre-fort, j’aurais aimé le revoir !

— Le coffre-fort ?… Quel coffre-fort ?

— Celui qui se trouvait dans la pièce où Rufus Jacob a été assassiné ; je voulais l’examiner : il avait disparu ! Comme il n’y avait personne dans la maison, j’ai supposé que vous l’aviez fait enlever !

— Moi ? Jamais ! Sitôt que John Strobbins a été fait prisonnier, j’ai donné ordre aux détectives de garde à Portland Street de revenir, à quoi bon garder une maison déserte maintenant que le criminel était pris ! D’autant plus que le cadavre avait déjà été transporté à l’hôpital !

— Alors ?… qui donc a pris le coffre ?… Il a fallu une audace ! Il pesait bien une tonne – au moins, chef !

— Je n’y comprends rien ! fit Mollescott devenu soucieux. Allez vous renseigner ! que diable, cela doit être facile. Un coffre-fort ne s’envole pas sans être vu… Et faites vite, je suis intrigué !

Peter Craingsby allait prendre congé lorsqu’on frappa à la porte. Un planton entra et tendit une enveloppe au chef de la Sûreté.

Nerveusement, Mollescott la décacheta. Il en tira un ordre de mise en liberté immédiate au nom de John Strobbins, daté du jour même, et portant sa signature, à lui, Mollescott, et son cachet !

Il en tira aussi un mot du gardien-chef ainsi conçu :

Monsieur le chef de la Sûreté. Conformément à votre ordre que m’a apporté le détective Hornsby, j’ai mis en liberté le nommé John Strobbins, malgré l’étonnement que me causa cette mesure. Avant de partir, John Strobbins m’a chargé de vous remercier.

— Tonnerre de Dieu ! sacra Mollescott, le drôle s’est encore enfui… Mais c’est un démon, cet homme !… Allez me chercher le détective Hornsby.

Peler Craingsby se précipita… Il revint quelques minutes après et trouva Mollescott, violet de fureur, effondré dans son fauteuil.

— Eh bien ? questionna le chef de la Sûreté.

— Le détective Hornsby, nommé depuis quinze jours seulement, a disparu lui aussi.

III

James Mollescott avait pour principe, et il s’en vantait, de s’occuper d’une seule affaire à la fois. Cette manière d’agir lui avait procuré bien des succès. Mais, lors de l’assassinat de Portland Street, elle fut la cause que le chef de la Sûreté de San-Francisco dérailla complètement : hypnotisé par la preuve qu’il croyait tenir de la culpabilité de John Strobbins, James Mollescott cessa pendant plusieurs jours de s’intéresser à toute autre affaire. Le vol du célèbre bas-relief incas, commis deux jours avant l’assassinat de Rufus Jacob, passa en second plan : grave tort ! Car le coffre blanc, livré chez Rufus Jacob, et disparu depuis, avait les dimensions suffisantes pour contenir l’inestimable bas-relief.

Dans cette affaire, John Strobbins l’a souvent affirmé, le détective-cambrioleur n’agit que « pour l’amour de l’art ». Seules, de déplorables coïncidences faillirent faire avorter un projet qui lui était cher…

… Quinze jours avant la fin tragique de Rufus Jacob, John Strobbins avait rencontré dans une rue de San-Francisco son vieil ami Tom Smiley. Bien que l’ayant vu la dernière fois cinq ans auparavant, John Strobbins fut frappé du changement effectué dans sa physionomie. Interrogé par lui, Smiley avoua que, à la suite de spéculations malheureuses, il avait dû s’adresser à un usurier – cet usurier, Rufus Jacob, se montrait intraitable et Tom Smiley, menacé d’être vendu, ayant sa femme malade, pensait au suicide, rien n’ayant pu fléchir Rufus Jacob.

Généreux comme à l’ordinaire, John Strobbins tendit aussitôt un billet de cent dollars à son ami et, sans écouter ses remerciements, le quitta en disant :

— Courage… Ne t’inquiète pas de Rufus Jacob, je m’en charge !

Ce que John Strobbins appelait s’en charger était simple : le soir même, il rendait visite au vieil usurier, et, ayant été non sans peine introduit auprès de lui, parlait en ces termes :

— Honorable Rufus Jacob, je vois avec plaisir que votre santé est bonne : j’espère que vous avez conclu avec avantage le marché que vous proposait ces jours derniers Masbaum et Benedict Lititon : de fort beaux bijoux, ma foi, et je conçois que leurs propriétaires avant de s’en dessaisir aient dû être… supprimés par ces joyeux garçons de Jack et Benedict… Chut ! Maître Rufus : cela ne me regarde pas ! Je viens simplement vous demander de me remettre, séance tenante, vos créances sur M. Tom Smiley, ainsi qu’une petite somme de vingt mille dollars pour mon dérangement !

« Faites vite, je suis pressé !

L’usurier recéleur, blême et frissonnant de peur, essayait de lutter. En vain, il proposa à John Strobbins la seule remise de la créance Smiley : le détective-cambrioleur resta intraitable. Il s’empara des papiers que Rufus lui tendait, et consentit seulement à accorder un délai de deux jours au vieil usurier.

Après quoi il prit congé de lui.

Le jour suivant, John Strobbins, rendu maussade par le temps gris et pluvieux qui planait sur San-Francisco, et n’ayant pas grand’chose à faire, entra pour distraire sa mélancolie dans le Californian Museum.

John Strobbins était un amateur d’art avisé : la galerie de tableaux et de sculpture de la ville de Los Angeles est renommée dans le monde entier.

Il y avait une heure que le détective-cambrioleur flânait dans l’immense musée, lorsque soudain, il s’immobilisa en étouffant un cri d’admiration devant un bas-relief de porphyre, splendide vestige de l’art incas et représentant une scène d’adoration du soleil sculptée avec une variété de détails, un souci de l’exactitude et une noblesse infinis.

Subitement, John Strobbins se représenta cette pièce unique bien installée dans sa villa. Une envie irrésistible de la posséder s’empara de lui.

John Strobbins était loin d’être un rêveur. Il sortit aussitôt du musée et rejoignit ses affidés dans la maison qu’il possédait dans le quartier chinois. Il leur fit part aussitôt de son idée. Ce n’était pas facile : sortir une pareille pièce pesant plus de deux cents kilos ! Et, une fois sortie, la transporter à travers la ville. Bien aléatoire tout cela, d’autant plus qu’on ne manquerait pas de s’apercevoir aussitôt de la disparition d’une pièce de pareille importance.

Cependant John Strobbins ne désespéra pas.

Après plusieurs jours de réflexion, il entrevit la possibilité de réaliser son projet – Rufus Jacob !

Oui ! Rufus Jacob dont la maison se trouvait à deux cents mètres du Californian Museum !

Le soir même, John Strobbins rendit visite au vieil usurier (qui ne lui avait pas encore versé les 20,000 dollars promis) et lui parla en ces termes :

— Réjouis-toi, brave Rufus, je te fais grâce des 20,000 dollars !

— Que l’Éternel vous protège ! je suis un pauvre homme !

— Fais-moi le plaisir de laisser ces jérémiades pour tes débiteurs ! Et écoute-moi bien : Une de ces nuits on t’apportera un bloc de pierre qui sera enterré dans ta cave : n’en souffle mot à personne, sinon je ne donne pas un « cent » de ta vieille carcasse !

« De plus, demain, dans la journée, on t’apportera un coffre-fort que tu paieras… c’est la moindre des choses… et garderas jusqu’à nouvel ordre… c’est tout ! Silence et obéissance !

— Vous êtes mon père et ma mère ! affirma Rufus Jacob.

— Ce n’est pas flatteur pour moi ! railla John Strobbins et, sur ces mots, il quitta l’usurier.

L’enlèvement du précieux bas-relief eut lieu quatre jours plus tard. Quatre hommes de la bande de John Strobbins, vêtus en gardiens s’en saisirent tranquillement et montèrent avec lui dans une voiture qui les mena dans le chantier désert d’une maison en construction dont les ouvriers étaient en grève.

De là, l’admirable bas-relief fut transbordé dans une voiture de livraison, qui l’amena chez Rufus Jacob où il fut aussitôt enfoui.

John Strobbins avait l’intention d’enfermer la précieuse pièce dans le coffre-fort qu’il avait fait livrer chez Rufus Jacob et de transporter le tout à sa villa, à la barbe de la police.

Malheureusement, la nuit qui précéda le jour choisi pour l’exécution de ce dessein, Rufus Jacob fut assassiné. Les détectives envahirent la maison ; dans la poche de la victime on trouva le brouillon d’une lettre qu’il avait projeté d’envoyer au détective-cambrioleur…

La fureur de John Strobbins fut grande. Il tenait à son bas-relief ! De plus, cela lui déplaisait d’être inculpé d’assassinat ! Que faire ? John Strobbins trouva aussitôt.

Le soir même, il pénétrait chez le chef de la Sûreté, déguisé en femme et se faisait arrêter par Mollescott.

La nuit suivante, comme l’avait pensé John Strobbins, la surveillance de la maison de Rufus Jacob fut abandonnée, étant devenue inutile par suite de l’arrestation de l’assassin.

Les hommes de John Strobbins en profitèrent pour enlever le coffre-fort et le bas-relief.

Le lendemain matin, un des gardiens de la Sûreté, attaché à la bande de John Strobbins, remettait au gardien-chef l’ordre de lever l’écrou, signé Mollescott, et que John Strobbins avait subtilisé la veille, avec nombre d’autres papiers, au chef de la Sûreté de San-Francisco.

En vain, Mollescott et Craingsby, aidés des plus fins détectives de l’Union, essayèrent-ils de percer le mystère de l’affaire de Portland Street.

Ils n’en connurent qu’une faible partie, et grâce à John Strobbins.

Un mois après l’assassinat de Rufus Jacob, un jeune homme à la mine cave et aux habits en loques demandait à parler au chef de la Sûreté pour affaire intéressante. Aussitôt introduit devant Mollescott, il s’écria :

— J’ai de graves révélations à vous faire. Mais, auparavant, je vous prie de me faire porter à manger : je n’ai rien pris depuis quarante-huit heures !

James Mollescott fit immédiatement apporter à l’inconnu un modeste repas que celui-ci dévora avec avidité. Une fois repu, il parla :

— Je me nomme Léon Rufus… Je suis le neveu de Rufus Jacob qui a été tué… tué… il y a un mois… c’est moi qui l’ai tué.

— Comment ! fit Mollescott en sursautant… Alors, ce n’est pas John Strobbins…

— Non !… après une période de misère, j’étais venu voir mon oncle pour lui demander quelques subsides. J’étais très malheureux… Il me mit à la porte en m’insultant… je vous jure que je dis la vérité, il m’insulta !… Alors, je revins pendant la nuit, et surpris mon oncle devant son coffre-fort ouvert… J’avais trouvé une hache dans la cuisine… je frappai… j’étais fou !… je m’emparai du contenu du coffre-fort ouvert… des diamants et des bank-notes et m’enfuis...

— Et qu’avez-vous fait de ces valeurs ?

— Je les gardai sur moi et partis pour Los Angeles où je menais joyeuse vie jusqu’à ce qu’il y a trois jours, je fis connaissance dans un café avec un gentleman qui, très aimablement, m’offrit à dîner. J’acceptai… hélas !… je ne sais ce qu’il me fit absorber, mais je m’endormis, et, lorsque je me réveillai, avant-hier malin, j’étais couché sur un tas d’immondices dans un coin de Oak-Street ! De plus, j’étais vêtu des loques dont vous me voyez affublé ! Croyant être le jouet d’un rêve affreux, je me fouillai et trouvai dans une de mes poches un morceau de papier, sur lequel, je me le rappelle parfaitement, étaient écrits ces mots :

Conseil à Léon Rufus. Aller avouer son crime à M. James Mollescott et essayer ainsi de s’attirer quelque pitié. John Strobbins.

— Et, qu’avez-vous fait de ce papier ? s’écria Mollescott en proie à une grande agitation.

— De rage, je l’ai jeté… j’ai hésité à venir… mais ne sachant où aller, où manger… Ayez pitié de moi.

Ce jour-là, le San-Francisco Herald, déclara avoir reçu d’un généreux inconnu, la somme de vingt-cinq mille dollars en bank-notes, pour être distribués aux pauvres. Ainsi, John Strobbins restituait l’argent trouvé sur Léon Rufus.

Ce dernier fut condamné au hard-labour à perpétuité : on lui tint compte de ses aveux...

Quant au bas-relief incas, le monde savant a perdu l’espoir de le retrouver.

Nous croyons savoir, cependant, que John Strobbins a l’intention d’en envoyer un moulage au Californian Museum. - FIN

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